L’espace dans Der einzige Ort de Thomas Stangl : pour une circulation des modèles culturels et identitaires ?

Résumés

Dans son roman Der einzige Ort (2004), l’écrivain autrichien contemporain Thomas Stangl s’attache aux dichotomies de « l’ici et de l’ailleurs » et du « soi et de l’Autre » dans une perspective déconstructiviste et postcoloniale.

L’espace en tant que motif littéraire et que catégorie poétologique y occupe une place centrale car il permet à l’auteur d’esquisser un bouleversement identitaire qui trouve sa source dans de nouvelles interactions entre le sujet et ce qui lui est à l’origine étranger.

Parallèlement, Stangl fait de l’acte narratif une topographie complexe et ouverte sur l’Ailleurs.

In his novel “Der einzige Ort” (2004), the Austrian contemporary author Thomas Stangl attaches value to the dichotomies of “here and there” as well as “oneself and the other”, with an approach of Deconstructivism and Postcolionalism.

The space as a literary motif and as a poetological category is a central point because it allows the author to outline a radical change of identity, which has its origins in the new interactions between the subject and its original strange part.

At the same time, Stangl creates out of his narrative act a complex topography which is also open to an ‘elsewhere’.

Plan

Texte

L’écrivain contemporain de nationalité autrichienne Thomas Stangl a rédigé plusieurs romans dont le premier d’entre eux, Der einzige Ort, paru en 2004. Comme dans une grande partie de ses essais, le motif de l’espace et des différentes configurations auxquelles il est soumis y occupe une place centrale. Dans cette œuvre romanesque, qui mêle réalité et fiction (Schmidt 2012 : 104-105), Stangl brosse en outre le portrait de deux explorateurs européens qui entreprirent au XIXe siècle un long périple vers la ville de Tombouctou, dans l’actuel Mali, rendue mythique par les récits des voyageurs arabes du Moyen-Âge.

Le premier des ces deux hommes, le Major Gordon Laing, est écossais, tandis que le second, René Caillié, est de nationalité française. Si les deux voyageurs ont pu atteindre la cité interdite aux chrétiens et y séjourner, seul le Français en revint, Laing ayant sauvagement trouvé la mort sur le chemin du retour.

Le voyage en Afrique doit ici être perçu comme un périple à travers l’Histoire, à travers différentes cultures et leurs modes de signifiance ainsi qu’à travers le langage qui donne lieu au bouleversement de certaines représentations identitaires. Une telle aventure est par ailleurs sous-tendue par la conquête de territoires à l’époque coloniale qui se traduit à la fois par la volonté de se distancier d’un monde connu et par la recherche d’un lieu propre à soi. L’œuvre narrative de Stangl invite en somme à s’interroger sur les dichotomies de ‘l’ici et de l’ailleurs’, ‘du soi et de l’Autre’. Pour autant, la mise en regard de deux biographies différentes suggère d’emblée que ces questionnements ne trouvent pas la même issue. D’où la problématique que nous en dégageons : dans quelle mesure l’espace participe-t-il d’une circulation des modèles culturels qui ouvre la voie à de nouvelles interactions identitaires ?

Trois axes seront développés pour aborder cette question: nous nous pencherons tout d’abord sur la vie des deux explorateurs et, plus globalement, sur la fonction qui doit être attribuée à la figure du voyageur. Dans un second temps, il conviendra de s’attacher aux processus de déconstruction à l’œuvre dans ce texte avant de s’interroger, pour finir, sur la possibilité d’une ‘re-construction’ du soi et de l’Autre.

Le voyage vers l’Afrique

L’analyse de la fonction que remplit le voyage à Tombouctou pour les personnages masculins donne une vision contrastée du roman, et ce à divers égards. On s’y intéressera ici sous l’angle de la colonisation en Afrique afin de se demander si les positions eurocentriques des deux personnages demeurent inaltérables.

1.1 M.G. Laing ou le colonisateur à l’esprit éclairé

Fils d’un professeur de latin, le Major Gordon Laing entreprend un voyage à Tombouctou sous l’égide de la couronne d’Angleterre et de la Société de Géographie qui surveillent de près son avancée vers la ville mythique. De fait, le soutien financier qu’il reçoit lui permet de constituer rapidement une caravane et de s’entourer des meilleurs guides. Il part de Tripolis après avoir séjourné chez le consul de la même ville et être tombé amoureux de la fille du diplomate, qu’il doit épouser dès son retour.

Il s’agit d’un homme distingué, qui aime les Lettres et qui est conscient de sa valeur d’Européen, si bien qu’il se positionne en tant qu’être supérieur vis-à-vis des populations africaines qu’il rencontre. Suivant un destin tout tracé, il s’inscrit dans le cours de l’Histoire avec une évidente hauteur de vues : 

[…] personne ne peut exiger quelque chose de lui, il n’est question que de sa biographie qui continue de s’écrire, le privilège qu’il a d’être quelqu’un d’exception lui confère une certitude aveugle et un pouvoir sur tout ce qui le concerne. (Stangl 2004 : 57)1

Aspirant à être perçu comme un modèle en Afrique, il part animé d’un esprit conquérant, se plaçant d’emblée du côté des vainqueurs de l’Histoire :

Chaque lieu et chaque rencontre viennent accroître son trésor et étendent les possibilités qu’il a de conquérir de nouveaux lieux et de s’ériger en vainqueur lors de nouvelles rencontres. (Stangl 2004 : 18)2

Cette attitude est déterminante pour l’image que Laing a de lui-même : grièvement blessé lors d’une attaque, il s’arme contre la douleur, ce qui se traduit dans l’esthétique du roman par une forte récurrence du champ lexical de la guerre.

Il s’agit au demeurant d’un homme à l’esprit éclairé qui entend, par ses conquêtes territoriales, non pas tant œuvrer pour la nation que pour la civilisation (Stangl 2004 : 18). Représentant du libéralisme économique, il plaide en outre pour l’abolition de l’esclavage dans lequel il ne perçoit que l’asservissement de l’Homme par l’Homme (Stangl 2004 : 23-24.) Humaniste convaincu, il se réjouit du mélange des cultures avant son départ à Tripolis.

Pour autant, Laing demeure un Européen de cœur. Après être enfin arrivé à Tombouctou, il n’a qu’une hâte : retrouver les terres britanniques. Il craint même de ne plus se sentir chez lui dans sa langue maternelle. Parfois envahi par la nostalgie, il associe volontiers la beauté des femmes esclaves à celle des Romaines durant l’Antiquité, mettant ainsi en corrélation l’Afrique et l’Occident dont il fait ainsi la mesure de toute chose.

Cultivant ses origines, Laing met, de plus, un point d’honneur à conserver ses vêtements pour ne pas que l’on puisse le confondre avec les autochtones. Au regard des motifs qui viennent d’être développés, ce dernier aspect permet de dévoiler une personnalité ambiguë. De fait, l’estime de soi qui le caractérise est à la fois suscitée par le sentiment d’appartenir à une classe sociale ainsi qu’à une ethnie supérieures, ce qui fait in fine de lui un enfant de son époque :

[Laing] ne peut associer sa propre image à celle d’un commerçant maghrébin errant, et encore moins simuler avec hypocrisie une pareille existence de Maghrébin voire d’impie ; cela est contraire à ses ambitions et à son orgueil. (Stangl 2004 : 66)3

Cette citation est d’autant plus intéressante qu’elle fournit un portrait contrasté de cet homme. Elle donne également une vision en creux de Caillié qui, à l’opposé, cultive l’art de la tromperie et de l’usurpation d’identité.

1.2 R. Caillié ou l’usurpation identitaire

En ce qui concerne René Caillié, on soulignera qu’il perdit très tôt ses parents et qu’il fut élevé par ses grands-parents. Celui que l’Histoire a rendu célèbre pour être le premier à être revenu de Tombouctou n’agit qu’en son nom. Par conséquent, il ne dispose d’aucune aide financière. Il s’agit d’un homme étrange, fou selon certains. Car Caillié est en réalité sur les traces de la passion qu’il développa durant son enfance pour les explorateurs et les pays lointains dépeints dans les romans d’aventures.

A l’ère de la colonisation et des associations scientifiques qui s’approprient des territoires inconnus sous couvert de recherches ethnologiques, les objectifs de Caillié paraissent presque incongrus, situant d’emblée ce personnage en marge des aspirations économiques de son époque :

[…] enfant, il avait un faible pour les cartes géographiques […] Un effort étrange et solitaire à une époque durant laquelle les puissances européennes luttent pour se partager la planète et se couvrent les unes les autres, se servent les unes des autres dans des Sociétés de Géographie, lors de voyages qui sont entrepris en leur nom, lors de missions qu’elles donnent, dans le cadre d’études ethnologiques (ou plutôt, selon une formule moins policée, dans le cadre de l’étude des races), d’études géologiques et géographiques rassemblées dans leurs archives ; à une époque durant laquelle les intérêts scientifiques, militaires et économiques sont étroitement liés, si bien qu’aucune des parties concernées ne saura jamais de quelle œuvre d’anéantissement elle est en définitive l’agent […] (Stangl 2004 : 26)4

Mais le trait le plus caractéristique de ce personnage est l’art de la tromperie et du mensonge qu’il maîtrise à merveille. Cherchant sans cesse à se fondre dans le paysage et à se rendre invisible, il adopte les us et coutumes ainsi que la religion des populations qu’il rencontre. Cette usurpation d’identité, qui correspond en réalité à un processus de dépersonnalisation et à un refoulement de ses origines, constitue l’un des fils conducteurs du roman. Elle met par ailleurs en évidence pourquoi son périple se définit de plus en plus distinctement comme une avancée en dehors des voies de la conscience :

Caillié, qui s’efforce de devenir invisible […], rejette […] toujours la question de savoir ce qu’il y a de particulier à fouler ce sol sur lequel se déplacent constamment les bergers et commerçants, dans une région qui, avec son atmosphère agricole et ses petits villages disséminés un peu partout, pourrait presque rappeler le lieu dont il est originaire dans l’Ouest de la France. Sa conscience s’évanouit étrangement à mesure qu’il avance. (Stangl 2004 : 32)5

Pour autant, son attitude demeure guidée par une série de clichés sur les Africains, puisqu’il décrit le penchant à la paresse, au mensonge, au fanatisme, à la bêtise ou encore à la gloutonnerie des populations qu’il rencontre (Stangl 2004 : 39). Ces passages sont empruntés au Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné (1930) du personnage historique. Ils ont pour but de conférer un caractère authentique au personnage de fiction, tout en l’inscrivant, à l’instar de Laing, dans l’esprit colonial du XIXe siècle.

Le portrait que brosse l’auteur des deux voyageurs est par ailleurs agrémenté de commentaires plus généraux sur la signification que l’on peut attribuer aux expéditions entreprises à cette époque. Ces commentaires dotent le texte d’une dimension historique, anthropologique voire philosophique qui permet d’étoffer et d’approfondir l’analyse des deux protagonistes.

L’illusion eurocentrique

Dans ce contexte, il convient principalement de saisir la contradiction que les commentaires du narrateur mettent au jour.

Ils servent, d’une part, la description de l’esprit du XIXe siècle qui, sous prétexte de découvertes scientifiques et géographiques, place les Européens au rang de colons. Sous cet angle, le voyage se conçoit comme un principe visant à créer un espace, c’est-à-dire à l’ouvrir et à le délimiter selon des représentations propres à l’Europe, ce qui permet de se l’approprier par la suite. Selon le narrateur, les populations autochtones disent en effet des colons arrivant chez eux munis de tous leurs appareils de mesure géométrique qu’ils ne décrivent pas, mais plutôt qu’ils écrivent littéralement le pays dont ils foulent le sol [« das Land schreiben » italique Thomas Stangl (Stangl 2004 : 32)].

D’autre part, les commentaires émis par le narrateur sont axés autour d’interrogations dans le sillage de ce que l’on désigne depuis les années 1980 comme l’approche postcoloniale (Bachmann-Medick 2010 : 185-187). Celle-ci est basée sur l’étude des rapports de pouvoir et des formes de représentations qu’ont générée les différents processus de colonisation. Le postulat de départ des théories qui en découlent repose tant sur l’acception que le philosophe Michel Foucault réserve à la notion de discours que sur le concept d’orientalisme développé par Edward W. Said :

[…] l’orientalisme […] est une manière particulière de s’arranger avec l’Orient fondée sur la place particulière que celui-ci tient dans l’expérience de l’Europe occidentale. L’Orient […] est aussi la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations […] il lui fournit des images de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en lui. De plus, l’Orient a permis de définir l’Europe par contraste […] (Said 2005 : 30).

Ainsi les penseurs postcolonialistes considèrent-ils que tout discours de domination portant sur une culture en donne une représentation par laquelle celle-ci est en réalité imaginée, créée pour être in fine instituée comme telle (Castro Varela / Dhawan 2005 : 13, 30-31.). Ceci signifie par ailleurs que l’Autre en tant qu’être étranger et colonisé n’existe que selon des modalités de la connaissance définies au sein de dispositifs qui sont eux-mêmes le fruit de discours eurocentriques et essentialistes (Angermüller /  Bellina 2012 : 28-30.).

Nombreux sont les passages dans Der einzige Ort qui illustrent à quel point les conquêtes territoriales ont entrainé la négation de l’altérité, c’est-à-dire l’annihilation des identités propres aux populations vivant dans les régions colonisées par les Européens non pas en Orient, mais en Afrique :

C’est par les voyages commerciaux, les voyages de découverte ou les conquêtes, par les récits de voyage dont la forme s’est modifiée avec l’apparition de nouvelles règles de perception et de lecture que les limites de ce que les Européens peuvent voir et savoir se sont déplacées le long d’une frontière géographique ; les domaines de l’absurde et de l’invisible se déplacent au-delà de cette frontière et ont un double effet : il s’agit d’une part d’un défi […] et d’autre part de quelque chose que l’on doit contraindre par la force et nier. (Stangl 2004 : 147)6

Or, le roman tend à montrer que c’est ainsi que se met en place une hiérarchisation téléologique des peuples, selon laquelle les ethnies africaines n’ont pas atteint le même stade d’évolution que les Européens :

Un autre savoir, une nouvelle assurance de soi fait des Européens de leur temps les vainqueurs de la guerre de l’époque : face à ce qui est étranger, ils se voient renvoyés à des images de leur propre passé, ils se voient parcourir les stades primitifs de leur propre civilisation […] (Stangl 2004 : 148-149.)7

Ces considérations ont pour objectif de souligner qu’il s’agit en réalité d’une illusion identitaire portant sur la capacité des grands explorateurs à maîtriser le passé, le futur et, en définitive, à influencer le cours de l’Histoire. Cet aspect est mis en lumière par le leitmotiv de la créature fantomatique que l’on retrouve dans plusieurs œuvres de l’auteur. Cette figure suggère en effet que dès lors que l’Homme tente d’avoir la mainmise sur l’Histoire, il en devient le spectre, c’est-à-dire qu’il ne peut l’aborder rétrospectivement que, pour reprendre un mot de Thomas Bernhard, comme « un objet mort » (Bernhard 1983 : 77) :

A l’instar de témoins de l’avenir, les explorateurs pensent se mouvoir dans un espace historique déjà plongé dans l’ombre, comme si, disons, ils avaient pénétré à la manière de fantômes à l’intérieur d’un film : une présence clivée, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, mortels et immortels, démunis et infiniment supérieurs : conscients d’appartenir à leur autre monde […], ce qui en réalité ne sert à rien et leur donne l’illusion de leur perfection. (Stangl 2004 : 149)8.

Il apparaît donc que le voyage a une fonction contradictoire aux yeux du narrateur. Or, cette approche antithétique sur laquelle est bâti l’ensemble du roman a pour effet la déconstruction de certaines représentations. Pour aborder ce point, il convient d’approfondir les réflexions déjà menées sur la base des commentaires émis par le narrateur tout en les étendant aux motifs qui suggèrent un bouleversement de catégories identitaires figées.

Déconstruction des catégories spatio-temporelles et identitaires

Der einzige Ort est une œuvre dans laquelle l’auteur tisse de nombreux liens entre littérature et philosophie, ce qui apparaît notamment dans le traitement qu’il y réserve au concept derridien de déconstruction et qu’il applique aux représentations de l’ailleurs et, par écho, à celles des identités occidentales 9.

2.1 Le roman : entre récits historiques et réflexions philosophiques

Outre les remarques générales dont il a déjà été question, l’auteur glisse dans son texte de très nombreux récits historiographiques. Ils visent à introduire une série de réflexions à portée philosophique sur les fondements des vérités historiques. On peut par ailleurs leur attribuer une fonction déconstructiviste car ils lèvent le voile sur le caractère construit des images de l’étranger qui ont été forgées dans la pensée occidentale depuis le Moyen Âge.

Selon une approche qui rappelle à bien des égards celle de Michel Foucault, Stangl souligne que la lecture du monde s’est souvent faite au gré d’une adéquation forcée entre les mots et les choses afin de servir une image préconçue de l’ailleurs. Dans un passage, le narrateur se réfère par exemple aux découvertes de Roger Bacon et de John de Mandeville, l’explorateur et auteur du Livre des Merveilles rédigé au XIVe siècle suite à un voyage en Egypte, en Asie et en Chine. L’histoire des découvertes de pays lointains et de leurs populations semble ainsi toujours alimentée par une seule et unique interprétation, qui véhicule toujours les mêmes symboles afin de se voir encore et toujours confirmée avec l’apparition de nouvelles sciences. Or, le message que contient le roman indique non seulement – on l’a vu précédemment – que c’est de cette façon que l’on construit artificiellement l’espace et les catégories dont il ressortit, mais aussi et surtout que c’est précisément ce qu’il convient de subvertir. Dans cette optique, Stangl compare ironiquement les territoires conquis aux dimensions d’une salle de séjour, c’est-à-dire à un espace réduit et habitable selon les critères occidentaux :

Comme Mandeville, qui trouve sur la Terre Sainte après plus de mille ans des traces récentes des événements bibliques […], comme si ces histoires incontestables ne faisaient plus qu’un avec l’espace et que leurs traces s’étaient tellement rapprochées que l’espace ressemblait à une salle de séjour, Bacon peut se référer aux livres anciens, assuré de retrouver les lieux et peuples décrits, assuré que toute nouvelle science confirmera et enrichira la signification des livres anciens (Stangl 2004 : 45)10.

Il en résulte une mise en question fondamentale des notions d’étranger, d’étrangeté et d’ailleurs, ainsi qu’une démythification de l’Afrique : si des villes comme Tombouctou sont le fruit de créations imaginaires que viendraient de surcroît corroborer les sciences, alors elles sont bien plus proches de nos horizons que l’on ne pourrait le penser :

Tout aussi inatteignables que puissent nous paraître les villes étrangères car elles sont fermement ancrées dans un réseau de sens qui comprend le monde entier, elles sont bien proches et restent ouvertes aux histoires comme aux sciences et aux vérités en lesquelles nous croyons ; aucun abîme ne nous sépare de ce qui est étranger. (Stangl 2004 : 45)11

Klaus Zeyringer remarque à ce propos que le roman de Stangl se donne à lire comme une déconstruction poétique des images et discours coloniaux qui sape les fondements de toute représentation romantique de l’Afrique (Zeyringer 2008 : 510). Plus globalement, on notera qu’un programme philosophique déconstructiviste en forme la clé de voûte. Ce programme repose sur une dialectique : tout voyageur doit en effet se déprendre des catégories qui lui sont familières pour faire émerger un nouveau champ d’interactions, c’est-à-dire pour ôter aux choses leur caractère prédéterminé et, ce faisant, faire voler en éclats les vérités qui déterminent tant son propre univers que celui qu’il entend trouver en Afrique :

Le voyageur peine à surmonter les situations de retard et de danger de mort, une suite de chemins déserts comme des strates faites de vide ; il lui faut survivre à des blessures, à une sorte de morcellement, une perte externe face à laquelle il entrevoit un gain bien hasardeux ; pour découvrir quelque chose, il lui faut détruire ce qu’il veut découvrir ou détruire son propre souhait de découvrir quelque chose : c’est le champ des possibles situé entre le réel et l’imaginaire, entre le meurtre, la désillusion et la déception et l’autoanéantissement. L’étranger et son propre rêve de l’étranger (l’équilibre entre le soi et l’étranger) sont en jeu, les noms, ces symboles mystérieux, menacent de se transformer en de simples désignations. (Stangl 2004 : 11)12

Cette citation est intéressante car elle permet d’illustrer que la figure du voyageur, dont il a précédemment été question, peut être interprétée comme une allégorie de la déconstruction. Par le biais de cette figure, on perçoit en effet très nettement la façon dont Stangl fait aussi de ce que nous avons appelé un programme philosophique un programme esthétique. Celui-ci se fonde sur deux éléments ou motifs : tout d’abord, sur la création d’un ‘espace intermédiaire’ ou ‘espace de l’entre-deux’ et, ensuite, sur l’expérience corporelle de l’espace13.

2.2 L’espace de ‘l’entre-deux’

L’une des réalisations de la poétologie de Stangl qui est subordonnée, rappelons-le, à la double déconstruction de l’ailleurs et des identités occidentales est le motif de l’espace situé entre deux mondes. Celui-ci se décline de différentes manières :

Il s’agit, premièrement, d’un territoire géographique situé dans la région comprenant les villes de Djenne, de Tombouctou et de Gao. Les récits historiques du narrateur mettent en exergue la position marginale de ce domaine, qui ne fit jamais vraiment partie du Royaume du Maroc. Le paysage qui le constitue en fait le creuset de diverses ethnies, un lieu de passages hybride et semblable à un dépotoir. Ce lieu paraît en outre indéfinissable parce qu’il demeure inexorablement situé à la périphérie, c’est-à-dire en marge du langage. René Caillié pénètre souvent au sens symbolique dans cet espace intermédiaire, qui prend alors l’aspect d’une zone à l’intérieur de laquelle plus aucune opposition ne semble avoir de valeur ni d’importance. C’est ainsi qu’il parvient à se défaire des liens qui le rattachent à l’Europe :

[…] il n’a pas besoin de maîtriser la situation, c’est l’erreur qu’il a toujours été tenté de commettre, il lui faut laisser dominer la situation, il n’a pas besoin de rechercher des mots ou des expressions sur un visage, il lui faut plutôt laisser naître les mots et les expressions du visage, comme s’il avait tout oublié, la tension européenne qui le traverse et son héritage européen ; il pourrait perdre connaissance et nager dans le paysage, il serait dans son élément. (Stangl 2004 : 37)14

L’espace de ‘l’entre-deux’ surgit par ailleurs sur la base de la répétition d’une seule et même chose ou d’un seul et même moment. Dans ce contexte, il importe de saisir que pour Stangl l’Histoire au sens large, l’Histoire des découvertes et, à un autre niveau, la biographie d’une personne constituent une série d’images semblables à des séquences filmiques, elles-mêmes perçues comme un ensemble de moments :

La logique narrative que doivent suivre les voyages au bout du monde correspond peut-être à des résidus de rituels magiques à demi oubliés et chacun des voyages constitue la répétition et la variation de voyages antérieurs ; à travers toute l’Histoire, le réel ne fait qu’obéir à ces lois, et ce jusqu’à son propre épuisement. (Stangl 2004 : 11)15

Sous cet angle, on rapprochera la fonction de répétition que l’auteur attribue au voyage du principe de répétition ou d’itérabilité qui sous-tend selon Jacques Derrida le fonctionnement de l’écriture, et que le philosophe développe dans le cadre de son analyse des actes de langage en lien avec la déconstruction. On en retiendra ici l’axiome suivant : c’est parce qu’il est cité, répété et réitéré qu’un signifiant ou un mot peut donner naissance à l’altérité, à ce qui n’a pas la même identité, c’est-à-dire au non-semblable. Car étant répété, il introduit nécessairement une brisure dans la mesure où il s’inscrit dans un nouveau contexte, ouvrant par là même la voie à de nouveaux champs sémantiques (Derrida 1990 : 46, 97-100, 106). Or, si pour Stangl un voyage est toujours la répétition de moments ou de signes, qui font par là même l’objet d’une décontextualisation puis d’une recontextualisation, on peut en inférer que cette répétition permet d’entrevoir un nouvel espace – l’espace de ‘l’entre-deux’, dont nous avons déjà souligné qu’il s’agit dans son esthétique d’un leitmotiv.

On notera pour commencer que ‘l’entre-deux’ peut être associé à une libération :

Une ville remplace la ville qu’il vient de quitter, une personne remplace la personne qu’il vient de quitter, chaque rencontre, chaque relation, chaque lieu est aux yeux de Caillié une répétition, une intensification et une perte. Ainsi peut-il, comme il va le faire jusqu’au moment où surgira le vide définitif, échanger sa peur contre une autre, plus importante et, entre les deux, se délecter d’un moment libérateur. (Stangl 2004 : 80)16

Par ailleurs, les répétitions qui sont abordées ici s’opposent à celles qui sont associées à des moments particulièrement destructeurs de l’enfance et qui correspondent à des traumatismes. Ceci confère une profondeur psychologique à un personnage qui ne saurait par conséquent être conçu comme une simple incarnation philosophique : atteignant durant son périple un état proche de la mort en raison de la maladie qu’il a contractée, Caillié revit un épisode marquant de ses jeunes années, lequel s’est répété à de nombreuses reprises : sa mère, qui perdit avant qu’il ne naisse plusieurs enfants en couches, lui fit souvent le récit morbide de ces décès, ce qui suscita chez lui un fort sentiment de culpabilité et de mal-être. Or, le paysage désertique de l’Afrique sub-saharienne plante le décor de réminiscences qui lui permettent de revoir son propre passé pour en découvrir les zones de hors-champ :

[…] c’est la répétition d’une scène qui s’est jouée il y a vingt ans et qui avait déjà la force d’une répétition, quelque chose de pesant et dont on ne peut se débarrasser ; il ne la comprenait pas complètement (maintenant, dans une langue étrangère et au royaume des morts, c’est différent) […] (Stangl 2004 : 104)17

Qu’il ait une connotation positive ou négative, cet espace intermédiaire demeure celui d’une déconstruction dont découle en définitive une perte d’identité. De fait, c’est dans cet interstice que Caillié est mis à nu ; c’est à cet endroit qu’il se démasque lui-même parce qu’il a trop joué avec ses deux identités – rappelons qu’il se fait parfois passer pour un esclave arabe répondant au nom d’Abdallah :

[…] il ignore toujours la limite derrière laquelle l’un de ses personnages perd ses contours et l’autre devient visible – pour peu qu’il existe une limite exacte et pas seulement un espace intermédiaire étendu dans lequel il se trouve en réalité et où ce qui s’appelle René correspond exactement à ce qui s’appelle Adhallah ; une construction fragile, quelque chose d’extérieur fait de souvenirs, d’inventions et d’illusions qui sont tous et toutes aussi peu crédibles les uns que les autres. (Stangl 2004 : 322)18

2.3 Le corps à l’épreuve de l’espace

La déconstruction des identités se traduit dans Der einzige Ort par une série d’expériences physiques.

On observera tout d’abord que l’avancée de Caillié vers Tombouctou va de pair avec une perte des limites corporelles très souvent décrite comme une dissolution de l’enveloppe charnelle (Stangl 2004 : 84). De même, sa corporéité ne se présente que rarement sous la forme d’une unité, son corps étant plutôt associé à un ensemble de fragments « dissonants » (Stangl 2004 : 89). Ceci résulte des efforts physiques qu’il fournit pour se frayer un chemin sur des terres particulièrement arides. La souffrance qu’il endure alors est voisine de celle éprouvée par le Christ :

Parfois, il a l’impression de devoir répéter à chaque pas tous les pas qu’il a faits jusqu’ici et d’avancer et de reculer en même temps ; il ne s’agit pas d’une avancée, mais d’une culmination. C’est de là que provient ce poids croissant, cette lourdeur dans son corps, comme des poutres enfoncées dans tous les sens – grande est la menace qu’il en perde l’orientation (Stangl 2004 : 90-100.)19

Mais l’expérience corporelle la plus significative pour le Français demeure la scène durant laquelle il est confronté à l’image de sa déchéance physique puis de sa propre mort. Celle-ci est dépeinte sur de très longues pages : ayant contracté le scorbut, il est alité dans la ville de Tiémé – dans l’actuelle Côte d’Ivoire –, une région qu’il ne parvient pas à identifier. Dépendant des soins que lui apporte la population locale, il voit ses anciennes blessures devenir purulentes, puis fourmiller de vers, tandis que ses dents se déchaussent. Il est de surcroît victime d’hallucinations : son corps totalement ravagé oscille constamment entre la vie et la mort. L’altération de ses facultés physiques se donne à lire comme la mise en scène d’un corps affranchi de la personne à laquelle il appartient. Le champ lexical dramaturgique employé ici souligne non seulement la scission entre âme et corps qui est en train de s’opérer, mais il génère également un effet de distanciation qui participe de la déconstruction identitaire que nous étudions.

Force est en outre de constater que cette dislocation physique va de pair avec la déconstruction de son propre discours identitaire. En d’autres termes : la fragmentation du corps met en branle les signifiants et les catégories qui scellaient son identité, et dont il a déjà été souligné qu’elle est en partie usurpée :

C’est pour lui un supplice que de reconnaître sa propre voix ; ce qu’il voudrait dire, ces accusations et ces reproches qu’il ne peut plus comprendre […] il ne sait plus quelle entreprise, quelle identité il défend dans cette mise en scène à laquelle il s’est volontairement livré et dans laquelle il piétine maintenant (il voudrait intervenir, se sauver, mais ce n’est pas possible) […] Il lui est maintenant impossible de quitter ce théâtre […] comme s’il était victime d’une hémorragie lente et perpétuelle, les mots jaillissent de sa bouche, de ses poumons et une fois qu’elle a fait surface, chacune de ses vérités devient un mensonge car rien ne préserve la cohésion des mots entre eux. (Stangl 2004 : 105)20

Il n’est par conséquent aucunement étonnant que cet épisode marque une césure profonde dans la biographie de René Caillié, qui devient dès lors un personnage falot voire grotesque : les femmes tournent désormais en dérision sa masculinité dévoilée et lorsqu’il s’alimente, il est exposé aux moqueries des hommes, lesquels n’hésitent plus à le rouer de coups quand bon leur semble.

En ce qui concerne le britannique Laing, il y a également lieu de parler de déconstruction identitaire. Celle-ci est aussi suscitée par un bouleversement corporel qui introduit une rupture dans la vie du personnage. Toutefois, les modalités de déconstruction corporelle sont différentes puisque la fragmentation du corps est causée chez lui par les actes de violence qu’il subit. Victime d’une agression au sabre qui a failli lui coûter la vie, il est pétri de douleurs tandis que son corps lui donne la sensation d’avoir été déchiré et déchiqueté. Son visage revêt qui plus est l’aspect d’une masse ensanglantée ou encore d’une bouillie de sang (Stangl 2004 : 253). A l’instar de Caillié, le Britannique craint que son corps ne se dissolve. Néanmoins, à la différence de celui-ci – et c’est là une différence majeure –, il demeure ancré dans le monde, c’est-à-dire qu’il garde un lien avec son environnement, ce qui lui permet d’y conserver sa place en tant qu’individu.

Cet aspect est perceptible à deux niveaux. Tout d’abord, la corporéité de Laing possède sa propre géographie et sa propre écriture : « [les douleurs traversent] un état d’inconscience la plus profonde et déplacent les points de souffrance et d’angoisse sur la carte de son corps qui est restée dépliée à l’intérieur de lui. » (Stangl 2004 : 253)21. Ensuite, Laing fait corps avec la terre ; il occupe l’espace parce qu’il s’enracine dans le monde. Par ailleurs, jamais sa virilité n’est mise à mal, contrairement à celle de Caillié. De même, arrivé à Tombouctou, le jeune homme se confond avec l’architecture de cette ville tant convoitée :

[…] il n’a pas besoin de regarder en direction du ciel, les chemins sont mystérieusement inscrits dans son corps […] Le ciel et la terre et les signes qui portent le ciel et la terre sont liés entre eux par sa chair. Sa chair le relie aux pierres de cette ville […] (Stangl 2004 : 321)22

Aussi est-il évident que Laing, en bon conquérant, reprend le contrôle sur son corps, « ce petit continent » (Stangl 2004 : 261)23], une fois que ses blessures sont cicatrisées.

Les aspects relatifs à la déconstruction des identités occidentales qui viennent d’être étudiés permettent à présent de soulever certaines interrogations ayant trait à la possibilité de création de nouvelles interactions. En d’autres termes : peut-on parler au sujet de ce roman de construction, voire de reconstruction d’un territoire identitaire, tout aussi symbolique qu’il fût. Cette question se pose avec autant d’acuité que les analyses précédentes ont mis en lumière l’existence de deux modèles antithétiques représentés par chacun des deux personnages masculins.

La reconstruction ou l’utopie d’un lieu unique ?

La ville de Tombouctou doit être abordée dans ce contexte comme une métaphore qui trouve son origine dans sa propre étymologie. Ainsi que le met en évidence l’auteur dans un essai : « Le nom de Tombouctou signifie rêves et déception. On dit de ce mot qu’il est, dans une langue mauresque, le signe de ce qui est éloigné ou dissimulé. » (Stangl 2012 : 125)24. Or, les deux protagonistes de Der einzige Ort incarnent à la manière de deux pôles opposés cette dichotomie entre rêve et déception, ce qui permet par ailleurs à l’auteur de créer une dynamique interne qu’il convient à présent d’étudier plus avant.

3.1 R. Caillié ou la topographie du ‘non-lieu’

Caillié donne ponctuellement l’impression d’être à même de se constituer en tant que sujet d’une nouvelle existence : il semble en effet vouloir trouver ses racines dans certaines régions où il séjourne, puisqu’il les associe à son nouveau pays (Stangl 2004 : 222-223.) et qu’il a conquis une terre étrangère. Nombreux sont également ceux qui lui demandent si ne dissimule pas, sous sa peau claire, une autre identité, que l’on pourra rapprocher de ce que Césaire nomme la négritude et qui devient sous la plume de Stangl « un moi noir » [« ein schwarzes Ich » (Stangl 2004 : 85)].

Néanmoins, le lieu intermédiaire dans lequel il séjourne métaphoriquement, et que nous avons traité sous l’angle d’une déconstruction, ne s’avère pas réellement productif puisqu’il ne conduit pas le Français à dessiner une nouvelle identité. En ce sens, l’hybridité constitutive de cette représentation imagée ne saurait être interprétée comme l’ébauche d’un lieu de passage vers une autre culture qui lui permettrait de trouver un autre point d’ancrage en tant que sujet. Il en résulte que jamais au cours de la fable du roman, les frontières de son identité ne sont transgressées pour être ‘resignifiées’ ensuite : Caillié n’incarne que jusqu’à un certain point l’élan déconstructiviste propre à l’approche postcoloniale dans le domaine littéraire (Bachmann-Medick 2010 : 200-202.). De fait, l’état intermédiaire dans lequel il se trouve à Tiémé alors qu’il se sent envahi par la mort apparaît comme une crise bien trop existentielle pour pouvoir être totalement dépassée : cet homme n’est jamais vraiment né et ne parvient pas non plus à mourir parce qu’il a déjà traversé la mort, comme n’a de cesse de le répéter le narrateur. Ainsi semble-t-il condamné à vivre dans un ‘entre-deux-mondes’ en soi indéfinissable et surtout improductif :

[…] son regard n’est pas le regard d’un homme qui peut faire partie du monde des hommes et qui peut vivre et mourir comme un homme, mais un regard qui provient d’ailleurs et se dirige ailleurs ; presque comme s’il n’était pas sur son lit de mort, mais n’était pas vraiment né. […] c’est ainsi qu’il demeure dans ce lieu entre deux mondes, il n’est ni un homme ni une femme, ni vivant ni mort, ni un autochtone ni un voyageur. (Stangl 2004 : 133)25

Ainsi qu’il l’affirme lui-même à diverses reprises, rappelant une thématique récurrente chez Thomas Bernhard, Caillié a choisi la voie de l’autodestruction et de l’autodissolution : sur le chemin du retour qui le conduit en France il se voit par exemple confronté à nouveau aux divers lieux qui ont planté le décor de son enfance. Or, tous ces lieux n’en forment depuis toujours qu’un seul et unique (Stangl 2004 : 387). Et c’est seulement de cet endroit qu’il peut dire son identité – une identité qui est cependant vouée à rester un échec, une absence, un ‘non-lieu’ ou encore une topographique sans aucune dynamique interne car elle ne peut jamais que correspondre à l’identité qui lui a été donnée par sa mère comme un bien morbide legs.

3.2 M. G. Laing ou l’Afrique comme utopie identitaire

A contrario, la quête de Laing est corrélée à la construction d’un nouvel espace synonyme de régénérescence identitaire. Le Major A. Gordon s’est en effet affranchi de celui qu’il était avant son périple en Afrique, à savoir Alexander Laing. Il accepte désormais de renoncer au système de signes et aux réseaux de sens qui lui étaient familiers jusqu’à présent. Cela signifie qu’il accepte de se passer du langage et des livres qui lui fournissaient des images prédéterminées de l’ailleurs dans lesquelles il trouvait la confirmation de sa propre existence en tant que ressortissant d’un royaume colonisateur. Aussi peut-il à la fin de son périple véritablement se lancer vers l’inconnu. Les tableaux vivants qu’il observe au fil des jours contribuent par exemple à élargir son propre horizon parce que le temps et l’espace ne forment désormais plus qu’un seul et même axe :

S’il fait abstraction de ses convictions, la présence des esclaves (en tant que signes et que biens commerciaux) est pour lui une condensation du temps et de l’espace : une preuve que les voies sont ouvertes, qu’il est possible de se rapprocher d’autres endroits, de les intégrer au réel. (Stangl 2004 : 110)26

On peut donc avancer qu’à l’opposé de Caillié, la position du Britannique tend à faire émerger ce que le narrateur nomme un ‘espace tiers’, et que l’on distinguera de l’espace intermédiaire précédemment analysé. Cet espace se conçoit davantage comme un territoire onirique ouvert à tous les possibles et qui s’étend par-delà les représentations de l’Afrique véhiculées dans la tradition européenne du XIXe siècle :

C’est ainsi que, dit-on, l’espace naît : la géographie imaginaire dessinée après-coup et de l’extérieur ; les lieux rêvés et retrouvés ; il naît du désir d’une plus grande densité, d’une lumière plus intense. Au lieu de répétitions, de phrases redites, de listes de prédécesseurs […] au lieu de confirmations ; quelque chose que l’on ne peut classifier, l’interstice de l’inconnu, une autre île, dans le temps : l’espace tiers qui comprend des erreurs (les vérités et les mensonges). (Stangl 2004 : 129)27

Paradoxalement, Laing n’atteint la sensation de liberté qui émane de cette topographie qu’au moment de sa mort : faisant route vers l’Europe, il est surpris dans le désert durant son sommeil par quelques malfrats qui lui ôtent brutalement la vie (Stangl 2004 : 379). Or, durant le bref instant que constitue la barbarie d’une telle mise à mort, le monde s’ouvre aux yeux de Laing pour apparaître comme une unité de lieux empreinte de nouvelles interactions et du nouveau sens que celles-ci confèrent – ne fût-ce que très brièvement – à sa vie. Au moment même où il décède, Laing a en somme trouvé le centre névralgique de toute son existence. Il entre en résonance avec une topographie au départ étrangère, et ce même s’il ne saisit pas totalement ce qui est en train de se dérouler :

D’abord il ne comprend pas qui il est, il n’y a qu’une série de lieux, de sentiments, le bien-être et la peur. Il essaie moins de saisir ce qui se passe que de se souvenir […], dans son for intérieur, l’histoire était écrite depuis le début et il n’avait qu’à déblayer les gravats qui recouvraient ces inscriptions, il savait qu’avec la facilité qui faisait suite à ce travail solitaire, le monde s’ouvrirait à lui (car le monde n’est en soi qu’un seul lieu, ce lieu-là). (Stangl 2004 : 379)28

Cet aspect permet à présent d’établir, à un autre niveau, un lien avec le principe d’ouverture qui caractérise l’écriture de Stangl, et qui se conçoit également comme la recherche poétologique d’une utopie en tant que lieu unique et pourtant si lointain.

3.3 Poétologie de l’espace

Dans l’essai Andere Orte, Stangl met en corrélation son propre roman et celui de l’écrivain Raymond Roussel, Locus Solus, paru en 1914. L’intérêt qu’éveille cette œuvre réside selon lui dans la conception d’un autre lieu qui le sous-tend, et qui correspond en réalité à une donnée temporelle, puisque cet autre lieu est celui de l’instauration d’un « après », c’est-à-dire du dépassement d’une douleur existentielle (Stangl 2012 : 133, 140). Or, ce dépassement, qui constitue l’essence même l’écriture de Stangl, est pour lui semblable à une quête, à une marche vers l’inconnu ou encore, ainsi qu’il le stipule dans un autre essai intitulé Die Welt in der Tasche, à la « tentative de s’éloigner, de rechercher une immensité dans le langage, à l’inventer […] ». Il s’agit là d’une « immensité propre à l’Afrique » (Stangl 2012 : 179)29. Aussi peut-on affirmer que la poétologie de Stangl participe d’une vision constructive de l’espace, lequel prend forme, très concrètement, grâce à toute une série de stratégies littéraires. Le roman se présente en effet comme une trame extrêmement dense, cousue de mille éléments différents qui lui confèrent un caractère hybride. Par ailleurs, le style de l’auteur, qui affectionne les très longues phrases, fait écho à une telle topographisation de l’écriture. Car chez Stangl, la narration se fait espace : elle prend non seulement un aspect circulaire, celui d’un lieu de passages où se déplacent les biographies des deux personnages par bribes, mais aussi celui d’une porte ouverte sur autre chose. Ce sont ces caractéristiques qu’il nous faut présenter, d’autant qu’elles font partie intégrante de la poétologie de la ‘dé-construction’ développée par cet écrivain autrichien.

La dynamique narrative de Der einzige Ort repose tout d’abord sur une incessante alternance de paragraphes qui sont consacrés à l’explorateur britannique et à l’explorateur français. Ce procédé, qui permet d’aiguiser la comparaison entre les deux hommes, sert aussi à introduire une confusion entre eux afin de souligner qu’ils ont souvent emprunté les mêmes itinéraires ou ont parcouru le même espace. L’auteur porte une telle stratégie à son paroxysme avec l’arrivée dans la ville de Tombouctou ainsi qu’avec la description à laquelle celle-ci donne lieu : à la manière d’un kaléidoscope, les phrases font successivement référence à Laing et à Caillié (Stangl 2004 : 314, 327-328.). Il en résulte une forte condensation des points de vue qui génère souvent une véritable polyphonie. Celle-ci est telle qu’il est parfois impossible au lecteur de déterminer auquel des deux hommes se rapportent les pronoms personnels « il » [er] et « je » [ich]. Par là même, l’auteur tend à abolir les frontières temporelles entre les deux personnages : la narration épouse les formes d’un seul et même espace-temps qui abrite les deux explorateurs, les plaçant au même niveau et faisant fi de toute chronologie historique. Mais d’autres voix trouvent leur place dans cet espace hétérogène, comme celle du narrateur omniscient ou encore celle d’un narrateur qui se confond parfois avec l’auteur lui-même notamment, comme cela a déjà été pointé, lorsqu’il ouvre une large perspective historiographique débutant avec Herode (Stangl 2004 : 7). Dans ce roman, il n’existe in fine plus qu’un seul et même espace-temps, un seul et même lieu, celui de la narration proprement dite.

Parallèlement, Stangl crée un texte que l’on définira comme un espace finement stratifié : les très nombreuses incises dont celui-ci fait état, et qui se manifestent très souvent sous la forme de parenthèses, créent un effet de profondeur. Sous cet angle, l’écriture correspond à une aventure, à un saut vers l’inconnu en tant qu’elle est elle-même génératrice d’espace. Or, ceci implique en retour pour le lecteur qu’il peut pénétrer toujours plus loin dans la narration afin de pouvoir y découvrir ce que sont devenus les deux explorateurs. Cet aspect est clairement mis en évidence dans l’essai Die Welt in der Tasche :

Il te faut continuer à écrire, t’élever en pénétrant toujours plus loin dans le langage, lentement, en empruntant un escalier en colimaçon, entrer dans le modèle que tu as inventé, découvrir à l’intérieur de ces modèles de nouvelles parenthèses et de nouveaux modèles jusqu’à ce que tu en aies le vertige. (Stangl 2012 : 179).30

De plus, le roman contient de très nombreuses prolepses qui annoncent très souvent de manière cryptée le destin tragique de l’un des deux protagonistes et qui viennent rompre toute forme de linéarité narrative, renforçant ainsi la circularité qui a déjà été évoquée et soulignant également que ce récit fictif ne forme qu’une seule et même trame. La mort de Laing est par exemple annoncée dès la page treize sans que le lecteur ne saisisse pourquoi il est question de sa tête sectionnée. Cette confusion est accentuée dans de nombreux passages au futur I ou II, comme le suivant :

Venant du sud, à la rencontre de ce mort qu’il ratera de peu selon nos estimations, l’apprenti boulanger et orphelin français s’approche, environ deux ans après, de ce lieu autour duquel tourne toute l’histoire, ce centre placé presque au hasard, ce lieu magique que l’on aimerait presque éviter dans la narration par crainte d’être déçu. (Stangl 2004 : 26)31

Conclusion

L’espace dans Der einzige Ort de Thomas Stangl se présente comme une catégorie esthétique parce que structurante et constructive pour la narration. Au niveau thématique, il renvoie en effet à celui que découvrent les deux explorateurs Européens à mesure qu’ils déconstruisent leurs identités dans une optique que l’on a caractérisée de postcoloniale. Cependant, si le premier, Laing, s’ouvre au monde qu’il a entrevu, permettant ainsi une circulation des modèles culturels et identitaires lorsqu’il entre en interaction avec la terre étrangère qu’il a foulée, le second, Caillié, demeure a contrario imperméable à toute ‘resignification’ de sa propre identité, tant il est enlisé dans son propre passé.

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Zeyringer, Klaus (2008). Österreichische Literatur seit 1945. Überblicke. Einschnitte. Wegmarken, Innsbruck : Studienverlag.

Notes

1 […] niemand kann Ansprüche an ihn stellen, es ist nur seine eigene Biographie, die sich fortschreibt, das Recht der Auserwähltheit gibt ihm blinde Gewißheit und Gewalt über alles, was ihn betrifft. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

2 Jeder Ort und jede Begegnung erweitern seinen Schatz und dehnen seine Möglichkeiten aus, neue Orte zu erobern und in neuen Begegnungen Gewinner zu sein. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

3 [Laing] kann sein Bild nicht mit dem Bild eines gewöhnlichen herumvagabundierenden maghrebinischen Kaufmanns vereinbaren, schon gar nicht mit einer heuchlerischen Vorspiegelung eines solchen Maghrebinerdaseins und womöglich des Verleugners der Religion; es widerspricht seinem Ehrgeiz und seiner Eitelkeit. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

4 […] als Kind hat er eine Manie für Landkarten entwickelt […] Eine seltsame Anstrengung in einem Zeitalter, in dem die europäischen Mächte um die Aufteilung der Erde kämpfen und in Geographischen Gesellschaften, den Reisen, die in ihrem Namen unternommen werden, den Aufträgen, die sie vergeben, den ethnologischen (oder eher in einer wilden Form rassenkundlichen), geologischen und geographischen Studien, die sich in ihren Archiven sammeln, wissenschaftliche, militärische und ökonomische Interessen eng miteinander verflochten sind, einander decken und einander dienen; so daß keiner der Beteiligten jemals wissen wird, Agent welches Vernichtungswerkes er letztlich ist […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

5 Caillié, der sich bemüht, unsichtbart zu werden […] muß […] die Frage immer wieder von sich weg schieben, was denn Besonders daran ist, über diesen Boden zu gehen, der andauernd von Hirten und Händlern bereist wird, in einer Gegend, mit ihrer landwirtschaftlichen Prägung und den verstreuten kleinen Dörfern beinahe an seinen westfranzösischen Herkunftsort erinnern könnte. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

6 Durch die Handels- und Entdeckungsreisen oder Eroberungszüge, die Reiseberichte in ihrer mit neuen Regeln der Wahrnehmung und der Lektüre sich verändernden Gestalt, verschieben sich entlang der geographischen Grenzen auch die Grenzen dessen, was die Europäer sehen und wissen können; es verschieben sich die Bereiche des Sinnlosen und des Unsichtbaren jenseits davon, in ihrer doppelten Wirkung: einerseits eine Herausforderung […], andererseits etwas, das man niederzuzwingen und zu verleugnen hat […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

7 Ein anderes Wissen, eine neue Selbstgewißtheit macht die europäischen Entdecker in ihrer Epoche zu Gewinnern im Krieg der Zeit: im Fremden finden sie sich in Bilder des eigenen Vergangenen versetzt, sie sehen sich durch Vorstufen der eigenen Zivilisation reisen […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

8 Wie Zeugen aus der Zukunft glauben sich die Entdecker in einem schon schattenhaften historischen Raum zu bewegen, als wären sie, sagen wir, gespenstischerweise ins Innere eines Films geraten : mit gespaltener Gegenwart, drinnen und draußen zugleich, sterblich und unsterblich, ausgesetzt und unendlich überlegen: mit dem Bewußtsein ihrer eigenen Welt, das […] in der Wirklichkeit zu nichts nützt und ihnen in der Illusion Vollkommenheit gibt. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

9 Cette particularité trouve aussi sa place dans la biographie de l’auteur, qui s’est intéressé de près durant ses études aux théories de la déconstruction. Retour au texte

10 Wie Mandeville im Heiligen Land nach mehr als tausend Jahren frische Spuren der biblischen Ereignisse findet […], als wären diese Geschichten in ihrer Unbezweifelbarkeit eins mit dem Raum und ihre Spuren so nah aneinandergerückt, daß der Raum einem Wohnzimmer gliche, so kann auch Bacon […] sich auf alte Bücher berufen, im Vertrauen, alle neue Wissenschaft würde den Sinn der alten Bücher bestätigen und bereichern. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

11 So unerreichbar die fremden Städte auch erscheinen, da sie fest in einem Sinnzusammenhang verortet sind, der die ganze Welt umschließt, sind sie doch nahe und den Geschichten wie den Wissenschaften und den Glaubenswahrheiten verfügbar; kein Abgrund trennt einen von der Fremde. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

12 Der Reisende hat Mühen, Verzögerungen und Todesgefahren zu überwinden, eine Abfolge von öden Wegstrecken wie Schichten von Leere; er hat Verletzungen, eine Art von Zerstückelung zu überstehen; er muß, um etwas zu entdecken, zerstören, was er entdecken will, oder seinen eigenen Wunsch zerstören, etwas zu entdecken: ein Feld von Möglichkeiten zwischen dem Realen und dem Imaginären, zwischen dem Mord, der Entzauberung und Enttäuschung und der Selbstauslöschung. Das Fremde und der eigene Traum von der Fremdheit (das Gleichgewicht zwischen dem Eigenen und Fremden) stehen auf dem Spiel, die Namen drohen sich von geheimnisvollen Chiffren in bloße Bezeichnungen zu verwandeln. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

13 Hildegard Haberl insiste déjà sur le fait que toute expérience corporelle participe chez Stangl de sa conception de l’espace (Haberl 2007 : 125). Retour au texte

14 […] er braucht die Situation nicht zu beherrschen, das ist der Fehler, zu dem er immer wieder geneigt hat, er muß nur die Situation herrschen lassen, er braucht keine Wörter und keine Gesichtausdrücke zu suchen, er muß die Wörter und die Gesichtausdrücke entstehen lassen, so als hätte er alles vergessen, seine europäische Anspannung und sein europäisches Erbe; er könnte bewußtlos in der Landschaft schwimmen, in seinem eigenen Element. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

15 Die erzählerischen Gesetzmäßigkeiten, denen Reisen ans Ende der Welt folgen müssen, sind vielleicht Rückstände halb vergessener magischer Rituale, und jede der Reisen stellt die Wiederholung und Variation früherer Reisen dar; das Wirkliche folgt nur (bis zur Ermüdung) durch die Geschichte hindurch diesen Gesetzen. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

16 Eine Stadt ersetzt sie zurückgelassene Stadt, eine Person ersetzt die zurückgelassene Person, jede Begegnung, jede Beziehung, jeder Ort erscheint René Caillé als Wiederholung, Intensivierung und Verlust, so kann er auch, wie er es bis zum Moment der endgültigen Leere immer wieder tun wird, seine Angst gegen eine größere Angst vertauschen und dazwischen den Moment der Befreiung genießen. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

17 […] es ist die Wiederholung einer Szene, die sich vor zwanzig Jahren zugetragen hat und damals schon die Kraft einer Wiederholung hatte, etwas Haftendes, nicht Loszuwerdendes; er verstand sie nicht ganz (jetzt, in der Fremdsprache und im Totenreich ist es anders) […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

18 […] niemals ist ihm die Grenze bekannt, hinter der eine seiner Gestalten die Konturen verliert und die andere sichtbar wird – eine genaue Grenze gibt und nicht nur einen ausgedehnten Zwischenraum, in dem er sich in Wahrheit aufhält, und das, was René heißt, ist genau so wie das, was Abdallah heißt, nur eine dünne Konstruktion, etwas Äußerliches, aus Erinnerungen, Erfindungen und Illusionen zusammengebastelt, die alle gleich wenig glaubhaft sind. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

19 Manchmal scheint es ihm, als ob er mit jedem Schritt auch alle vorherigen Schritte wiederholen müßte und sozusagen gleichzeitig vorwärts und rückwärts gehen; es ist kein Weiterkommen, sondern eine Kulmination, daher die wachsende Last, die Schwere in seinem Körper; wie kreuz und quer eingeschobene Balken, er droht, die Orientierung zu verlieren. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

20 […] es ist eine Qual, die eigene Stimme zu erkennen; was er sagen möchte, diese Anklagen und Vorwürfe kann er nicht mehr verstehen […] er weiß nicht, welches Unternehmen, welche Identität er verteidigt, in dieser Inszenierung, in die er sich freiwillig hineingegeben hat und in der er jetzt feststeckt (er möchte eingreifen, sich retten, doch das ist nicht möglich) […] Es ist ihm unmöglich, den Schauplatz zu verlassen […] wie in einem langsam, andauernden Blutsturz kommen die Wörter aus seinem Mund, aus seiner Lunge, und jede seiner Wahrheiten wird, ans Licht gekommen, zur Lüge, denn nichts hält die Wörter zusammen. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

21 […] [die Schmerzen] […] durchdringen die tiefste Ohnmacht und lassen Zentren der Qual und der Angst über die Landkarte seines Körpers wandern, die immer offen in ihm daliegt […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

22 […] er braucht nicht auf den Himmel zu schauen, die Wege sind auf geheimnisvolle Art in seinem Körper eingeschrieben […] Der Himmel und die Erde und die Zeichen, die Himmel und Erde tragen, sind durch sein Fleisch miteinander verbunden. Er verbindet sein Fleisch mit dem Stein dieser Stadt […] [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

23 die Kontrolle über diesen kleinen Kontinent [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

24 Der Name Timbuktu steht für Träume und für Enttäuschung. Schon das Wort selbst soll, in einer maurischen Sprache, das Zeichen für entfernt oder verborgen in sich tragen. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

25 […] sein Blick ist nicht der Blick eines Mannes, der der Welt der Männer angehören und als Mann leben und sterben kann, sondern kommt anderswoher und zielt anderswohin; fast als läge er nicht im Sterben, sondern wäre noch gar nicht wirklich geboren. […] so bleibt er an seinem Ort zwischen den Welten, kein Mann und keine Frau, kein Lebender und kein Toter, kein Einheimischer und kein Reisender. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

26 Wenn er von seinen Überzeugungen absieht, erscheint ihm die Gegenwart dieser Sklaven (als Zeichen und als Handelsgüter) wie eine Verdichtung von Raum und Zeit: ein Beweis für die Offenheit der Wege, für die Möglichkeit, andere Orte heranzuholen, ins Wirkliche einzubauen. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

27 So erst soll Raum entstehen: die imaginäre, im Nachträglichen und von außen her geformte Geographie; die vorher geträumten, wiedergefundenen Orte; im Verlangen nach größerer Dichte, nach intensiverem Licht. Anstelle von Wiederholungen, eingeübten Sätzen, Listen von Vorgängern […] anstelle von Bestätigungen etwas, das nicht einzuordnen ist, die Lücke des Unbekannten, eine andere Insel, in der Zeit: das Dritte, das Irrtümer (Wahrheiten und Lügen) einschließt. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

28 Zunächst ist ihm gar nicht klar, wer er überhaupt ist, da ist nur der Wechsel der Orte, der Wechsel von Wohlgefühl und Angst. Er versucht weniger, zu begreifen, was jetzt geschieht, als sich zu erinnern […] in seinem Inneren war die Geschichte von Beginn an geschrieben und er mußte nur den Schutt wegräumen, der diese Schrift bedeckte, in der Leichtigkeit, die dieser einsamen Arbeit folgte, würde sich die Welt vor ihm auffalten (denn die Welt, das ist im Kern nur ein einziger Ort, dieser Ort.) [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

29 Schreiben ist ein Versuch, ins Weite zu kommen, in der Sprache die Weite zu suchen, sie zu erfinden […] eine afrikanische Weite […][Traduction C. C.-K.] Retour au texte

30 Du musst weiter schreiben, tiefer in die Sprache hineinsteigen, langsam, auf einer Wendeltreppe, dich ins Muster hineinbegeben, das du erfunden hast, immer neue Parenthesen und Muster im Innern der Muster entdecken, bis dich ein Schwindel erfasst. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

31 Von Süden her, jenem Toten entgegen, den er, nach unseren Maßstäben, knapp verfehlen wird, nähert sich an die zwei Jahre später der Bäckerjunge und Waise aus Frankreich dem Ort, um den die Geschichte kreist, diesem fast zufälligen Zentrum, dem magischen Ort, dem man, aus Angst vor der sicheren Enttäuschung, im Erzählen beinahe ausweichen möchte. [Traduction C. C.-K.] Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Cécile Chamayou-Kuhn, « L’espace dans Der einzige Ort de Thomas Stangl : pour une circulation des modèles culturels et identitaires ? », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 28 novembre 2017 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=716

Auteur

Cécile Chamayou-Kuhn

PRAG d’allemand, Docteur en Études Germaniques, Laboratoire de recherche CEGIL, Université de Lorraine (site de Metz), Ile du Saulcy, BP 80428, 57045 METZ CEDEX 01 – cecile.chamayou-kuhn@univ-lorraine.fr

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