« À mi-chemin entre littérature et sciences humaines ». L’adaptation du modèle autosociobiographique d’Annie Ernaux dans Comme nous existons (2021) de Kaoutar Harchi

  • ‘Halfway between literature and humanities’. The adaptation of Annie Ernaux's autosociobiographical model in Kaoutar Harchi’s Comme nous existons (2021)

Résumés

Grâce aux travaux pionniers du sociologue Pierre Bourdieu et de l’écrivaine Annie Ernaux, le genre de l’autosociobiographie, entre autobiographie, socioanalyse et réflexion sociologique, s’est imposé avec succès dans le champ littéraire français. Dans cette contribution sont examinés les liens entre le récit intersectionnel de Kaoutar Harchi Comme nous existons (2021), entre littérature et sociologie, et le modèle autosociobiographique ernausien, entre littérature et sciences humaines. Si Harchi reprend le programme d’Annie Ernaux, notamment pour fournir le même rapport entre ascension sociale, honte, éloignement familial et écriture, elle s’en distingue tant sur le plan du contenu que sur celui de la poétique. À la différence d’Ernaux, ascension sociale ne signifie pas rupture familiale pour Harchi qui a un habitus lié, tandis qu’Ernaux souffre d’un habitus clivé. Harchi le met en scène par une composition originale, laquelle, en ce qui concerne les aspects narratifs, joue beaucoup plus sur le pacte autobiographique qu’Ernaux.

Due to the pioneering work of the sociologist Pierre Bourdieu and the author Annie Ernaux, the genre of autosociobiography, which combines autobiography, socio-analysis and sociological reflection, has successfully established itself in the French literary field.
Our contribution examines the connections between Kaoutar Harchi’s intersectional narrative Comme nous existons (2021) between literature and sociology and the ernausian autosociobiographical model between literature and social sciences. It will be shown that Harchi takes up Annie Ernaux’s programme, in particular to provide the same relationship between social ascension, shame, family estrangement and writing, but that she also distinguishes herself from Ernaux in terms of both content and poetics: unlike Ernaux, social ascension does not mean family break-up for her. Harchi has a non-cleaved habitus, whereas Ernaux suffers from a cleaved habitus. Harchi illustrates it by means of an original composition. As far as the other narrative aspects are concerned, she plays much more on the autobiographical pact than Ernaux.

Plan

Texte

Être d’ascendance française métropolitaine, posséder la nationalité française, se revendiquer d’une tradition chrétienne, passer pour blanc ou blanche : autant de critères dont l’absence construit les conditions d’un traitement civique, économique, culturel inégal(Hammou / Harchi 2020 : 296).

1. Introduction

Dans le champ littéraire français contemporain, si l’on en croit la philosophe française Chantal Jaquet (2023), il existe notamment « de plus en plus de liens entre le parcours social et la discrimination fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle ou l’appartenance ethnique ou la couleur de peau ». Ces récits intersectionnels1 de transclasse enrichissent le genre de ce qu’Annie Ernaux appela entretemps « l’autosociobiographie2 » (2011c : 23). Ce nouveau genre de récits d’ascension sociale se sert notamment des formes narratives hybrides entre autobiographie, socioanalyse et réflexion sociologique (voir Blome / Lammers / Seidel 2022 : 4 ; voir aussi l’article de Gregor Schuhen dans ce numéro)3.

La sociologue et l’écrivaine Kaoutar Harchi fournit une telle étude intersectionnelle dans son récit Comme nous existons (2021). La fille d’immigrés marocains y écrit sur sa trajectoire académique qui l’a menée d’un faubourg de Strasbourg à la soutenance d’une thèse à la Sorbonne Nouvelle. Elle y examine différentes expériences de dominations sociales, notamment le racisme, le sexisme et le classisme.

Dans le cadre de cet article, je vais m’intéresser à la question de la relation entre le modèle autosociobiographique d’Annie Ernaux et le récit de Kaoutar Harchi. Ainsi, j’ai pour but d’étudier Comme nous existons (2021) « à mi-chemin entre littérature et sciences humaines » (France Culture 2021 : 0’13-0’14), en me demandant si Kaoutar Harchi ne reprend pas la démarche d’Annie Ernaux. Pour ce faire, je fournirai tout d’abord les explications méthodologiques sur l’approche comparative. Ensuite, je rappellerai les caractéristiques de l’écriture d’Annie Ernaux dans La honte (2011a), La place (2011b) et aussi Les années (2011d) avant d’analyser le récit de Harchi. Les trois sous-parties font émerger les ressemblances et les différences dans les deux approches.

2. Les explications méthodologiques sur l’approche comparative

Étudier le texte de Harchi en référence à Ernaux peut, de prime abord, paraître surprenant étant donné qu’Annie Ernaux n’y est pas du tout mentionnée4. Néanmoins, une telle analyse se justifie, tout d’abord par des aspects communs en ce qui concerne les biographies : Ernaux et Harchi sont – dans les récits examinés – les seuls enfants de leurs familles ; les deux filles grandissent dans la périphérie des villes, Ernaux à Yvetot et Harchi dans le faubourg de Strasbourg nommé Elsau ; elles sont toutes deux issues de milieux sociaux modestes, plus précisément des classes populaires, ont fréquenté un lycée privé catholique, ont fait des études supérieures et ont ainsi connu une ascension sociale. On remarquera que l’école catholique est une caractéristique éducative commune aux parents d’Ernaux et de Harchi, lesquels apparaissent ainsi comme des stratèges de l’ascension de leurs filles5. De surcroît, Ernaux et Harchi réfléchissent au rapport entre réussite sociale, éloignement, honte et écriture6. Pour comprendre ce sentiment de honte, Ernaux se sert des instruments sociologiques fournis par Pierre Bourdieu dont la lecture représente « un choc ontologique » (Ernaux 2011e : 912) pour elle, car ses études lui permettent de découvrir les rapports de domination au sein du monde social et, notamment, au sein des familles issues des classes populaires. De manière analogue, l’étude La double absence (1999) d’Abdamalek Sayad, proche collaborateur de Bourdieu d’ailleurs, provoque un « choc ontologique » similaire chez la jeune Kaoutar Harchi, étant donné que les outils de Sayad lui donnent la possibilité de penser les classes populaires issues de la migration postcoloniale en France. Par ailleurs, le rapprochement entre Ernaux et Harchi est justifié car on trouve dans le récit de cette dernière une référence intertextuelle significative à Ernaux : l’expression « venger ma race », citation de Jean Genet, notée par Ernaux dans son journal intime en 1963, est reprise par Harchi dans son récit sans la citer comme telle (voir Ernaux 2011f : 12). Enfin, le récit de cette dernière est composé, comme les autosociobiographies d’Ernaux, de souvenirs autobiographiques et de leur analyse.

3. Annie Ernaux : l’auto-sociologie bourdieusienne dans la littérature

Le prix Nobel de littérature a été décerné à Annie Ernaux à la fin de l’année 2022 en raison du « courage et de l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle » (citée dans Petit / Ropert 2022). Elle est donc récompensée pour avoir réussi à disséquer la relation entre mémoire collective et mémoire individuelle dans la société française contemporaine (voir Ernaux 2011d : 1082). Quant à ses livres non-fictionnels tels que La place, La honte et Les années, elle explique : « J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le ‘je’ qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent » (Ernaux 2011f : 7).

Afin d’interroger les rapports entre les identités individuelles et collective, elle s’inspire notamment du sociologue Pierre Bourdieu, tant sur le plan du contenu que sur celui de la poétique (voir Schultheis 2012). En premier lieu, Ernaux reprend le rapport entre « je » et identité qu’a évoqué Bourdieu dans son article intitulé « L’illusion biographique » (Bourdieu 1994). Il y écrit que la vie individuelle ne peut pas être comprise comme un programme transparent et homogène (voir Bourdieu 1994 : 82sq.). Ernaux utilise presque les mêmes mots en esquissant sa posture d’écrivaine : « Ce que je redoute, […] c’est la rationalisation a posteriori, le chemin qu’on voit se dessiner après qu’il a été parcouru » (Ernaux 2011c : 19). Pour Ernaux, il n’y a pas non plus de téléologie dans la vie individuelle. C’est justement parce que la vie ne peut pas être comprise d’une façon objective qu’Ernaux n’écrit pas de romans, mais qu’elle se réclame d’une écriture plus fragmentaire. Pour ce faire, l’écrivaine s’appuie notamment sur des souvenirs éveillés par des photographies. En effet, sa méthode de travail est « ‘fondée sur la mémoire’ et a pour but ‘d’halluciner’ les images du souvenir » (Ernaux 2011c : 145)7.

Dans l’essai qu’elle consacre à Bourdieu, Ernaux explique plus précisément son rapport à la sociologie bourdieusienne :

Ce que je dois à Bourdieu, c’est plus qu’une autorisation, c’est une injonction à prendre comme matière d’écriture ce qui jusque-là m’avait paru « au-dessous de la littérature », à explorer tout ce que le trouble indescriptible devant la photo de mon père sur un chantier avait réveillé (Ernaux 2010 : 27).

Dans cette citation, Ernaux fait allusion à La place (1983), le livre sur son père qu’elle a écrit après sa mort. Mais Ernaux ne doit pas seulement à Bourdieu le dépassement de la frontière classique entre ce qui mérite une description littéraire et ce qui n’est pas considéré comme un objet de littérature. Grâce à la découverte de la sociologie bourdieusienne, elle a finalement trouvé les moyens d’expression appropriés pour tenir compte de la vie simple de son père issu des classes populaires. Il s’ensuit un style « sociologicorhétorique » (Stolz 2015 : 1) lié à la tentative de raconter une biographie. De même, Franz Schultheis, quant à lui, qualifie le style ernausien d’un mélange entre la « ‘biographie impersonnelle’ » et la « ‘biographie sociologique’ » (2012 : 124). La place marque en d’autres termes le passage à un style d’écriture qui s’affranchit de tout style littéraire (voir notamment Ernaux 2011c : 26-38). L’auto-ethnologue Ernaux (voir Ernaux 2011a : 224) l’a d’ailleurs désigné dans La place comme une « écriture plate » (Ernaux 2011b : 442 ; Ernaux 2011c : 34) :

Il me semble que je cherche toujours à écrire dans cette langue matérielle d’alors et non avec des mots et une syntaxe qui ne me sont pas venus, qui ne me seraient pas venus alors. Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style (Ernaux 2011a : 238).

Elle prône un « style sec » et « nomade » (Simon 2017 : 14) dont la simplicité décrit de manière appropriée la vie simple de son père (voir Ernaux 2011a : 451sq.). Plus tard, elle parlera d’ « écriture distanciée » (Ernaux 2010 : 27 ; Hechler 2022 : 19sq.; Lukenda 2024) et d’« ‘écriture de la distance’ » (Ernaux 2011c : 73) qui ne se sert pas de la « ‘langue de l’ennemi’ » (Ernaux 2011c : 33), tel que Genet l’a exprimé8.

Ernaux doit également à la sociologie de Bourdieu l’objectif primordial de son écriture : « Les textes de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à persévérer dans mon entreprise d’écriture, à dire, entre autres, ce qu’il nommait le refoulé social » (Ernaux 2011e : 913). Tout comme Bourdieu en tant que sociologue, elle souhaite, en tant qu’écrivaine, décrire la reproduction sociale (Ernaux 2011e : 913) et ses conséquences pour sa propre vie. Ainsi, les instruments critiques de Bourdieu lui permettent de réfléchir au rapport entre ascension sociale, éloignement et honte :

Je crois que tout dans La place, sa forme, sa voix, son contenu, est né de la douleur. Celle qui m’est venue à l’adolescence lorsque j’ai commencé de m’éloigner de mon père, ancien ouvrier, patron d’un petit café-épicerie. Douleur sans nom, mélange de culpabilité, d’incompréhension et de révolte (pourquoi mon père ne lit-il pas, pourquoi a-t-il des « manières frustes », comme il est écrit dans les romans ? Douleur dont on a honte qu’on ne peut ni avouer ni expliquer à personne (Ernaux 2011c : 32).

Pour Ernaux, la honte est le sentiment qui exprime la douleur et la culpabilité suite à l’éloignement de son milieu d’origine lié à l’ascension sociale. Elle exprime la distance entre son ascension dans la bourgeoisie et ses origines dans les classes populaires. La honte est l’expérience de la trahison qu’elle éprouve lorsqu’elle est nommée fonctionnaire. La découverte de cet éloignement qui, dans la composition de La Place, est liée à la mort de son père, est, selon Kamoroswka un « choc hontologique » (Kamorowska 2017 : 193). C’est la raison pour laquelle le récit passe par une « hontofiction », c’est-à-dire, en d’autres termes, la « réécriture de la honte » (cité dans Kamorowska 2017 : 217). En écrivant, Ernaux essaye de le comprendre : « Je procède à une anamnèse de ma propre déchirure sociale : petite fille d’épiciers-cafetiers, allant à l’école privée, faisant des études supérieures » (Ernaux 2011c : 27). Elle confesse que, par le biais de sa posture d’écriture, elle « assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une ‘immigrée de l’intérieur’ de la société française » (Ernaux 2011c : 34). Ainsi, l’écriture permet de la libérer de la culpabilité (Ernaux 2011c : 57)9. En citant Jean Genet, Ernaux signale que son écriture « est le dernier recours quand on a trahi ». Appuyée par la sociologie bourdieusienne, l’écriture lui permet de « venger sa race », venger la rupture avec son milieu d’origine, la libérer de sa culpabilité et ainsi tenter la réconciliation avec son habitus clivé (voir Bourdieu 2004 : 127), système de dispositions de perception et d’action si longtemps déchiré entre le milieu social d’origine et celui qu’elle a atteint.

4. L’adaptation de la démarche d’Annie Ernaux dans le récit de Kaoutar Harchi ?

Après avoir rappelé l’approche ernausienne, il convient dorénavant d’analyser le récit de Kaoutar Harchi. Quelle relation y a-t-il entre l’autosociobiographie d’Annie Ernaux et le récit de transclasse de Kaoutar Harchi ? Est-ce qu’elle propose également une « hontofiction » ernausienne ? Peut-on dire que, quant à la démarche des autrices dans leurs œuvres littéraires, Kaoutar Harchi est, en vérité, « Kaoutar Ernaux » ?

4.1. Décrire les expériences de la domination au sein du système éducatif

Outre les points communs déjà mentionnés, les deux autrices partagent l’objectif de dévoiler les rapports de dominations dont elles ont souffert au sein du monde social. Pour ce faire, elles analysent le lien entre le « je » et le « nous » collectif dans tous leurs récits autosociobiographiques10 (voir infra). L’étude des expériences d’inégalité et de discrimination et la réflexion sur elles constituent donc un nœud principal de l’écriture autobiographique11 de Kaoutar Harchi12. Sa propre scolarité se lit comme une suite de confrontations, en premier lieu avec la domination fondée sur la couleur de la peau, le genre et le milieu d’origine sociale notamment au sein du système d’éducation :

Cette école était un espace mortifère où les riches se moquaient des pauvres, où les garçons harcelaient les filles, où les élèves valides frappaient les élèves handicapés, où le racisme sévissait chaque jour. Je souffrais de cette institution, de ses règles, de son autorité, des petites violences qui s’y exerçaient, des misères, et des humiliations que les élèves se faisaient subir, que les professeurs faisaient parfois subir aux élèves (Harchi 2021 : 51).

Tout au long de sa scolarité, Harchi s’aperçoit des frontières sociales. Le matin, elle les ressent lorsqu’elle quitte le quartier où elle habite pour aller au lycée privé catholique fréquenté en particulier par la classe aisée. La première frontière est donc la frontière de l’espace, qui est, comme dans les textes d’Ernaux, inscrite dans la topographie urbaine (voir Kamorowska 2017). Dans le bus également, la frontière sociale sépare Kaoutar des autres jeunes filles, ce qui est illustré par sa crainte de ne jamais pouvoir acquérir leur beauté. Kaoutar éprouve le sentiment de la honte parce qu’elle est différente de ce groupe (voir Harchi 2021 : 33). Cette expérience est renforcée par le racisme dont elle devient la victime pendant le trajet jusqu’au lycée. Dans le bus, une des filles « se rapprocha brusquement de nous [Kaoutar et sa copine] et nous demanda si c’étaient nos cheveux qui sentaient comme ça » (Harchi 2021 : 34). À travers cette situation, Harchi prend conscience que « la race » (Harchi 2021 : 35) existe et que sa copine et elle n’appartiennent pas à la même que ses camarades de classe. Elles sont marginalisées, voire exclues, même si elles sont dans le même bus. Au-delà d’Ernaux, Harchi éclaire donc les rapports de domination en ce qui concerne l’ethnie. Le racisme se poursuit également à l’intérieur des murs du collège. L’expression en est le livre sur la migration que sa professeure lui donne non sans le dédicacer de la façon suivante : « à ma petite arabe qui doit connaître son histoire » (Harchi 2021 : 75). Lors de l’exposé de Kaoutar sur l’ouvrage, la professeure encourage la jeune fille à prononcer quelques phrases dans sa langue maternelle devant la classe (voir Harchi 2021 : 78). Harchi se rend compte de l’exotisation, contre laquelle elle s’insurge en écrivant. L’islamophobie est, par ailleurs, inscrite dans l’institution, puisqu’un autre professeur lui retire son petit Coran et le jette à la poubelle.

Comme Ernaux, Harchi n’est pas non plus aveugle à la reproduction sociale qui traverse le système éducatif français :

La place de ces élèves, je pensais, est faite. Leur place, dans ce monde, existait avant qu’eux-mêmes n’existent. Cette place a été préparée pour eux. Une place, et quelle place de choix. Comme si l’ensemble des avenirs leur était accessible. Ils n’auraient qu’à venir, un jour, se présenter et prendre place (Harchi 2021 : 81).

Harchi constate que les enfants des classes aisées ont un rapport à l’avenir qui est différent du sien : « Ainsi, sûrs d’eux-mêmes, habités par une confiance qu’aucun effort ne m’aurait jamais permis d’acquérir, les élèves évoquaient des noms de formation, d’institut, d’école, dans des villes, des pays, sur des continents lointains » (Harchi 2021 : 81). Ils ont déjà décidé ce qu’ils feront après avoir obtenu le baccalauréat, tandis que Kaoutar ne connait pas les cursus, ni les différentes filières des universités. Elle comprend ainsi que l’avenir est, en vérité, dépendant d’« un verdict social » (Harchi 2021 : 94) établi par le système éducatif qui permet et exclut les trajectoires. Plus tard, lorsqu’elle fera ses études, elle se rendra compte également que le rapport à l’avenir est dépendant de manière décisive du capital économique des parents.

Kaoutar Harchi découvre de même le sexisme au collège : « L’école réserve un sort aux garçons, je pense, et un autre aux filles » (Harchi 2021 : 83). Laetitia, par exemple, surprise en train d’embrasser un garçon, est traitée de « fille facile » (Harchi 2021 : 83) dans le bureau du directeur, alors que le garçon n’est pas convoqué pour un entretien.

4.2. Lire et Écrire

Le « choc ontologique » pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux, qui lui permet de déchiffrer toutes ces inégalités et tous ces rapports de dominations, n’est pas dû à la découverte de la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu, mais de la sociologie de l’émigration et de l’immigration développée par le collaborateur de Bourdieu, Abdelmalek Sayad13. Son œuvre sur la condition des classes populaires issues de l’immigration postcoloniale signifie pour elle « accéder au principe de [leurs] vies » et « entrapercevoir la possibilité d’une autonomie » (Harchi 2021 : 91)14. Lire les articles de Sayad correspond à la joie ressentie « de voir des choses tenues secrètes » finalement « révélées » (Harchi 2021 : 91). Sayad lui apprend ainsi que l’émigré-immigré vit, notamment dans l’ère néolibérale, sur « la frontière de l’être et du non-être social » (Bourdieu 1999 : 12)15. L’œuvre du sociologue lui fait comprendre que « ce sentiment ambivalent de vivre et de ne pas vivre » (Harchi 2021 : 91) est une caractéristique générale des populations issues de la migration postcoloniale. Le travail de Sayad lui fournit donc « une cartographie de [leur] vie » (Harchi 2021 : 91) en proie aux différentes dominations sociales. Il lui donne, par ailleurs, des outils pour penser le racisme, le sexisme et le classisme et ainsi lutter contre eux.

La guérison et la transformation de Kaoutar Harchi (Harchi 2021 : 92) ne s’accomplissent pas seulement par la lecture et, donc, la réflexion, mais aussi par l’écriture. Elle prend soudainement conscience qu’ :

[i]l fallait écrire, rendre compte de tout ce qui avait été vécu, dit, entendu, éprouvé, car ce n’est que pour cela que tout était arrivé : pour que j’en fasse état, un jour. Et que jamais rien de nous, comme nous existons, ne disparaisse (Harchi 2021 : 128).

Harchi écrit sur les expériences qui lui ont fait comprendre que sa vie d’enfant d’immigrés musulmans telle qu’elle l’a vécue dans l’espace rural de Strasbourg est traversée par différentes catégories d’inégalités : elle n’est pas blanche, elle n’est pas un homme, elle n’est pas chrétienne, elle n’est pas de la bourgeoisie ni de la capitale, elle est victime de différentes catégories de domination (voir aussi l’article qu’elle a écrit avec Hammou). Être l’objet d’un rapport qu’elle produit en tant que sujet, c’est objectiver sa condition. Cela signifie tenter de comprendre le « je » et de le mettre en relation avec un « nous », avec un collectif, dans son cas les populations issues de la migration postcoloniale (voir Harchi 2021 : 91ff.). Elle écrit parce que cela sert à dévoiler le refoulé social, les fondements du racisme, du sexisme et du classisme que subissent les classes populaires issues de l’immigration postcoloniale. Ainsi, par l’« acte d’écrire », Kaoutar Harchi espère pouvoir éprouver « ce formidable sentiment de revanche, et même de vengeance – venger ma race » (Harchi 2021 : 128).

4.3. Un autre rapport familial, une autre « hontofiction »

Malgré la référence intertextuelle évidente à Ernaux, il y a une différence cardinale entre Ernaux et Harchi en ce qui concerne la compréhension de la notion de « race ». Pour Ernaux, la « race » est synonyme de son milieu social d’origine. L’origine sociale est donc la catégorie fondamentale, mais non exclusive de la domination sociale qu’elle analyse : Ernaux n’écrit pas seulement sur sa réussite sociale, mais sur son ascension de classe en tant que femme16. Harchi, quant à elle, évoque un autre rapport entre les différentes catégories sociales de la domination : pour elle, la question de la race dans le sens de l’ethnie est primordiale, mais elle n’exclut pas pour autant d’autres catégories subalternes de la domination, telles que le genre et la classe (voir France Culture 2021 : 23’50-24’24 ; aussi Harchi 2020). Quant à sa famille, cela signifie qu’elle venge les populations issues de l’immigration postcoloniale qui travaillent, notamment, en tant que main-d’œuvre en France. L’ethnie et les catégories de la profession, de même que le genre, ne peuvent donc pas non plus être séparés dans son récit, même si elle privilégie la race, au sens ethnique du terme.

En dépit de cette différence majeure, Kaoutar Harchi nous fournit également un rapport entre ascension sociale, éloignement familial, honte et écriture. Comme Ernaux, Harchi éprouve un éloignement de sa famille en raison de son ascension. La découverte de cet « autre monde – le monde des écoles catholiques privées, des bibliothèques, des études, des livres » (Harchi 2021 : 96), qui n’a rien à voir avec sa vie de famille, notamment avec celle de sa mère, lui apprend qu’elle était en train de devenir « autre chose que sa fille » (Harchi 2021 : 97). Pour Harchi, l’éloignement est donc aussi un « choc hontologique », car il s’agit d’une expérience honteuse et douloureuse. Elle se demande par conséquent : « Où était mon Sud, ma mère, désormais ? Où étais-je, moi ? Pourquoi n’étais-je plus là où j’avais toujours pensé que je serais, auprès des seuls miens ? » (Harchi 2021 : 97) À la différence d’Ernaux, elle s’éloigne de sa mère, ce dont elle se sent coupable. Son avenir en tant qu’étudiante en sciences sociales suscite en elle un sentiment de trahison. Soudainement, elle craint que son ascension sociale puisse blesser sa famille avec qui, à l’origine, elle voulait passer toute sa vie. D’un côté, étudier signifie donc être et rester la fille de Hania et Mohamed qui ont beaucoup travaillé pour la réussite de Kaoutar. De l’autre, elle a peur de décevoir ses parents, étant donné que réaliser leur volonté signifie s’élever au-dessus de sa famille, laisser derrière elle ceux qui lui ont permis d’effectuer sa trajectoire au sein du système éducatif. Kaoutar a donc honte d’exiger sa place autonome dans la société. Elle a honte de trahir sa famille. C’est la sociologie de Sayad qui l’aide finalement « à tuer la honte pour toujours, au point de ne plus éprouver la honte, ni la honte d’avoir eu honte » (Harchi 2021 : 92). Lorsqu’elle découvre que « ce sentiment de honte n’avait rien, au vrai, rien de naturel, d’inéluctable, d’obligé » (Harchi 2021 : 98), elle apprend en même temps que :

cette impression de trahir n’a jamais été autre chose que le produit de l’ordre inégal et hiérarchique des mondes. Et je n’ai cru trahir, et je n’en ai supporté le poids, que parce qu’en moi, quelque part, je ne sais où, j’avais fini par croire en l’ordre des choses, j’avais fini par ratifier cet ordre supposant l’existence de mondes inférieurs et de mondes supérieurs. Plus encore, j’avais adhéré à cette image de moi-même, toute faite de violence, l’image qui a donné naissance à la trahison, à la honte de trahir, l’image qui n’aurait jamais dû être mon image mais qui l’a été, pourtant, l’image dont j’ai peu à peu appris à me défaire, l’image d’une fille qui, s’éloignant de ses parents ne pouvait que s’élever au-dessus d’eux quand, au vrai, c’est tuer l’emprise des hiérarchies qu’il aurait fallu (Harchi 2021 : 98).

Comme elle a compris ce rapport très tôt, à la différence d’Ernaux, Harchi insiste sur le fait que les sentiments de la honte et de la trahison n’ont existé que peu de temps dans sa tête (voir France Culture 2021 : 31’25-31’32).

Dans son « hontofiction », il y a encore une autre différence capitale par rapport à Ernaux. Malgré l’éloignement, Harchi ne ressent jamais une rupture avec sa famille. Plutôt qu’un habitus clivé à la base de la déchirure ernausienne, il faudrait plutôt parler, dans le cas de Harchi, d’un habitus lié qui la rapproche de Rose-Marie Lagrave (2022 ; 2023). Cette dernière insiste sur le fait que le départ, c’est-à-dire son déplacement, n’avait pas pour résultat une rupture familiale. Harchi n’est pas non plus une transfuge de classe. Elle ne fuit pas son milieu d’origine sociale lorsqu’elle décide de poursuivre ses études à Paris.

Ainsi, Harchi n’écrit pas exclusivement pour « venger sa race ». Elle met en scène l’amour interfamilial parmi les classes populaires marocaines en France, ce qui est repris dans le titre du récit Comme nous existons17. Son ascension sociale, liée notamment à son déplacement à Paris où elle prend place avec succès, où elle obtient son master et soutient sa thèse, ne suppose pas du tout une rupture familiale. Sa réussite est ainsi en rapport avec un « don ontologique ». Dans le premier chapitre intitulé « Une flèche », Harchi nous raconte, sous forme d’« une déclaration d’admiration à [ses] parents » (France Culture 2021 : 0’58-01’00), comment elle a regardé secrètement la vidéo de leur mariage en faisant ses devoirs. Que ses parents eussent une vie autonome et en particulier heureuse avant sa naissance, l’atteint comme une flèche :

[J]e crois en effet que ce film joue un rôle assez fondamental dans ma formation intime et dans ma formation même dans le rapport que j’ai pu développer au monde […]. [D]e ce moment là où j’étais âgée de 7, 8 ans, j’ai compris qu’il y avait finalement une forme d’avant une forme d’après (France Culture 2021 : 4’30-5’43).

Cette découverte lui permet finalement de partir à Paris pour y décrocher un master en sociologie, étant donné qu’elle se rend compte que ses parents auront une vie indépendamment de leur fille. Elle n’est pas contrainte de reproduire la vie de ses parents. Ce n’est donc pas un hasard si le dernier chapitre dans lequel Harchi nous fait savoir sa décision de poursuivre ses études à Paris est intitulé « Car la flèche ». En raison de cette flèche en pleine poitrine, elle est prête à partir, la corde de l’arc ne se rompant pas. Cela est souligné par le cadeau que Hania offre à sa fille : le Coran. Ce livre sacré est un élément important pour les familles musulmanes. Hania et Mohamed donnent ainsi des racines à leur fille, mais n’oublient pas de la doter d’ailes pour qu’elle puisse suivre son propre chemin. Harchi porte une flèche dans sa poitrine, qui lui permet d’être autonome et de poursuivre sa propre vie. Par le biais de la construction de ce cadre (« Une flèche » / « Car la flèche »), elle nous fournit un récit de vie clos – une nouvelle différence par rapport à la posture d’écriture ernausienne.

D’ailleurs, il importe peu que le visionnage du film de mariage, exposé dans la première phrase dans le premier chapitre, ait réellement eu lieu « ce jour-là, j’ignore lequel, mais ce jour qui un jour a existé » (Harchi 2021 : 9). Cette phrase est importante car elle est révélatrice de la poétologie de Harchi. Dès la première phrase donc, cette dernière joue avec le pacte autobiographique. En appliquant le déterminant démonstratif « ce » et l’adverbe « là », Harchi souligne à deux reprises que l’événement a eu lieu un jour précis. En écrivant toute la phrase au passé composé, elle met également en avant le fait que l’action a déclenché quelque chose de nouveau. Pour l’exprimer avec les mots d’Annie Ernaux : « il fait sentir que les choses ne sont pas terminées, qu’elles durent encore dans le présent. C’est le temps de la proximité des choses, dans le temps et l’espace. Le temps du lien entre l’écriture et la vie » (Ernaux 2011c : 118). Effectivement, c’est ce lien que tire Harchi. Par la suite, cette impression est niée parce qu’elle dé-précise l’événement et la date concrète. Elle introduit donc un flou temporel. Cette idée est encore renforcée lorsqu’elle répète le mot « jour ». « Ce jour qui un jour a existé » est un jeu avec les mots qui repousse toujours plus loin l’événement dont elle parle et ainsi la signification de la phrase. Apparemment, elle déconstruit le pacte autobiographique et fournit une rupture avec lui à des fins artistiques. Sur le plan poétologique, il semble que Harchi se distancie du programme autosociobiographique ernausien, son récit étant beaucoup plus autofictionnel que celui d’Ernaux qui rejette complètement cette étiquette pour elle-même. De surcroît, il y a encore deux autres différences entre Ernaux et Harchi en ce qui concerne le plan narratif. Alors qu’Ernaux est particulièrement louée pour son « écriture plate » ou « distanciée », mélangeant des notes, de courtes phrases, des énumérations, Harchi suscite l’enthousiasme de la critique pour « un sens du rythme et un phrasé souvent magnifique » (Dutheil de la Rochère 2021). Sa syntaxe n’a pas l’air aussi impersonnelle que celle d’Ernaux. Harchi se sert également d’un style plus littéraire en appliquant usuellement le passé simple, ce que rejette Ernaux18. Du point de vue stylistique, la dernière grande différence réside dans le fait qu’Ernaux tricote des récits à partir de photos, alors que Harchi veut fixer le récit par la photographie : « Je le redis : une photographie aurait dû être prise pour fixer, ne jamais perdre cette scène de notre existence. Ce tableau » (Harchi 2021 : 140). C’est ce tableau, me semble-t-il, qui a donné le titre du récit : Comme nous existons. Harchi nous fournit l’image-récit ou le récit-image d’une entente cordiale au sein des populations issues de la migration postcoloniale. Comme le lien interfamilial ne se rompt pas, Kaoutar Harchi a tout ce qu’il lui faut pour exister ailleurs.

5. Conclusion

Cette étude a tenté de comparer les démarches des autrices Annie Ernaux et Kaoutar Harchi dans leurs œuvres littéraires. Sur la base des points biographiques en commun, Harchi reprend le programme autosociobiographique d’Ernaux, qui implique entre autres le même rapport entre ascension sociale, honte, éloignement et écriture. Elle a aussi une posture d’écriture qui oscille, comme Ernaux l’a dit, « ‘entre la littérature, la sociologie et l’histoire’ » (Ernaux 2011c : 54). Ce qui distingue apparemment les deux autrices, ce sont les deux habitus entièrement différents. Harchi a un habitus lié tandis qu’Ernaux semble souffrir de son habitus clivé. Dans la famille de Harchi, il n’y a pas de rupture malgré l’éloignement ressenti. La jeune Kaoutar a pu partir en se rendant compte de la flèche dans sa poitrine. En conséquence, l’autosociobiographie de Kaoutar Harchi n’est pas une réflexion sur la genèse de la fracture interfamiliale liée à l’ascension sociale comme chez Ernaux mais, plutôt, il faut le souligner, un récit de coming-of-age. Il en résulte également des différences en ce qui concerne la poétologie. Il est évident que Harchi joue beaucoup plus sur le pacte autobiographique qu’Ernaux.

En dépit des aspects communs et des différences, l’on pourrait en fin de compte se demander pourquoi Harchi ne mentionne pas Annie Ernaux dans son récit. La référence manquante est d’autant plus surprenante que Harchi travaille comme sociologue de l’art et de la littérature19. Dans son article coécrit avec Hammou, les auteurs insistent sur le fait que créer signifie « créer à la fois pour et contre » (Hammou / Harchi 2020 : 297). Elle est donc parfaitement consciente que les écrivains prennent leur place au sein de cet espace social en s’opposant aux autres auteurs20. Par conséquent, nommer ce modèle avec et contre lequel elle écrit aurait pu lui donner un atout, pour reprendre la notion utilisée maintes fois par Bourdieu, dans le but de se placer dans le champ littéraire. En effet, cela lui aurait permis de montrer précisément comment elle se démarque d’Ernaux et élargit son modèle. Comment est-ce que nous pouvons interpréter le fait qu’elle n’applique pas cette stratégie ? Ses travaux de recherches, me semble-t-il, donnent la clef pour répondre à cette question. En effet, Kaoutar Harchi (2020) dévoile comment la littérature contribue à la reproduction de l’ordre social puisque le champ littéraire marginalise notamment les autrices francophones d’origine africaine. En tant qu’écrivaine issue des populations de l’immigration postcoloniale, relever la référence au modèle eurocentrique, au modèle autosociobiographique d’Ernaux, une autrice blanche reconnue depuis une dizaine d’années, pourrait être interprété comme la soumission aux logiques de la domination au sein du champ littéraire et, ainsi, maintenir l’ordre dominant. Il y a donc un écart entre littérature et sociologie dans le récit de Kaoutar Harchi. Selon notre hypothèse, la reconnaissance de ces références n’est plus un enjeu, étant donné que Kaoutar Harchi semble s’être fait piéger par l’économie interne du champ littéraire qu’elle essaie tant de briser dans ses études scientifiques.

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Notes

1 Chantal Jaquet, quant à elle, apprécie le concept de l’intersectionnalité développée par Kimberlé W. Crenshaw (1989). Néanmoins, elle préfère la notion de la complexion, déduite de Spinoza, afin de penser les relations interindividuelles et ainsi les différentes catégories de domination : « Ce concept [de complexion] intègre tous les fils qui jouent un rôle dans notre existence et qui constituent, en quelque sorte, notre tissu personnel, c’est-à-dire l’héritage familial, l’héritage religieux, le milieu social, le genre, toutes les orientations sexuelles, la religion. Alors que dans l’intersectionnalité, comme dans un croisement, on ne prête parfois attention qu’à un chevauchement de deux opposés supposés, la complexification met l’accent sur les nœuds de toutes les catégories différentes possibles qui convergent vers un moi. Parfois, les fils qui convergent ne sont que lâchement reliés entre eux, ou bien ils se renouent, se rompent. La notion de complexion renvoie donc au fond à l’idée que nous sommes constamment en train de défaire d’anciens liens ou d’en tisser de nouveaux, en fonction du milieu environnant, de la conjoncture politique et économique, des rencontres personnelles, des expériences amoureuses, sentimentales et sexuelles et des expériences d’oppression ou de discrimination. La complexification permet également de sortir de l’aporie entre l’individu d’une part et le collectif d’autre part » (Jaquet 2023). Retour au texte

2 Le terme « autosociobiographie » sans tiret s’est imposé dans le champ scientifique en Allemagne. Retour au texte

3 Les auteurs s’appuient notamment sur la sociologie bourdieusienne afin d’écrire sur leurs réussites sociales. Lorsque Bourdieu, dans l’ultime séance de son dernier cours magistral au Collège de France, décide de soumettre sa propre trajectoire à une réflexion sociologique (voir Schultheis 2023 ; id. 2002), le « transfuge fils d’un transfuge » (Bourdieu 2004 : 109 ; similaire id. 2001 : 212) ne pouvait pas imaginer qu’il contribuait, en livrant « quelques éléments pour une auto-socioanalyse » (Bourdieu 2004 : 11 ; id. 2002), au genre autosociobiographique. Ce qui caractérise également les récits autosociobiographiques, c’est le lien étroit entre l’esthétique et l’éthique (voir Ernst 2022 : 259). Retour au texte

4 Dans l’entretien avec France Culture (2021), Harchi ne se réfère pas non plus à Ernaux. Retour au texte

5 Harchi prend appui sur le mot de « stratège » pour désigner le comportement de sa mère notamment (voir France Culture 2021 : 8’54). Retour au texte

6 Kamarowska (2017) a déjà relevé le rapport entre la honte et l’écriture dans l’œuvre d’Ernaux. Retour au texte

7 Ernaux insiste sur le fait qu’elle ne reconstruit pas simplement ces images-mémoires. Son écriture est une production originelle (voir Ernaux 2011c : 42). Selon Anne Simon (2017 : 25), quant au style, l’approche ernausienne « rappelle très exactement Perec, Claude Simon, Sartre, Barthes (La Chambre claire) ou Patrick Modiano, fascinés par des photos, des représentations d’eux-mêmes, de vagues traces dans lesquelles ils ne peuvent se reconnaître ». Retour au texte

8 Ceci explique la raison pour laquelle son écriture mélange des énumérations, notes et listes (voir Lukenda 2024). Retour au texte

9 L’écriture est un acte, un don politique pour dévoiler les mécanismes de la domination dans le monde (voir Ernaux 2011c : 68). Pour Nathalie Froloff, son style est approprié pour exprimer le social violent (voir Froloff 2016 : 35). Retour au texte

10 Harchi l’exprime de la façon suivante : « [C]’était mon rôle d’écrivaine de m’intéresser aussi à cela : que dans les rapports interindividuels se joue aussi des choses de l’ordre du politique et qui par la suite affectent bien évidemment la représentation de soi » (France Culture 2021 : 12’14-12’21). Retour au texte

11 Harchi revendique de raconter sa vie « avec un pacte autobiographique qui relève de la sincérité et qui relève aussi d’une quête de transparence » (France Culture 2021 : 13’38-13’43). Retour au texte

12 Elle souligne également que la littérature et, ainsi, le champ littéraire, fonctionnent comme lieux privilégiés en ce qui concerne le sexisme, le racisme et le classisme (voir Harchi 2020 : 132). C’est la raison pour laquelle Harchi lutte contre la marginalisation des littératures francophones féminines et postcoloniales dans le champ littéraire contemporain (voir Harchi 2020 : 133). Retour au texte

13 Sayad (1999 : 15) renouvèle la sociologie de l’immigration puisqu’il lie dans ses analyses les phénomènes de l’émigration et de l’immigration (voir aussi Bourdieu 1999 : 11sqq.). En réfléchissant aux conditions sociales de la science du fait migratoire, Sayad (1999 : 16) dévoile d’ailleurs la séparation institutionnelle arbitraire entre les sciences de l’émigration et de l’immigration. Retour au texte

14 Sayad semble avoir la même compréhension de la sociologie que Bourdieu. Ce dernier a conçu la sociologie comme « sport de combat » pour reprendre le titre d’un documentaire sur lui (voir Carles 2008). La recherche sert à « défataliser le monde » (Bourdieu 2007 : 19) en dévoilant les mécanismes de la domination au sein du monde social. Sayad, en se fondant sur l’épistémologie bourdieusienne (voir Sayad 1999 : 15-21), montre que le rapport entre le pays d’accueil et le pays d’émigration est un rapport de domination de ce type (Sayad 1999 : 125). Retour au texte

15 C’est ce statut ambivalent qu’évoque aussi Kaoutar Harchi dans un entretien avec France Culture : « D’ailleurs, c’est le propre des personnes immigrées-émigrées que d’être justement dans cette forme d’ambivalence par rapport aux territoires qu’elles habitent où elles sont plus ou moins accueillies et duquel elles sont plus ou moins parties » (France Culture 2021 : 2’25-2’32). Retour au texte

16 Il ne faut pas non plus réduire l’écriture d’Ernaux à la vengeance. La vengeance correspond à l’acte de sauver : « Sauver de l’effacement des êtres et des choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, dans une société et un temps donnés, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence » (Ernaux 2011c : 114). Retour au texte

17 Son projet d’écriture vise également à légitimer son départ. Rétrospectivement, elle explique qu’elle l’inscrit « dans un projet plus vaste, plus grand que [Kaoutar Harchi], qui serait aussi le projet de Hania et de Mohamed » (Harchi 2021 : 125) qui ont donc l’air de partir avec elle. Ce projet plus vaste, c’est le récit sur sa famille. Lorsqu’elle part, elle le laisse « à [s]a place » (Harchi 2021 : 124) à Elsau. Retour au texte

18 Selon Ernaux, l’usage du passé simple signifie une conduite littéraire, qui exprime ainsi que « Je suis la littérature » (Ernaux 2011c : 118). Retour au texte

19 Ainsi, à la différence d’Ernaux, la catégorie de l’ethnie et non celle de la classe est primordiale. Retour au texte

20 C’était Pierre Bourdieu (2001 : 188) qui expliqua : « Comprendre, c’est d’abord comprendre le champ avec et contre lequel on s’est fait ». Je remercie les éditeurs pour cette indication. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Lars Henk, « « À mi-chemin entre littérature et sciences humaines ». L’adaptation du modèle autosociobiographique d’Annie Ernaux dans Comme nous existons (2021) de Kaoutar Harchi », Textes et contextes [En ligne], 19-1 | 2024, publié le 15 juillet 2024 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4590

Auteur

Lars Henk

Enseignant-chercheur en philologie romane (Lettres francophones) à l’Université polytechnique de Rhénanie-Palatinat Kaiserslautern-Landau (Campus Landau), Marktstraße 40, 76829 Landau, Allemagne

Droits d'auteur

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