Le discours actuel sur les transclasses et les autosociobiographies en France et en Allemagne : un entre-deux à bien des égards

  • The current discourse on transclass individuals and autosociobiographies in France and Germany: an in-between in many respects

Abstracts

L’article aborde tout d'abord la thèse selon laquelle les autosociobiographies constituent une forme narrative hybride qui peut très bien être caractérisée par le modèle de l’« entre-deux ». On peut constater que les récits autosociobiographiques franchissent les frontières entre la littérature et les sciences sociales, en racontant des parcours personnels dans le miroir d’un diagnostic socio-analytique. Au niveau du texte, le caractère hybride peut également être démontré à l’aide des protagonistes transclasses car des individus passent d’un milieu d’origine populaire à la bourgeoisie. Sur le plan narratologique, ce caractère « entre-deux » se manifeste à travers le statut du narrateur autodiégétique : le « je » narré est représentatif du milieu d’origine modeste, tandis que le « je » narrateur a déjà pris pied dans le milieu bourgeois. Ces deux niveaux du « je » se rapprochent de plus en plus au fil du récit autosociobiographique, ce qui reflète aussi la mobilité sociale des protagonistes.
Dans un deuxième temps, l’accent est mis sur le discours sur les transclasses et la réception des autosociobiographies, en adoptant une perspective comparative entre la France et l’Allemagne. Il s’avère que les débats en France sont bien plus controversés qu’en Allemagne. Cela s’explique d’une part par le fait que les autosociobiographies ont une tradition nettement plus longue en France, alors qu’elles n’ont été découvertes en Allemagne qu’à partir de 2016 et que le courant ne s’est imposé que lentement. Qui plus est, l’acuité des débats en France est due au fait que les catégories sociales de classe et du milieu d’origine ont été intégrées dans les controverses générales sur les politiques d’identité, ce que l’on ne peut pas (encore) observer en Allemagne en 2023/2024.
La dernière étape consiste à expliquer dans quelle mesure le fait que de nombreux auteurs transclasses se considèrent comme des ‘héritiers’ de Bourdieu est également en partie responsable des débats parfois âpres qui ont lieu en France. Le fait que Bourdieu ait lui-même une biographie transclasse et que ses recherches et son engagement social aient déjà fait l’objet de vives critiques de son vivant de la part des représentants conservateurs de sa discipline et aussi des médias conservateurs est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ses héritiers autoproclamés doivent eux aussi faire face à tant de vents contraires.

The article begins with the thesis that autosociobiographies constitute a hybrid narrative form that can be characterized by the 'in-between' model. It can be seen that autosociobiographical narratives cross the boundaries between literature and the social sciences, recounting personal journeys in the mirror of a socio-analytical diagnosis. The hybrid nature of the text can also be demonstrated by the actors, individuals who move up the social ladder, from a working-class background to the bourgeoisie. From a narratological point of view, this in-between character manifests itself through the status of the autodiegetic narrator: the narrated ‘I’ is representative of a lower-class background, while the narrating ‘I’ has already gained a foothold in the middle class. These two levels of ‘I’ come closer and closer together as the autosociobiographical narrative progresses, which also reflects the social mobility of the protagonists.
The second part is focused on the discourse on individuals benefiting from long-range social mobility, and the reception of autosociobiographies, adopting a comparative perspective between France and Germany. It turns out that the debates in France are far more controversial than in Germany. On the one hand, this is due to the fact that autosociobiographies have a much longer tradition in France, whereas they were only discovered in Germany in 2016, and the trend has only slowly taken hold. On the other hand, the acuteness of the debates in France is due to the fact that the social categories of class and social background have been integrated into the general controversies on identity politics, something that cannot (yet) be observed in Germany in 2023/24.
The final step is to explain to what extent the fact that upwardly-mobile authors see themselves as Bourdieu's 'heirs' is also partly responsible for the sometimes heated debates taking place in France. The fact that Bourdieu himself had a ‘transclass’ biography and that his research and social engagement had already come under heavy criticism during his lifetime from conservative representatives of his field and also from the conservative media is undoubtedly one of the reasons why his self-proclaimed heirs also have to face so many

Outline

Text

En 2004 est paru le recueil Annie Ernaux : Une œuvre de l’entre-deux, édité par Fabrice Thumerel. Les contributions sont issues d’un colloque à Arras auquel l’auteure avait elle-même participé. La notion d’« entre-deux » y est contextualisée de différentes manières : d’une part, au niveau du contenu, puisque l’œuvre d’Ernaux traite presque systématiquement de l’oscillation entre différents milieux, classes et lieux. D’autre part, il s’agit de l’écriture ernausienne qui, en raison de sa proximité avec la sociologie et l’ethnologie, franchit les frontières entre littérature et sciences sociales (voir aussi Hunkeler / Soulet 2012). Ces deux formes d’« entre-deux » font partie des caractéristiques constitutives du genre de l’autosociobiographie, fondé par Ernaux elle-même1, et dont il sera question dans cet article. Selon notre thèse de départ, l’écriture autosociobiographique peut être qualifiée de pratique littéraire de l’« entre-deux » par excellence, car nous n’avons pas seulement affaire à un genre hybride, mais aussi à des sujets hybrides dont les expériences de transclasse sont au centre des récits – Philipp Lammers et Marcus Twellmann caractérisent le genre comme « forme itinérante » (Lammers / Twellmann 2021), ce qui, sur le plan sémantique, correspond bien au concept d’entre-deux. Outre ces aspects fondamentaux, nous nous intéresserons ici – selon les exigences de la réception critique – au discours sur ces personnages transclasses et leurs œuvres, qui se diffusent depuis quelques années dans les médias et dans le champ académique. L’acuité manifeste de ces débats – surtout en France – est sans doute due au fait que les thèmes centraux de la classe sociale et de la trajectoire transclasse ont trouvé leur place dans les discussions générales et controversées sur l’identité et la politique identitaire. Ces discussions portent d’une part sur les formes de discrimination fondées sur des caractéristiques identitaires sociales spécifiques, comme le sexe, l’ethnie ou même la classe (voir Appiah 2018). D’autre part, il s’agit également de savoir qui a le droit de parler de certaines expériences. L’objectif de telles sensibilisations, souvent réclamées par la gauche libérale (voir Kastner / Susemichel 2018), est de créer une prise de conscience des origines de l’inégalité sociale. Cet engagement est souvent dénigré par les conservateurs qui le qualifient de « wokisme » (voir Huke 2018). Un extrait de cette culture du débat, qui tourne autour de la catégorie de l’origine sociale, sera approfondie ci-après, notamment à travers le discours sur les transclasses et les autosociobiographies. Pour aborder le thème de l’entre-deux à un niveau encore plus large, le discours sur les transclasses en France est comparé à celui de l’Allemagne, où les autosociobiographies jouissent d’une grande popularité depuis la traduction de Retour à Reims (2009) de Didier Eribon en 20162. On peut observer que les « classiques » du genre, d’Annie Ernaux à Édouard Louis en passant par Didier Eribon, ont une influence non négligeable sur la production littéraire allemande et ont également l’audience du public des médias. Toutefois, le discours est très différent dans les deux pays, pour des raisons qui seront mises en perspective à la fin de l’article. Il s’agit d’une comparaison esquissée dans Lammers / Twellmann (2021), mais pas encore approfondie.

1. Discussions terminologiques : autosociobiographie, auto-analyse, autofiction

C’était justement un germaniste qui a introduit le terme transclasse dans le discours académique germanophone3. En 2007, la revue Merkur publiait l’essai « Politique de la forme. Autosociobiographies comme analyse de la société » de Carlos Spoerhase (voir Spoerhase 2007)4. La motivation principale de cet essai a dû être l’énorme succès de Retour à Reims de Didier Eribon, paru pour la première fois en traduction allemande un an auparavant – un entretien avec Eribon précède immédiatement l’essai de Spoerhase dans l’édition de Merkur. Mais Spoerhase mentionne également d’autres textes autobiographiques, par exemple ceux d’Édouard Louis et de J.D. Vance juste au début de son article. La première partie de « Politique de la forme » est consacrée à l’étude du genre et du terme « autosociobiographie », qui n’était guère présent dans le champ germanophone à l’époque. Spoerhase le fait remonter au dernier texte de Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse (2004), où ce dernier développe, à partir de son propre exemple, l’« habitus clivé » du transfuge de classe (Bourdieu 2004 : 130). Nous savons aujourd’hui que cette généalogie n’est pas tout à fait fausse – Bourdieu lui-même parle d’« auto-socioanalyse » (ibid : 11) –, mais qu’elle n’est pas non plus tout à fait exacte, puisque le terme a été conceptualisé à l’origine par Annie Ernaux, qui l’a inventé en 2003 dans L’écriture comme un couteau :

Mais ce terme « récit autobiographique » ne me satisfait pas, parce qu’il est insuffisant. Il souligne un aspect certes fondamental, une posture d’écriture et de lecture radicalement opposée à celle du romancier, mais il ne dit rien sur la visée du texte, sa construction. Pis encore, il impose une image réductrice : « l’auteur parle de lui ». Or, La place, Une femme, La honte et en particulier L’événement sont moins autobiographiques qu’auto-socio-biographiques (Ernaux 2011a [2003]: 23).

En se référant au « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune (1975), Ernaux précise que l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal est certes valable pour son écriture, mais qu’elle n’est pas suffisante, car la société et donc la dimension sociale occupent autant de place que l’autobiographie individuelle. Le nom d’Annie Ernaux n’apparaît qu’une seule fois dans l’essai de Spoerhase, dans la deuxième partie, où il esquisse le corpus de l’étude Les transclasses ou la non-reproduction (2014) de Chantal Jaquet.

Cela donne l’impression, laquelle se consolidera peu à peu dans le discours germanophone, que ce sont surtout des hommes issus de milieux modestes qui racontent et analysent la trajectoire de leur ascension sociale. Didier Eribon a donc été considéré – et l’est encore parfois – comme le vrai pionnier de l’autosociobiographie (voir Lammers / Twellmann 2021 ; Schuhen 2021). Ce n’est qu’avec les nouvelles traductions de l’œuvre d’Annie Ernaux, qui commencent en 2017 avec Les années, que cette impression est peu à peu corrigée. Les nombreuses études parues ces dernières années sur les autosociobiographies françaises en Allemagne présentent désormais la généalogie correcte (voir Blome / Lammers / Seidel 2022).

Mais, en ce qui concerne le discours médiatique, c’est bien différent : lorsqu’Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature, la plupart des articles de la presse allemande l’ont saluée comme la principale représentante de l’autofiction (voir par exemple Fuhrig 2022 ; Westphal 2022) – une classification à laquelle Ernaux s’est opposée à plusieurs reprises, comme, par exemple, dans une interview au quotidien Le Monde en 2011 :

Et pourquoi veut-on toujours me classer comme auteur d’autofiction, ce que je ne suis pas […] l’autofiction comporte deux « contrats » qui, selon moi, s’opposent : celui de dire la vérité et celui d’inventer. […] Donc je ne vais jamais aux colloques ou aux rencontres sur l’autofiction, je ne me sens pas concernée (Ernaux / Laurens / Rérolle 2011).

Dans la même interview, elle revient sur son propre concept, qui lui semble toujours être le modèle poétologique le plus approprié : « […] la seule écriture juste m’a paru être le refus de toute fiction et ce que j’ai appelé ensuite ‘l’autosociobiographie’ parce que je me fonde presque toujours sur un rapport de soi à la réalité sociohistorique » (ibid.). Il semble donc qu’il existe un certain clivage entre le discours scientifique et le discours journalistique, ce qui est peut-être dû au fait que la notion autosociobiographie est plus lourde, plus académique et moins accrocheuse que le terme d’autofiction, qui reste assez vague mais en même temps plus universel. Ernaux, quant à elle, s’oppose notamment à cette étiquette d’autofiction, car elle y reconnaît une stratégie quasi misogyne du marché du livre, qui vise à commercialiser un genre typiquement féminin : « un genre féminin, avec un côté sentimentalo-trash, narcissique, façon détournée, inconsciente, d’assigner aux femmes leur domaine, leurs limites en littérature » (ibid.). Par contre, le terme d’autosociobiographie résonne de manière scientifique et précise en raison de son voisinage avec l’autobiographie et la socio-analyse et donc – en termes de stéréotypes – plus masculine. Ce dernier point doit sans doute beaucoup au fait que lorsqu’on parle d’auto-socio-analyse, on pense automatiquement à Bourdieu (Bourdieu 2004). De ce point de vue, il n’est guère étonnant que, pour revenir à l’article de Spoerhase, ce genre nouveau ait d’abord été perçu en Allemagne comme la forme d’expression préférée des figures transclasses masculines. Cela ne manque pas d’ironie, puisque le concept d’autofiction a été élaboré à l’origine par Serge Doubrovsky (Fils, 1977), un homme, et que le modèle d’autosociobiographie a été conceptualisé pour la première fois par Annie Ernaux, une femme.

Si nous venons de dire que le terme d’autosociobiographie semble plus précis et plus analytique, parce qu’il englobe, avec ses différentes composantes, aussi bien la dimension personnelle que sociale, cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un genre homogène. Si l’on ne considère que les œuvres des auteurs canoniques, on remarque tout de suite des différences évidentes : Ernaux s’efforce d’utiliser un style sobre, qu’elle a elle-même qualifié d’« écriture plate » (Ernaux 1983 : 23), plus tard d’« écriture de la distance » (Ernaux 2015 : 363). Elle vise ainsi à ne pas se rapprocher du lecteur cultivé, afin que ceux qui sont issus du même milieu modeste qu’elle soient capables de lire et de comprendre ses textes. Dans Retour à Reims (et aussi dans La société comme verdict [2013] et Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple [2023]), Eribon, le sociologue, oppose aux passages narratifs qui traitent de sa propre adolescence des analyses scientifiques qui placent sa propre trajectoire dans un contexte social plus large. Son style correspond plutôt à celui du savant. Il accepte expressément que les personnes issues des classes populaires ne compteront pas parmi ses lecteurs (Eribon 2009 : 98). Louis, quant à lui, écrit en tant que littéraire et se sert plutôt d’émotions fortes (colère, haine) – surtout dans En finir avec Bellegueule (2014)5 –, mais utilise aussi régulièrement les termes typiques de la sociologie de Pierre Bourdieu. Enfin, Rose-Marie Lagrave poursuit dans sa propre autosociobiographie Se ressaisir (2021) une tout autre approche : en tant que sociologue, elle mène une étude empirique sur sa propre famille et réfléchit à son parcours de transclasse dans le cadre de cette enquête féministe. Les différences au sein du genre résultent donc en particulier de la profession de chacun et chacune – scientifique ou littéraire – et concernent surtout le style et donc aussi la relation avec les lecteurs.

Après ces différences esquissées, il faut maintenant s’interroger sur les points communs à ces textes qui les désignent comme autosociobiographiques. La convergence la plus évidente est tout d’abord ce que Fabrice Thumerel décrivait déjà en 2002 à propos d’Ernaux comme une extension du pacte autobiographique en un pacte socio-autobiographique (Thumerel 2002 : 98), c’est-à-dire le récit de soi dans le contexte du présent social, « auquel les acteurs participent activement et auquel ils se sentent également exposés »6 (Blome / Lammers / Seidel 2022 : 3).

Dans les autosociobiographies, le discours sociologique, c’est-à-dire l’analyse objectivante de soi dans le miroir du diagnostic social, a beaucoup plus de poids, ce qui leur donne une plus grande affinité avec les sciences. Cette affinité trouve son expression particulière dans la proximité avec les concepts établis par Pierre Bourdieu, qu’il s’agisse de l’habitus, de la distinction ou des lois de la reproduction sociale. Mais ce sont également les réflexions poétologiques de Bourdieu sur l’« illusion biographique » (Bourdieu 1986) qui trouvent un écho dans les œuvres autosociobiographiques. Selon Bourdieu, la vie, avec ses discontinuités, ses ruptures et ses aléas, suit plutôt le parcours non-linéaire d’une « anti-histoire » (ibid. : 69). L’amalgame hybride – ou bien d’entre-deux – du récit de vie et de l’étude sociale doit donc se caractériser par la fragmentation et la contingence plutôt que par une cohérence narrative.

2. Les transclasses comme figures d’entre-deux

L’hybridité spécifique au genre, y compris son caractère transgressif, est donc la condition sine qua non de toute autosociobiographie, ce qui est dû en grande partie aux protagonistes transclasses des textes qui peuvent aussi être classifiés de sujets hybrides. Le statut hybride du sujet transclasse dans les autosociobiographies se manifeste, du point de vue narratologique, par le fait que nous avons affaire à un ‘je’ narrateur qui a déjà connu son ascension sociale, tandis que le ‘je’ narré est représentatif du milieu d’origine populaire (voir Schuhen 2019 : 178-189). Comme Spoerhase le montre dans son essai, en se référant à l’étude éponyme de Chantal Jaquet (2014), ce sont les transclasses dont les parcours sont reconstruits dans des autosociobiographies. Si l’on examine de plus près le corpus littéraire de Jaquet, on s’aperçoit rapidement que si chaque autosociobiographie raconte une histoire de transclasse, toute histoire de transclasse n’est pas nécessairement ancrée dans l’autosociobiographie. Des romans comme Le rouge et le noir (1830) de Stendhal ou bien Martin Eden (1908) de Jack London ne peuvent pas être classés comme des autosociobiographies au sens strict, malgré leur fondement en partie autobiographique et la narrativisation de la mobilité sociale. Il s’agit donc pour Jaquet d’une analyse philosophique au service d’une théorie générale du sujet, basée sur des imaginaires littéraires. Elle se réfère au concept de complexion de Spinoza (voir Jaquet 2023a), qui lui semble plus flexible et différencié que la notion d’habitus de Bourdieu. En bref, Jaquet considère que non seulement les déterminismes classiques jouent un rôle décisif dans la formation du sujet (c’est-à-dire classe sociale, sexe, orientation sexuelle, etc.), mais aussi les fils plus fins de l’inter-individualité, comme elle l’explique dans un entretien avec Literaturportal France 2000 :

La complexion implique nécessairement toujours de penser l’inter-individualité, c’est-à-dire de se concevoir comme étant en relation avec les autres. […] Alors que dans l’intersectionnalité, comme dans un croisement, on ne prête parfois attention qu’à un chevauchement de deux opposés supposés, la complexification met l’accent sur les nœuds de toutes les catégories différentes possibles qui convergent vers un moi. Parfois, les fils qui convergent ne sont que lâchement reliés entre eux, ou bien ils se renouent, se rompent. La notion de complexion renvoie donc au fond à l’idée que nous sommes constamment en train de défaire d’anciens liens ou d’en tisser de nouveaux, en fonction du milieu environnant, de la conjoncture politique et économique, des rencontres personnelles, des expériences amoureuses, sentimentales et sexuelles et des expériences d’oppression ou de discrimination (Jaquet 2023a)7.

Cette approche permet de comprendre pourquoi les sources littéraires constituent un corpus efficace, car contrairement aux études sociologiques, elles mettent à jour de manière beaucoup plus fine le tissu de l’individualité humaine. En même temps, Jaquet suggère aussi que cette richesse analytique tient au dialogue entre les disciplines et justement au fait d’éviter les cloisonnements entre sources littéraires et études sociologiques. Pour l’illustrer par un exemple, dans la vie des transclasses, un rôle important revient souvent aux figures de mentor, c’est-à-dire des modèles, mentors qui n’appartiennent normalement pas au contexte immédiat de la famille nucléaire. Dans le cas d’Édouard Louis, il s’agit sans aucun doute de Didier Eribon, dont la rencontre décisive fait l’objet d’un chapitre à part entière dans son ouvrage Changer : méthode (2021). Ce tournant dans la vie du transclasse ne peut guère être interprété avec les catégories sociales classiques. Au moment de la rencontre, Louis noue de nouveaux fils qui influencent sa future ascension sociale, et en dénoue d’autres, comme l’amitié avec Elena, sa camarade d’études à Amiens. Julien Sorel de Stendhal lit dans sa jeunesse les Mémoires de Napoléon, qui éveillent en lui l’ambition de fuir son milieu d’origine. Là encore, les approches sociologiques seules ne nous permettent pas de comprendre le parcours du transclasse. Le personnage transclasse représente donc un tissu complexe qui se développe en partie indépendamment des déterminismes sociaux et qui opère toujours sur la base de procédés mimétiques. Selon Jaquet, l’ambition du transclasse se réalise de manière mimétique, car il imite toujours d’autres modèles, que ce soit celui du grand empereur, celui d’une camarade bourgeoise ou celui de l’intellectuel gay avec sa propre histoire de transclasse (Jaquet 2014 : 32). En d’autres termes, le transclasse est toujours une reconstitution intersubjective et donc transgressive ou bien transpersonnelle.

C’était encore Annie Ernaux qui a décrit son propre je comme un « je transpersonnel » :

Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de « l’autre » qu’une parole de « moi » : une forme transpersonnelle, en somme. Il ne constitue pas un moyen de me construire une identité à travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité familiale, sociale ou passionnelle (Ernaux 1993).

Ernaux montre ainsi que son « je » – dans le passage du « je fictif » de ses trois premiers romans au « je véridique » (ibid.) de ses autosociobiographies suivantes – est avant tout déterminé par les paroles des autres et présente donc un caractère transpersonnel ou encore collectif : la famille, les liens sociaux, les passions représentent, au sens de Jaquet, les fils de la complexion qui se recomposent en permanence.

Ce qui semble frappant, c’est la récurrence du préfixe « trans » : transclasse, je transpersonnel, transgression, transfuge de classe. Jaquet a souligné qu’elle avait renoncé à la notion de « transfuge de classe », parce qu’elle était trop négative à ses yeux, avec ses associations de désertion, de fuite, de honte et de trahison. Selon Jaquet, le terme transclasse est plus objectif et peut également décrire des formes de mobilité sociale qui mènent d’une classe supérieure à une classe inférieure (Jaquet 2023a).

Le préfixe « trans », qui désigne littéralement le mouvement de franchir un seuil ou bien le passage dans un autre espace, se prête donc à nommer un changement de classe ou bien – dans le cas de transgenre – un changement de genre. Jaquet souligne également que transclasse décrit davantage un processus qu’une identité (ibid.). Si nous quittons le niveau du récit pour revenir au genre de l’autosociobiographie, il n’est pas étonnant que nous ayons affaire à un genre d’entre-deux que l’on peut qualifier de transgressif (voir Hugueny-Léger 2009). Ce sont tout d’abord les frontières entre la littérature et la science qui sont franchies, de même que les frontières entre l’autobiographie et l’étude sociologique, et donc aussi les frontières entre l’individuel et le collectif. Il semble donc logique que les autosociobiographies soient l’habitat textuel quasi naturel des transclasses. Il faut cependant ajouter que le concept développé par Jaquet à partir d’exemples littéraires a depuis longtemps quitté le champ académique et qu’il est désormais – du moins en France – présent dans le discours public chaque fois que l’on parle d’ascension sociale. Comme Chantal Jaquet l’a observé, le terme a déjà largement dépassé le processus de vulgarisation :

Le terme transclasse en France figure dans les médias (journaux nationaux et locaux, radios, revues grand public, TV), dans les manuels scolaires de sociologie au lycée, dans les deux principaux dictionnaires Larousse et Le Robert. Je ne sais pas ce qu’il en est de l’usage quotidien mais je constate qu’à la radio et dans les médias populaires, lorsque le terme est employé, on ne le définit plus (Jaquet 2023b).

En Allemagne, où les récits de transclasse sont toujours célébrés comme une nouvelle forme littéraire (voir Lammers / Twellmann 2021), il n’en est pas encore question. Si l’on tape le terme « transclasse » dans les moteurs de recherche courants, on est renvoyé soit aux études de Jaquet, soit à des contributions académiques dans le domaine de la recherche sur l’autosociobiographie. D’un point de vue littéraire, cela s’explique par le fait que le courant de la littérature des transclasses a déjà une tradition bien plus longue en France qu’en Allemagne. En Allemagne, cette tendance ne fait que commencer et la plupart des auteurs – par exemple Christian Baron ou Daniela Dröscher (voir Schuhen 2021) – affirment avoir été influencés par les précurseurs français. Mais il y a aussi des raisons sociopolitiques. En effet, l’inégalité croissante entre les classes est négociée depuis plus longtemps dans le discours public et académique en France. En Allemagne, des phénomènes tels que les fractures sociales, le populisme de droite, et la précarisation ne font l’objet des débats publics que depuis quelques années. Il n’est donc pas surprenant que les œuvres d’Eribon et d’Ernaux soient arrivées dans le champ littéraire allemand avec autant de retard.

3. Débats ou guerre ? Le discours public sur les transclasses

En France, le discours sur les transclasses est déjà si avancé qu’il fait désormais l’objet de débats enflammés. Dans son livre éponyme, la journaliste du Figaro Eugénie Bastié parle d’une « guerre des idées » (Bastié 2021), menée selon elle principalement par la gauche libérale. Dans un chapitre intitulé « La misère de la sociologie », Bastié évoque d’abord le trio Didier Eribon, Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, dont elle juge les textes théoriques « nuls et non avenus » (ibid. : 226). Elle accuse en particulier Lagasnerie d’hypocrisie et de sectarisme : « il est un transfuge de classe d’une espèce plus commune : celle du bourgeois militant d’extrême gauche. Scolarité au lycée huppé du XVIe arrondissement, Janson-de-Sailly, hypokhâgne, Normale sup : il est un parfait exemple de la reproduction sociale qu’il dénonce » (ibid. : 225). Elle qualifie les trois de « bourdieusiens » fidèles et cite le sociologue Gérald Bronner, qui déplore que ces « bourdieusiens » occupent toujours les positions les plus influentes dans le champ académique (ibid. : 228). Bastié, quant à elle, juge l’influence de Bourdieu toxique : « L’incroyable arrogance du professeur au Collège de France se retrouve chez ses héritiers8, toujours prompts à mépriser leurs adversaires à qui ils dénient toute scientificité » (ibid. : 231). Même si le terme transclasse n’est pas explicitement mentionné, l’ouvrage polémique de Bastié témoigne assez bien du caractère polarisé, voire empoisonné du climat intellectuel en France, dont les figures transclasses comme Pierre Bourdieu, Didier Eribon et Édouard Louis sont les protagonistes. Pour être complet, il faut ajouter que cette hostilité n’est pas unilatérale, comme le montre une intervention d’Eribon dans le cadre d’un colloque à la BNF intitulé « Écrire sa vie, raconter la société » en octobre 2021. Là, en présence d’Annie Ernaux et du cinéaste Régis Sauder, Eribon accuse l’autosociobiographie Se ressaisir (2021) de Rose-Marie Lagrave d’être « épouvantable et homophobe »9, car Lagrave, dans son œuvre féministe, met en avant le fait que l’ascension sociale est nettement plus difficile pour les femmes que pour les hommes, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels (Lagrave 2021 : 17). Il devient clair qu’Eribon revendique pour lui-même et les siens le monopole du marché de l’autosociobiographie sociologiquement fondée10. Pour paraphraser Bourdieu, on peut constater qu’il s’agit donc de stratégies de domination et de commercialisation dans le champ littéraire. Compte tenu de l’énorme popularité du genre et de l’attention médiatique assurée dont bénéficie presque chaque nouvelle publication, les récits transclasses sont devenus depuis longtemps une sorte de marque au potentiel de commercialisation considérable.

En avril 2023, Philosophie Magazine a publié un dossier complet sur les transclasses. On y trouve notamment une interview du lauréat du prix Goncourt Nicolas Mathieu qui, à la question de savoir s’il se définit lui-même comme transclasse, répond comme suit :

Je m’interroge sur le succès de cette notion. Les transfuges de classe, ce sont les super-héros à la française. Il y a une mythologie républicaine autour du transfuge […] – c’est notre Spiderman ! Cette figure fascine et les gens aiment à se décrire comme des transclasses. Moi-même, je me suis rendu compte que, […], inconsciemment, j’avais exagéré la modestie de mes origines. Le transfuge est un Monte-Cristo qui prend sa revanche contre la fatalité et qui valide l’idée de l’ascension sociale par la méritocratie. Hélas ! en matière de reproduction sociale, jamais l’exception n’infirme la règle. D’autre part, je suis gêné par l’usage que les transfuges font de leur propre statut. Cela devient très vite un emploi, presque au sens théâtral du terme. J’ai d’ailleurs hésité à vous répondre, parce que c’est une étiquette que l’on me colle trop souvent (Mathieu 2023 : 53).

Mathieu, que l’on peut qualifier de connaisseur du marché du livre français, explique clairement que le label transclasse sert souvent au marketing personnel et donc aussi aux livres qui traitent de l’ascension sociale. Il y voit quelque chose de typiquement français, presque un mythe héroïque, qui sert en fin de compte le principe méritocratique. Jaquet elle-même, interviewée dans le même dossier, précise toutefois qu’il ne s’agit justement pas d’une reformulation néolibérale du self-made-man. Mais cela n’empêche pas que les autosociobiographies ne génèrent pas seulement de la visibilité et de la sensibilisation, mais aussi de l’attention et – bien entendu – des bénéfices.

L’interview de Chantal Jaquet dans le dossier transclasses n’est pas une interview individuelle, mais un débat entre elle et le sociologue Gérald Bronner, l’anti-bourdieusien déclaré. Ses ressentiments envers l’école de Bourdieu, exprimés à maintes reprises et envers les publications des transclasses, n’ont pas pu l’empêcher de lancer au début de l’année 2023 sa propre autosociobiographie : Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est. Dès la couverture, l’auteur est présenté comme un « transclasse », qui réévalue l’importance du mérite personnel dans l’ascension sociale à l’aide de son « savoir sociologique et de son expérience personnelle » (Bronner 2023). En bref, Bronner s’oppose aussi bien à Jaquet qu’aux histoires canoniques de transclasse dans la mesure où elles ne prennent pas en compte le mérite de la performance individuelle. Bronner leur reproche leur « dolorisme », c’est-à-dire « une conception qui exalte la douleur et confère, par voie de conséquence, une valeur morale supérieure à celui qui souffre » (ibid. : 39). En outre, il accuse les auteurs d’entretenir un culte de la victime, voire d’exposer leur condition de victime comme « enviable » (ibid. : 43). C’est aussi la référence permanente au sentiment de honte qui agace Bronner, en particulier dans l’œuvre d’Édouard Louis. Dans En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Bronner voit un « prototype de récit doloriste qui […] auréole le narrateur d’héroïsme social » (ibid. : 45). À la honte, Bronner oppose son propre sentiment face à son ascension sociale, à savoir la fierté, et se demande : « Pourquoi pas le sentiment du mérite plutôt que celui de la honte ? » (ibid. : 47). On remarque très vite que l’argumentation de Bronner s’appuie moins sur son « expertise sociologique », comme l’indique la jaquette du livre, que sur « son expérience personnelle » en tant que fils d’une femme au foyer. Dans ce contexte, il écrit : « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux, mais aucun n’était vraiment douloureux » (ibid. : 56). Comme il n’a apparemment pas souffert lui-même de son milieu d’origine, il refuse aux autres toute douleur et toute honte. Lagrave explique elle aussi qu’elle ne souffre pas d’un habitus clivé, car elle n’a jamais rompu avec sa famille (voir Lagrave 2023). Mais contrairement à Bronner, elle ne s’élève pas au-dessus de ceux qui ont souffert et qui souffrent encore. On pourrait alors objecter qu’avec sa propre autosociobiographie, Bronner s’érige en porte-parole du principe méritocratique et profite – juste en passant – de la popularité du genre à laquelle ses nombreux prédécesseurs ont déjà contribué.

4. Le rôle de Bourdieu

Quelques remarques nous paraissent nécessaires, dans une perspective intersectionnelle, à propos du discours enflammé sur les autosociobiographies et les figures transclasses. Dans ce contexte, nous allons revenir tout d’abord sur le trio Eribon-Louis-Lagasnerie. Comme on le sait, Eribon, Louis et Lagasnerie s’inscrivent dans la tradition de Bourdieu non seulement en ce qui concerne le fondement théorique de leurs textes, mais aussi en ce qui concerne l’activité de Bourdieu en tant qu’intellectuel engagé. Bourdieu lui-même était un transclasse et a certainement puisé une grande partie de ses intérêts de recherche dans sa propre biographie – Bourdieu est donc le modèle à bien des égards. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que nombre de ses œuvres, des Héritiers (1964) à la Noblesse de l’État (1989) en passant par la Reproduction (1970), La Distinction (1979) et La misère du monde (1993), peuvent être assemblées comme des éléments constitutifs de sa propre auto-sociobiographie, même si le « je » en est exclu. Ce n’est que dans sa dernière œuvre qu’il s’ouvre à la première personne du singulier et il est révélateur qu’il ait décrété de son vivant que son Esquisse pour une auto-analyse devait d’abord paraître en traduction allemande (2002), avant la publication en France (2004). Si l’on regarde l’écho médiatique qui a suivi sa mort, on comprend pourquoi Bourdieu s’inquiétait de la manière dont sa propre autosociobiographie serait perçue par le public français (voir Schultheis 2002). Beaucoup de nécrologies dans les médias conservateurs, en particulier, étaient pleines de ressentiment. Cette forme de polarisation est due avant tout – comme le suggèrent certaines diatribes – à son engagement social (voir Jurt 2005). Son œuvre scientifique passe presque au second plan. Mais l’antipathie de certains concurrents et anciens compagnons de route a probablement aussi joué un rôle, par exemple chez son ancien élève Luc Boltanski, qui compare Bourdieu à un chef « d’une secte politique » (Jurt 2005 : 112). Si l’on considère le sexe des antagonistes, il s’agit donc d’une forme acharnée de compétition masculine que Bourdieu lui-même a analysée dans La domination masculine (1998). La trajectoire transclasse de Bourdieu est donc centrale pour son parcours, au moins à trois niveaux : premièrement, elle le dote d’une intuition sociologique nécessaire, d’où naîtront ses œuvres les plus influentes ; deuxièmement, elle constitue probablement aussi la base de son engagement intellectuel et social, car ses origines modestes l’ont sensibilisé davantage aux inégalités sociales ; et, troisièmement, son ascension sociale l’a sans doute doté d’une capacité de résistance pour se défendre face à l’hostilité de ses adversaires nombreux – on pourrait bien qualifier cette compétence de « résilience du transclasse », pour reprendre l’ouvrage éponyme de Nicolas Balutet et Edwige Camp-Pietrain (2023).

Si nous venons de dire que Bourdieu est le modèle des figures et des histoires transclasses d’aujourd’hui, cela vaut surtout pour Didier Eribon et Édouard Louis. Eux aussi puisent les thèmes de leurs publications dans leurs biographies : l’homophobie, le classisme et le racisme. Ils élargissent ainsi le spectre des catégories sociales à l’orientation sexuelle, perçue comme un stigmate social. De plus, ils poursuivent l’action de Bourdieu en tant qu’intellectuels engagés, se font même annoncer dans les universités américaines élitistes comme « The New French Intellectuals ». On peut dire, en ce qui concerne l’Allemagne et les États-Unis, que leur popularité est bien plus grande à l’étranger que dans leur pays d’origine. Contrairement à Bourdieu, le propre « je » est omniprésent dans leurs publications, on pourrait dire que le « je » est l’interprétant central. C’est peut-être la raison pour laquelle leurs textes sont plutôt reçus avec de la réserve, voire du rejet, dans le champ sociologique. Mais curieusement, le grand succès a pour conséquence que même des adversaires acharnés, comme Gérald Bronner, rédigent leurs propres autosociobiographies pour leur montrer comment faire « correctement ». Là aussi, la compétition à laquelle Bourdieu était déjà confronté se poursuit.

Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave ne cachent pas non plus l’influence de Bourdieu, ce qu’elles ont récemment exprimé dans le volume commun Une conversation (2023). Elles complètent à leur tour le spectre autosociobiographique par la catégorie du genre et montrent ainsi qu’il est plus difficile pour les transclasses féminines de réussir que pour les acteurs masculins. Fatima Daas (La petite dernière, 2020) et Kaoutar Harchi (Comme nous existons, 2021) apportent encore leur expérience de la migration, de l’ethnie et du racisme dans l’écriture autosociobiographique. Cela montre, comme l’a déjà souligné Jaquet, que l’expérience transclasse n’est qu’un seul élément constitutif de la configuration intersectionnelle de l’écriture autosociobiographique. Cette multiplication des catégories sociales s’inscrit parfaitement dans les débats actuels sur la politique identitaire et le wokisme, ce qui explique que les autosociobiographies et leurs auteurs constituent de plus en plus fréquemment des cibles politiques. Dans ce contexte, il est intéressant de souligner que de tels débats sur la politique identitaire et le mouvement woke sont également menés en Allemagne, mais qu’ils ne concernent que tout ce qui a trait au genre, aux LGBT ou au langage non sexiste. La classe sociale n’y joue aucun rôle. Cela explique pourquoi les autosociobiographies ainsi que le thème des « transclasses » sont considérés avec beaucoup plus de bienveillance en Allemagne qu’en France. Néanmoins, les controverses françaises sont bien prises en compte. Par exemple, le journaliste et correspondant en France Jürg Altwegg a écrit en août 2023 dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung que ce n’est pas la politique des retraites, mais les politiques d’identité qui pourraient décider des prochaines élections présidentielles ; il parle d’une guerre des cultures (Altwegg 2023). Il est possible que cette vision de l’avenir soit trop sombre et non exempte de polémique conservatrice, mais il est certain que les autosociobiographies et, surtout, leurs auteurs transclasses se situent entre les belligérants, montrant ainsi une facette de plus en ce qui concerne leur caractère en tant qu’entre-deux.

5. Conclusion

Le point de départ de cet article était l’hypothèse selon laquelle les autosociobiographies constituent un genre hybride qui peut très bien être caractérisé par le modèle de l’« entre-deux ». On peut tout d’abord constater que les récits autosociobiographiques franchissent les frontières entre la littérature et les sciences sociales, en racontant des parcours personnels dans le miroir d’un diagnostic socio-analytique. Dans son texte Une femme (1987), Ernaux y ajoute encore l’histoire : « Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire » (Ernaux 1987 : 106). Au niveau du texte, le caractère hybride ou bien transgressif peut également être démontré à l’aide des protagonistes transclasses, car nous avons affaire à des individus qui passent d’un milieu d’origine populaire à la bourgeoisie. Ces deux milieux vont marquer l’individu tout au long de sa vie, Bourdieu parle d’« habitus clivé » (Bourdieu 2004 : 130), inscrit dans les transclasses. Sur le plan narratologique, ce caractère « entre-deux » se manifeste à travers le statut du narrateur autodiégétique : le « je » narré est représentatif du milieu d’origine modeste, tandis que le « je » narrateur a déjà pris pied dans le milieu bourgeois visé. Ces deux niveaux du « je » se rapprochent de plus en plus au fil du récit autosociobiographique, ce qui reflète la mobilité sociale des protagonistes.

Dans un deuxième temps, l’accent a été mis sur le discours sur les transclasses et la réception des autosociobiographies, en adoptant une perspective comparative entre la France et l’Allemagne. Il s’avère que les débats en France sont bien plus controversés qu’en Allemagne. Cela s’explique d’une part par le fait que les autosociobiographies ont une tradition nettement plus longue en France, alors qu’elles n’ont été découvertes en Allemagne qu’à partir de 2016 – c’est-à-dire à partir de la traduction allemande de Retour à Reims – et que le courant ne s’est imposé que lentement. D’autre part, l’acuité des débats en France est due au fait que les catégories sociales de classe et du milieu d’origine ont été intégrées dans les controverses générales sur les politiques d’identité, ce que l’on ne peut pas (encore) observer en Allemagne en 2023-2024.

La dernière étape a consisté à expliquer dans quelle mesure le fait que de nombreux auteurs transclasses se considèrent comme des ‘héritiers’ de Bourdieu est également en partie responsable des débats parfois âpres qui ont lieu en France. Le fait que Bourdieu ait lui-même une biographie transclasse et que ses recherches et son engagement social aient déjà fait l’objet de vives critiques de son vivant de la part des représentants conservateurs de sa discipline et aussi des médias conservateurs est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ses héritiers autoproclamés doivent eux aussi faire face à tant de vents contraires.

Ces ressentiments n’existent pas en Allemagne, où Bourdieu se voit toujours attribuer le rang de sociologue parmi les plus renommés au monde – surtout en ces temps d’inégalités sociales croissantes. Ainsi, les théories de Bourdieu constituent encore des outils de travail dans les sciences sociales germanophones (voir Nachtwey 2016 ; Reckwitz 2017), tandis que de nouvelles traductions de ses œuvres paraissent toujours aux célèbres éditions Suhrkamp. Dans cette mesure, les nombreuses références à Bourdieu, bien visibles et multiples, dans les autosociobiographies germanophones ne causent pas de tort à leurs auteurs transclasses, faisant même progresser leur capital symbolique et par là-même leur réputation.

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Notes

1 Ernaux utilise des tirets lorsqu’elle mentionne le terme pour la première fois (« auto-socio-biographiques », Ernaux [2003] 2011 : 23). Dans les études littéraires, l’orthographe sans trait d’union s’est toutefois imposée entre-temps (voir Montémont 2017 ; Spoerhase 2018 ; Lammers / Twellmann 2021). Return to text

2 Cela signifie d’une part que les traductions des autosociobiographies françaises sont très populaires et appréciées, mais aussi que le ‘courant’ autosociobiographique est arrivé en Allemagne. Voir Daniela Dröscher : Zeige deine Klasse (2018), Anke Stelling : Schäfchen im Trockenen (2018), Christian Baron : Ein Mann seiner Klasse (2020) ou Deniz Ohde : Streulicht (2020). Les textes de Dröscher et Baron sont très proches des œuvres d’Eribon et de Louis, tandis que Stelling et Ohde complètent l’histoire de leur trajectoire par des éléments de fiction. Pour l’influence de Didier Eribon sur Dröscher et Baron voir Schuhen 2021. Return to text

3 Comme il n’existe pas de synonyme allemand pour le terme transclasse, on a importé le terme français – jusqu’à présent plutôt dans le domaine académique. En allemand, il n’existe que des approximations, comme par exemple le terme de « Bildungsaufsteiger ». Ce terme désigne une personne qui a réussi à s’élever dans l’échelle sociale grâce à sa propre formation, mais l’aspect du changement de classe ou plutôt de l’« entre-classes » n’y est guère pris en compte. Return to text

4 Titre original : « Politik der Form. Autosoziobiografie als Gesellschaftsanalyse ». Notre traduction. Return to text

5 Louis a été accusé de misérabilisme en raison de la description très émotionnelle et péjorative qu’il fait de son milieu d’origine dans En finir avec Eddy Bellegueule (voir Keßler 2018). Return to text

6 Citation originale: « an der die Akteur:innen aktiv mitwirken und der sie sich gleichermaßen ausgesetzt fühlen ». Notre traduction. Return to text

7 L’extrait est tiré de la version originale de l’interview publiée et traduite en allemand. Return to text

8 Le fait que Louis, Ernaux et Eribon se considèrent comme des ‘héritiers’ de Bourdieu apparaît clairement dans le livre Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage (2013), paru sous la direction d’Édouard Louis. Return to text

9 L’intégralité du colloque a été enregistrée et peut être visionnée sur YouTube en cliquant sur le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=0k8WIa4GLbE (page consultée le 23 Octobre 2023). Pour la citation : 7 :24 :07-7 :24 :011. Return to text

10 Cela ne signifie pas qu’Eribon ne reconnaît pas les mérites littéraires et sociopolitiques d’Ernaux, notamment dans un chapitre de La Société comme verdict qui lui est consacré (Eribon 2013 : 95-165). Sa pensée monopolistique est plutôt dirigée contre des publications plus récentes. Return to text

References

Electronic reference

Gregor Schuhen, « Le discours actuel sur les transclasses et les autosociobiographies en France et en Allemagne : un entre-deux à bien des égards », Textes et contextes [Online], 19-1 | 2024, 15 July 2024 and connection on 06 October 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4597

Author

Gregor Schuhen

Professeur de langues et littératures romanes à l'Université technique de Rhénanie-Palatinat de Kaiserslautern Landau (RPTU), site de Landau ; Rheinland-Pfälzische Technische Universität (RPTU), Romanistik, Marktstr. 40, 76829 Landau, Allemagne

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