La circulation des termes dans le discours médiatique : peut-on informer sans déformer ?

  • The Circulation of Terms in Media Discourse: Can we Inform without Distorting?

Résumés

La diversification des supports médiatiques et l’accélération de l’information renforcent la circulation des termes économiques à travers la presse généraliste, ainsi que les interactions entre des contenus éditoriaux comparables, essentiellement destinés au grand public. Ce double phénomène de circulation et d’interaction est mis en évidence par une étude contrastive portant sur le traitement de la crise de l’euro dans la presse allemande et française entre 2011 et 2013 : les articles consacrés à l’endettement des pays en difficulté font appel à des savoirs experts, mais ont également recours à des stratégies de vulgarisation qui témoignent d’une interdiscursivité à plusieurs niveaux.

Media diversification and information superhighways that have become faster and faster have boosted the circulation of economic terms in the popular press, along with the interaction between editorial contents targeted at the general population, which are similar in nature. This twin phenomenon of circulation and interaction was highlighted in a contrastive study of the way the German and the French press managed the euro crisis between 2011 and 2013: articles devoted to the debt of countries that are going through hard economic times require expert knowledge, but also resort to popularization strategies that show multi-level interdiscursivity.

Plan

Texte

1. Introduction

Il est devenu courant de parler de « globalisation » pour désigner le processus qui, depuis les années 1990, renforce l’intégration planétaire des phénomènes économiques et financiers, au point d’aboutir à la naissance d’un gigantesque marché au sein duquel les biens et les capitaux circulent sans entraves. Or, si l’imbrication des circuits commerciaux constitue effectivement un tournant majeur, le phénomène de globalisation ne se limite pas à la sphère économique, mais implique également l’échange de richesses immatérielles à l’échelle mondiale. Moins étudié, ce second aspect se traduit pourtant par un bouleversement complet en matière de production et de diffusion des connaissances, en particulier dans le domaine de l’information : progressivement, les schémas de pensée traditionnels, ancrés dans un territoire, font place à une logique de flux qui amène à reconsidérer le rôle des médias.

Face à l’accroissement des échanges, les organes de presse sont en effet confrontés à un double défi : d’une part, ils doivent transmettre des données de plus en plus complexes, liées à une série de paramètres internationaux mal transposables à l’échelle locale ; d’autre part, leur mission centrale consiste à éclairer un public très hétérogène, qui est généralement peu au fait des dernières évolutions du monde économique et qui conserve des repères anciens, figés dans le cadre de la nation. Dès lors, le rôle des médias ne se résume plus à celui d’une simple « courroie de transmission » entre les membres d’une société, mais s’enrichit d’une composante externe, qui place chaque citoyen au cœur du fameux « village global », ce vaste espace commun qui abolit les distances et crée un sentiment de communauté supranationale.

Cette nouvelle donne a pour corollaire une multiplication des sources et des moyens d’information, qui transforme profondément le mode de fonctionnement initial : comme l’a observé Sophie Moirand à propos d’événements scientifiques ou technologiques ayant eu un fort retentissement au cours des dernières années, « les médias contribuent eux-mêmes à construire des liens entre ces faits de société » (2007 : 2). La diversification des supports a brutalement accentué cette tendance : déversée à flot continu, l’information se propage désormais en écho aux révélations précédentes et emprunte divers canaux (presse écrite, médias audio-visuels, sites internet, réseaux sociaux, etc.), chaque contenu se nourrissant au passage d’éléments nouveaux qui modifient la vision du fait relaté. Ainsi, la plupart des sujets traités témoignent d’un long cheminement, au fil duquel plusieurs sources se complètent, se rejoignent ou se contredisent, pour donner naissance à un message polyphonique dont les étapes de fabrication ne transparaissent que rarement dans le produit fini.

A l’heure actuelle, le texte de presse présente donc une trame complexe, marquée par diverses influences extérieures qui se détectent à un double niveau :

a) Dans un domaine tel que l’économie, la technicité des sujets abordés impose de revenir à la parole des experts, qui constitue généralement la matière première utilisée par les médias. Ces connaissances sont véhiculées par la ‘langue spécialisée’ au sens où l’entend Pierre Lerat (1995 : 20), c’est-à-dire « une langue naturelle considérée en tant que vecteur de connaissances spécialisées », dont l’usage s’étend au-delà du cercle des spécialistes d’une même matière et n’exclut pas le grand public. Ce sont précisément ces stratégies de mise en discours des savoirs experts qui méritent une attention particulière : comment les sources sont-elles exploitées par la presse pour prendre la forme de documents semi-professionnels, accessibles au plus grand nombre ? Il s’agit avant tout d’observer la circulation des termes dans le discours médiatique pour mesurer l’ampleur de ce processus et pour analyser ses effets.

b) L’actualité s’apparente de plus en plus à un flot ininterrompu de nouvelles, de réactions instantanées ou encore de « messages d’alerte » qui placent facilement le citoyen dans une situation de surinformation et incitent les médias eux-mêmes à pratiquer la surenchère : à l’heure du « tout-info », l’article de presse peut rarement être considéré comme un discours premier puisqu’il résulte généralement de divers apports extérieurs, amalgamés puis enrichis d’une touche personnelle, dans le souci qu’a chaque journal d’affirmer son originalité pour se démarquer de la concurrence. Ce gigantesque brassage amène à confronter les formulations choisies pour la présentation d’un même sujet, afin de faire ressortir les interactions manifestes entre des offres éditoriales comparables, qui semblent se répondre en permanence.

Ce double phénomène de circulation et d’interaction propre au discours médiatique contemporain sera examiné grâce à un corpus d’articles issus d’une part de la presse allemande (Der Spiegel et Manager Magazin), d’autre part de la presse française (L’Express, Le Point, Le Monde)1. La comparabilité de ces titres est garantie par leur approche commune de l’actualité économique, caractérisée par une conception généraliste et néanmoins rigoureuse des faits traités. De ce point de vue, ils révèlent l’utilisation de « termes semi-spécialisés » (Halbtermini, d’après Fluck 1996 : 47) dans des « textes semi-professionnels » (halbfachsprachliche Texte, selon Burger 1998 : 48), destinés au grand public. La constitution du corpus repose en outre sur une unité thématique : les articles sélectionnés se rapportent à la crise de l’euro entre 2011 et 2013, plus spécialement à la question de la dette et aux mécanismes mis en œuvre pour y faire face.

2. La circulation des termes économiques dans la presse allemande généraliste

Après le déclenchement de la crise grecque et les premiers sommets d’urgence organisés au niveau européen (2009-2010), les débats portent principalement sur les moyens à mettre en œuvre afin de juguler l’endettement massif du pays. Au printemps 2011, la presse allemande revient ainsi sur l’origine du phénomène et dresse un bilan détaillé de son évolution, comme en témoigne cet extrait d’un article du Spiegel :

1) Die griechische Staatsverschuldung soll in diesem Jahr auf gigantische 160 Prozent steigen. Auf diesem Niveau und bei einem mittelfristigen Zinssatz von fünf Prozent würden allein die Zinszahlungen acht Prozent des Bruttoinlandsprodukts ausmachen, rechnet Heinen [Analyst bei der Deutschen Bank] vor. "Für ein Land mit schwachem Export und geringen Wachstumsperspektiven ist das nur schwer zu schaffen." Es sei deshalb eine Frage der Zeit, bis es zu einer Umschuldung Griechenlands komme. Dabei könne die Laufzeit der Forderungen von Gläubigern verlängert werden. Wahrscheinlicher aber ist ein Schuldenschnitt, bei dem Investoren auf einen Teil ihres Geldes verzichten müssen. [S 08.04.11]2

On constate ici que la crise de la dette fait l’objet d’une présentation chiffrée, qui inclut des termes économiques (mittelfristiger Zinssatz ; Zinszahlungen ; Bruttoinlandsprodukt) et qui s’appuie sur la parole d’un expert de la Deutsche Bank. Celui-ci précise les deux principales solutions envisagées pour soulager la Grèce, à savoir une restructuration ou bien un effacement de sa dette (Umschuldung / Schuldenschnitt), cette alternative donnant lieu à une brève paraphrase destinée au lecteur. Ainsi, l’actualité favorise la diffusion de ces termes dès le premier semestre 2011 :

2) Was Experten seit langem vorhersagen, halten nun offenbar auch mehrere Regierungen für denkbar: Die Euro-Staaten erwägen laut "Financial Times Deutschland" eine Umschuldung von Griechenland. […] Nach SPIEGEL-Informationen dringt auch der Internationale Währungsfonds (IWF) auf eine Umschuldung. Denkbar sei ein Schuldenschnitt, die Verlängerung der Laufzeiten von Anleihen oder niedrigere Zinszahlungen. Alle drei Alternativen laufen darauf hinaus, dass Inhaber griechischer Staatsanleihen auf einen Teil ihrer Rendite verzichten müssen. [S 06.04.11]3

3) […] im Falle Griechenlands gilt es bislang als unwahrscheinlich, dass sich das Land in absehbarer Zeit wieder zu akzeptablen Zinsen selbst finanzieren kann. Deshalb wachsen die Spekulationen über einen Schuldenschnitt - also einen erzwungenen Verzicht von Gläubigern auf einen Teil ihrer Forderungen. [S 07.04.11]4

4) Die Europäische Zentralbank (EZB) stemmt sich gegen eine Umschuldung Griechenlands. EZB-Chefvolkswirt Jürgen Stark warnte in einem auf heute.de veröffentlichten Interview eindringlich vor den Folgen eines Schuldenschnitts, bei dem die Gläubiger des Landes auf einen Teil ihrer Forderungen verzichten müssten. [S 23.04.11]5

Dans les trois passages cités, on note que l’emploi du lexème Umschuldung ou Schuldenschnitt s’accompagne d’une reformulation qui vise à distinguer les différentes solutions à l’étude, c’est-à-dire une restructuration globale de la dette, un réaménagement partiel de celle-ci ou encore un rééchelonnement des remboursements. Ces explications peuvent par exemple être fournies à l’aide d’une structure relative (4 : eines Schuldenschnitts, bei dem die Gläubiger des Landes auf einen Teil ihrer Forderungen verzichten müssten) ou d’un marqueur explicite de reformulation, tel que also (3 : einen Schuldenschnitt - also einen erzwungenen Verzicht von Gläubigern auf einen Teil ihrer Forderungen). Les nuances entre les trois options envisagées peuvent également disparaître au profit d’une brève synthèse qui privilégie les points de convergence (2 : Alle drei Alternativen laufen darauf hinaus, dass Inhaber griechischer Staatsanleihen auf einen Teil ihrer Rendite verzichten müssen.)

Dès lors, la notion de restructuration de la dette glisse progressivement dans la langue commune : d’une part, elle ne fait plus l’objet d’une reformulation systématique ; d’autre part, elle peut être modulée par des adjectifs courants, tels que weich (5,8), sanft (7) ou light (6), qui évoquent un scénario en douceur, par opposition à hart (5), qui s’applique à une solution plus radicale. On relève aussi l’ajout de sogenannt (6), qui signale l’intégration du terme Umschuldung dans le discours ordinaire.

5) Auch zum Reizthema Umschuldung gibt es weiter Debatten, wobei die Beteiligten bisweilen jeweils etwas Unterschiedliches darunter verstehen. Eine "harte" Umschuldung wird demnach ausgeschlossen. Dabei müssten auch private Gläubiger auf einen Teil ihrer Forderungen verzichten. Laut Diplomaten ist aber eine "weiche" Lösung denkbar, bei der beispielsweise Laufzeiten von Krediten oder auch Anleihen verlängert werden. [S 09.05.11]6

6) Jetzt verdichten sich die Hinweise, dass Griechenland um eine sogenannteUmschuldung nicht mehr herumkommt. Selbst der Eurogruppen-Chef Jean-Claude Juncker schließt nicht mehr aus, dass private Gläubiger der Griechen auf einem Teil ihrer Forderungen sitzen bleiben. Juncker hält nach eigenen Angaben eine sogenannte Umschuldung light für möglich. [S 17.05.11]7

7) Gegenwind für Jean-Claude Juncker: EU-Kommissionspräsident José Manuel Barroso hat den Vorstoß des Eurogruppen-Chefs, Griechenland mit einer "sanften Umschuldung" zu helfen, mit scharfen Worten kritisiert. [S 18.05.11]8

8) Die von Eurogruppenchef Jean-Claude Juncker vorgeschlagene "weiche Umschuldung", bei der die Gläubiger Griechenland die Kredite verlängern und einen Teil der Zinsen erlassen, hält Weidmann für kontraproduktiv. [S 20.05.11]9

La circulation des termes Umschuldung et Schuldenschnitt dans la presse est ainsi favorisée par un procédé de simplificationet de transposition dans le langage courant, comme l’illustre le passage suivant :

9) […] Wünschenswert ist eine Umschuldung nicht, aber wohl notwendig. Ein solcher Schritt führt nicht zwangsläufig dazu, dass Gläubiger auf Teile ihrer Forderungen verzichten. Denkbar ist auch, dass sie ihr Geld später zurückbekommen oder Zinszahlungen gestreckt werden. […] Beide Lösungen hätten eines gemeinsam: Wer Griechenland Geld geliehen hat, bekommt es in vollem Umfang zurück. Eben nur später oder mit weniger Rendite. Dies wäre ein charmanter Weg, an dessen Ende Griechenland aber nicht wirklich von seinen hohen Schulden befreit wäre.

Ganz anders sieht es bei einer radikalen Lösung aus - so wie sie nun erneut mit einem Schuldenschnitt diskutiert wird. Bei dieser im Finanzjargon etwas verniedlichend "Haircut" (Haarschnitt) genannten Maßnahme verzichten die Gläubiger auf einen Teil des verliehenen Geldes. […] Eine solche Umschuldung hätte für das Land den Vorteil, dass Regierung und Bevölkerung nach Überwindung einer existentiellen Krise wirklich neu anfangen könnten, ohne von der Schuldenlast der Vergangenheit erdrückt zu werden. Die Regierung wäre auch nicht mehr gezwungen, so hart zu sparen, die Konjunktur könnte sich schneller erholen. [S 19.04.11]10

Le premier paragraphe sert à détailler le processus de restructuration de la dette (Umschuldung) en le présentant sous une forme simplifiée, qui cherche à concilier le raisonnement économique (Zinszahlungen strecken ; mit weniger Rendite) et celui du grand public (Geld leihen / Geld zurückbekommen ; von den Schulden befreit sein), ce qui se manifeste aussi par l’évocation des enjeux sur un ton plus léger (dies wäre ein charmanter Weg). Le second vise à expliciter la notion d’effacement de la dette (Schuldenschnitt) en transposant l’image empruntée au jargon financier („Haircut“) dans un registre courant, afin que chacun puisse immédiatement visualiser cette opération.

L’explication du mécanisme de désendettement inclut aussi des tournures imagées issues du langage quotidien, qui schématisent fortement la réalité financière et peuvent aller jusqu’à la caricature. Dans l’extrait 10, on remarque par exemple que les valeurs boursières dépréciées sont brutalement qualifiées de « titres pourris » (Schmuddel-Papiere). De même, dans le passage 11, la présentation des ABS (asset-backed securities), ces titres douteux à l’origine de la crise des subprimes aux Etats-Unis, se conclut par un jugement sévère à l’encontre de la Banque centrale européenne (EZB : Europäische Zentralbank), accusée de servir de « dépotoir » à tous les crédits suspects contractés auparavant (Bad Bank ; Müllhalde für faule Kredite).

10) Eine Umschuldung scheint der einzige Weg, die explodierenden Defizite Griechenlands und Portugals in den Griff zu bekommen. Nun aber warnt die Europäische Zentralbank vehement davor: Schlimmstenfalls drohe eine Bankenkrise wie nach dem Crash von Lehman Brothers. […]

Um einen solchen hochgefährlichen Dominoeffekt zu vermeiden, wird unter Finanzexperten gerade eine Art Umschuldung light diskutiert. So könnte die griechische Regierung Gläubigern anbieten, ihre Papiere zum jetzigen Marktkurs zurückzukaufen. Diese müssten zwar auf einen Teil ihrer Ansprüche verzichten, wären die Schmuddel-Papiere aber los und bräuchten keine Angst mehr vor einer Staatspleite und damit einem möglichen Totalverlust zu haben. Der griechischen Regierung würden finanzielle Verbindlichkeiten in beachtlichem Umfang erlassen. [S 26.04.11]11

11) Bei einer Insolvenz oder auch nur einem Zahlungsaufschub wäre die Zentralbank direkt betroffen. Doch noch größere Risiken lauern bei den Banken. Die EZB hatte Anfang des Jahres Schuldverschreibungen, sogenannte Asset-Backed Securities (ABS), im Wert von rund 480 Milliarden Euro als Sicherheiten angenommen. Es waren solche ABS-Papiere, die einst die US-Immobilienkrise ausgelöst haben. Nun drücken sie auf die Stimmung und vor allem die Bilanz der EZB.

Kein Experte kann sagen, wie sie diese Papiere loswerden will, ohne damit dem europäischen Bankensystem den Todesstoß zu versetzen. Die EZB sitzt in der Falle, sie ist zu einer riesigen Bad Bank geworden, zu einer Müllhalde für faule Kredite. [S 23.05.11]12

Ce type de schématisation grossière révèle une tendance plus générale, qui consiste à mentionner une appellation précise et à lui adjoindre un élément lexical courant, sans rapport direct avec la sphère économique. L’exemple suivant (12) illustre bien ce type d’enchaînement textuel : la situation de faillite diagnostiquée par l’économiste consulté l’amène à envisager une restructuration de la dette (Umschuldung) et une procédure d’insolvabilité (Insolvenzverfahren) pour la Grèce, mais aussi pour l’Irlande et le Portugal, de sorte que le journaliste pressent la mise en place d’une « cure d’austérité » s’appliquant à l’ensemble des « patients européens ». La dernière phrase (Klingt so, als könnte auf Europas Patienten eine Radikalkur zukommen.) exprime une vision généralisatrice et approximative de l’opération en question et constitue ainsi une paraphrase très imparfaite des propos cités.

12) Und der Top-Ökonom geht noch weiter: Eine Umschuldung sollte nach Scheides Ansicht nicht nur für Griechenland geprüft werden. "Auch für Irland und Portugal müsste man ein geordnetes Insolvenzverfahren durchspielen." Klingt so, als könnte auf Europas Patienten eine Radikalkur zukommen. [S 08.04.11]13

De manière semblable, les sombres perspectives entrevues ci-après (13) assimilent les éventuelles restructurations de la dette (Umschuldungen) à un « malaise » (Kollaps) des systèmes financiers nationaux, ce qui renforce l’impression d’un effondrement brutal des marchés :

13) Deutsche Banken haben allein den Regierungen in Madrid und Rom rund 60 Milliarden Euro geliehen - und den Kreditinstituten in beiden Ländern mehr als 110 Milliarden. Käme es zu Umschuldungen und einem Kollaps der nationalen Finanzsysteme, wären die Folgen unabsehbar. Und möglicherweise unfinanzierbar. [S 19.04.11]14

Loin des reformulations explicatives illustrées par les premiers exemples cités (1-4), les enchaînements observés dans les quatre derniers passages (10-13) fonctionnent donc comme de simples raccourcis, qui s’éloignent trop du domaine de départ pour éclairer utilement le lecteur. Ils peuvent même provoquer une certaine confusion en diluant les éléments économiques dans une trame narrative qui ignore la complexité de la crise et privilégie ses aspects superficiels. Ainsi, la circulation des termes spécialisés est certes favorisée par l’ajout d’éléments lexicaux de la langue commune, mais elle s’accompagne de divers procédés journalistiques qui nivellent les particularités des mécanismes décrits et négligent leurs caractéristiques techniques.

3. Les interactions entre médias allemands et français dans le traitement de la crise de l’euro

L’étude contrastive réalisée à partir d’articles parus dans des journaux allemands et français au printemps 2011 fait apparaître un étonnant parallélisme dans le traitement de la crise de l’euro. L’article de l’hebdomadaire Le Point intitulé « L’Europe réfléchit à un rééchelonnement de la dette grecque » (17.05.11) mérite à cet égard une attention particulière :

14) Après avoir été longtemps balayée d'un revers de main, la restructuration de la dette grecque est maintenant ouvertement évoquée. […]

Reste à savoir comment procéder pour ne pas affoler les marchés. L'hypothèse d'un défaut partiel, c'est-à-dire le non-remboursement intégral des détenteurs d'obligations, pour alléger de façon substantielle le fardeau grec, est officiellement exclue. Ses conséquences sont trop imprévisibles. Infliger des pertes aux créanciers privés pourrait enclencher un jeu de dominos dévastateur, en les poussant à se détourner des autres pays en difficulté (Portugal, Irlande et, peut-être, Espagne, Belgique...). Et cela empêcherait de fait la Grèce de faire appel aux marchés pendant plusieurs années. […]

Les ministres devraient vraisemblablement opter pour une option plus prudente, celle d'une "restructuration douce", c'est-à-dire un simple rééchelonnement des remboursements grecs, qui permettrait de diminuer les besoins de refinancement de la dette grecque sur les marchés. Le mécanisme s'appliquerait à la fois à l'aide européenne et aux détenteurs de dette privés, sur une base volontaire. Cette option aurait le mérite de ne pas faire supporter une perte sèche aux investisseurs, comme l'explique l'économiste Thibault Mercier, dans une note de BNP-Paribas : "Les créanciers verraient leur remboursement repoussé dans le temps, perdraient en valeur actuelle nette, mais leur capital resterait préservé." Sans que cela soit pour autant la panacée.

Même si les conséquences sont moins lourdes qu'en cas de défaut partiel, les banques grecques, qui détiennent une bonne partie de la dette grecque, pourraient être déstabilisées, car la valeur de leur titre serait dévaluée dans leur compte, souligne Éric Dor, directeur de recherche à l'Institut d'économie scientifique et de gestion (IESEG). Surtout, cela "n'améliorerait absolument pas le ratio de dette publique sur PIB, principal sujet de préoccupation des investisseurs" même si, à court terme, la Grèce n'aurait plus à financer les intérêts de sa dette, ajoute Thibault Mercier. [P 17.05.11]

Les différentes options envisagées pour secourir la Grèce font l’objet d’une analyse précise, qui rappelle les passages 1 à 4, tirés du magazine Der Spiegel. On retrouve ici les principaux termes du débat (restructuration de la dette ; défaut partiel ; rééchelonnement des remboursements), ainsi que des paraphrases explicatives qui visent à élucider chaque notion. Cela se prolonge par l’intervention de deux experts, qui ont recours à des outils plus techniques (valeur actuelle nette ; ratio de dette publique sur PIB) pour mesurer les effets prévisibles des mesures à prendre. On note également la tournure restructuration douce, copie conforme des expressions allemandes rencontrées dans les extraits 5 à 8 (weiche / sanfte Umschuldung). Enfin, l’évocation d’un jeu de dominos dévastateur renvoie à un univers imagé qui préfigure un effondrement général du système. Il s’agit là d’une crainte omniprésente, régulièrement exprimée au titre d’effet domino (15-16), dont la presse allemande offre le pendant direct (Dominoeffekt)15 :

15) Le Portugal est le troisième pays de la zone euro à bénéficier d'une aide européenne depuis un an, après la Grèce, qui avait obtenu un plan de soutien de 110 milliards d'euros de l'UE et du FMI au printemps 2010, et l'Irlande, qui a négocié à l'automne un programme de 85 milliards d'euros. Les ministres des Finances espèrent mettre fin à l'effet domino dans la zone euro, notamment éviter d'avoir à secourir l'Espagne, qui a des liens étroits avec l'économie portugaise et est considérée par les marchés comme un prochain candidat potentiel à une aide. [P 08.04.11]

16) [L’Allemagne] réclame une participation des créanciers privés même si les responsables européens ne veulent pas entendre parler de restructuration de la dette, un événement susceptible de déclencher un effet domino dévastateur sur les autres pays périphériques de la zone euro (l'Irlande et le Portugal). [P 06.06.11]

Cette vision catastrophiste est amplifiée par la métaphore de la maladie, qui se répand début 2011, notamment sous la forme d’une contagion qui menacerait l’ensemble de la zone euro :

17) De plus, les risques de contagion à d'autres pays fragiles de la zone euro, notamment le Portugal à qui une aide a été accordée début mai, plombent également toujours la monnaie unique. [P 12.05.11]

18) Le FMI n'exclut pas une contagion de la crise de la "périphérie de la zone euro" – terme employé pour désigner les pays qui comme la Grèce, le Portugal ou l'Irlande sont confrontés à une grave crise de leur dette publique – au "noyau dur" de cette zone, soit ceux qui se portent mieux, et à ses voisins européens. [P 12.05.11]

19) Comme les banques grecques sont de grands acheteurs de la dette souveraine de leur pays, une réduction de la valeur de leurs titres pourrait les mettre en difficulté et déclencher un bank run. Il y a surtout un risque de contagion aux autres pays périphériques de la zone euro (l'Irlande, le Portugal déjà aidés par le FMI et l'UE, mais aussi l'Espagne, voire l'Italie, puis la France). [P 20.05.11]

On observe ici que des données économiques liées à l’endettement (crise de la dette publique ; dette souveraine) cohabitent avec le jargon financier (bank run) et avec des appréciations d’ordre général, qui se rapportent habituellement à la santé (risque de contagion ; pays fragiles ; pays qui se portent mieux). Plus trivialement, les réformes drastiques infligées à la Grèce peuvent même être ramenées à une potion amère, à boire cul sec comme une purge (20), sans même l’ajout de guillemets qui marqueraient l’inadéquation des expressions choisies :

20) Hélas, pauvre Grèce ! La descente aux enfers du pays semble ne pas avoir de fin. […] Il y a un an, les Européens, après avoir trop longtemps tergiversé, finissaient par adopter un plan d'aide à Athènes […].Un plan assorti de conditions drastiques […]. Au programme : privatisations, hausses d'impôts, coupes claires dans les budgets ministériels, les salaires des fonctionnaires et les retraites. Une potion amère, à boire cul sec. […] La purge, pourtant, n'a pas produit les effets escomptés. Le chômage a grimpé, passant de 9 % avant la crise à 16 % aujourd'hui. Le PIB, qui avait déjà reculé de 3 % en 2009, a chuté de 4,5 % en 2010. Et la dette représente désormais près de 150 % de la richesse nationale. [E 07.06.11]

Ce cas illustre à nouveau la tendance à mêler des indicateurs économiques (courbe du chômage, valeur du PIB, montant de la dette) et des images empruntées à un tout autre domaine, qui ont pour effet de matérialiser la crise en la rapprochant d’un dysfonctionnement du corps humain. Selon la même logique, les coupes budgétaires auxquelles doivent se plier les pays surendettés sont présentées comme une cure d’austérité (21), en réplique à l’image choisie par la presse allemande (12 : Radikalkur).

21) Quel que soit le vainqueur du scrutin, les Portugais, déjà soumis depuis un an à une dure cure d'austérité, nourrissent peu d'espoir: plus des trois quarts d'entre eux se disent convaincus que la situation du Portugal sera "identique" voire "pire" dans un an. [P 05.06.11]

Ce type d’interactions se développe au fil de la crise, et les images liées à la contagion (22-24 : Ansteckung) et à la cure d’austérité (25 : Radikalkur) reviennent en force en 2012-2013 dans le Spiegel et Manager Magazin :

22) Zwei Schritte haben die Ansteckungsgefahr für Spanien verringert. [S 24.09.12]16

23) […] die Risiken eines Griechenland-Bankrotts wären weiterhin gewaltig. Von den Ansteckungsgefahren für die übrige Euro-Zone mal ganz abgesehen. [S 24.09.12]17

24) Der Westen insgesamt ist […] hochgradig anfällig für Veränderungen der Marktbedingungen: plötzlich veränderte Risikoeinschätzungen, Kapitalflucht aus bestimmten Märkten, Ansteckungseffekte. [M 19.09.12]18

25) Nun zittern auch andere Kleinstaaten der Euro-Zone mit überdimensionierten Bankensektoren. Vor allem in Malta geht die Angst um vor einer drohenden Radikalkur […]. [S 27.03.13]19

Là encore, la métaphore médicale est abondamment exploitée, par exemple pour décrire la Grèce comme un « patient de longue durée » (26 : Dauerpatient Griechenland), placé « sous perfusion » de l’aide financière internationale (das Land hängt am Tropf der internationalen Geldgeber) :

26) Dauerpatient Griechenland [Titre]

Griechenland kann wegen des Misstrauens in seine Rückzahlungsfähigkeit seit Jahren keine neuen Schulden mehr an den Kapitalmärkten aufnehmen. Das Land hängt am Tropf der internationalen Geldgeber von EU, Europäischer Zentralbank (EZB) und Internationalem Währungsfonds (IWF). [S 26.09.12]20

Plus généralement, les tournures imagées continuent à côtoyer les termes économiques, à la fois dans la presse allemande et dans la presse française. Un dossier sur l’Europe, paru dans le Spiegel en septembre 2012, illustre particulièrement bien cette tendance :

27) Gelingen könnte die Verschönerung der Wirklichkeit durch die in der Wirtschaft beliebte Top-Down-Methode. Dabei werden die Parameter eines Modells so lange geändert, bis am Ende das erwünschte Ergebnis herauskommt.

Kern des Troika-Berichts ist die „Schuldentragfähigkeitsanalyse“. Sie berechnet, unter welchen Bedingungen Griechenlands Schulden bis zum Jahr 2020 auf das halbwegs erträgliche Maß von 120 Prozent der nationalen Wirtschaftsleistung sinken könnten. [S 10.09.12]21

28) Im Kanzleramt wird befürchtet, ein solcher Schritt könne einen ähnlichen Domino-Effekt auslösen wie die Lehman-Pleite 2008. Der Untergang der New Yorker Bank stürzte damals die komplette Weltwirtschaft in den Abgrund. Allein in Deutschland schrumpfte die Wirtschaft um fünf Prozent, Hunderttausende wurden zusätzlich arbeitslos. [S 10.09.12]22

29) Die Auswirkungen auf Konjunktur, Wachstum und Beschäftigung wären ebenso katastrophal wie unkalkulierbar, argumentieren die Dominotheoretiker. Nur eines sei sicher: Fällt Griechenland, muss Deutschland erstmals zahlen […]. [S 10.09.12]23

Les paramètres économiques introduits dans le passage 27 (Top-Down-Methode ; Schuldentragfähigkeitsanalyse) y sont expliqués à l’aide d’une paraphrase précise, appliquée au cas de la Grèce. Les deux extraits suivants (28-29) révèlent à nouveau une dramatisation des enjeux : le risque d’« effet domino » (28 : Domino-Effekt) resurgit pour suggérer un possible effondrement boursier – crainte partagée par les défenseurs de cette théorie (29 : Dominotheoretiker). Cette éventualité reflète ainsi une vision pessimiste qui rappelle en tous points les scénarios dévastateurs évoqués dès 2011 (voir les exemples 10,15,16).

Un pareil pessimisme prévaut dans la presse française à l’automne 2012 et se maintient jusqu’à fin 2013. Dans ces deux articles du journal Le Monde, parus respectivement en octobre et en décembre 2012, la crise des dettes souveraines est étroitement liée à une maladie qui, après avoir terrassé les pays faibles (30), pourrait toucher les pays robustes et contaminer toute la zone euro (31) :

30) Malgré les récentes réformes, l’euro demeure une monnaie bancale. [Titre]
Après quatre ans de crise et de sommets politiques théâtralisés, l’euro a résisté au pire. Les spéculateurs n’ont pas eu sa peau. Les investisseurs qui, hier, attaquaient les dettes souverainesdes pays « faibles » de sa zone comme l’Italie ou l’Espagne après avoir terrassé la Grèce, l’Irlande et le Portugal, semblent désormais apaisés. […] L’union bancaire […] doit éviter l’émergence d’une catastrophe, d’un Lehman Brothers européen. Pourtant, des économistes continuent de douter, des politiques d’imaginer et certains citoyens d’espérer la mort de la monnaie européenne.
[…] l’économie réelle est plus que jamais rattrapée par la crise des dettes souveraines. Les pays les plus fragiles, qu’ils soient sous perfusion ou pas, sont plongés dans une récession qu’aggrave lacure d’austérité imposée pour donner des gages aux marchés. Le chômage atteint des records dans le sud de l’union monétaire. Quant au cœur de la zone euro, il ne fait plus exception. […] D’après le FMI, la zone euro devrait engranger une récession de 0,4% cette année. Et le rebond de la croissance devrait être aussi plus limité qu’attendu en 2013, à 0,2%. [LM 14-10-12]

31)La zone euro est restée debout. […] Mais si elle est sortie de la tempête, la zone euro n’est pas, pour autant, tirée d’affaire. En 2013 pas plus qu’en 2012, la croissance ne sera au rendez-vous. La récession restera ancrée dans les pays fragiles et contaminera toute la zone, frappant même les pays robustes comme l’Allemagne, où deux trimestres de croissance négative sont attendus fin 2012 et début 2013. En cause, notamment, les politiques d’austérité, qui, bien que de plus en plus assouplies, empêchent l’activité de repartir. Pour désendetter les Etats, l’effort budgétaire « structurel » (c’est-à-dire corrigé de l’effet du cycle économique) reste estimé l’année prochaine à plus d’un point de produit intérieur brut (PIB) pour l’ensemble de la zone euro. [LM 29-12-12]

On retrouve ici la métaphore médicale qui donne corps à la monnaie unique (30 : l’euro demeure une monnaie bancale ; les spéculateurs n’ont pas eu sa peau ; la mort de la monnaie européenne) et humanise les pays endettés, lesquels sont placés sous perfusion et soumis à une cure d’austérité (30), deux images qui correspondent exactement à celles utilisées par le Spiegel (26 : das Land hängt am Tropf der internationalen Geldgeber ; 25 : Radikalkur). Les données de la crise (récession, croissance négative, effort budgétaire structurel, produit intérieur brut) sont ainsi noyées dans un discours généralisateur, chargé de poncifs qui tendent à reléguer les phénomènes économiques au second plan.

Cette impression demeure à la lecture de deux articles du Monde parus en décembre 2013, dans lesquels réapparaissent la plupart des images rencontrées jusqu’ici :

32) [L’accord sur l’union bancaire] devrait rassurer épargnants et marchés. Il permettra de consolider un secteur bancaire européen qui compte encore pas mal de canards boiteux. […] Avec l’harmonisation budgétaire, les fonds de solidarité européens, et peut-être, demain, la coordination des politiques économiques, l’union bancaire donne corps à l’union monétaire. Il était temps. Elle cherche à briser les liens entre crise bancaire et dette souveraine. Il s’agit d’empêcher ces effets de contagion qui ont fait que des banques gérées de façon calamiteuse – à Athènes, à Dublin, à Madrid ou à Chypre – ont amené des Etats au bord de la faillite et menacé la survie de l’ensemble de la zone euro. [LM 20-12-13]

33) Leçons à retenir du traitement de choc irlandais [Titre].
Dimanche 15 décembre [2013], l’Irlande devait sortir officiellement, après trois années de purge, du programme d’aide imposé par la Banque centrale européenne (BCE), la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI). […] L’économie ne souffrait pas de problèmes structurels, mais d’une bulle bancaire et immobilière qu’il fallait purger. Les efforts d’austérité ont payé. [LM 14-12-13]

Outre l’expression inappropriée qui porte sur le secteur bancaire européen (32 : canards boiteux), on relève à nouveau la référence à des effets de contagion (32), qui imposent un traitement de choc, voire une purge (33). Or, même si l’on sait depuis Molière que la purge guérit de bien des maux, on peut douter qu’elle s’applique à la crise des dettes souveraines et surtout qu’elle puisse instruire le lecteur sur la nature des solutions envisagées.

4. Conclusion

L’étude du corpus montre que les termes économiques empruntés à la langue des experts se répandent assez rapidement dans la presse généraliste dès 2011, sous la pression de l’actualité, qui met la crise de l’euro au premier plan. Le mécanisme de désendettement enclenché face à la faillite de la Grèce est exposé de façon régulière, sous trois formes complémentaires qui contribuent chacune à la diffusion des termes correspondants. D’une part, les données essentielles sont fournies à l’aide d’une paraphrase explicative qui facilite la compréhension. D’autre part, elles sont intégrées dans le texte grâce à l’ajout de qualificatifs issus du langage courant. Enfin, elles peuvent être accompagnées de tournures imagées qui aident à visualiser le phénomène décrit.

Or, si le procédé de reformulation favorise la circulation des discours experts en élucidant les notions utilisées, le recours fréquent à la métaphore soulève un problème de taille : le décalage observé entre les indicateurs de la crise et le domaine de la maladie implique une lecture à double niveau, qui peut être source de confusion pour le lecteur. La schématisation excessive du processus d’endettement, mais aussi des mécanismes mis en place pour le contenir, conduit en effet à une polyphonie discursive qui se révèle peu efficace en matière de transfert des savoirs : l’omniprésence d’images négatives, très éloignées de la sphère économique, laisse craindre une vision superficielle, voire faussée, de phénomènes aussi complexes. Bon nombre d’extraits cités témoignent ainsi d’un traitement simplificateur de la crise, qui privilégie les scénarios les plus sombres et marque une perte informative par rapport au discours premier. En ce sens, le rôle de vulgarisation assigné aux médias généralistes n’est que très imparfaitement exercé dans le cadre étudié.

Cette défaillance est d’autant plus nette qu’on note une forte interaction entre les organes de presse allemands et français, depuis les premiers débats sur la résorption de la dette (début 2011) jusqu’au bilan des mesures adoptées (fin 2013). Les différentes options envisagées par les experts (restructuration, rééchelonnement, effacement de la dette) donnent lieu à une série de clichés qui se propagent d’un journal à l’autre en un curieux effet de miroir : les tournures Dominoeffekt / effet domino, Ansteckungsgefahr / risque de contagion ou encore Radikalkur / cure d’austérité s’imposent simultanément dans les journaux allemands et français, ce qui révèle un discours stéréotypé, empreint de jugements catastrophistes. Loin d’être anecdotiques, ces interactions constantes dévoilent une véritable marque de fabrique : la presse généraliste a tendance à construire sa propre représentation de la crise, qu’elle impose insidieusement grâce à une sorte de « copier-coller » qui se répercute peu à peu dans tout l’espace médiatique. Face à ce danger, il importe pour l’heure que le lecteur sache déconstruire les schémas préétablis pour mieux appréhender la réalité économique. Enfin, à plus long terme, il faut souhaiter une évolution de l’écriture journalistique en général, afin que la presse exerce plus justement sa mission d’informer sans déformer.

Bibliographie

Sources

Abréviations utilisées Titres de presse Sites internet

S Der Spiegel (Spiegel online) www.spiegel.de

M Manager Magazin www.manager-magazin.de

E L’Express www.lexpress.fr

P Le Point www.lepoint.fr

LM Le Monde www.lemonde.fr

Bibliographie

Burger, Harald (1998). Phraseologie. Eine Einführung am Beispiel des Deutschen. (= Grundlagen der Germanistik, 36), Berlin: Erich Schmidt Verlag.

Fluck, Hans-Rüdiger (1996). Fachsprachen. (= Uni-Taschenbücher 483), 5., überarbeitete und erweiterte Auflage, Tübingen und Basel: A. Francke Verlag.

Lerat, Pierre (1995). Les langues spécialisées. Paris : PUF.

Moirand, Sophie (2007). Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre. Paris : PUF.

Notes

1 L’étude s’appuie sur une soixantaine d’articles parus dans la presse allemande entre début 2011 et mi-2013, ainsi que sur une quarantaine d’articles de la presse française parus à la même période. La sélection repose sur un critère de fond et de forme : ont été retenus les articles spécialement consacrés à la crise de la dette dans une perspective informative (situation budgétaire des pays touchés) et explicative (mécanismes d’endettement et de désendettement) qui vise à fournir des données économiques précises (termes spécialisés, montants chiffrés) à l’attention du grand public. En ce qui concerne la presse allemande, les deux magazines pris en compte révèlent des caractéristiques semblables, mais le Spiegel a été largement privilégié ici car il illustre le mieux les stratégies de vulgarisation mises en œuvre pour relayer les connaissances des experts. Les citations proposées dans l’article sont suivies d’indications entre crochets qui précisent leur origine (voir les abréviations signalées à la rubrique « sources »). L’usage de l’italique dans les citations provient exclusivement de l’auteur de l’article et sert à spécifier les éléments sur lesquels se concentre l’analyse. Retour au texte

2 Traduction de la citation 1) [S 08.04.11] Retour au texte

Le déficit public de la Grèce doit augmenter cette année pour atteindre la hauteur considérable de 160 pour cent. A ce niveau et sur la base d’un taux d’intérêt à moyen terme de cinq pour cent, le paiement des intérêts représenterait à lui seul huit pour cent du produit intérieur brut, d’après les calculs de Nicolaus Heinen [analyste à la Deutsche Bank]. « Pour un pays qui exporte peu et qui a des perspectives de croissance limitées, ce n’est que très difficilement réalisable. » C’est pourquoi, selon lui, c’est juste une question de temps d’ici à ce que l’on en arrive à une restructuration de la dette grecque, les créanciers pouvant dans ce cas accorder un délai de remboursement supplémentaire. Mais, plus probablement, on peut s’attendre à un effacement de la dette, qui privera les investisseurs d’une partie des fonds engagés.

3 Traduction de la citation 2) [S 06.04.11] Retour au texte

Ce que les experts prévoient depuis longtemps semble désormais considéré comme plausible également par plusieurs gouvernements : d’après le « Financial Times Deutschland », les Etats de la zone euro envisagent une restructuration de la dette grecque. […] Selon les informations du « Spiegel », le Fonds monétaire international (FMI) insiste lui aussi sur la mise en œuvre d’une restructuration. Cette source précise que l’issue plausible est un effacement de la dette, l’allongement de la durée des emprunts ou la diminution des intérêts à régler. Les trois options convergent sur un point : les détenteurs d’emprunts d’Etat grecs seront alors privés d’une partie des rendements qu’ils escomptaient.

4 Traduction de la citation 3) [S 07.04.11] Retour au texte

[…] dans le cas de la Grèce, il apparaît jusqu’à présent peu probable que le pays puisse se refinancer lui-même à des taux acceptables dans un avenir proche. C’est pourquoi on voit se répandre les spéculations sur un effacement de la dette – donc sur une solution qui priverait nécessairement les créanciers d’une partie de leur dû.

5 Traduction de la citation 4) [S 23.04.11] Retour au texte

La Banque centrale européenne (BCE) s’oppose à une restructuration de la dette grecque. Dans une interview publiée sur le site heute.de, le chef des experts économiques de la BCE, Jürgen Stark, a sévèrement mis en garde face aux conséquences d’un effacement de la dette, qui priverait les créanciers du pays d’une partie de leur dû.

6 Traduction de la citation 5) [S 09.05.11] Retour au texte

Le sujet sensible de la restructuration de la dette continue aussi à susciter des débats, et il arrive que les protagonistes ne l’entendent pas de la même façon. Ils excluent ainsi une restructuration « dure », qui priverait même les créanciers privés d’une partie de leur dû. En revanche, selon des sources diplomatiques, une solution « douce » est envisageable, celle-ci impliquant par exemple un allongement de la durée des crédits ou encore des emprunts.

7 Traduction de la citation 6) [S 17.05.11] Retour au texte

On voit maintenant s’accumuler les indices montrant que la Grèce n’échappera pas à des mesures dites « de restructuration ». Même le dirigeant de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, n’exclut plus que des créanciers privés ayant accordé des prêts aux Grecs soient obligés de faire une croix sur une partie de leur dû. Selon ses propres mots, Juncker tient pour possible ce qu’on appelle une « restructuration allégée ».

8 Traduction de la citation 7) [S 18.05.11] Retour au texte

Vents contraires pour Jean-Claude Juncker : le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a sévèrement critiqué l’offensive du dirigeant de l’Eurogroupe visant à mettre en place une « restructuration adoucie » pour aider la Grèce.

9 Traduction de la citation 8) [S 20.05.11] Retour au texte

Le dirigeant de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, a proposé de mettre en place une « restructuration douce », qui amènerait les créanciers à prolonger les crédits accordés à la Grèce et à annuler une partie des intérêts, ce qui a été jugé contre-productif par Jens Weidmann.

10 Traduction de la citation 9) [S 19.04.11] Retour au texte

[…] Une restructuration de la dette n’est pas souhaitable, mais elle est sans doute nécessaire. Une telle opération n’a pas forcément pour effet de priver les créanciers d’une partie de leur dû. On peut aussi envisager de repousser les remboursements ou d’espacer les paiements des intérêts. […] Les deux solutions auraient un point commun : toute personne ayant prêté de l’argent à la Grèce percevrait la totalité de la somme en retour. Et ce, tout juste avec retard ou avec un rendement diminué. Tout cela a l’air bien joli, mais au bout du compte, la Grèce ne serait pas vraiment libérée de ses lourdes dettes.

Il en va tout autrement de la solution radicale – telle qu’on l’entend dans les nouvelles discussions sur un effacement de la dette. Cette mesure, que le jargon de la finance désigne par le doux euphémisme de « coupe de cheveux » (haircut), prive les créanciers d’une partie des sommes prêtées. […] Une telle restructuration aurait un avantage pour le pays : après avoir surmonté une crise existentielle, le gouvernement et la population pourraient vraiment prendre un nouveau départ sans crouler sous le poids de la dette héritée du passé. De même, le gouvernement ne serait plus contraint de faire des économies aussi dures, et la conjoncture pourrait se redresser plus rapidement.

11 Traduction de la citation 10) [S 26.04.11] Retour au texte

Une restructuration de la dette semble être le seul moyen de maîtriser l’explosion des déficits de la Grèce et du Portugal. Toutefois, la Banque centrale européenne adresse une sévère mise en garde face à ce procédé : dans le pire des cas, précise-t-elle, celui-ci fait courir le risque d’une crise bancaire semblable à celle qui a suivi le krach de Lehman Brothers. […]

Afin d’éviter un tel effet domino particulièrement dangereux, les experts financiers ont entamé des discussions sur une sorte de « restructuration allégée ». Ainsi, le gouvernement grec pourrait proposer aux créanciers de racheter leurs titres au cours actuel du marché. Les créanciers subiraient certes une perte par rapport à leurs attentes initiales, mais ils seraient débarrassés de leurs titres pourris et n’auraient plus à craindre une faillite de l’Etat susceptible de leur faire perdre la totalité des sommes engagées. Le gouvernement grec serait alors exonéré d’une bonne partie des emprunts contractés.

12 Traduction de la citation 11) [S 23.05.11] Retour au texte

En cas d’insolvabilité ou même d’un simple report d’échéance, la Banque centrale serait directement touchée. Mais des risques encore plus importants pèsent sur les banques. Au début de l’année, la BCE avait souscrit des obligations correspondant à ce qu’on appelle des « titres adossés à des actifs » (ou ABS, asset-backed securities), dont la valeur tournait autour de 480 milliards d’euros et qui devaient servir de garanties. Ce sont des titres ABS de cette sorte qui avaient déclenché la crise immobilière aux Etats-Unis par le passé. Désormais, ils affectent l’état d’esprit et surtout le bilan de la BCE.

Aucun expert ne peut dire comment elle peut se débarrasser de ces titres sans donner le coup de grâce au système bancaire européen. La BCE est prise au piège, elle est devenue une gigantesque banque poubelle, un dépotoir où s’entassent les crédits suspects.

13 Traduction de la citation 12) [S 08.04.11] Retour au texte

Et le grand économiste Joachim Scheide va encore plus loin : selon lui, la restructuration de la dette serait une solution à tester pas seulement pour la Grèce. « Pour l’Irlande et le Portugal aussi, il faudrait expérimenter une procédure d’insolvabilité planifiée. » Cela laisse entendre que les patients européens pourraient être confrontés à une cure d’austérité.

14 Traduction de la citation 13) [S 19.04.11] Retour au texte

Pour ce qui est uniquement de l’Espagne et de l’Italie, les banques allemandes ont prêté quelque 60 milliards d’euros aux gouvernements – et plus de 110 milliards aux instituts de crédit des deux pays. Si l’on devait en arriver à des mesures de restructuration de la dette et à un brusque malaise des systèmes financiers nationaux, les conséquences seraient imprévisibles. Et le financement potentiellement impossible.

15 Voir le passage 10, où la solution préconisée par les experts vise justement à atténuer les effets dévastateurs d’une restructuration radicale de la dette : Um einen solchen hochgefährlichen Dominoeffekt zu vermeiden, wird unter Finanzexperten gerade eine Art Umschuldung light diskutiert. Retour au texte

16 Traduction de la citation 22) [S 24.09.12] Retour au texte

Deux mesures ont diminué les risques de contagion à l’Espagne.

17 Traduction de la citation 23) [S 24.09.12] Retour au texte

[…] les risques d’une faillite générale de la Grèce resteraient énormes. Sans même parler d’une éventuelle contagion au reste de la zone euro.

18 Traduction de la citation 24) [M 19.09.12] Retour au texte

Les pays occidentaux dans leur ensemble sont […] extrêmement sensibles aux variations des règles sur les marchés, telles qu’une brusque révision de l’estimation des risques, une fuite des capitaux sur certains marchés ou encore des effets de contagion.

19 Traduction de la citation 25) [S 27.03.13] Retour au texte

Désormais, d’autres petits Etats de la zone euro au secteur bancaire surdimensionné se mettent à trembler aussi, en particulier Malte, où la menace d’une cure d’austérité provoque des inquiétudes […].

20 Traduction de la citation 26) [S 26.09.12] Retour au texte

La Grèce, un patient de longue durée. [Titre]

Etant donné la méfiance qu’inspire la Grèce depuis des années quant à ses capacités de remboursement, elle ne peut plus contracter de nouvelles dettes sur les marchés de capitaux. Le pays est placé sous perfusion des donateurs internationaux représentant l’Union européenne (UE), la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI).

21 Traduction de la citation 27) [S 10.09.12] Retour au texte

La démarche visant à embellir la réalité pourrait atteindre son but grâce à la méthode dite « descendante » (top-down), très appréciée en économie. Elle consiste à modifier les paramètres d’un objet type jusqu’à ce qu’on obtienne le résultat souhaité.

Le cœur du rapport de la troïka correspond à « l’analyse de la capacité d’endettement ». Celle-ci évalue les conditions dans lesquelles les dettes de la Grèce d’ici 2020 pourraient être ramenées au niveau plus ou moins soutenable de 120 pour cent de la performance économique nationale.

22 Traduction de la citation 28) [S 10.09.12] Retour au texte

A la chancellerie, on craint qu’une telle mesure entraîne un effet domino semblable à celui qui avait été déclenché par la faillite de Lehman en 2008. La chute de la banque de New York avait alors précipité toute l’économie mondiale dans une crise profonde. Dans le simple cas de l’Allemagne, l’économie s’était effondrée de cinq pour cent, et on avait enregistré des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires.

23 Traduction de la citation 29) [S 10.09.12] Retour au texte

Les répercussions sur la conjoncture, la croissance et l’emploi seraient à la fois catastrophiques et incalculables, d’après les théoriciens qui prévoient un effet domino. Selon eux, une seule chose est sûre : si la Grèce chute, l’Allemagne devra payer pour la première fois […].

Citer cet article

Référence électronique

Philippe Verronneau, « La circulation des termes dans le discours médiatique : peut-on informer sans déformer ? », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 01 décembre 2016 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=708

Auteur

Philippe Verronneau

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