Depuis la fin des années 1990 se développe en France un discours médiatique autour de la formation d’un ‘Nouveau cinéma allemand’ : le nombre des films allemands diffusés à l’étranger a augmenté et la majorité des thématiques de ces films visibles traitent de l’histoire douloureuse de l’Allemagne,1 ce qui témoignerait d’un nouveau rapport des Allemands à leur passé.
Cependant, si ce discours est perceptible au sein de la sphère spécialisée des médias, est-il saisissable au sein des visions du monde des spectateurs de cinéma français ? Peut-on évoquer une nouvelle forme de rapport à l’Allemagne qui se mettrait en place à travers la réception spectatorielle d’un Nouveau cinéma allemand ? Cette contribution vise ainsi à examiner la place des pratiques culturelles dans la formation d’une image de l’Allemagne : en quoi peuvent-elles constituer une expérience vécue (Erlebnis) de la germanité,2 une rencontre signifiante avec l’Autre ?
Nous présentons ici une partie des résultats de notre thèse de sociologie. L’imbrication entre perception filmique et appréhension individuelle de l’Allemagne sera étudiée dans le contexte social spécifique de la réunification.
1. Introduction : Cadre théorique et empirique
1.1. Nouveau cinéma allemand et médium de masse
Nous nous intéresserons aux différentes formes de ce Nouveau cinéma allemand, depuis sa production en Allemagne jusqu’à sa réception en France.
Le Nouveau cinéma allemand est conçu non pas comme un fait artistique intrinsèque, mais comme un fait social global, agissant comme médium entre instances collectives et individuelles. Nous reprenons ici la définition de l’objet filmique de Siegfried Kracauer : le médium-film est un « nœud de relations multiples » (2010 : XVIII), un passeur entre sphère de production et sphère de réception. La notion de médium permet non seulement d’interroger les liens entre films et spectateurs, mais également entre société et cinéma, réalité matérielle et films, technique de reproduction et perception.3
Pour Kracauer, un objet cinématographique n’acquiert de portée sociologique que s’il produit un impact social, s’il se détache comme phénomène visible au sein du monde social. Il est alors susceptible d’atteindre potentiellement la masse des spectateurs, conçue comme masse compacte mais différenciée. La notion de médium-film se décline en médium de masse (2010 : 243 et 330 / 2009 : 5) : le caractère massif du cinéma favorise sa circulation et son effectivité virtuelle au sein des visions du monde individuelles et collectives.
Le Nouveau cinéma allemand sera examiné, dans cette optique de médialité de masse, au niveau de ses trois sphères de matérialisation : production, exportation et enfin réception individuelle. Il s’agira notamment de questionner en quoi l’exportation s’organise selon des modalités restrictives filtrant la diversité et l’hétérogénéité du paysage cinématographique allemand contemporain.
1.2. Terrains de recherche
Notre travail de thèse s’appuie sur la mise en place de deux terrains de recherche complémentaires : une enquête empirique berlinoise et un terrain parisien auprès des spectateurs français.
Notre enquête berlinoise a été effectuée auprès des professionnels de la branche cinématographique – réalisateurs, producteurs, diffuseurs – et auprès des acteurs des pouvoirs publics intervenant dans la subvention et la diffusion des films.4 Il s’agissait avant tout de déterminer si ces acteurs affichaient, depuis la réunification, une volonté affirmée de diffuser un cinéma spécifiquement allemand susceptible d’agir comme Kulturträger privilégié, vitrine de soi à l’étranger.
Dans le cadre de notre étude auprès des spectateurs, notre objectif était de déterminer si la germanité cinématographique faisait sens pour le spectateur, si elle était susceptible d’orienter ses choix de visionnage et, par la suite, d’acquérir une signification spécifique au sein de ses visions du monde. L’étude de l’espace réel de réception induit une approche de sociologie compréhensive wébérienne (Weber 2003 : 28 – 55),5 qui s’inscrit ici en partie dans la lignée de la sociologie de la réception et des publics. Cette sociologie a récemment développé des outils empiriques et théoriques pour mieux saisir concrètement l’impact de la pratique filmique sur les visions du monde individuelles. Le public n’est plus un simple consommateur, et la fixation sur la réception permet d’universaliser la sociologie de la culture en dépassant les débats autour de la culture légitime et l’analyse en termes de classes sociales. La construction de l’échantillon est plus libre car orientée vers la fonction pratique de l’expérience esthétique.6 La notion de genre est par exemple subdivisée par Ethis en « genre dont on parle » a priori et « genre que l’on perçoit / genre perçu » a posteriori (2006 : 162). Il s’agit de s’interroger sur la pertinence, pour les spectateurs, de la germanité comme genre.
1.3. Cadre d’analyse principal : les études sur la culture de l’École de Francfort
Ce travail mobilise plus généralement les apports des études sur la culture de la première génération de l’École de Francfort,7 rédigées entre les années 1920 et 1960. Ces chercheurs examinent la fonction heuristique de la culture à travers une interrogation commune : la culture en général, et le cinéma en particulier, sont-ils capables, dans le contexte moderne d’une fragmentation des expériences vécues et du désenchantement du monde, de favoriser un dépassement des a priori à travers une émancipation de la conscience individuelle ?
Les théoriciens de l’École de Francfort proposent de nombreuses pistes différenciées pour analyser le lien entre la culture de masse du XXème siècle et les conditions de possibilité de l’expérience esthétique. Les approches dites ‘pessimistes’ de l’industrie culturelle, développées par Adorno et Horkheimer, qui mettent l’accent sur les mécanismes aliénants des formes modernes de la culture, peuvent être opposées aux approches plus ‘optimistes’, celles de Kracauer, qui maintiennent le potentiel émancipateur de cette culture.
Ainsi, pour Adorno et Horkheimer (1983 : 129-176), l’expérience artistique est paralysée, l’industrie culturelle ayant remplacé l’innovation et la critique par la répétition sans fin des mêmes schémas. Les formes filmiques, les modes de représentation conduisent à une réification totale de la création artistique, qui n’est plus qu’une instance fétichisée de reproduction de clichés. L’altérité disparaît au sein de cette reproduction des prototypes. Si l’on applique cette analyse au Nouveau cinéma allemand, sa possibilité de faire sens en tant que cinéma à la fois ‘nouveau’ et ‘allemand’ disparaît, tant du point de vue de sa production que de sa réception.
Pour Kracauer en revanche, le cinéma déploie une éthique alternative de la visibilité (Despoix 2011 : 13), parce qu’il matérialise l’aléatoire, le contingent, l’abstrait. Kracauer évoque des affinités particulières du cinéma avec la représentation du mouvement, de l’Autre et de l’horreur. En ce sens, il constitue un médium privilégié pour concrétiser des concepts théoriques, et particulièrement celui de ‘nationalité’ et de ‘peuple’. L’Allemagne peut ainsi, par le biais du cinéma, se matérialiser par ces mécanismes purement cinématographiques, tout en demeurant liée à un universel généralisé. Kracauer (2008 : 61-67) réhabilite l’apport heuristique de la notion de distraction (Zerstreuung) : la distraction favoriserait la dialectique aperceptive et permettrait une réception ouverte et flexible de l’objet filmique. Kracauer (2009 : 8) expose également la capacité du cinéma à dévoiler les tendances sociétales souterraines : la répétition des motifs cinématographiques permettrait de démasquer les obsessions psychologiques collectives, le Zeitgeist d’une époque.8 Le cinéma n’est pas un produit déterminé et déterministe de sa société de production, mais une émanation libre de celle-ci. En ce sens il devient un outil d’analyse de la société et acquiert une dimension sociologique explicite.
2. Sphère de production : le cinéma allemand entre renouveau industriel et culturel
Au niveau de sa sphère de production, le Nouveau cinéma allemand est ici présenté comme une émergence culturelle issue de la réunification allemande. Il s’agit non pas de faire correspondre arbitrairement cette division du temps historique à la division de l’histoire culturelle allemande, mais de s’interroger sur les implications de cet évènement.
La réunification, en tant que rupture historique, constitue le point de départ d’un renouvellement de la production allemande à trois niveaux : au niveau des infrastructures de production, au niveau des formes et des traitements cinématographiques et enfin au niveau des motifs filmiques. Si elle ne détermine pas directement ces évolutions, elle les catalyse et les accompagne : le lien entre chute du mur et Nouveau cinéma allemand s’apparente davantage à un lien d’affinités électives – au sens wébérien du terme –9 qu’à un lien direct de cause à effet.
En 1990, la chute du mur est en effet présentée par les différents acteurs de la branche cinématographique comme une opportunité pour sortir de la crise productive traversée par l’Allemagne depuis le début des années 1980, comme l’occasion de favoriser un élargissement de l’espace des possibles10 pour la profession.
Le cinéma allemand traverse alors une crise à la fois productive et symbolique qui tend à remettre en cause son caractère de médium de masse : le public international, mais également le public allemand, ne reconnaît plus ce cinéma comme entité culturelle. Les professionnels de la sphère productive évoquent, à la chute du mur, un besoin productif à combler, d’une part pour relancer l’industrie du cinéma en Allemagne, d’autre part afin de susciter un ‘désir’ de cinéma allemand auprès des spectateurs. En outre, les débats du début des années 1990 soulignent l’importance de la reconnaissance internationale d’une cinématographie : un cinéma spécifiquement allemand n’existerait qu’à partir du moment où il serait visible en tant que tel en dehors des frontières du monde germanique. Le caractère officiellement représentatif du cinéma allemand est à la fois endogène et exogène, en partie produit par des mécanismes de reconnaissance internationale a posteriori.
La réunification politique s’accompagne ainsi de ce que l’on pourrait nommer une ‘réunification cinématographique’. Le système de production étatique de la DEFA, la société qui contrôlait la production cinématographique en Allemagne de l’Est, est dissous11 et les studios de Babelsberg, qui accueillaient le tournage de la plupart des productions est-allemandes, sont privatisés, rachetés en 1993 et réinvestis pour redevenir le ‘Hollywood allemand’12 qu’ils symbolisaient avant la Seconde Guerre mondiale. Depuis 2008, l’UFA, société de production mythique de cette période, a recréé une branche cinéma qui fonctionne en étroite coopération avec les studios de Babelsberg et qui bénéficie du « prestige historique » de la « marque » UFA, chargée de produire un cinéma commercial à gros budget.13 La référence au prestige cinématographique du premier âge d’or allemand est présentée avant tout comme une opportunité marketing destinée à susciter une reconnaissance internationale accrue de la production.
Ce redéploiement industriel et économique s’accompagne également d’un renouvellement des outils de soutien étatique à la production : le ‘modèle’ français de l’exception culturelle – très souvent mis en avant par nos enquêtés berlinois, qui tendent presque à le mythifier – se décline en Allemagne sous le mode de la diversité culturelle.14 Le soutien au redéploiement quantitatif est présenté comme une subvention à la fois économique et culturelle : l’État allemand doit promouvoir le plus de productions filmiques possibles au nom de la diversité culturelle et donner les moyens aux réalisateurs de travailler en Allemagne. Les politiques cinématographiques allemandes proposent alors un dépassement de la dichotomie classique opposant une conception de l’objet cinématographique comme bien culturel d’une part, bien économique d’autre part. Ainsi les aides étatiques à la production sont-elles augmentées.
En outre, la réunification politique appelle une centralisation accentuée. Celle-ci se traduit notamment par la création, en 1998, d’un poste de délégué du gouvernement fédéral pour la culture et les médias, le BKM (Beauftragter der Bundesregierung für Kultur und Medien), qui correspond au ministère de la culture français. Mais la culture étant une prérogative des Länder allemands selon la tradition fédérale, son rôle est plus restreint qu’en France et s’apparente à celui d’un secrétariat d’État. Le BKM a cependant été créé dans une optique de centralisation renforcée de la politique culturelle. Il agit désormais de concert avec la FFA et attribue des aides fédérales généralisées à la production du cinéma en Allemagne. Le BKM et le FFA ont initié en 2007 la création du DFFF (Deutscher FilmFörderFonds, Fonds Fédéral Allemand pour le Cinéma), une aide financière automatique et directe. L’objectif du DFFF, dès sa création, a été présenté comme double : faciliter la production du cinéma national allemand et développer l’Allemagne en tant que site de production cinématographique – notamment par des mesures incitatives financières destinées à attirer des coproductions internationales de prestige.15
Ce renouvellement des infrastructures de production s’accompagne d’une diversification des formes productives. L’opposition binaire entre cinéma d’auteur et cinéma commercial – qui correspond à une déclinaison de l’opposition des deux conceptions classiques de l’art, confrontant l’art-créatif hégélien et l’art-imitation platonicien – s’enrichit, depuis la réunification, de ce que nous pouvons analyser comme une troisième frange productive alternative : le cinéma commercial ‘de qualité’. Cette frange productive vient innerver l’espace des possibles cinématographique. L’intérêt cognitif de ces « divertissements de qualité » était déjà souligné par Kracauer, mais aussi par Adorno et Horkheimer comme palliatif aux logiques totalitaires et homogénéisantes de l’industrie culturelle.16 En outre, ces divertissements de qualité constituent le vivier principal des films diffusables à l’étranger : le filtre de l’exportation tend en effet à privilégier cette forme médiane.
Dans les années 1990, des sociétés de production s’engageant pour un cinéma commercial reposant sur des logiques du cinéma d’auteur voient ainsi le jour et revendiquent un statut mixte afin de sortir de la crise productive.17 Cette émergence d’une troisième frange productive s’accompagne de l’apparition d’un nouveau cinéma d’auteur, regroupé sous l’expression d’École de Berlin18, et d’un maintien de succès commerciaux plus classiques.
Ces évolutions productives se doublent d’un renouvellement des motifs filmiques. Nos enquêtés berlinois nuancent cependant ce lien de cause à effet, qui apparaît de nouveau davantage comme un lien d’affinités électives.
Si l’on développe une analyse en termes d’idéaux-types wébériens, c'est-à-dire si l’on accentue certains traits de cette production filmique pour en dégager des catégories opérationnelles sociologiquement, trois grands types de motifs filmiques émergent. Les thématiques historiques tout d’abord, elles-mêmes subdivisées en trois catégories : les thématiques liées au passé nazi, à la RDA, et aux mouvements terroristes d’extrême-gauche des années 1970. Les motifs interculturels ensuite, avec le développement d’un cinéma que certains critiques nomment le ‘cinéma de l’immigration’ : la présence d’Allemands ‘venus d’ailleurs’ serait enfin décelable sur les écrans de cinéma allemands. Les films de Fatih Akin notamment donnent à voir une Allemagne multiculturelle, traversée par des personnages cosmopolites. Enfin, la vie quotidienne et les sujets contemporains sont également traités. Plusieurs sujets sont alors mis en avant : la quête d’identité, la vie de couple et le passage à l’âge adulte. Ces motifs sont transversaux à la sphère productive, même si leur traitement diffère en fonction des formes filmiques précédemment évoquées.
Cette question des motifs filmiques ‘visibles’ car répétitifs interroge la question de l’image potentielle que ces films peuvent renvoyer de l’Allemagne et la possibilité pour le spectateur d’identifier le cinéma allemand par le biais de ces motifs. Kracauer (2009 : 8) indique qu’un motif filmique ne devient phénomène sociologique significatif que s’il émerge comme motif répétitif et, en ce sens, visible au sein de l’espace public.
3. Sphère d’exportation : le Nouveau cinéma allemand entre diversification et exotisme
Depuis le début des années 1990, la promotion du cinéma allemand, notamment à l’étranger, se dote d’une nouvelle stratégie de communication. Le rôle des instances d’exportation évolue progressivement, de diffuseurs à entrepreneurs d’un cinéma à la fois spécifiquement allemand et internationalisé.
Dans les années 1990, le BKM initie, conjointement avec les deux instances officiellement représentatives du cinéma allemand à l’étranger, l’Institut Goethe et l’Union exportatrice du cinéma allemand (Export Union des deutschen Films), une refonte à la fois des objectifs et des outils de ces formes de représentation. L’enjeu affiché est double : d’une part favoriser une meilleure coopération entre ces deux instances, d’autre part décloisonner leurs prérogatives initiales – valorisation culturelle pour l’Institut Goethe, promotion économique pour l’Union exportatrice – afin de mettre en œuvre une politique de visibilité du cinéma allemand prenant en compte le caractère intrinsèquement ambigu de l’objet filmique, à la fois bien culturel et bien économique (Mosig 2005 : 129).
Le caractère évènementiel et éphémère des modes cinématographiques doit être dépassé par une action continue et plus ‘efficace’. L’Export Union des deutschen Films est ainsi renommé en 2004 pour adopter une appellation en langue anglaise plus repérable : German Films.19 L’Institut Goethe, ambassadeur culturel officiel de l’Allemagne à l’étranger, est encouragé à développer son rôle d’entrepreneur de la culture allemande. C. Weiss, ministre de la culture de 2002 à 2005, définit en 2004 l’objectif renouvelé de l’Institut : faire en sorte que le cinéma allemand soit « porteur de sympathie pour l’Allemagne », en menant notamment un travail de « spectacularisation » du cinéma allemand par l’organisation de festivals et d’avant-premières.20 L’organisation de semaines du cinéma allemand depuis 1996, rebaptisées ‘festivals de cinéma allemand’, mise en œuvre conjointement par l’Institut Goethe et German Films, est par exemple de plus en plus systématisée.
Par ailleurs, le cinéma allemand est davantage reconnu au sein des grands festivals internationaux. Nos enquêtés berlinois soulignent l’importance effective des récompenses cinématographiques, qui confirmeraient la bonne santé du cinéma allemand et son acceptation par la scène internationale. Parmi celles-ci, les Oscars successifs remportés par des films allemands21 sont très souvent cités comme une forme de reconnaissance ultime qui viendrait parachever et accréditer le potentiel public international du Nouveau cinéma allemand. En outre, sous l’impulsion de son nouveau directeur Dieter Kosslick, la Berlinale se métamorphose depuis le début des années 2000 en ‘vitrine’ du cinéma allemand à l’étranger. L’attribution de l’Ours d’Or à Fatih Akin pour Head on en 2004 a notamment marqué une réapparition du cinéma allemand dans les festivals internationaux.
German Films se voit par ailleurs attribuer une nouvelle fonction de ‘prestataire de services’ (Mosig 2005 : 67). Cette évolution se traduit par la mise en place de nouveaux outils en matière de marketing : montage de bandes annonces destinées aux festivals et aux salles de cinéma, basées sur les succès récents du cinéma allemand et utilisant les images connues de ces différents films (Lola rennt, Good bye Lenin!, La bande à Baader), développement du site internet en anglais, coopération renforcée avec les festivals internationaux. German Films s’est également doté d’un appareil statistique, qui doit venir appuyer la mise en œuvre d’analyses de marché autour de la présence du cinéma allemand à l’étranger.
En France, German Films insiste sur la reconnaissance critique – et, de plus en plus, publique – de l’École de Berlin22 et sur l’intérêt de développer une stratégie de mise en valeur du Nouveau cinéma allemand en termes de cinéma d’art et d’essai certes exigeant, mais de plus en plus accessible. Un film allemand, pour avoir du succès en France, ne devrait paradoxalement pas être présenté comme un film commercial et grand public, mais comme une rareté, une curiosité, un « bon plan confidentiel » (Geheimtipp, Behrmann 2005 : 98) de qualité.
Cette mise en scène stratégique de la différence – qui répond, tout en l’instrumentalisant, au besoin anthropologique des spectateurs d’affirmer leur individuation par le biais de leur pratique culturelle – se traduit notamment, depuis le début des années 2000, par une valorisation croissante de la nationalité allemande des films lors de leur présentation au sein de la sphère publique. Cette stratégie mise en évidence par German Films semble aussi adoptée par les distributeurs français lors de leur choix d’affichage et de mise en scène de l’objet filmique. La référence à l’Allemagne, si elle n’est ni systématique, ni exclusive, apparaît toutefois comme un critère de singularité au service de la stratégie du Geheimtipp.23 La circulation du Nouveau cinéma allemand et sa réception par le spectateur en France sont partiellement conditionnées par ce mécanisme de publicisation, qui contribue à recréer une unité sérielle autour de fragments filmiques originellement individués.24 La visibilité croissante de l’Allemagne comme pays de production indique ainsi que la germanité n’est plus considérée par les distributeurs comme un obstacle à la réception des films allemands par le public français.
La publicisation du cinéma allemand contemporain depuis le début des années 2000 s’inscrit en partie dans la lignée des analyses de l’industrie culturelle. Il s’agit de mettre en scène la singularité d’un objet culturel afin de provoquer facticement un phénomène de bouche-à-oreille confidentiel, dont l’apparente spontanéité est en réalité construite en amont par un mécanisme hétéronome instrumentalisant la quête d’autonomie individuelle.
Cependant, si une partie de la production du Nouveau cinéma allemand peut établir une connexion avec le public français, c’est également parce qu’elle suscite un intérêt et une curiosité en France. Les évolutions des infrastructures et des méthodes de mise en scène du cinéma allemand ne déclenchent pas directement le succès, mais l’accompagnent : en ce sens, ils agissent comme un « appareil amplificateur » (Sorlin 1977 : 275) au service de la valorisation d’un matériau culturel en cours de formation. L’amélioration de la visibilité du Nouveau cinéma allemand en France découle donc à la fois d’impulsions allemandes et d’un contexte plus favorable à la diffusion du cinéma allemand en France.
Depuis le début des années 2000, trois films allemands ont atteint la barre du million d’entrées, ce qui n’était pas advenu depuis le succès des Ailes du désir de Wim Wenders en 1987 : Good bye Lenin !, La chute et La vie des autres.25 Par ailleurs, le nombre de films allemands diffusé dans les salles est passé d’une moyenne de 2 à 5 dans les années 1990 à une moyenne de 10 à 15 à la fin des années 2000, pour atteindre 17 films en 2013.
Cette augmentation se traduit surtout par une diversification des formes et des motifs représentés : à côté des succès plus commerciaux, l’École de Berlin est reconnue par la presse et les médias sous l’appellation de ‘nouvelle vague allemande’, dans un souci d’identification à la Nouvelle vague française. L’École de Berlin, qui était déjà en partie une construction de la critique journalistique, se métamorphose, lors de son passage au sein de l’espace public français, en une instance représentative plus vaste : son référent sémantique n’est plus Berlin, mais l’Allemagne dans son intégralité. L’appellation de ‘nouvelle vague allemande’ permet de plus d’assimiler à ce mouvement les succès allemands plus commerciaux – comme La vie des autres, ou encore les films de Fatih Akin – et, une fois encore, de redonner au Nouveau cinéma allemand une forme sérielle et tangible à partir d’éléments disparates. Par ce mécanisme typique des logiques d’industrie culturelle, le cinéma allemand tend à être présenté exclusivement comme un cinéma d’auteur, renforçant les mécanismes publicitaires évoqués ci-dessus.
Le filtre de l’exportation, s’il s’est élargi, continue paradoxalement à exclure la circulation en France des plus grands succès publics allemands. Alors que les grands succès publics français rencontrent en Allemagne un large public – citons notamment Intouchables ou Bienvenue chez les Ch’tis –, les succès allemands ne passent même pas la frontière française.26 Ces succès demeurent ainsi un angle mort de l’exportation et de la réception du cinéma d’Outre-Rhin. Les distributeurs français, mais aussi les professionnels de la branche cinématographique allemande interrogés à Berlin, présentent cet angle mort comme un « allant de soi » universellement partagé : il semble « évident » que l’humour allemand soit trop allemand pour pouvoir s’exporter. Ce blocage des comédies allemandes à l’exportation apparaît, une fois encore, comme résultant d’un mécanisme rétroactif de prophétie autoréalisatrice.27 Les diffuseurs allemands et français s’accordent tacitement pour annoncer l’échec a priori des comédies allemandes en France : ces comédies, de facto, ne passent pas la frontière et, pour les spectateurs français, la catégorie même de ‘comédie allemande’ devient un non-sens.
La ‘germanité’ de l’humour allemand constituerait en ce sens un obstacle à sa réception en France, alors même que la germanité des motifs historiques – présentés par les professionnels allemands interrogés à Berlin également comme « naturellement » allemands – serait, a contrario, le gage de son succès à l’étranger. La notion de vraisemblance cinématographique développée par Metz (1975 : 233) constitue ici une notion liante entre sphère de production, d’exportation et de réception :28 un film allemand historique serait plus vraisemblable à la fois pour les exportateurs et pour les spectateurs, et cet effet de croyance au second degré conditionne effectivement le passage du cinéma allemand en France en constituant les outils de sa propre vérification. A titre d’exemple, Margarethe von Trotta, à l’occasion de la sortie de son film Hannah Arendt en France, déclarait lors d’une table ronde que c’était son distributeur hexagonal qui avait insisté pour représenter, sur l’affiche du film pour le marché français, la philosophe devant la représentation d’une énorme croix gammée. Elle ajoutait ne pas avoir été d’accord avec cette représentation, qui réduisait son film à une confrontation avec le nazisme, alors que selon elle la thématique principale de Hannah Arendt était la représentation d’une pensée philosophique en action. Le distributeur français lui aurait rétorqué qu’il fallait que l’affiche évoque le nazisme pour que le film interpelle les spectateurs français, puisqu’« en France, les seuls films allemands qui ont du succès sont les films sur le nazisme ou sur la RDA. »29
Le Nouveau cinéma allemand en France, sous l’influence des mécanismes de l’industrie culturelle et des effets de croyance individuels et collectifs autour de la germanité des objets filmiques, acquiert donc progressivement une définition plus restreinte : celle d’un cinéma d’auteur historique. Cette redéfinition du cinéma allemand par le filtre de l’exportation conditionne par la suite les modalités de sa réception par les spectateurs français.
Nous allons désormais analyser plus précisément la rencontre entre les objets filmiques du Nouveau cinéma allemand et les spectateurs français, afin de déterminer en quoi elle peut conditionner une expérience de la germanité comme Autre significatif.
4. Sphère de réception : le cinéma d’Outre-Rhin entre reproduction et dépassement des stéréotypes
La pratique filmique oscille en effet sans cesse entre individuation et conformisme, autonomie et hétéronomie. Les multiples paradoxes de cette pratique dite de temps ‘libre’ influencent la perception de la pertinence du critère de nationalité filmique en général, et de la germanité filmique en particulier, au sein des autres critères de sélection.
Le spectateur est en effet influencé, lors de ces choix, par ce que Sorlin nomme la « rumeur cinématographique » (1977 : 102). Pour se repérer au sein du ‘brouhaha d’images’, il adopte une attitude de choix certes individuel, mais guidé par des logiques hétéronomes : conseils de proches, confiance en certaines critiques journalistiques, fidélité à un genre ou à un cinéaste, intérêt pour les films-évènements notamment. Cette rationalisation de la pratique, qu’Ethis présente comme la construction progressive d’une « carrière de spectateur » (2006 : 49) – accentuant le bousculement des frontières entre le monde du travail et le monde du temps libre – est cependant subjectivement vécue selon un mode autonome et individualisé. Les spectateurs mettent souvent en avant la spontanéité et l’ouverture de leurs pratiques. Celles-ci sont certes guidées, orientées par de nombreux critères hétéronomes, mais la multiplicité même de ces critères et leur élasticité rend les choix cinématographiques à la fois répétitifs et innovants, fixés et ouverts.
L’émergence du Nouveau cinéma allemand au sein des discours journalistiques apparaît ainsi comme une des conditions de possibilité de son appréhension a priori par les spectateurs, même si elle ne la détermine pas directement. La mise en œuvre de la confidentialité du cinéma allemand contemporain favorise un ‘bouche à oreille’ positif autour de la qualité et de la singularité de ces objets filmiques, auxquels les spectateurs avides de se distinguer peuvent s’identifier.
Les pratiques cinématographiques s’inscrivent ici dans l’analyse développée par Simmel autour de la mode (2013 : 22) : le Nouveau cinéma allemand apparaît encore précisément comme une mode, dans le sens où sa réception s’élargit mais n’est pas encore perçue par le plus grand nombre comme une évidence. Morin met en avant ce paradoxe qui caractérise les modes cinématographiques : les spectateurs veulent être surpris, interpellés par quelque chose de nouveau, mais dans le même temps ils exigent des repères et des critères (2008 : 152). La renommée du Nouveau cinéma allemand, en ce sens, semble encore friable : les noms des acteurs, des réalisateurs par exemple sont encore très peu connus, et ce notamment parce que les réalisateurs ayant obtenu un large succès public n’ont, pour l’instant, pas entériné leur réputation récente par de nouveaux succès30.
En outre, l’isolement de la variable de la nationalité filmique au sein de notre guide d’entretien révèle que cette dernière est un critère qui intervient rarement directement, telle quelle, dans la pratique filmique. Son degré de significativité s’accroit en fonction d’échelles d’analyse : alors qu’il est difficile de différencier les cinématographies des pays européens, il serait au contraire plus aisé de détecter un écart entre les cinématographies continentales, par exemple entre les cinématographies européenne et asiatique, qui ne mettraient pas en scène la même « sensibilité » ni la même « mentalité ». Ainsi les discours autour des pratiques cinématographiques permettent-ils de saisir la perception générale du hic et nunc (Morin 2008 : 74), du proche et du lointain et, in fine, redéfinissent la notion même de cinéma ‘étranger’. Certains de nos enquêtés indiquent que le cinéma anglo-saxon serait tellement familier qu’il ne serait en réalité pas « étranger »: le cinéma « réellement » étranger serait un cinéma rare, minoritaire, dont la nationalité devient problématique car elle questionne l’inconnu.
Alors que la nationalité d’un film iranien fait sens parce qu’elle renvoie à une altérité perçue comme telle, la nationalité d’un film allemand, quant à elle, semble accessoire. L’apport que le film peut susciter au niveau de la perception de l’Allemagne est secondaire. La germanité filmique représenterait un exotisme trop discret pour intervenir directement dans la pratique filmique. L’Allemagne, dans ce contexte, représente davantage un Alter ego qu’une altérité réellement antithétique. Le cinéma allemand est proche du cinéma français car, in fine, les Allemands auraient une « sensibilité » proche de celle des Français. La notion ‘d’étranger’ acquiert ici un double sens : les Allemands sont des étrangers précisément parce qu’ils font partie de notre monde, de notre univers, qu’ils sont « là de toute façon ».31
Les spectateurs reconnaissent ainsi l’existence d’un Nouveau cinéma allemand mais ont cependant des difficultés à attribuer un contenu positif à cette forme cinématographique. Ils définissent celle-ci principalement ex-negativo, par comparaison avec d’autres formes cinématographiques : les âges d’or antérieurs du cinéma allemand tout d’abord, et les autres cinématographies « étrangères » ensuite. Le Nouveau cinéma allemand serait, tout comme l’expressionnisme et le Jeune cinéma des années 1970, un cinéma introspectif, sérieux, lent et « verdâtre », mais désormais dense et prenant, émotionnel, « de qualité », plus accessible et plus consensuel. L’émergence de la frange productive des divertissements de qualité, et la prédilection des logiques d’exportation pour ce pan mixte du paysage cinématographique allemand contemporain favorisent notamment cette catégorisation. Par ailleurs, comparé au cinéma étranger, ce Nouveau cinéma allemand serait plus historique, plus sincère, plus autocritique, plus honnête, plus vraisemblable et plus modeste. Ces qualités attribuées au cinéma allemand sont souvent rattachées à un caractère, à une « mentalité » nationale qui agirait sur la forme de la mise en scène, et qui peut alors être rattachée à la remarque de Potamkin, qui déjà en 1930 reliait le traitement de « sujets importants » par le cinéma de l’entre-deux-guerres à « l’esprit de sérieux » allemand (cité par Kracauer 2009 : 241).
L’« allant de soi » (Schütz 2003 : 16) de la référence à l’histoire récente comme partie prenante de la définition de l’Allemagne en tant qu’altérité est redéployée dans son rapport à l’expérience spectatorielle. Le lien du cinéma allemand à l’histoire semble ainsi de plus en plus réifié par ces logiques de renforcement réciproque et de cercles vertueux, qui s’inscrivent dans le cadre d’une routinisation du traitement de la nouveauté telle que l’analyse Schütz (2003 : 48).
Si l’on s’intéresse désormais à la réception concrète de ce cinéma et aux traces du visionnage filmique au sein des visions du monde, les enquêtés revendiquent souvent la recherche d’un surplus de sens par le biais de leurs pratiques filmiques. Cependant, l’expérience spectatorielle n’apporte pas systématiquement ce surplus, mais peut demeurer de l’ordre d’une vague impression, voire d’un oubli total. La pratique filmique se présente comme un « entre-deux-ouvert », une « passivité active » (Kracauer 2006 : 27) : les spectateurs soulignent avant tout l’importance d’une connexion avec l’objet filmique, de la mise en place d’un pacte narratif. Un « bon film » – au-delà des multiples définitions subjectives que l’on peut lui assigner – est un film « sincère dans son genre », auquel le spectateur peut « choisir de croire », même s’il « sait » que ce qui est représenté est un mensonge.
Or, la réception du Nouveau cinéma allemand révèle une forme de consensus autour de sa qualité. Pour nos enquêtés, les différents films allemands visionnés – si différents soient-ils – étaient avant tout « parlants » et « marquants ». Comme l’expose Kracauer, « l’accueil international de toute réalisation dépend de sa capacité de faire jaillir partout de fertiles malentendus » (2009 : 53). L’étude de nos entretiens met en évidence cette dialectique entre connaissance et reconnaissance : la plupart de nos enquêtés décrivent leurs découvertes cinématographiques comme la reconnaissance d’un écho qui, jusqu’ici, n’avait pas été conscientisé. Certains enquêtés évoquent une « déconstruction » de leurs a priori – mais non une remise en cause radicale de ces derniers.
Les enquêtés présentent ainsi souvent le Nouveau cinéma allemand comme un outil au service de la concrétisation d’un savoir par rapport à l’Autre. Le visionnage des films du Nouveau cinéma allemand peut alors agir à plusieurs niveaux de la construction de l’image de l’Autre. Celle-ci se présente comme une ‘image-oignon’ composée de plusieurs couches s’interpénétrant.
Il est possible – dans un souci de compréhension sociologique – de subdiviser cette image selon plusieurs catégories idéal-typiques : une image ‘première’ tout d’abord, basée sur une impression, une atmosphère, une appréhension des attributs sociétaux extérieurs de l’Allemagne – paysage, façades, langue, décors notamment – une image ‘seconde’ ensuite, établie par une représentation des différentes strates de la société allemande – à la fois historique et contemporaine, divisée et réunifiée, morose et effervescente, économique et politique – et enfin une méta-image reposant sur une perception non plus directe de l’Allemagne à travers ses films, mais sur une perception du rapport que les Allemands entretiennent à eux-mêmes par le biais de cette cinématographie.
Dans le cas de l’image première de l’Allemagne, le Nouveau cinéma allemand semble avant tout confirmer l’impression d’une Allemagne grise, froide et délétère. Cette atmosphère prédominante peut notamment être liée aux genres filmiques passant la frontière française : les films historiques peuvent avoir tendance à reproduire l’image d’un univers est-allemand grisâtre pour accentuer le caractère confiné du régime de la RDA – et ce particulièrement quand cette autarcie constitue, comme dans le cas d’un thriller comme La vie des autres, une des clefs de l’intrigue (Moine 2011 : 121).32 Plus généralement, la sous-représentation des comédies ne favorise pas l’appréhension d’une atmosphère ‘normalisée’, plus légère, moins lourde. Les enquêtés indiquent aussi leur faible connaissance, in fine, des architectures et paysages allemands, déclarant avoir « peu d’images d’Allemagne en tête », contrairement à New York par exemple dont ils ont beaucoup de représentations cinématographiques en mémoire. Cette constatation révèle un « savoir iconique » (Metz, 2003 : 146) faible par rapport à l’Allemagne – en dehors cependant du savoir iconique lié aux deux périodes sombres de l’histoire allemande, nazisme et partition. D’où une tendance, chez les enquêtés, à relier exclusivement ce savoir iconique à l’Allemagne – et d’où son utilisation, nous l’avons vu, par les mécanismes publicitaires et l’auto-alimentation de ce savoir iconique.
Le Nouveau cinéma allemand, cependant, favoriserait pour les spectateurs un rapprochement de la figure de l’Autre : nos enquêtés déclarent ainsi pouvoir, par le biais de ce cinéma, rattacher des visages et des caractères courants à cette figure de l’Allemand, généralement présente sur les écrans de cinéma sous les traits du Nazi ou du guerrier. Le Nouveau cinéma allemand présenterait une image plus vraisemblable et réaliste de la société d’Outre-Rhin que les films de guerre américains par exemple.
Les films allemands contemporains, même s’ils positionnent majoritairement leurs personnages dans un contexte historique belliqueux, permettraient une différenciation temporelle de la figure de l’Allemand par le biais d’une meilleure appréhension des vécus subjectifs allemands pendant ces périodes historiques. Cette complexification sémantique de la figure de l’Autre semble s’accompagner d’une fragmentation de la perception de la société allemande, sur un plan à la fois diachronique et synchronique. L’Allemagne est tour à tour Allemagne nazie, Allemagne de l’Est, Allemagne réunifiée, mais aussi Allemagne conservatrice, Allemagne moderne, Allemagne multiculturelle. Ces images, parfois contradictoires, se doublent d’attributs spécifiquement allemands eux-aussi contradictoires : les Allemands, par le biais du Nouveau cinéma allemand, apparaissent à la fois ordonnés et excentriques, critiques et conformistes, soumis et libérés. Ces contradictions ne s’excluent pas, mais coexistent et s’affrontent au sein même des discours de nos enquêtés, dénotant le caractère fondamentalement ambigu et antinomique des visions du monde. Cette image de l’Allemagne comprend également une méta-image de l’Autre, une image de l’image que les Allemands ont d’eux-mêmes. Par le biais de son cinéma, l’Allemagne est renforcée dans son statut de pays autocritique, autoréflexif, « obsédé » par son passé et résilient, mais, dans le même temps, désormais artisan de sa propre histoire.
Ces discours, une fois encore, sont contradictoires : ils expriment une admiration et un engouement par rapport au pays voisin, mais traduisent aussi une forme de condescendance complaisante par rapport à l’Autre en soulignant que plus que tout autre pays, l’Allemagne est désormais condamnée à faire face à l’injonction du devoir de mémoire, enchaînée à une histoire qu’elle ne cesse d’expier. Les Allemands sont en partie réduits à un statut de victimes de leur propre histoire, contrairement aux Français dont le rapport au passé est « tout de même » plus facile.
Cette forme de schizophrénie se manifeste, au sein des discours de nos enquêtés, par un récit paradoxal : les Français devraient prendre exemple sur les Allemands et développer, à travers leur cinéma, un rapport plus critique à leur passé, mais il est « normal » que les Allemands, plus que les Français, mettent en scène leur histoire. Si le Nouveau cinéma allemand ne renvoie pas toujours spécifiquement à l’Allemagne, mais permet de s’interroger sur des mécanismes psychologiques et moraux universels – en questionnant notamment les conditions de possibilité de la Shoah, présentée par les enquêtés comme un questionnement commun à l’Humanité – il est cependant « logique » que les Allemands, plus que tout autre peuple, soient responsables de ces questionnements. L’exemple le plus paradigmatique de ce mécanisme contradictoire est celui de la réception de La chute : les enquêtés perçoivent la nationalité allemande d’un film « sur Hitler » comme un fait à la fois « formidable, exceptionnel » et « tout à fait cohérent ». Thomas Elsaesser (2005 : 420) présente ainsi déjà le succès français du Jeune cinéma allemand des années 1970 sous cet angle : ce succès aurait résulté en partie de sa conformité à l’image d’une Allemagne contrite et repentante, triste et froide, que les Français se complaisent à alimenter car elle favorise, en un sens, un rapport de supériorité par rapport à l’Autre.
5. Conclusion : le Nouveau cinéma allemand, un « bouclier d’Athéna » pour le spectateur français ?
A l’issue de cette analyse, il s’agit de se demander si le Nouveau cinéma allemand ne deviendrait pas, pour les spectateurs français, un lieu de rencontre privilégié avec une injonction du devoir de mémoire certes présenté comme universel mais perçu, in fine, comme une spécificité allemande.
Le succès du cinéma allemand en France instaurerait ainsi un devoir de mémoire inversé33 et indirect par rapport aux guerres et aux horreurs du XXème siècle. Le Nouveau cinéma allemand constituerait, dans cette optique, un moyen détourné et facilité de produire une réflexion sur ces instances, sans se confronter ouvertement à la question de la responsabilité collective et individuelle des Français dans cette histoire douloureuse. Le Nouveau cinéma allemand serait, pour les spectateurs français, une forme archétypale du « bouclier d’Athéna » kracauerien (2010 : 429).34