Poétique de l’entre-deux dans l’édifice romanesque de Maryam Madjidi

  • Poetics of the in-between in Maryam Madjidi's works of fiction

Résumés

Située à la lisière entre la biographie et la fiction, entre la littérature et la sociologie, la production littéraire madjidienne pose la question des origines et de la perte des origines, de la construction identitaire en contextes biculturels, ainsi que de la place que l’individu occupe dans le socle sociétal. Il s’agit, par conséquent, d’un parcours scriptural qui s’interroge sur la manière dont la culture modifie notre conceptualisation du monde, notre manière de traduire les interactions transculturelles et les relations interpersonnelles dans la France d’aujourd’hui. C’est dans ce contexte que Madjidi explore le questionnement inhérent aux processus migratoires, transnationaux et transclasses. De ce fait, l’analyse de la poétique de l’entre-deux dans le parcours romanesque madjidien revêt un intérêt, aussi bien du point de vue esthétique qu’éthique.

Situated on the borderline between biography and fiction, between literature and sociology, Madjidi’s literary production raises the question of origins and the loss of origins, the construction of identity in bicultural contexts, and the place that the individual occupies in the societal foundation. It is, therefore, a scriptural journey that questions the way in which culture modifies our conceptualization of the world, our way of translating transcultural interactions and interpersonal relations in contemporary France. In this context, Madjidi explores the most pressing issues in migration, from both a transnational and transclass perspective. Analyzing the poetics of the in-between in the author's novels is thus significant, both from aesthetic and ethical points of view.

Plan

Texte

1. Introduction

Nous avons vécu et pensé jusqu’ici sous le signe de la différence : différence sexuelle (êtes-vous un homme ou une femme ?), différence entre autochtones et étrangers (avez-vous la vraie carte d’identité ?), différence entre malade et bien-portant, entre normal et névrosé, entre mort et vivant […]. Il y a toujours eu un trait, une frontière, qui départageait le tout, avec en deçà et au-delà, et qui faisait la différence (Sibony 2003 [1991] : 9).

Les propos que nous mettons ici en exergue, situés dans l’ouverture de Entre-deux. L’origine en partage (Sibony 2003 [1991]), exposent une réflexion qui revêt à nos yeux, dans le cadre de notre étude, un intérêt particulier : comment aborder la dynamique du socle et de ses lézardes du point de vue socioculturel dans la littérature de l’extrême contemporain ? Si penser les relations dialogiques en termes de différence a l’avantage de simplifier la complexité interprétative du socle sociétal, cette conception dichotomique de la réalité ne peut cependant que représenter une vision réductrice de l’individu, et par conséquent des rapports interpersonnels. Penser, donc, la complexité devient « un défi à la connaissance, à la pensée, à l’action » (Morin 2016 : en ligne), d’autant plus dans les sociétés actuelles où nous constatons la prolifération des discours de plus en plus polarisés. À cet égard, le sociologue et philosophe français Edgar Morin (2016) souligne – à l’occasion de sa conférence inaugurale au Congrès mondial pour la pensée complexe organisé par l’UNESCO – l’apport du principe pascalien selon lequel :

Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignés et les plus différents, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (Morin 2016 : en ligne).

Ces propos diffèrent des principes cartésiens qui, d’après Morin (2016 : en ligne), « ont eu des conséquences utiles dans la spécialisation des connaissances, certes, mais ils ont empêché toute vue d’ensemble, toute vue globale, toute vue complexe ». Ce qui nous intéresse de cette affirmation c’est la manière dont Morin (2016 : en ligne) se focalise sur les différents effets du cloisonnement pour prôner un enseignement de qualité capable de « restaurer l’unité de la nature humaine de façon à ce que chacun, où qu’il soit, prenne connaissance et conscience à la fois de son identité complexe et de son identité commune avec tous les autres humains ». Voici l’enjeu majeur de cette analyse qui vise à parler et faire parler du Même et de l’Autre à travers l’édifice romanesque de Maryam Madjidi et, sous le prisme de la complexité, qui permet de prôner des valeurs telles que le respect, la tolérance et l’inclusion. Autrement dit, nous proposons de ne pas regarder le monde que nous habitons sous le prisme du clivage, car cela engage une distance irrévocable du fait même de la division que la différenciation et la séparation évoquent.

Nous voici face à une perspective qui est partagée par d’autres chercheurs tels que François Jullien (2011) qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, remet en question cette approche basée sur la différence. Jullien (2011) y expose une réflexion articulée autour de deux concepts qui servent, par ailleurs, de titre à son essai : L’écart et l’entre. Le philosophe et sinologue français remet en cause la vision ethnocentrique basée sur l’uniformité pour prôner le besoin de remplacer la notion de différence par celle d’écart, dans la mesure où cette dernière « ouvre, en séparant les cultures et les pensées, un espace de réflexivité entre elles où se déploie la pensée » (Jullien 2011 : 31). L’écart permet ainsi d’aborder la dimension hors-norme de l’entre-deux sous un regard qui « fait paraître les cultures et les pensées comme autant de fécondités » (Jullien 2011 : 31) et offre un raisonnement qui met en lumière l’existence en termes de coprésence et de coexistence. La différence, en revanche, n’est qu’un instrument :

Qui sert à saisir une identité et par là ranger dans une typologie, pour classer le possible (des cultures). Par rapport à quoi l’écart est un outil, et donc un concept, non pas de rangement mais de dérangement, qui est comme faire un écart. L’écart a cette fonction d’ouvrir les possibles et, à partir de là, non pas de déterminer une identité mais d’explorer une possibilité (Jullien / Fintz 2016 : 122).

Jullien (2011 : 74) met ainsi en valeur l’apport de la diversité dans la mosaïque socioculturelle et propose alors d’élargir « les horizons et les perspectives entre lesquelles des vies originales pourront s’inventer » (Jullien 2011 : 74), d’autant plus que pour lui : « l’Autre dessine le nouvel horizon du monde » (Jullien 2010 : 11).

C’est dans ce contexte qu’il vise à appréhender le monde que nous habitons à partir de cet entre qui intitule son essai. Notons au passage que nous nous trouvons face à un mot fort intéressant du fait de la polysémie à laquelle il renvoie : tout en étant la forme conjuguée d’un verbe – et par conséquent une action –, ce terme est en même temps une préposition invariable. Cette ambivalence terminologique devient à nos yeux tout à fait pertinente pour parler et faire parler de cet espace interstitiel que la poétique de l’entre-deux évoque. Soulignons de même que « l’entre […] n’a rien en propre, ne possède pas de statut, […] passe inaperçu. En même temps, l’entre est par où tout ‘passe’, ‘se passe’, peut se déployer » (Jullien 2012 : 213). De ce fait, nous pouvons affirmer que penser le socle sociétal de l’extrême contemporain dans sa complexité et du point de vue de l’entre devient l’un des enjeux phare de nos sociétés actuelles, d’autant plus que cette approche discursive favorise l’intercompréhension, stimule des rapports interpersonnels équilibrés et détourne la ségrégation.

À l’instar des idées ici esquissées, nous constatons le besoin de rendre visibles les problèmes qui taraudent nos sociétés contemporaines, ainsi que d’inspirer un regard pluriel sur le monde qui, en outre, soit sensible à l’innovation sociale. C’est pourquoi, le terme de l’entre-deux, dont le sens a été précisé dans le cadre théorique qui introduit cette analyse, nous paraît approprié pour inscrire l’édifice autofictionnel d’un corpus d’écrivains dont les écrits renvoient à une notion plurielle de l’ailleurs. Madjidi n’est que l’un des multiples exemples paradigmatiques que nous pourrions citer pour analyser la pléiade d’auteurs qui représentent cet espace transfrontalier situé à l’entre-deux. Si nous nous attachons à circonscrire du point de vue théorique le choix générique de la projection romanesque madjidienne – que nous esquisserons dans notre deuxième volet d’analyse –, il importe de souligner la manière dont l’autofiction sublime par l’écriture les mécanismes de la mémoire qui traduisent l’expérience vécue. De même, du point de vue thématique, l’architecture narrative représente aussi cet espace liminal qui renvoie à l’Autre, entendu au sens large. En effet, Madjidi expose dans ses romans la problématique migratoire dans une double perspective : transnationale, du fait de ses origines iraniennes, et transclasse (Jaquet 2014), étant donné qu’elle vit un déclassement en arrivant en France et qu’elle s’attache aux opportunités offertes par l’Éducation Nationale pour gravir les échelons de la société française. En d’autres termes, née en Iran, mais ayant été éduquée à l’école de la République, Madjidi représente cet Autre venant d’ailleurs avec qui nous partageons des traits identitaires et qui, en même temps, évoque des caractéristiques qui lui sont propres du fait de ses origines étrangères du point de vue de la mobilité sociale, qu’elle soit géospatiale ou de classe. De ce fait, nous articulerons notre analyse sur trois axes qui nous permettront de présenter le parcours bio-littéraire de l’auteure ; de réfléchir autour de l’entre-deux en littérature, notamment sur la manière la plus à même de classer ces auteurs aux accents multiples ; et de tracer la manière dont la poétique de l’entre-deux, du point de vue transclasse, est mise en lumière dans l’édifice autofictionnel madjidien.

2. Esquisse bio-littéraire de l’auteure

Tu as vécu à Téhéran, Paris, Pékin, Istanbul. Tu as voyagé en Inde, au Cambodge, au Chili, en Corée du Sud, en Allemagne, en Espagne, en Hollande, en Angleterre, au Canada, en Italie, au Portugal, en Grèce, en Serbie, en Bosnie, en Croatie, au bout du compte tu reviens à Drancy, c’est là que tu jettes l’ancre (Madjidi 2021a : 205).

Cet extrait, situé à l’incipit de l’épilogue de Pourque je m’aime encore (2021a), synthétise le parcours transfrontalier de l’auteure elle-même : une jeune femme, née à Téhéran en 1980, arrivée à Paris à l’âge de six ans, devenue romancière en 2017 et ayant voyagé aux quatre coins du monde. L’itinéraire migrant de l’auteure est ainsi exposé au fil des pages de son édifice littéraire. Sous le prisme de l’autofiction (Grell 2014 ; Gasparini 2008 ; Jeannelle / Viollet 2007 ; Vilain 2009 ; Zuffrerey 2012), Madjidi se sert de la mise en récit et des techniques romanesques pour mettre en lumière la complexité inhérente aux identités multiples du point de vue de la construction identitaire. Dans son premier roman, Marx et la poupée (2017), l’auteure se penche sur son expérience migrante du point de vue transnational. Articulée autour de trois naissances, l’architecture narrative s’attelle à décrire la traversée ontologique de Maryam, dès sa naissance jusqu’au présent de la narration. Il convient de souligner que ces trois naissances dessinent les trois étapes qui rythment la construction identitaire de la protagoniste, et alter ego de l’auteure. En effet, le roman commence lorsque sa mère, une jeune femme inscrite à l’université, manifeste contre le régime du Shah d’Iran. Il s’agit d’un épisode symbolique car le lecteur se trouve de prime abord face à une situation de rejet de l’autorité, de l’ordre établi car c’est cette prise de position politique qui provoquera le départ de la famille Madjidi.

La première naissance s’inscrit donc dans une perspective littéraire qui évoque la naissance réelle de la protagoniste au sein d’une famille d’intellectuels iraniens qui vivait dans une belle maison avec jardin. Cet engagement politique les oblige toutefois à quitter ce territoire, décrit par la protagoniste avec tendresse, affection et nostalgie. C’est alors que le départ de cet espace d’enfance provoque la deuxième naissance. Arrivée à Paris, la petite Maryam réalise qu’elle vit un déclassement social :

Nous sommes devant une grande porte en bois. Mon père dépose les valises, appuie sur un petit bouton et pousse la porte. Nous montons les marches […].
À chaque étage, il y a deux grandes portes, deux appartements. Elles sont très belles ces portes, brillantes, vernies, imposantes. Je remarque aussi la sonnette, dorée ou argentée sur le côté droit.
[…] Nous montons encore et encore mais je remarque, chose étrange, que passé le quatrième étage, les portes deviennent moins belles, moins imposantes, les murs se fissurent, la peinture tombe par endroits et au cinquième étage, d’un coup le tapis rouge disparaît. C’est comme une poudre magique qui ne ferait plus d’effet au fur et à mesure que nous montons, dévoilant une réalité laide, crue, laissant tomber son manteau de luxe (Madjidi 2017 : 94).

En effet, le paysage idyllique de son enfance à Téhéran disparaît lors de cette deuxième naissance où la jeune fille découvre le Paris des chambres de bonnes avec WC sur le palier. Cette réalité inélégante lui déplaît et son regard se pose sous le signe de la différence. C’est ainsi qu’elle refuse de parler, de manger et même de jouer avec les autres enfants de son âge. Il s’agit d’une prise de position qui dévoile la manière dont l’expérience de l’entre-deux n’est pas un chemin aisé lors de l’enfance.

La découverte donc de cette nouvelle culture met aussi en lumière son étrangeté à travers la maîtrise de la langue et des codes socioculturels. À cet égard, il convient de noter que « la langue apparaît comme un élément définitionnel primordial non seulement inclusif, mais aussi exclusif » (Clavaron/ Dutel / Lévy 2011 : 35). De même, « parler une langue […] catégorise l’individu socialement, culturellement, ethniquement, ou nationalement » (Clavaron / Dutel / Lévy 2011 : 35). En d’autres termes, nous pouvons affirmer que les codes langagiers utilisés dans une situation de communication exposent des caractéristiques inhérentes à l’individu qui parle, tout en dépassant les frontières de la langue en soi. En effet, le rapport que l’individu entretient avec le monde qui l’entoure est révélé à travers le choix de mots prononcés, mais aussi à partir des structures utilisées, de l’accent, ainsi que d’autres aspects intrinsèques à la communication. Parler est donc une manière de s’exposer, de se présenter et aussi, en quelque sorte, de se dénuder face à l’Autre. C’est pourquoi l’évolution identitaire de cette fillette s’exprime sur la base du rejet. En effet, si dans un premier temps elle rejette la langue et l’identité d’accueil, elle ne tardera pas à repousser sa langue et son identité d’origine. Il s’agit, par conséquent, d’une évolution où les deux langues et cultures sont perçues comme incompatibles pour l’enfant qui, en outre, somatise les blessures psychologiques du processus d’adaptation dans son itinéraire migrant (Den Toonder 2022).

De nouveau, donc, placée sous le signe de la différence, la protagoniste tente d’invisibiliser son étrangeté face à ses pairs français et, pour ce faire, elle entreprend le chemin de la dévalorisation de sa culture d’origine. Cette jeune fille veut être comme « les vrais Français » (Madjidi 2017 : 133) et ne pas être obligée d’aller dans une classe réservée aux enfants nouvellement arrivés en France où elle se retrouvait avec « ses frères de misère, d’exil, de nostalgie » (Madjidi 2017 : 134). La question que nous pouvons nous poser ici est liée au sentiment d’étrangeté éprouvé par ce personnage alter ego de l’auteure, mais elle révèle aussi un autre aspect qui deviendra l’axe majeur de la réflexion dans son deuxième roman : le classement social. L’itinéraire transfrontalier diffère, en effet, en fonction des conditions de départ, mais aussi des conditions d’arrivée. Madjidi met ainsi en lumière dans ce premier roman la manière dont elle vit son déclassement social et la façon dont ces circonstances influencent sa construction identitaire.

La troisième naissance de cette jeune femme représente son retour au pays natal. Elle découvre un paysage connu, l’appartenance à une communauté ainsi que la chaleur du foyer familial. Elle tente dès lors d’y rester, mais elle se rend à l’évidence : son parcours ontologique fait d’elle une étrangère aussi bien ici qu’ailleurs. De ce fait, cette troisième naissance ne s’inscrit plus sous le signe de la différence, mais sous un regard où « l’entre » permet la réconciliation de la protagoniste avec sa double culture. Le rythme ternaire de cette autofiction permet ainsi à l’auteure de mettre en avant la complexité inhérente aux identités multiples. Il s’agit d’une réflexion qui se poursuivra, par ailleurs, dans Pour que je m’aime encore (2021a), où l’auteure continue de s’inspirer de son expérience vécue pour mettre en lumière la question des origines et de la perte des origines, de la place que l’on occupe et de la place que l’on voudrait occuper, de la migration géopolitique et de classe.

À ce stade de la réflexion, il convient de signaler que l’apport littéraire de Madjidi ne se limite pas à un public adulte. En effet, elle écrit deux contes pour enfants : Je m’appelle Maryam (2019) et Mon amie Zahra (2021b). Il s’agit de deux histoires qui trouvent leur écho dans Marx et la poupée (2017). Elles s’adressent aux enfants aussi bien issus de familles biculturelles que monoculturelles pour leur offrir la possibilité de connaître d’autres modèles de vie. De même, cette approche de la diversité permet de légitimer ces parcours hors-norme qui composent la mosaïque socioculturelle de l’extrême contemporain. Aborder la différence sous le prisme de l’enfance symbolise à nos yeux une étape nécessaire dans la construction des sociétés plus tolérantes, plus inclusives et plus solidaires. C’est pourquoi nous pensons que l’édifice littéraire de Madjidi traduit le pont interculturel que l’auteure évoque non seulement dans son parcours autofictionnel, mais aussi à travers son métier de professeur de Français Langue Étrangère.

Pour conclure cette esquisse bio-littéraire, nous tenions à affirmer que Madjidi se sert de son histoire vécue, de son expérience de l’entre-deux, de son déplacement ontologique pour mettre en avant la manière dont l’écriture de soi dans l’extrême contemporain peut avoir une valeur thérapeutique (Gefen 2017), entendue aussi bien au sens individuel – concernant l’écrivain – qu’au sens large - dans la mesure où cette littérature vise aussi à réparer le monde -. Écrire les blessures de l’enfance (Dussaillant-Fernandes 2020) permet ainsi d’effectuer un travail personnel, mais aussi collectif. C’est dans ce contexte que s’inscrit le parcours romanesque madjidien, car c’est « en traduisant sa propre histoire [que] la narratrice utilise la différence de manière productive et invite également son public à prendre conscience de la complexité de la souffrance de l’immigré »1 (Den Toonder 2022 : 156).

Étant donné la portée de cette pratique littéraire dans l’extrême contemporain, la philosophe française Claire Marin (2022 : 147) constate :

Jamais on n’a autant pensé l’histoire familiale et ses effets que depuis le XXe siècle. Multiplication des récits autobiographiques, romans familiaux, traque des secrets ; en littérature comme dans différentes branches psychologiques ou psychanalytiques, l’appartenance familiale semble un passage obligé de la réflexion sur soi.

Marin souligne ainsi l’importance accordée au noyau familial, à l’histoire de la lignée générationnelle et aux effets de leur influence dans la construction identitaire de l’individu, notamment dans les périodes de formation où la quête identitaire constitue l’un des enjeux majeurs du développement personnel, et l’édifice romanesque madjidien en est un bel exemple.

De même, dans le contexte qui nous occupe, il convient de souligner la manière dont Marin s’interroge sur l’inscription généalogique au cœur de l’évolution identitaire, car cela représente la première étape d’un parcours vital situé à l’entre-deux. Marin (2022 : 149) rappelle ainsi que la naissance suppose d’imbriquer l’histoire de deux lignées, la lignée maternelle et la lignée paternelle, et, par conséquent, « notre histoire n’est pas le bloc monolithique d’une seule variété, le sillon d’une seule voie ».

De ce fait, nous pouvons affirmer que Marin expose avec justesse la manière dont l’identité de tout individu – migrant ou autochtone – se trouve inscrite dans un parcours transfrontalier, empreint des éclats de vie d’ici et d’ailleurs. C’est pourquoi, pour Marin (2022 : 149) « grandir, c’est composer, combiner les éléments disparates issus d’histoires différentes, c’est créer, dans cet équilibre précaire, une place pour soi qui ne nous préexiste pas ». Partir donc de ce principe nous invite à penser un autre axe de la poétique de l’entre-deux ébauchée dans l’édifice autofictionnel de Madjidi, d’autant plus que les étapes vitales de l’enfance et de l’adolescence sont mises à l’honneur.

3. Regarder la littérature sous le prisme de l’entre-deux

Du point de vue littéraire, il convient de s’attarder sur l’importance accordée à la transmission personnelle aussi bien dans le domaine stylistique que dans ces autres domaines centrés sur le sujet du point de vue de l’intime. Il existe, en effet, un nombre non négligeable d’écrits qui, situés à la lisière entre la biographie et la fiction, entre la littérature et la sociologie, imbriquent les procédés scripturaux et les mécanismes de la mémoire dans un processus d’exposition de Soi à l’Autre. À cet égard, nous pouvons affirmer que la mise en récit des histoires personnelles sous le prisme de la fiction permet de penser la littérature dans sa complexité et son ampleur. C’est une approche qui s’inscrit par ailleurs dans la ligne de recherche abordée par bon nombre de théoriciens qui, tout comme Tveztan Todorov (2007 : 72), considèrent que « la littérature est pensée et connaissance du monde psychique et social que nous habitons ». Et, de ce fait, pour cet écrivain aux multiples facettes « la réalité que la littérature aspire à comprendre est […] l’expérience humaine » (Todorov 2007 : 73). C’est dans ce sens qu’Antoine Compagnon (2007) se demandait La littérature pour quoi faire ? lors de sa leçon inaugurale au Collège de France. Nous voici face à une question osée à la fois que nécessaire, notamment à une époque où les Humanités sont mises en question et où il est nécessaire de se manifester sur L’utilité de l’inutile (Ordine 2015). Dans son essai, Compagnon (2007 : 63) met l’accent sur la multiplicité de regards qui peuvent être abordés sous le prisme littéraire lorsqu’il affirme que « la littérature nous rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s’écartent des nôtres ».

Nous voici face à une réflexion qui, ne se limitant pas aux intellectuels français, est aussi mise en avant dans d’autres aires géographiques. Irene Vallejo (2020 : 60), par exemple, s’est aussi prononcée à ce sujet lorsque, dans son Manifiesto por la lectura, elle définit le livre comme « des abris de mémoire, des miroirs dans lesquels nous nous regardons pour devenir plus proche de ce que nous ne souhaitons être »2. De ce fait, la romancière espagnole soutient : « ces univers fragiles sont notre force. Nous sommes des êtres tissés d’histoires, brodés de fils de voix, d’Histoire, de philosophie et de science, de lois et de légendes »3 (Vallejo 2020: 60). Puis, à l’instar de Compagnon, Vallejo (2020 : 22) se déclare en faveur de l’espace transfrontalier que la lecture évoque dans la mesure où « à travers les livres, nous nous blottissons dans la peau des autres, nous caressons leur corps et nous nous enfonçons dans leur regard »4. Ces affirmations s’avèrent être d’autant plus intéressantes dans la mosaïque littéraire actuelle que nous y trouvons un corpus d’écrivains exo-canoniques qui, par le biais de l’autofiction, témoignent d’existences transfrontalières situées à la lisière, entre ici et ailleurs.

Penser donc l’espace de création dans l’extrême contemporain oblige à se pencher sur ce corpus d’écrivains exo-canoniques qui met en lumière la manière dont le socle identitaire évolue et permet de rendre visibles les problématiques les plus pressantes aujourd’hui. Notons à ce sujet que, si dans les dernières décennies du XXe siècle, ces écrivains représentaient majoritairement les caractéristiques inhérentes aux processus migratoires vécus à la première personne, au seuil de ce XXIe siècle une nouvelle réalité surgit : des écrivains qui révèlent l’interculturel du fait de leurs origines mais qui ont grandi et qui ont été formés en France. De ce fait, il convient de s’attarder sur la manière la plus à même de parler et de faire parler de ces écrits transfrontaliers.

Serait-il convenable de classer ces auteurs sous l’étiquette de littérature francophone ? À l’instar de Véronique Porra (2018 : 8), nous constatons que « le terme de ‘francophone’, en particulier dans le domaine littéraire, désigne toujours l’autre. La signification varie dès lors en fonction de l’identité de celui qui l’emploie. L’auto-exclusion a pour effet de renvoyer l’autre à son altérité et de fait à une forme de périphérie ». Inscrire, par conséquent, ce corpus d’auteurs dans les littératures francophones serait inexact à nos yeux étant donné que, du point de vue canonique, les littératures francophones renvoient aux aires géographiques qui ont entretenu un rapport colonial avec la France. Cela dit, nous constatons qu’il s’agit d’un sujet controversé d’autant plus que certains théoriciens considèrent que « tous les auteurs qui écrivent en français, de France ou d’ailleurs, et quel que soit la couleur de leur peau, sont indéniablement francophones, que leur langue dite ‘maternelle’ soit, ou non, le français » (Khan 2020 : 34).

Il convient de signaler que le corpus d’auteurs dont nous parlons ici se réclame de sa nationalité française, autant que de ses origines étrangères. De ce fait, nous constatons que l’usage de l’adjectif francophone pour circonscrire la production littéraire de ces auteurs renforcerait cette dichotomie existante entre l’autochtone et l’étranger, située sous le regard de la différence et de l’exclusion. C’est pour cette raison que nous ne considérons pas non plus qu’il serait approprié de parler de ces auteurs comme des écrivains allophones d’expression française (Porra 2011) ni comme des exilés du langage (Delbart 2005), car ils sont arrivés jeunes en France, ont été scolarisés dans ce pays et s’inscrivent dans le socle sociétal de la France d’aujourd’hui.

Nous pourrions alors nous demander s’il serait convenable de placer ces auteurs dans les rayons de littérature française. Loin d’avoir une réponse concrète, nous considérons qu’il s’agit d’une problématique complexe qu’il faudrait peut-être aborder au cas par cas, étant donné que ces classements révèlent aussi un sentiment d’appartenance. À titre d’exemple, nous pouvons citer Jacques Derrida (1996 : 29-30) qui, lorsqu’il réfléchit dans Le Monolinguisme de l’autre autour du classement des Français francophones, affirme : « je n’appartiens à aucun de ces ensembles clairement définis. Mon ‘identité’ ne relève d’aucune de ces trois catégories. Où me classerais-je donc ? ». L’approche individuelle que chaque personne fait de son hybridité socioculturelle devient ainsi, à nos yeux, l’enjeu phare du classement.

C’est alors dans ce contexte que nous ne pouvons que constater l’existence d’un corpus d’écrivains qui :

Se servent de l’écriture en langue française comme moyen pour se dire, s’inventer, dénoncer le monde contemporain et, finalement, éprouver une langue de création. […] Ils aident à élargir le panorama de la littérature européenne, et enrichissent, avec leurs projets d’écriture, le champ littéraire de l’Europe actuelle, le rendant plus vivant et engagé. Leurs expériences de l’exil, le déracinement ou l’immigration ont contribué à renforcer un dialogue polyphonique et à permettre la naissance d’un nouvel ordre esthétique et éthique au moyen de la fiction romanesque (Alfaro 2008 : 136).

Nous pouvons également nous situer dans cet espace interstitiel que l’entre-deux évoque du point de vue théorique pour prôner l’usage d’un concept neutre qui expose l’existence d’un corpus d’écrivains qui, tout comme Madjidi, témoignent de l’ailleurs (xéno-) dans leurs écrits (-graphies). De ce fait, nous proposons d’utiliser le terme de xénographie (Alfaro / Sawas / Soto, 2020) pour aborder la mise en question de l’évolution du paradigme littéraire en langue française sur le regard de l’entre et traduire ainsi sa complexité. En effet, parler des xénographies offre la possibilité d’examiner un corpus littéraire qui :

Témoigne du surgissement d’un espace littéraire transnational qui rompt non seulement avec les canons traditionnels mais aussi avec des conceptions idéologiques enracinées dans des systèmes souvent obsolètes qu’elle se propose de mettre en perspective. Par l’écriture, il s’agit de présenter une nouvelle réalité qui se forge au sein même d’une société désormais plurielle et qui s’inscrit dans un monde global. Un nouveau paradigme se profile ainsi dans une perspective dynamique et transversale. Il s’agit d’une littérature ectopique […] caractérisée par la construction d’une identité personnelle en rapport avec un projet existentiel qui peut renvoyer à une notion plurielle de l’ailleurs (Alfaro / Sawas / Soto 2020 : 9-10).

4. Lire un parcours dans l’entre-deux

L’esquisse bio-littéraire et le brassage terminologique exposés plus haut nous ont permis de situer l’auteure dans son contexte, aussi bien du point de vue littéraire que personnel. Il convient à présent d’aborder la question du décentrement du regard vers la frontière et ses limites dans l’édifice romanesque madjidien. Si nous nous focalisons sur Marx et la poupée (2017) et Pour que je m’aime encore (2021a), nous observons que la triade protagoniste-narratrice-auteure se trouve dans un espace doublement transfrontalier : du fait de ses origines iraniennes et de la migration de classe. Nous avons approfondi sur le parcours liminal de l’auteure du point de vue transnational lors de cette esquisse bio-littéraire et, de ce fait, nous nous pencherons dans son itinéraire de transclasse dans ce volet d’analyse.

Si dans Marx et la poupée (2017) Madjidi expose au lecteur des bribes de son expérience de déclassement social, c’est dans Pour que je m’aime encore (2021a) que l’auteure fait de la migration de classe la quête de l’inaugural. C’est donc à travers ce roman protéiforme que l’auteure initie le lecteur à une lutte formulée à travers la table des matières qu’elle place en paratexte. Le lecteur entame ainsi une lecture de combat, articulée autour de huit chapitres :

I. L’adversaire
II. Les déshérités
III. La lignée
IV. Initiations
V. Vainqueurs et vaincus
VI. Le fief
VII. La conquête
VIII. La désertion (Madjidi 2021a : péritexte).

Le champ sémantique que ces titres représentent pose d’emblée le roman comme un texte rythmé par les transitions d’un conflit où l’adversaire n’est autre que l’étrangeté que la protagoniste représente. En effet, le premier chapitre commence comme suit : « adolescente, j’étais franchement laide » (Madjidi 2021a : 13). Il s’agit toutefois d’un constat qui relève de la non-acceptation de soi, car les canons de beauté sont différents suivant les cultures et les époques. À cet égard, il convient de signaler que la laideur est une figure complexe car elle peut traduire un jugement esthétique, mais aussi présenter une approche sociale. C’est par ailleurs dans ce contexte que « L’adversaire » met en scène une approche éminemment féminine de la « mocheté ». La stigmatisation causée par son apparence physique devient ainsi l’enjeu phare de la réflexion de ce premier chapitre qui se termine dans une salle de consultation médicale où le docteur fait part à la protagoniste d’un autre regard sur son aspect physique : « Vous êtes iranienne et par ailleurs, vous n’auriez pas ces beaux cheveux, ces beaux sourcils, ces longs cils et ces beaux yeux noirs si vous n’étiez pas iranienne. Il y a un équilibre dans toute chose » (Madjidi 2021a : 32). Il est évident que, du fait de ses origines, elle ne pourrait pas ressembler à ces figures de beauté qui deviennent des modèles occidentaux incontournables, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit laide. Il est évident qu’il s’agit d’un concept subjectif qui témoigne de l’attirance pour l’exotisme de l’étranger ou pour la similitude de l’autochtone.

Puis, dans le deuxième chapitre, l’auteure se penche sur les empreintes socioculturelles des vêtements. Madjidi (2021a : 39) renvoie de nouveau, dans « Les déshérités », à son regard critique envers soi-même : « je n’aimais pas mon corps et je le camouflais sous des vêtements amples, larges et bon marché. […] J’étais toujours pauvrement et mal habillée, je n’avais pas les moyens de porter de la marque ». Dans cet extrait, le sentiment d’étrangeté et de laideur est accompagné d’un constat qui relève à nos yeux plus du domaine de l’économie familiale que des canons de beauté proprement dits. En effet, l’achat des marques rend visible le capital financier et souligne les différences existantes entre les membres d’une communauté. Et c’est notamment l’aisance économique qui constitue un intérêt particulier dans la construction identitaire du personnage, car dans « La lignée » la jeune protagoniste manifeste une fierté certaine envers ses origines lorsqu’elle doit faire face aux critiques de sa tante allemande, et par conséquent européenne.

Puis, ce qu’elle ne comprend pas c’est « pourquoi [s]es copains qui avaient une double culture comme [elle] partaient au bled pour la plupart » (Madjidi 2021a : 69). Pour elle, « c’était le spectre de l’exil, de l’étranger, du métèque qui [l’]empêchait de partir en vacances. On n’était pas comme eux et on ne le serait probablement jamais » (Madjidi 2021a : 39). La question qui se pose ici a évidemment une double réponse étant donné que, d’une part, ses parents étaient des réfugiés politiques et, de ce fait, le retour au pays natal s’avérait être une aventure audacieuse qui pouvait mal finir. Et, en même temps, cette décision de ne pas partir en vacances relève du domaine économique, un aspect qui n’était probablement pas pris en compte par cette jeune fille qui ne rêvait que « d’être comme les autres » (Madjidi 2021a : 42). Ces remarques invitent à penser la peur de l’Autre en termes de pauvreté ce qui renvoie au néologisme d’aporophobie (Cortina 2017). Autrement dit, la perception dont il est ici question n’est pas :

Un sentiment de xénophobie, car ce qui produit le rejet et l’aversion, ce n’est pas que ces Autres viennent d’ailleurs, qu’ils soient d’une autre race ou d’une autre ethnie, ce n’est pas le fait qu’ils soient étrangers qui dérange. Ce qui dérange, en revanche, c’est qu’ils soient pauvres […].
C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’il s’agit de cas de xénophobie. Ce sont des signes palpables d’aporophobie, de rejet, d’aversion, de peur et de mépris à l’égard des pauvres, des défavorisés qui, du moins en apparence, ne peuvent rien donner de bon en retour5 (Cortina 2017 : 14).

Il importe de souligner que cette jeune fille réussit à ce que sa famille parte en vacances et puisse ressembler du point de vue comportemental à ses pairs français. Cela constitue une victoire personnelle qui symbolise le pont entre l’avant et l’après, entre la migration qu’elle représente et la migration qu’elle vise à entreprendre. De ce fait, si la question de la migration transnationale est ainsi esquissée lors des trois premiers chapitres, la migration de classe devient le noyau de la réflexion à partir du quatrième chapitre.

C’est dans « Initiations » que l’auteure expose avec maîtrise la valeur que la lecture comporte à ses yeux. Elle transmet au lecteur son rapport à ce capital social que la lecture représente à travers les livres. C’est ainsi qu’elle se focalise sur l’un des aspects inhérents à l’itinéraire transclasse (Jacquet 2014), l’accumulation d’apprentissages et des objets savants tels que les livres. « Mes yeux s’ouvraient aussi sur les mondes romanesques des livres que je dévorais. Les Tom-tom et Nana, les livres de la bibliothèque rose, les romans d’Azouz Begag puis ceux de Maupassant, de Zola » (Madjidi 2021a : 89), affirmera la protagoniste. Puis, elle regarde son entourage à Drancy avec les lunettes de sociologue dans les cinquième et sixième chapitres. Si dans « Vainqueurs et vaincus » l’auteure se penche sur la microsociété représentée par l’école, dans « Le fief » il est question des invisibles, des existences marginales qui habitaient son Drancy d’accueil. Le lecteur découvre ainsi deux volets d’une réflexion profondément marquée par la peur et l’angoisse de ne pas réussir dans la vie. L’aporophobie devient ainsi l’élément déclencheur d’une volonté ferme de s’en sortir et, pour ce faire, Madjidi (2021a : 147) inscrira son expérience vécue dans cet entre-deux qui articule notre analyse : « me situer dans cet entre-deux était une autre manière de tromper l’ennui. Jouer à cache-cache avec les étiquettes, les identités, les rôles ».

L’évolution de la triade protagoniste-narratrice-auteure permet aussi de penser la construction identitaire en termes d’espace. La géopoétique dessinée ici s’inscrit dans une banlieue parisienne, notamment dans un espace où nombreux sont les personnages qui échouent dans leur tentative d’intégrer le tissu sociétal dominant. La construction urbanistique des villes devient ainsi une réflexion intéressante du point de vue de l’entre-deux, d’autant plus que les villes évoluent en fonction des époques. À l’instar de Michel Collot (2014 : 74) nous pouvons affirmer que, si au XIXe siècle « la polarisation entre la rive gauche pauvre où échouent les héros balzaciens fraîchement arrivés de province et les riches quartiers de l’Ouest et du Nord-ouest de Paris sur lesquels ils projettent leurs rêves de réussite », au XXIe siècle cette réalité s’est déplacée vers la périphérie. Et c’est ce déplacement dont Madjidi témoigne lorsqu’elle commence « La conquête », ayant comme seul objectif « la fuite, partir, s’arracher, lever l’ancre, se déraciner, déplacer le chez-soi ailleurs » (Madjidi 2021a : 148).

La géopoétique romanesque se déplace alors dans un mouvement centrifuge, de la périphérie vers le centre à travers les péripéties de ce personnage décidé à prendre « l’ascenseur qui [le] ferait monter aux étages supérieurs » (Madjidi 2021a : 167) de la classe sociale. Pour ce faire, il fallait atteindre la « voie royale, […] constituer [s]on dossier et choisir un lycée parisien prestigieux où faire […] hypokhâgne et […] khâgne » (Madjidi 2021a : 167). « La désertion » se trouve être dès lors aussi bien spatiale que sociale. Et c’est dans ce contexte qu’elle s’inscrit au Lycée Fénelon et découvre cette réalité Autre au moment de la rentrée :

Les deux grandes portes en bois s’ouvrent. La cour intérieure est belle, de grands et magnifiques platanes montent au ciel et au rez-de-chaussée, un joli porche en verre et en métal d’un vert bouteille encercle l’édifice ancien construit à la fin du XIXe siècle. Rien à voir avec le bâtiment grotesque de mon ancien lycée, du béton, de la ferraille, des petites fenêtres (Madjidi 2021a : 178).

Il est de nouveau question de la beauté et des canons qui l’expriment. L’espace s’érige en métaphore de ce qu’il représente, le berceau de l’élite parisienne. De même, les élèves qui y sont inscrits sont décrits en fonction de leur style vestimentaire, de leur apparence physique et de ce qu’ils représentent aux yeux de la protagoniste : « ça sent la bonne famille et la bouffe saine » (Madjidi 2021a : 178). Sous l’empreinte de l’humour, cette formule reflète de nouveau la différence socioculturelle et économique de gens qui se trouvaient dans la cour du lycée car les habitudes alimentaires relèvent aussi bien des coutumes que de l’aisance économique. C’est dans ce contexte que la protagoniste constate que « parmi les 55 élites de la France, quatre filles venaient de banlieue parisienne ‘défavorisée’ : trois du 93 et une du 94 qui était la seule noire de la classe » (Madjidi 2021a : 179). Tout en faisant allusion au quota des banlieues, le regard est posé sur la microsociété que constitue cet espace qu’elle convoitait. L’apprentissage dans cet endroit s’est toutefois révélé inatteignable pour cette jeune qui se décide à prendre de nouveau la fuite et s’inscrit à l’université, dans un parcours moins prestigieux mais qui lui permettra de prendre cet ascenseur social dont elle rêvait étant jeune.

Il convient de signaler que cette fuite s’avère être une rupture, un deuil, car les perspectives qu’elle envisageait étaient inabordables à ses yeux. De ce fait, elle y met fin sur un ton de déception et de dénonciation :

Mon rêve, mes ambitions, mes projets : tout était flétri sans même l’avoir possédé. Mon désir n’était que flétrissure, illusion d’une illusion, mensonge du début à la fin. On m’a menti en me faisant croire que j’avais ma place en hypokhâgne, je me suis menti à moi-même en croyant que la voie royale était la mienne. L’égalité des chances, l’école de la République, le gâteau de l’élite, c’était franchement indigeste (Madjidi 2021a : 199).

La méritocratie est alors mise en question dans un récit d’apprentissage où la traversée transfrontalière de la protagoniste évoque les étapes à suivre dans la formation en France pour s’inscrire dans une filière d’excellence. Rappelons au passage que les efforts accomplis par les individus transclasses sont à prendre en considération, car entreprendre ce parcours symbolise une double rupture du point de vue identitaire : avec celui que l’on était et avec une certaine illusion, celle de se sentir à sa place quelque part (Marin 2019). Il est ici question des origines et de la perte des origines, mais aussi de la transformation intrinsèque aux ruptures subies et des parcours résilients.

5. Conclusion

Nous pouvons affirmer que, du point de vue thématique, Madjidi rappelle l’écrivaine française Annie Ernaux lorsqu’elle inscrit son processus d’écriture dans une vengeance de race. Il y a toutefois une nuance intéressante dans cette approche de l’écriture comme combat dans le cadre de l’entreprise romanesque de Madjidi étant donné que le terme de race gagne ici une polysémie inexistante dans le cas d’Ernaux. En effet, les origines persanes de Madjidi dessinent une ambigüité certaine dans la mesure où la race, entendue au sens large, évoque ici la classe, mais aussi l’étranger.

Écrire pour ne pas oublier, écrire pour exposer un parcours personnel, écrire pour trouver sa place, autant de constructions possibles que de quêtes de l’inaugural. De ce fait, nous prônons le besoin d’écrire comme moyen pour dire et pour se dire, pour esquisser une projection socioculturelle pour les individus migrants, aussi bien de classe que d’espace, qui permette de « défaire l’hégémonie d’une pensée de la binarité qui a servi, partout, les rapports de domination en même temps que la détermination de frontières solides et figées. À l’inverse, l’indétermination, l’incertitude, la fragilité, font figure de résistance face à cet ordre trop rigide » (Agier / Gourarier 2022 : 4).

En guise de conclusion, nous pouvons affirmer l’importance de rendre visibles les parcours transfrontaliers de ces écrivains qui exposent avec maîtrise l’évolution du socle littéraire tout en mettant en lumière la transformation de la mosaïque sociétale. C’est en parlant des tesselles de vie qui composent la mosaïque identitaire et socioculturelle de l’extrême contemporain que nous pouvons légitimer ces itinéraires dans l’entre-deux ainsi que montrer qu’il existe une multiplicité de manières de représenter l’Autre et Soi-même. Et de ce fait, nous prônons l’apport esthétique, mais aussi éthique de la littérature en termes d’innovation sociale.

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Notes

1 « By translating her own story of the narrator uses difference in a productive way and also invites her audience to become aware of the complexity of the immigrant's suffering ». Notre traduction. Retour au texte

2 « albergues de la memoria, espejos donde mirarnos para poder parecernos más a lo que deseamos ser ». Notre traduction. Retour au texte

3 « estos frágiles universos son nuestra fuerza. Somos seres entretejidos de relatos, bordados con hilos de voces, de historia, de filosofía y de ciencia, de leyes y leyendas ». Notre traduction. Retour au texte

4 « a través de los libros, anidamos en la piel de otros, acariciamos sus cuerpos y nos hundimos en su mirada ». Notre traduction. Retour au texte

5 « Sentimiento de xenofobia, porque lo que produce rechazo y aversión no es que vengan de fuera, que sean de otra raza o etnia, no molesta el extranjero por el hecho de serlo. Molesta, eso sí, que sean pobres […]. Por eso no puede decirse que estos son casos de xenofobia. Son muestras palpables de aporofobia, de rechazo, aversión, temor y desprecio hacia el pobre, hacia el desamparado que, al menos en apariencia, no puede devolver nada bueno a cambio ». Notre traduction. Retour au texte

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Référence électronique

Ana Belén Soto, « Poétique de l’entre-deux dans l’édifice romanesque de Maryam Madjidi », Textes et contextes [En ligne], 19-1 | 2024, publié le 15 juillet 2024 et consulté le 17 septembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4582

Auteur

Ana Belén Soto

Enseignante de philologie française, Profesora Contratada Doctora Interina, Universidad Autónoma de Madrid, Campus de Cantoblanco, C/ Francisco Tomás y Valiente, 1, 28049 Madrid, Espagne

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