Carl Friedrich Goerdeler1 effectua au total cinq voyages : entre juin et décembre 1937 en Belgique, en Grande-Bretagne, en France, aux États-Unis et au Canada, entre mars et avril 1938 en France et en Angleterre, entre août et décembre 1938 en Suisse, en Italie, en Yougoslavie, en Bulgarie et en Roumanie, entre mars et avril 1939 en France et à Alger et entre mai et juillet 1939 en Angleterre, en Libye, en Égypte, en Palestine, en Turquie et en Suisse. Il rédigea 18 rapports. Lors de ces déplacements couvrant une grande partie des pays influents de l’époque, il eut l’occasion d’étudier des systèmes politiques différents, mais aussi de s’entretenir avec des interlocuteurs des pays visités de la vision que l’on avait à l’étranger de l’Allemagne ou encore de débattre des préparatifs allemands pour une nouvelle guerre. Il est difficile d’établir aujourd’hui quelles étaient véritablement les raisons qui ont poussé Goerdeler à entreprendre ces voyages à l’étranger et pourquoi il a justement fait ce choix du voyage. Selon sa fille, l’historienne Marianne Meyer-Krahmer (1998 : 150), son objectif aurait été de s’informer de la situation politique des pays concernés et surtout de rencontrer des hommes influents pour les renseigner sur les abus du régime hitlérien et sur les projets de Hitler dans le domaine de la politique étrangère. Le choix du voyage aurait été opéré pour impliquer les pays étrangers dans une lutte contre les nationaux-socialistes à une époque où il semblait impossible de mener ce combat efficacement à l’intérieur d’une Allemagne souffrant de l’omniprésence et de l’omnipuissance du parti national-socialiste. Il semble que le voyage ait été compris, d’un côté, comme un moyen favorisant la circulation des idées politiques entre différents pays et, d’un autre côté, comme un instrument politique dans le sens d’une opposition à Hitler. Pourtant, ces voyages ont également été cautionnés par la haute administration national-socialiste, même si Marianne Meyer-Krahmer (1998 : 153) refuse catégoriquement le terme de « coopération ». L’on peut néanmoins y voir une stratégie de la part de Goerdeler : influer sur la politique intérieure de l’Allemagne par le biais des rapports rendus à l’administration sur la situation économique et politique des pays visités. Goerdeler explique dans un mémoire écrit lors de sa captivité en 1944 retraçant son activité : « Mes rapports devaient apprendre à Hitler qu’un accord pacifique était possible et que d’autres actions unilatérales devaient mener à une guerre mondiale. » 2 (Mommsen / Gillmann 2003 : 16).
Ces contacts à l’étranger ont déjà fait l’objet de plusieurs études d’historiens. Ainsi, il existe un ouvrage sur les rapports de Goerdeler avec le gouvernement britannique (Krausnick 1989). Comme le montre son auteur, Helmut Krausnick, Goerdeler s’est servi de ses déplacements en 1938 et 1939 pour mettre le gouvernement britannique en garde contre les démarches de Hitler pour préparer la guerre. L’historien Gert Nylander a également publié plusieurs articles et ouvrages très complets et nuancés sur les rapports entre Goerdeler et les banquiers suédois les frères Jacob et Marcus Wallenberg (Nylander 1999).
C’est pourquoi nous ne nous intéressons pas ici au contenu exact des relations entre Goerdeler et ses interlocuteurs étrangers ; il nous importe plutôt de comprendre dans quelle mesure ces contacts ont permis à Goerdeler de faire circuler ses idées politiques et de mesurer les interactions qu’ils engendraient. Il s’agit donc d’analyser comment le voyage a pu devenir un instrument d’opposition politique. Nous nous appuyons essentiellement sur les rapports que Goerdeler a rédigés à propos de ses déplacements (Mommsen / Gillmann 2003) pour mettre en évidence ses intentions et sur le témoignage de l’ingénieur britannique Arthur Primrose Young (consultable à: http://contentdm.warwick.ac.uk/cdm/compoundobject/collection/tav/id/1277/show/1270) pour étudier la réception des idées de Goerdeler. Les rapports rédigés par ce dernier font l’objet d’une analyse systématique, absente jusqu’à présent dans la recherche, permettant de dégager leur structure et de mener une réflexion quant au lien entre les informations relatées et les intentions de l’auteur. Les résultats de ce travail d’analyse seront ensuite confrontés au témoignage de Young afin d’établir l’impact de la pensée de Goerdeler à l’étranger.
1. Le contexte des voyages
Pour pouvoir comprendre l’enjeu politique des voyages de Goerdeler, il convient de s’intéresser à la genèse de son projet et plus particulièrement à son financement. L’implication d’acteurs d’horizons politiques et économiques différents eut des conséquences sur la conception des rapports et sur la nature des informations transmises.
Il est difficile aujourd’hui d’établir avec exactitude qui fut à l’origine du projet des voyages de Goerdeler. Hjalmar Schacht, ancien président de la banque nationale allemande, s’en attribue notamment la paternité. Il aurait conseillé à Goerdeler de se faire discret (Meyer-Krahmer 1998 : 150) et de rendre compte à l’étranger de l’existence d’une « autre Allemagne, bonne, honorable et raisonnable » (Kopp 1966). Goerdeler se serait, en effet, senti investi d’une « mission diplomatique » selon son biographe, l’historien Gerhard Ritter (Ritter 1954 : 163).
Mais officiellement, la mission de Goerdeler était surtout d’obtenir des renseignements sur la situation économique des pays visités, puisque ses voyages étaient réalisés pour le compte de deux grandes entreprises allemandes : Krupp et Bosch. Dès l’automne 1935, Gustav Krupp von Bohlen-Halbach avait proposé à Goerdeler de faire partie de l’équipe dirigeante de l’entreprise, ce que Goerdeler accepta après sa démission de son poste de maire de Leipzig en 1937. Mais dans ce contexte, Krupp voulut s’assurer auprès de Hitler que l’embauche de Goerdeler ne lui porterait pas préjudice. Hitler aurait signifié à la mi-mars 1937 son refus en invoquant les prises de position de Goerdeler. Gêné, Krupp lui proposa 100 000 Mark de compensation que Goerdeler refusa, ce qui est aussi caractéristique de ses conceptions morales, mais il accepta que Krupp finance en partie ses voyages3 à l’étranger et qu’il lui transmette en échange ces rapports à contenu économique.
En 1935, Goerdeler rencontra également Hans Walz, le directeur des usines Robert Bosch à Stuttgart, avec qui il noua rapidement des contacts étroits qui aboutirent à sa collaboration avec l’entreprise Bosch où il occupa un poste de conseiller de 1937 à son arrestation en 1944 (Scholtysek 1999).
Les voyages de Goerdeler ne commencèrent pas sans difficultés. Avant qu’il n’entame de fin mai à mi-décembre 1937 son premier périple qui devait l’amener en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en France, au Canada et aux États-Unis, le passeport de Goerdeler fut saisi à la demande du Gauleiter de la Saxe, Martin Mutschmann. Göring intervint personnellement en convoquant Goerdeler à Berlin pour lui restituer son passeport et en lui commandant des rapports détaillés sur ses voyages. Goerdeler effectua donc finalement ses voyages avec l'aval du parti national-socialiste qui lui donna l'autorisation de se rendre à l'étranger : « Il [Göring, S.W.] a dit que mon voyage suscitait grand intérêt à l'étranger puisque l'on me considérait comme un représentant de l'opposition. »4 (Goerdeler 11 août 1944 : 32) Pourtant, cette qualité d’ « opposant » visiblement connue et recherchée par les autorités nationales-socialistes le rendait finalement suspect. En effet, lors de son premier voyage en Angleterre, certains de ses interlocuteurs avaient mis en doute son attitude d’opposition et Goerdeler se présenta donc lors de son deuxième séjour comme l’envoyé de l’opposition militaire. Craignant des représailles, le général Walther von Brauchitsch ordonna une enquête qui quelques mois plus tard fut classée sans suite.
En contrepartie de l’intervention de Göring, Goerdeler transmit ses rapports, outre aux industriels Krupp et Bosch qui avaient financé le projet, aussi à la chancellerie du Reich. Mais il semble que quand ils étaient jugés trop critiques, ses rapports n’arrivaient pas toujours dans les mains de Hitler. Goerdeler relate ainsi l’entretien qu’il eut en mai 1938 à la chancellerie avec le capitaine Fritz Wiedemann, l’adjudant de Hitler, dans son mémoire intitulé Notre idée rédigé en novembre 1944 : « Il dit : je ne présente plus vos comptes rendus de voyage. Dangereux pour votre vie et pour la mienne. La guerre est décidée. » 5 (Mommsen / Gillmann 2003 : 15).
Les derniers destinataires furent les généraux Werner von Fritsch, Ludwig Beck, Franz Halder et Georg Thomas que Goerdeler espérait ainsi convaincre d’agir en vue de soustraire l’Allemagne à l’emprise de Hitler.
Lors de ses voyages, Goerdeler rencontra des acteurs économiques importants, surtout dans le domaine financier, des contacts de Schacht, mais aussi des responsables de l’Office britannique des affaires étrangères (Foreign office) et des représentants diplomatiques, par l’intermédiaire des représentations allemandes dans les différents pays.
2. Représenter une « autre Allemagne » : les intentions politiques de Goerdeler
Goerdeler rédigea le 3 octobre 1938 un document, en partie manuscrit, où il exprime très ouvertement ses intentions politiques. Les destinataires de ce document ne sont malheureusement pas connus. Il s’exprime d’abord à propos de la position des grandes puissances européennes face à l’Allemagne et à l’éventualité d’une guerre avant d’aborder la situation politique et économique à l’intérieur même de l’Allemagne. Goerdeler conclut en démontrant les conséquences néfastes d’une guerre pour tous les acteurs. Il insiste particulièrement sur l’importance de réaliser les objectifs de la politique étrangère de l’Allemagne par la voie diplomatique et refuse les projets expansionnistes de Hitler (Mommsen / Gillmann 2003 : 616). Selon Goerdeler, le danger principal pour l’Allemagne dans le domaine de la politique étrangère réside dans le totalitarisme du parti national-socialiste et dans l’absence d’un État de droit et de valeurs morales. Il met en garde contre l’émergence d’une tendance révolutionnaire au sein de l’Allemagne et contre un rejet du pays par la communauté internationale. Il appelle à des négociations internationales, à l’établissement de règles communes et au respect des règles existantes (Mommsen / Gillmann 2003 : 616). Ce document fait donc apparaitre plusieurs objectifs politiques de Goerdeler : il souhaite renforcer la position de l’Allemagne sur le plan international en poursuivant par la voie diplomatique la révision du Traité de Versailles, il cherche à rétablir l’ordre intérieur sur la base du droit mais aussi de valeurs morales et religieuses, et il envisage l’émergence d’une société internationale régissant les rapports politiques et économiques des pays (Wilms 2008).
2.1. Obtenir la révision du Traité de Versailles
Goerdeler, national-conservateur, considère le Traité de Versailles comme source de la mauvaise situation économique et politique de l’Allemagne. Il s’emploie donc lors de ses voyages à obtenir la révision de ce traité. Dans tous ses rapports, il analyse la position des pays visités vis-à-vis d’une révision du Traité de Versailles. Il écrit notamment à propos de la France dans son rapport du 30 avril 1938 qu’elle serait toujours prête à « liquider le Diktat de Versailles sur la table des négociations et à rétablir les droits de l’Allemagne. »6 (Mommsen / Gillmann 2003 : 611) Originaire de la Prusse occidentale, Goerdeler s’intéresse particulièrement à la révision des frontières de l’Est et au rétablissement de l’unité territoriale de l’Allemagne. Il espère en échange d’un démantèlement militaire et de la garantie du maintien de la paix obtenir le retour de la ville de Dantzig et du territoire de Memel ainsi que la suppression du corridor de Dantzig, une rétrocession de certaines colonies en Afrique de l’Ouest et un prêt avantageux pour renforcer la monnaie allemande. Goerdeler mentionne ces mêmes idées dans ses conversations avec ses contacts à l’étranger. Obtenir une révision du Traité de Versailles par la voie diplomatique était censé permettre d’isoler Hitler, de contrer ses projets expansionnistes et de modérer de manière générale le mouvement national-socialiste. Même si Goerdeler souligne que l’Angleterre, la France mais aussi les États-Unis seraient très favorables à entamer des négociations sur le sort de l’Allemagne, son optimisme quant à une révision du Traité de Versailles semble bien entendu exagéré et ne pas véritablement correspondre aux objectifs politiques des trois pays.
2.2. Maintenir la paix
Dans tous ses rapports, Goerdeler rappelle inlassablement la nécessité de maintenir et de garantir la paix en Europe. Selon lui, cette paix est aussi bien la volonté des peuples que celle de leurs dirigeants. Il note ainsi dans un rapport de décembre 1938 synthétisant les résultats de ses observations et de ses rencontres à l’étranger qu’« un désir incommensurable de paix règne parmi les peuples du monde, […] que tous les hommes d’État reconnaissent aujourd’hui que la paix la plus chère est moins onéreuse qu’une guerre victorieuse. »7 (Mommsen / Gillmann 2003 : 624.).
Il commente dans ses rapports les réactions à l’étranger à la politique étrangère de l’Allemagne et met de façon répétée en garde contre une radicalisation de cette dernière. Dans cette même logique, il dénonce la politique d’apaisement de la Grande-Bretagne. Goerdeler exige à plusieurs reprises une prise de position ferme de la Grande-Bretagne qui, selon lui, serait le garant d’une paix durable en Europe, comme le rapporte Arthur Primrose Young : « Si nous pouvons maintenir la paix en adoptant l’attitude politique qu’il a préconisée, selon lui, non seulement la coopération germano-britannique s’élargira, mais la paix de l’Europe serait assurée pour des générations. »8 (Young 1938 : 7).
Dans un papier datant du printemps ou de l’été 1938 où Goerdeler se défend contre des accusations de conspiration, il insiste, presque sur le ton de la conjuration, pour rappeler que : « Personne ne peut vouloir la guerre. […] D’ailleurs, Hitler veut la paix, pas la guerre. »9 (Mommsen / Gillmann 2003 : 639-640) Pourtant, il connaît les vrais projets de Hitler. Pour les contrer, Goerdeler souligne que les différents pays sont disposés à régler les problèmes de l’Allemagne par le biais de négociations. Il cherche ainsi à influencer la politique de Hitler dans le sens d’une négociation et à le détourner d’une politique étrangère agressive et expansionniste.
Le maintien de la paix apparaît également comme le fil conducteur dans ses rencontres avec des personnalités étrangères. Arthur Primrose Young résume ainsi l’opinion de Goerdeler : « Au sein du peuple allemand, qui souhaite éviter la guerre et maintenir la paix, une vague de sentiment anti-guerre grandit. […] Parmi les jeunes, cela semble particulièrement important, un engagement fort pour la paix, une tendance pacifiste gagne en importance. » (Young 1938 : 32)10. Pourtant, Goerdeler est hostile à la politique d’apaisement de la Grande-Bretagne. Pour lui, maintenir la paix présuppose ainsi un changement de gouvernement en Allemagne.
3. La démarche de Goerdeler : un objectif double
La diversité des destinataires des rapports de Goerdeler influe également sur la conception des comptes rendus. Tous débutent par une description détaillée des habitants, de leurs habitudes vestimentaires et comportementales et du fonctionnement de la vie privée, publique et professionnelle. Une analyse économique s’ensuit comprenant notamment une comparaison précise des prix (fondée sur une étude des salaires, des loyers, du coût de la vie), mais aussi une description des différents secteurs économiques, de l’agriculture et de l’industrie, des ressources naturelles ainsi que des rapports commerciaux avec l’Allemagne. Puis, Goerdeler mentionne des éléments qui lui paraissent caractéristiques pour le pays en question, notamment la situation de la femme en Angleterre ou le patriotisme en France. Ensuite, il aborde la situation politique à l’intérieur du pays avant de s’intéresser à ses rapports avec l’Allemagne et à ses réactions face à la politique étrangère de l’Allemagne. Son analyse politique se présente souvent sous forme de bilan soulignant ainsi l’importance que Goerdeler veut donner à ces informations. Tous ces éléments ne sont pas détaillés dans tous les rapports mais la grande structure, comprenant d’abord une description précise de la situation sociale et économique et ensuite une analyse des réactions aux enjeux politiques du moment, est toujours la même. La précision dépend des intentions de Goerdeler mais aussi du pays visité, plus ou moins connu des destinataires, et aussi de la durée de son séjour. Les rapports témoignent également de l’évolution de la politique étrangère de l’Allemagne. Plus le caractère expansionniste de la politique hitlérienne se manifeste, plus Goerdeler insiste sur les réactions étrangères face à la politique allemande.
3.1. Influencer la politique intérieure
Goerdeler livre donc dans ses rapports des descriptions très détaillées de la situation économique, politique et sociale des pays visités. Ces analyses n’apportent pas de connaissances nouvelles sur la vie dans les pays concernés, mais elles constituent une manière indirecte de critiquer la situation en Allemagne. Il ne compare pas directement les différents pays à l’Allemagne, mais en insistant de façon répétée sur la valeur d’exemple de certains éléments économiques ou politiques, notamment sur l’indépendance des juges (Mommsen / Gillmann 2003 : 580), ou, à l’inverse, en critiquant avec virulence d’autres mesures, il dénonce la politique erronée de l’Allemagne national-socialiste. Goerdeler souligne ainsi dans son rapport sur les États-Unis (Mommsen / Gillmann 2003 : 563) le manque d’hommes de terrain dans le gouvernement de Theodore Roosevelt qui s’était, en effet, entouré non seulement de spécialistes issus du monde de l’économie et des finances, mais aussi de scientifiques. Selon Goerdeler, ces « théoriciens » auraient favorisé un renforcement de la centralisation au détriment d’une gestion en autonomie des États fédérés. Il développe ainsi une idée centrale de sa pensée politique et une de ses critiques fondamentales de l’État national-socialiste. Goerdeler prône en effet dans ses écrits un État doté d’une structure verticale et fondé sur les principes du libéralisme économique, administré par des spécialistes agissant en autonomie à chaque niveau, permettant à chaque instance de décider librement au plus près du domaine d’application de ces décisions. Les plus hautes instances ne veillent plus qu’à la cohérence de l’ensemble des décisions dans l’intérêt de tous. Cette conception de l’État était évidemment aux antipodes du centralisme extrême des nationaux-socialistes. Mettre en avant les méfaits d’une politique centraliste était censé éveiller le sens critique de Hitler que Goerdeler espérait, à cette époque, pouvoir encore convaincre avec des arguments politiques fondés.
Il s’agit de sujets que Goerdeler maîtrise bien, sur lesquels il s’est exprimé dans d’autres circonstances, dans des mémoires ou lors d’exposés, notamment sur l’organisation communale ou sur la nécessité de réaliser des économies dans les finances publiques. Les rapports de voyage constituent donc également un bilan de la pensée politique de Goerdeler à propos des sujets politiques et économiques abordés. Mais Goerdeler analyse également dans ses rapports les réactions à l’étranger à la politique intérieure de l’Allemagne. En rapportant les critiques d’une opinion publique anonyme, non identifiable, il rend compte de manière déguisée de ses propres avis. Goerdeler aborde ainsi la persécution des citoyens juifs. Il ne traite ce sujet que de manière sommaire, notamment pour souligner l’exclusion des citoyens juifs aussi en Angleterre et aux États-Unis (Mommsen / Gillmann 2003 : 534, 578), mais il en profite habilement pour suggérer que, pour améliorer les relations, l’Allemagne déclare ne pas souhaiter exterminer les citoyens juifs, mais plutôt être à la tête d’une commission internationale visant à trouver une « solution positive », au-delà de la Palestine, insuffisante selon Goerdeler. Dans sa démarche, il met donc d’abord en avant que les pays visités ne sont pas hostiles aux agissements de Hitler en matière de politique intérieure en montrant notamment leur propre attitude ambiguë vis-à-vis des citoyens juifs mais ensuite, il cherche à modérer la politique de Hitler en proposant une ligne de conduite moins extrémiste. Dans ses propositions, il essaie toujours de mettre en avant l’augmentation du prestige de l’Allemagne sur la scène internationale, ce qui peut être compris comme un moyen de flatter Hitler pour le détourner ainsi de ses projets expansionnistes et pour privilégier des solutions politiques plutôt que militaires.
Goerdeler s’intéresse également à la situation d’opposants au régime national-socialiste, mais principalement à ceux issus des milieux religieux, et plus particulièrement au cas du pasteur Martin Niemöller qui suscitait également l’attention de la presse anglaise. Arthur Primrose Young (1938 : 5) mentionne ainsi que Goerdeler était très touché par la souffrance de Niemöller. Les relations entre Hitler et les Églises occupent une place particulière dans la pensée de Goerdeler, qui était très attaché à la morale et à la religion. Il aborde d’abord la situation de la question religieuse dans les pays visités avant d’insister sur une tendance au retour vers le monde spirituel, notamment de la part des jeunes (Mommsen / Gillmann 2003 : 579), en soulignant l’importance de la liberté de religion. Goerdeler s’exprime très clairement contre l’immixtion de l’État dans la vie religieuse et familiale, critiquant de la sorte la pratique national-socialiste.
Dans les premiers rapports de voyage, les critiques se présentent surtout de façon indirecte à travers la description des coutumes des pays visités. Mais en réponse à la politique de Hitler, le ton change : ainsi les deux rapports sur les voyages effectués en mars et avril 1938 en Angleterre et en France font-ils apparaître l’urgence de la situation suite à l’intervention de Hitler en Autriche (Anschluss) et à l’éviction du ministre de la guerre Werner von Blomberg et du commandant en chef des troupes de l’armée de terre Werner von Fritsch, hostiles aux projets expansionnistes de Hitler. Les deux rapports comportent également une description détaillée de la situation économique, politique et sociale mais Goerdeler met maintenant en avant que les deux grandes puissances européennes se préparent à une guerre contre l’Allemagne, dans l’industrie comme dans l’opinion publique, même si, selon lui, leurs gouvernements restent toujours disposés à trouver une solution à la table des négociations. « La France est en mesure de défendre ses intérêts et prête et décidée à le faire y compris les armes à la main. L’Angleterre a considérablement accéléré et renforcé ses préparatifs pour la guerre. »11 (Mommsen / Gillmann 2003 : 622). En plus de la menace d’une guerre imminente, Goerdeler insiste, dans ce rapport, particulièrement sur le changement d’attitude envers les Allemands. Ses interlocuteurs reprocheraient à l’Allemagne ses préparatifs de guerre ainsi que son non-respect des accords internationaux (Mommsen / Gillmann 2003 : 604). Ainsi, il explique dans ce rapport du 30 avril 1938 que les Anglais rencontrés seraient moins cordiaux et évoqueraient quasi instantanément l’inévitabilité d’une guerre : « Elle devra arriver puisque l’Allemagne ne prend plus du tout de précautions et la souhaite peut-être même. »12 (Mommsen / Gillmann 2003 : 604).
Goerdeler montre donc que les autres pays se préparent également à une éventuelle guerre mais il nuance ce propos en évaluant l’impact économique et social catastrophique d’un tel conflit pour mettre en avant les bénéfices d’une solution diplomatique, toujours en soulignant le rôle particulier qui pourrait incomber à l’Allemagne si elle était à la tête d’une telle négociation internationale.
3.2. Informer les partenaires à l’étranger
Avec ses rapports, Goerdeler espérait influencer la ligne politique des nationaux-socialistes mais, en parallèle, il chercha également à rencontrer des responsables politiques et économiques à l’étranger pour dénoncer ouvertement la politique allemande et pour mettre en garde contre les projets de guerre de Hitler. La circulation de ses idées politiques et économiques passa d’abord par le contenu des exposés qu’il présenta à l’école des études économiques de Londres (London School of Economic Studies). Goerdeler se rendit en effet à Londres pour une série d’exposés sur des sujets économiques à l’initiative d’un fonctionnaire du ministère britannique de l’économie qui, selon Marianne Meyer-Krahmer (1998 : 158), souhaitait fournir à Goerdeler une raison plausible de retourner à Londres pour pouvoir rencontrer d’éminents hommes politiques. Il critiqua dans ces exposés tout comme dans ses rapports de voyage de manière plus ou moins déguisée le régime national-socialiste, notamment son désir d’autarcie, et proposa des alternatives comme le libre-échange au sein d’une société internationale. Mais en marge de ses interventions officielles, Goerdeler chercha à énoncer plus clairement ses craintes et ses propositions politiques. Il informa de manière continue et systématique surtout le gouvernement britannique par l’intermédiaire de plusieurs contacts à l’Office des affaires étrangères (Foreign office) ou dans le domaine économique avec notamment le banquier Robert T. Stopford. Les comptes rendus de ses rencontres se trouvent dans les archives du Foreign office ainsi que dans les mémoires de l’ingénieur Arthur Primrose Young (Krausnick 1989). Goerdeler entretenait des relations plus ou moins systématiques dans tous les pays visités, ainsi l’avocat new yorkais Gotthilf Bronisch transmettait-il ses analyses au gouvernement américain. Goerdeler stipula notamment lors d’une rencontre en juillet 1938 le rejet d’une solution diplomatique et espérait une intervention américaine. Goerdeler contacta également des personnes importantes à Paris pour les informer de la dégradation de la situation économique de l’Allemagne et des luttes d’influence autour de Hitler. L’action de Goerdeler était multidirectionnelle. Il informa également les membres de l’opposition militaire en Allemagne sur la position de la Grande-Bretagne. Ainsi, il leur fit savoir en avril 1938 que, dans l’hypothèse d’une guerre, l’Angleterre interviendrait contre l’Allemagne et que seul un changement du gouvernement pourrait aboutir à une paix pour l’Europe.
Les relations de Goerdeler avec le gouvernement britannique se caractérisent tout d’abord par une grande prudence à son égard : Goerdeler exagérerait le rôle de ses contacts au sein de l’armée et son analyse de l’opinion publique serait faussée par son propre rejet du régime, ainsi que par des intérêts divergents. Goerdeler souhaitait obtenir la garantie que le gouvernement britannique ne se servirait pas d’un soulèvement contre Hitler pour envahir l’Allemagne et le Foreign office attendait d’abord une action de l’opposition allemande avant de s’engager davantage. Les informations de Goerdeler étaient tout de même étudiées avec soins et recoupées avec des renseignements des services secrets mais en règle générale, les responsables concluaient que Goerdeler était exagérément pessimiste, ce qui, selon eux, était censé donner plus de poids à ses propos. Il était surtout en contact avec Frank Ashton-Gwatkin, conseiller économique au sein du Foreign office, qu’il rencontra pour la première fois le 24 juin 1937 après une très bonne impression laissée sur Sigismund David Waley, secrétaire d’État au ministère des finances. Frank Ashton-Gwatkin décrit Goerdeler dans son rapport comme une personne honnête mais il mentionne également ne pas être en mesure de comprendre les intentions de Goerdeler ni d’établir au nom de qui il parle. Les échanges portent sur la paix en Europe et Goerdeler préconise un rapprochement entre l’Allemagne et l’Angleterre « si les bonnes personnes étaient au pouvoir en Allemagne. »13 (Krausnick 1989 : 246) Goerdeler évoque les éléments susceptibles de déclencher un soulèvement : selon lui, la mauvaise situation économique à elle seule ne suffira pas mais l’intervention de l’armée sera nécessaire qui, pour l’instant, ne s’engagerait pas. Le 4 juillet 1937, Goerdeler a un autre entretien très important avec A. E. Parker, rédacteur du quotidien Times, transmis au service presse du Foreign office. Goerdeler s’y exprime sur sa situation personnelle : il explique avoir donné des consignes à sa femme pour le cas où il se ferait arrêter, parle de son déplacement en Amérique et des difficultés financières créées pour l’empêcher, demande de la discrétion, relate une rencontre avec Göring qui aurait été dans un état de désespoir et qui aurait reconnu la situation désastreuse de l’Allemagne, se sentant incapable de retarder l’effondrement du régime. Goerdeler estimait le délai maximal avant cet effondrement de 6 à 8 mois. Il relate également ses contacts avec le général Fritsch, qui pense qu’il serait nécessaire de tuer d’abord Himmler et Heydrich mais que, actuellement, l’opinion publique ne l’accepterait pas encore. Goerdeler aborde les dangers internationaux et appelle la France et l’Angleterre à une position ferme. Selon lui, une défaite diplomatique de l’Allemagne permettrait aux forces d’opposition d’agir. Il dit également que la guerre lui semble improbable dans la conjoncture économique actuelle de l’Allemagne. Il mentionne le rapport envoyé à Göring en juillet 1937 où il insiste sur la collaboration étroite avec la Grande-Bretagne et un éloignement vis-à-vis de l’Italie. Mais il aurait également dit qu’il pensait que ses arguments ne seraient pas entendus même s’il estimait dans son devoir de les évoquer. La réaction du Foreign office aux propos de Goerdeler est caractéristique de leur analyse de ses informations. Le discours de Goerdeler est qualifié de « pessimiste » et d’« exagéré »14 (Krausnick 1989 : 248). On lui reproche principalement de ne pas être suffisamment connu des services anglais et ne pas afficher clairement ses motivations. Sir Orme Sargent, adjoint au secrétaire d’État aux affaires étrangères, estime dans un rapport du 6 juillet 1937 que Goerdeler serait un émissaire officieux de l’armée allemande censé présenter son point de vue mais qu’il estimait peu probable que Hitler ne soit plus aux commandes de l’État malgré une situation politique intérieure difficile. Sir Alexander Cadogan, secrétaire d’État permanent de la mission diplomatique du Foreign office, fait l’analyse suivante:
Il est difficile de trouver le fil conducteur (dans la mesure où il existe) qui chemine à travers ces remarques faites en passant. La pensée centrale de Monsieur Goerdeler semble être que la situation intérieure en Allemagne est très instable et que le danger d’une explosion extrémiste aussi bien vers l’intérieur que vers l’extérieur existe. Et son message est que l’Angleterre et la France doivent « faire preuve de fermeté », ce qui aiderait l’armée et les forces modérées. (Même si je ne vois pas très bien comment.) Je ne sais pas beaucoup de choses sur Monsieur Goerdeler mais je suis enclin à la prudence face aux conseils inopinés d’Allemands. 15 (Krausnick 1989 : 249).
Cette citation résume parfaitement la méfiance à l’égard de Goerdeler mais aussi l’objectif de ce dernier : inciter la Grande-Bretagne à agir et l’amener à abandonner sa politique d’apaisement. Tous les hauts responsables politiques ne rejettent pas les propositions de Goerdeler ; le ministre des affaires étrangères Anthony Eden, lui-même hostile à la politique d’apaisement, et le secrétaire permanent du Foreign office, Sir Robert Vansittart, signent le rapport sans commentaire.
Robert Vansittart mena deux longs entretiens avec Goerdeler, l’un au Foreign office, l’autre dans sa résidence de Denham Place. Selon lui, les propos de Goerdeler correspondent aux rapports des services secrets sur la situation en Allemagne. Dans un mémoire du 6 juillet 1937, qui ne sera pas transmis aux autorités pour des raisons inconnues, il trace un portrait favorable de Goerdeler, intelligent, honnête et patriote. Il le décrit comme proche du régime mais critique et évoque les risques que Goerdeler encourt par son attitude. Dans les annexes, Vansittart retrace leurs conversations à propos des relations de Goerdeler avec Schacht, Beck et Fritsch. L’objectif des voyages à l’étranger serait de se faire une idée de l’avis que l’étranger avait de la position allemande et de transmettre ses inquiétudes à des personnes influentes avec l’espoir d’éviter une catastrophe. Goerdeler aurait ensuite décrit la situation intérieure de l’Allemagne, sur le plan économique, mais aussi l’emprise du parti et son interventionnisme dans le domaine de la justice, de la morale et de la religion. Il aurait mentionné que, désillusionnés, même certains des proches de longue date de Hitler seraient maintenant prêts à renverser le régime pour créer une nouvelle Allemagne dans une nouvelle Europe, aurait appelé à une position ferme de la Grande-Bretagne et aurait mis en garde contre une intervention militaire :
[…] menez une politique ferme et sans ambigüité; faites savoir au monde et à l’Allemagne que vous connaissez la vérité en la verbalisant dans la mesure du possible; et faites aussi savoir que vos règles de moralité, de la direction d’un État, du respect du droit et ainsi de suite sont toujours les vieilles règles également approuvées par le peuple allemand en son for intérieur, faites-le à travers des commentaires clairs sans méchanceté à propos des événements en Allemagne.16 (Krausnick 1989 : 250-251).
Goerdeler mentionne également qu’il continuera à s’employer auprès de ses compatriotes pour diffuser ses idées. La démarche de Goerdeler ressemble à celle de ses rapports pour les mandataires allemands : il débute par une description générale de la situation politique, économique et sociale avant de mettre en exergue ses projets. Ainsi, Arthur Primrose Young rapporte d’une conversation avec Goerdeler le 6 août 1938 en Allemagne des propos qui montrent très clairement la volonté de remplacer le gouvernement de Hitler. X., donc Goerdeler, fait apparaître un plan en trois phases :
Phase 1. […] Une déclaration conjointe, ferme et ouverte de la Grande-Bretagne et de la France exposant au monde et au peuple allemand clairement cette attitude contre une agression future devrait mettre un terme à l’intention actuelle de Hitler de déclencher une guerre. Cela permettra de respirer et devrait être suivi d’une autre déclaration, de préférence dans les 15 jours, qui exposera au monde et plus particulièrement au peuple allemand que ce pays est toujours prêt à négocier à propos de ces « problèmes vitaux » que X. désigne comme suit : (a) les questions coloniales, (b) l’Europe centrale, (c) les problèmes monétaires et l’or, (d) un échange plus libre et une baisse de la production d’armes. Phase 2. X. le formule ainsi : « Cela est notre problème. Je reste en Allemagne. Une révolution n’est pas un endroit pour des enfants. » […] Phase 3. Celle-ci commencera avec l’établissement d’un gouvernement raisonnable fondé sur les principes de la paix et de la coopération. X. mentionne que ce genre de gouvernement pourrait être mis en place dans un an.17 (Young 1938 : 2).
Goerdeler fait dans cette même conversation également référence à l’attitude d’opposition de certains militaires. Cette démarche s’inscrit dans la nécessité d’apparaître à l’étranger comme un acteur important de l’opposition à Hitler et de donner ainsi une importance plus grande à ses propos : « X. a dit : ‘En tant qu’homme d’honneur, je vous dis que la grande majorité des généraux (« mes amis » comme il répétait souvent) sont contre la guerre’. »18 (Young 1938 : 2). Pour renforcer sa légitimité en tant qu’opposant au régime national-socialiste, Goerdeler n’hésite pas à employer des termes clairs et très forts pour qualifier le gouvernement hitlérien. Selon Arthur Primrose Young : « Il qualifia Hitler et ses camarades de ‘criminels’ ».19 (Young 1938 : 6) Il relate que Hitler se comparerait à Dieu pour inciter le gouvernement britannique à agir :
Il y a eu un changement important dans l’attitude de Hitler ces douze derniers mois. Il se considère maintenant comme un dieu ; X. est, en effet, de l’avis qu’il est fou. Personne ne peut le conseiller, sauf un homme : Himmler. […] Hitler voit ou sent maintenant qu’il ne pourra pas maintenir la paix et son cœur est décidé à entrer en guerre.20 (Young 1938 : 4).
Suite à la radicalisation de la politique intérieure des nationaux-socialistes après l’éviction début 1938 du ministre de la guerre Werner von Blomberg et du commandant en chef des troupes de l’armée de terre Werner von Fritsch, les services secrets ne confirment pas les informations de Goerdeler concernant un complot contre Hitler, qu’ils critiquent de nouveau comme une exagération, mais ils reconnaissent maintenant davantage ses analyses et ses prévisions des actions de Hitler. Mais la réaction des ministres britanniques se caractérise par une méfiance et une prudence extrêmes. Le 30 août 1938, lors d’un Conseil des ministres, le ministre des affaires étrangères et représentant anglais à la Conférence de Munich, Edward Frederick Lindley Wood Lord Halifax, indique qu’il ne croit pas que Londres pourrait influer sur les évolutions politiques à l’intérieur de l’Allemagne. Au contraire, une pression anglaise pourrait, selon lui, pousser Hitler à l’extrême. Pourtant, un message direct de Goerdeler à Robert Vansittart du 28 septembre 1938 est transmis à la délégation britannique de la Conférence de Munich. Goerdeler y insiste de nouveau pour que la Grande-Bretagne maintienne une position ferme et pour qu’elle ne limite pas la conférence de Munich à la seule question des Sudètes, mais qu’elle exige des garanties collectives et des engagements de limitations dans l’armement. La délégation anglaise ne tiendra pas compte de ces propos de Goerdeler. Mais suite à la désillusion liée à la dégradation de la situation après les accords de Munich et après les pogroms du 9 novembre 1938, l’on accorde plus de crédit à Goerdeler et à ses prévisions. Le Foreign office mandate maintenant l’ingénieur Arthur Primrose Young pour demander des précisions à Goerdeler concernant ses projets politiques pour l’avenir de l’Allemagne et des informations sur l’action militaire envisagée. Une rencontre entre Young et Goerdeler a lieu le 4 décembre 1938 en Suisse.
Le rapport avec les propositions de Goerdeler déclenche des discussions animées à propos de son programme politique pour lequel il avait demandé une réponse sous 15 jours. En cas de réponse positive, il s’était engagé à reprendre contact pendant les vacances de Noël avec des hauts responsables dans l’industrie, l’armée et le domaine religieux pour mener à bien une action contre Hitler. Selon Frank Ashton-Gwatkins, le programme de Goerdeler était favorable pour la Grande-Bretagne, mais Robert Vansittart change d’attitude et considère à présent que Goerdeler est au service de l’expansionnisme allemand et recommande de rejeter ses propositions qu’il estime catastrophiques pour la Grande-Bretagne. Il y voit beaucoup de concessions sans contreparties, notamment la révision des frontières en Pologne, l’aide financière et le rétablissement des colonies. Selon lui, Goerdeler serait « sans valeur » et il ne faudrait pas lui faire confiance. Le futur secrétaire permanent du Foreign office, Orme Sargent, s’exprime également contre des concessions faites sans preuve concrète de l’action du groupe Goerdeler et met en avant que si la Gestapo prenait connaissance de ces documents, le gouvernement britannique serait discrédité. Alexander Cadogan se montre également sceptique dans son rapport à Lord Halifax et recommande de ne pas accepter la proposition de Goerdeler, mais plutôt de stipuler que la formation du gouvernement allemand est un problème allemand, même si la Grande-Bretagne ne profitera pas d’un soulèvement en Allemagne et qu’elle souhaiterait collaborer avec le gouvernement allemand pour la paix en Europe. Soutenir les conjurés lui semble dangereux, il recommande de ne pas donner de réponse officielle mais seulement de permettre à Young d’informer Goerdeler. Chamberlain suit ses recommandations et exprime l’avis que les Allemands devraient se débrouiller tous seuls. Il rejette les propositions de Goerdeler et ordonne de ne pas lui donner de réponse pour ne pas créer de lien entre l’opposition allemande et le gouvernement britannique. Malgré cet échec, Goerdeler continue tout de même d’informer Young mais les responsables continuent à afficher la même attitude en lui accordant peu de crédit et en lui reprochant d’exagérer. Ce n’est que début 1939, quand les informations des services secrets confirment les propos de Goerdeler, que ses analyses entrent en ligne de compte dans la décision du Conseil des ministres britannique de réagir aux menaces pesant sur la Belgique, la Hollande et la Suisse. Le 6 février 1939, Chamberlain déclare que la Grande-Bretagne et la France ont signé un pacte défensif contre toute action violente en Europe de l’Ouest. Les dernières rencontres avec Young et Ashton-Gwatkins ont lieu au printemps 1939 à Londres. Goerdeler y présente ses projets pour l’Europe vaguement discutés au Foreign office. Son dernier message est émis à Stockholm, le 30 août 1939 : « Restez ferme. Pas de compromis. » (Krausnick 1989).
4. Conclusion
Pour Goerdeler, les voyages à l’étranger marquent le passage de l’opposition passive à la résistance active. Il se présente ouvertement comme un représentant de l’opposition. Ses voyages servent un objectif double. D’abord, il cherche à poursuivre dans sa démarche d’alerter les autorités nationales-socialistes en espérant un changement politique de l’intérieur. Il pense encore qu’il pourrait être possible de raisonner Hitler. Goerdeler se sert habilement des comptes rendus qu’il doit remettre aux autorités allemandes pour éclairer les aspects de la situation politique et économique des pays visités qui lui permettent de suggérer un changement dans la ligne politique du gouvernement allemand. Mais, conscient de la portée limitée de cette démarche, il se sert du prétexte des voyages pour créer un vaste réseau de connaissances d’horizons différents à l’étranger susceptibles d’alerter leurs gouvernements et de leur faire part de ses craintes et de ses suggestions. Mais tout comme sur le plan de la politique intérieure Goerdeler surestime son influence, ses rapports restent non lus et ses projets politiques n’ont aucune répercussion réelle sur la ligne politique des grandes puissances mondiales. Au contraire, les hommes politiques étrangers se méfient de ses analyses. Les raisons en sont multiples et tiennent surtout aux intérêts différents des protagonistes et à la structure éclatée des services de renseignements anglais, comme le démontre Klaus-Jürgen Müller (Müller 1986) dans un article sur les relations des membres de la résistance allemande avec l’étranger. L’objectif de Goerdeler d’obtenir une révision du Traité de Versailles était notamment un obstacle à un accord avec la Grande-Bretagne.
Les voyages de Goerdeler lui permirent donc de faire circuler ses idées politiques et aussi celles de ses interlocuteurs. Même si elles n’eurent pas d’impact sur les actions politiques de ces derniers, elles engendrèrent tout de même une interaction.
Bibliographie
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Papers of Arthur Primrose Young, 1938, consultable à: http://contentdm.warwick.ac.uk/cdm/compoundobject/collection/tav/id/1277/show/1270, consulté le 20 avril 2014.