Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah

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Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Paris : Éditions Corti, « Les essais », 2023, 248 p., ISBN : 978-2-7143-1287-7

Text

Ce livre est à la fois un état des lieux et un essai, écrit par un des deux spécialistes, avec Nelly Wolf, de l’écriture de la judéité dans la littérature française. Mais il est aussi un acte engagé, à la semblance de ceux dont il rend compte, un acte qui fait trace en publiant et en défendant contre l’effacement la trace des témoignages littéraires de la plus grande catastrophe humaine et civilisationnelle du siècle dernier – tant il est vrai que le projet de tout génocide depuis le génocide arménien n’est pas seulement d’effacer une population, mais également d’effacer les traces du génocide lui-même.

La question qui gouverne la conception de l’ouvrage est posée dans son avant-propos : « comment savoir et restaurer non seulement les faits mais aussi la notion même de factualité ? ». Le développement de cette question est conduit dans les sept chapitres de l’ouvrage, terminés par un « Épilogue » qui est un avertissement à la communauté humaine : l’auteur y appelle à une veille continue, y compris dans l’intérêt des générations à venir : « les morts et les œuvres ne sont pas toujours hors de danger ».

Les chapitres du livre s’enchaînent de façon logique à partir de la question de l’effacement et du témoignage écrit de cet effacement, témoignage qui appartient paradoxalement à cet effacement à la façon d’un anticorps. Dès son début, le projet d’effacement est un projet double : à sa racine même, le génocide est intimement lié à sa négation. Effacement des personnes et – donc – effacement des preuves : ce qui caractérise ce moment critique de l’histoire humaine est ce que Maxime Decout conceptualise sous le nom – repris à Derrida – de mal d’archive. Notre civilisation dispose certes de deux moyens pour tenter de combler ce mal d’archives : la fiction littéraire, celle de la toute fin du Dernier des Justes (1959) d’André Schwarz-Bart ou celle du recueil de nouvelles Le Monde de pierre (1964) de Tadeusz Borowski, mais aussi le documentaire cinématographique, celui de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, faisant entendre la parole des témoins survivants sur des lieux dont il ne reste rien ou presque de ce qui s’y est produit.

À côté de ces témoignages reconstruits apparaissent quelques archives directes, rédigées à l’ombre de la mort dans des camps d’internements, dans le ghetto de Varsovie ou d’ailleurs, à Auschwitz… : textes « de la survivance » mus par le « vouloir archiver » d’auteurs qui se savent condamnés, œuvres le plus souvent diaristes – dont la plus célèbre est le journal d’Anne Franck –, mémoires, chroniques, mais aussi témoignages littéraires – tel le recueil de poèmes Ce que je lisais aux morts de Wladyslaw Szlengel. S’il est vrai que rien dans le journal d’Anne Franck ne le prédisposait a priori à devenir une œuvre de la survivance, c’est loin d’être le cas de ces autres archives qui se savent, se veulent témoignages et résistance à l’effacement dès la genèse même de leur conception. C’est aussi ce désir de témoignage que questionne Maxime Decout, depuis la volonté de laisser une preuve de ce qui s’est produit jusqu’à la figure d’un destinataire d’autant plus aléatoire que c’est le plus souvent aux plus enfouis et aux plus aléatoires des réceptacles que le texte a été confié : caves d’un ghetto de Varsovie transformé en ruines, cendres des crématoires d’Auschwitz.

Autre interrogation propre au questionnement de ce type d’archive : la cohabitation entre le document et la littérature, plus exactement entre le statut documentaire de l’archive et son statut esthétique – question que Foucault présentait dans l’opposition paronymique document/monument, reprise ici sous l’angle de la valeur testimoniale et historique de l’archive. Maxime Decout détaille les enjeux des querelles lancées par Claude Lanzmann aux fictions cinématographiques représentant la Shoah (Spielberg, Begnini…) mais aussi de son refus des images d’archives pour son documentaire Shoah. La diffusion d’archives pose certes la question du réalisme documentaire, mais également celle du champ recouvert par ce réalisme : s’agit-il seulement du référent désigné, raconté par l’archive ? Les documents inédits fabriqués par l’archive ont-ils également une valeur documentaire ? Quel statut ont des constructions littéraires comme la pièce de théâtre L’Instruction (1965) de Peter Weiss ou l’ouvrage poétique Holocauste (1975) de Charles Reznikoff, construits entièrement à partir de transcriptions de procès nazis des années 1960 ? Voici posée la question du statut de la fiction documentaire, avec cette spécificité qu’ici la fiction, le document, ont pour objectif de faire trace, c'est-à-dire de faire accéder à un savoir historique qui ne va pas de soi – et que le document nu, quoi qu’il en soit, est insuffisant à faire acquérir. Comme le disait Georges Perec, cité par Maxime Decout : « les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, c’est une erreur de le croire ».

Ce quelque chose qui s’est produit mais qui n’existe plus, qui est à la fois indicible et irreprésentable, rend problématique la notion de savoir tout autant que la valeur documentaire de témoignages de survivants des camps tels David Rousset (L’Univers concentrationnaire, 1946), Primo Levi (Si c’est un homme, 1947), Robert Anthelme (L’Espèce humaine, 1947) qui, quoi qu’il en soit, ne pourront jamais faire partager leur savoir. C’est d’ailleurs le désir de savoir et de faire savoir qui s’estompe, ou plus exactement se transforme dans les écrits postérieurs des « revenants », ceux entre autres d’Anna Langfus (Le Sel et le Soufre, 1960), Piotr Rawicz (Le Sang du ciel, 1961), Charlotte Delbo (Auschwitz et après, 1965-71), mais aussi de leurs héritiers (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, 1975). Si on peut juger un peu forte la formule « savoir inutile » que l’ouvrage consacre pour décrire le fait que cette seconde littérature fait passer le savoir événementiel au second plan, il est vrai que le souci de ces écrits est de livrer cette fois non plus des vérités historiques mis des vérités personnelles, c'est-à-dire précisément de la littérature au sens où la littérarité s’y affiche ou encore, comme le dit Maxime Decout, où « le style s’exhibe et revendique sa présence ». Reste que l’enjeu de cette littérature tardive n’est pas seulement le constat qu’il n’est déjà plus nécessaire de faire connaître une histoire désormais – encore – bien présente. Cette littérature fait aussi le constat d’une impuissance et d’un deuil : impuissance de partager le savoir de la Shoah, et deuil d’un monde ancien où ressentis et expériences communes étaient encore partageables entre ceux qui sont à présent des « revenants » et leurs frères humains, ce qui n’est plus le cas. Ce constat d’impuissance, ce deuil, sont les constituants d’un « savoir mélancolique », celui de survivants au statut de « spectres revenants ».

Cette étude de la littérature de la Shoah est conduite jusqu’aux années1990-2010, sous le titre globalisant « Enquêter ». Elle consiste le plus souvent en ces récits d’enquête dont la diégèse porte non pas tant sur l’aboutissement que sur le processus de l’enquête lui-même, récits représentés entre autres par Dora Bruder (1997) de Patrick Modiano, Les Disparus (2006) de Daniel Mendelsohn ou Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2012) d’Ivan Jablonka – un corpus auquel je rattacherai le roman graphique Nous n’irons pas voir Auschwitz (2011) de Jérémie Dres et dont le représentant le plus récent semble être le dernier roman de Lola Lafon Quand tu écouteras cette chanson (2022). C’est cette fois un troisième enjeu qui regroupe les écritures de cette dernière génération : non plus faire trace de son ressenti et de l’état des lieux de sa séparation d’avec le monde des vivants, mais faire trace de ces morts qu’on avait voulu effacer, en tenter une – impossible ? – reconstitution, pour les connaître, les reconnaître et les faire revivre.

C’est dans le dernier chapitre, aboutissement chronologique et état des lieux du rapport qu’entretient notre monde actuel avec la Shoah, que l’ouvrage lance une triple réflexion, sur l’utilité et l’efficacité de la mémoire, sur notre rapport à l’Histoire, sur la vocation de la littérature. Ce chapitre, placé sous l’éclairage de « l’industrie de la mémoire », où le terme industrie cumule à la fois les sèmes de multiplication et de technologie, identifie trois logiques à l’œuvre dans « notre rapport au témoignage et à l’archive » : logique judiciaire : les procès… ; logique académique : l’étude et la conservation du patrimoine ;logique scénographique : la représentation mimétique de l’Histoire. C’est cette dernière logique qui s’est considérablement développée au cours de ces trente dernières années, parallèlement à la multiplication des témoignages et des élaborations mémorielles. Dans sa profusion actuelle, dont personne ne peut venir à bout, quelle est la valeur du témoignage ? Non plus le savoir, à en croire Maxime Decout, mais cette empathie qu’il désigne comme « l’émotion et l’identification », avatar moderne de « la terreur et la pitié » aristotéliciennes. L’industrie mémorielle, appuyée sur les ressources numériques, bases de données et hologrammes, produit en outre l’illusion de connaître, dans un domaine – l’Histoire – où le savoir ne saurait tenir lieu de connaissance, et condamne éventuellement son destinataire à devenir un « simple consommateur de témoignages » : « car cela ne rate jamais : le savoir de l’historien ne travaille pas les touristes ». Cette question est certes exacerbée à l’heure actuelle avec la remise en question du sens du traditionnel voyage à Auschwitz, icône de ce que l’ouvrage nomme le « tourisme mémoriel », remise en question datant déjà de quelques années, annoncée entre autres par le projet (et le titre) du roman graphique de Jérémie Dres Nous n’irons pas voir Auschwitz cité supra. Ici encore, Maxime Decout convoque la littérature, La Tête coupable (1968) de Romain Gary, Mon holocauste (2007) de Tova Reich, L’Atelier du diable (2009) de Jáchym Topol, et développe à l’occasion une présentation détaillée et réflexive du roman israélien Le Monstre de la mémoire (2017) de Yishaï Sarid, mettant en scène des exemples limite de ce que peut devenir la perversion mémorielle, exemples qui ne sont après tout que le prolongement de faits divers récents rappelés dans l’avant-propos : ces ouvrages disent bien de quelle façon plus la mémoire se remplit, plus elle devient mimétique, et plus elle peut passer à côté de son objectif premier : faire trace, c'est-à-dire redonner une existence réelle à ce qui n’est plus, et le faire d’une manière qui soit réflexive. Et ce projet, seule la littérature, et non pas, justement, la reproduction du réel, peut l’accomplir, ce qui n’est pas une surprise.

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Hervé Bismuth, « Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah », Textes et contextes [Online], 19-1 | 2024, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4674

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Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (UR 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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