Le migrant qui entre en Europe à notre époque se trouve confronté à une société en récession économique qui veut se protéger face aux phénomènes migratoires. Le migrant trouve un contexte de méfiance et de peur de l’autre face à un marché du travail déjà saturé et précaire.
Dans le contexte italien ce phénomène de rejet avait déjà eu lieu pendant l’émigration historique des Italiens du Sud au Nord, qui a créé des tensions internes durables dans tout le pays1. Dès la fin des années 1980 l’Italie devient un pays de passage et d’accueil et connaît des vagues migratoires importantes. Le pays est alors confronté à de nouveaux défis pour la première fois de son histoire récente. De nouvelles problématiques se posent à l’égard de l’accueil et de l’acceptation de ces individus dans son tissu social, en amenant des changements qui provoquent une certaine fragilité. En effet, aux difficultés dues à la simple gestion logistique du nouveau phénomène, s’ajoutent celles d’une société mal préparée du point de vue psychologique, n’ayant entretenu que de faibles liens avec ses anciennes colonies et leur histoire, et ayant encore en mémoire les souffrances liées à cette migration interne évoquée plus haut. Nous assistons alors à la naissance d’une littérature de la migration italienne, liée à des troubles sociaux importants qui englobent à la fois pauvreté et migration. Dans le contexte italien, en effet, un événement bouleversant peut être considéré à l’origine, si ce n’est de l’écriture, du moins du débat autour de la question de l’arrivée des immigrés en Italie. Il s’agit de l’assassinat d’un jeune clandestin sud-africain, Jerry Masslo, survenu le 24 août 1989 à Villa Literno près de Caserte, où il travaillait à la cueillette des tomates. Cet épisode tragique crée un grand élan de solidarité envers la situation de ces migrants et de leurs conditions de vie au Sud de l’Italie. Tout en attisant aussi l’intérêt des médias, comme en témoigne un article au titre évocateur du journaliste Enzo Forcella, dans le quotidien La Repubblica paru le 26 août 1989 : « È la prima volta della "civile Italia" »2. Certains écrivains réagissent aussi à cette situation nouvelle : dans son livre Dove lo stato non c’è. Racconti italiani3 (1991), écrit et publié avec Egi Volterrani, Tahar Ben Jelloun publie une nouvelle inspirée par Masslo ; tout comme le poète camerounais Ndiock Ngana Yogo qui dédie au jeune homme assassiné une de ses poésies, « Jerry E. Masslo »4. S’il n’est pas possible d’établir un lien direct entre la naissance d’une littérature de la migration en Italie et cet événement tragique, il nous semble cohérent d’imaginer que cet acte ait pu, d’une certaine manière, attirer l’attention du public sur des ouvrages concernant la situation des migrants en Italie et amener certains écrivains à s’intéresser au phénomène, tout en poussant à l’écriture d’autres sujets migrants.
Dans Senzaterra5 (2008), Evelina Santangelo décrit la situation économique et sociale d’un village sicilien : sur fond de débarquements tragiques d’immigrés clandestins, le roman traite des souffrances liées au chômage qui gangrène la région, en provoquant une importante émigration vers le Nord de l’Europe. Cette fuite ne laisse d’espace qu’aux activités illégales et à l’exploitation des individus, en particulier des clandestins. Nous sommes face à un Sud qui se consume entre le désespoir des débarquements et la fuite vers l’avenir. Dans une chaleur accablante les habitants de ce village, dévasté par le chômage et le travail au noir, semblent évoluer dans une sorte d’intemporalité. Alors que les constructions défigurent la côte, le village est inondé de clandestins et vidé par les vagues d’émigration. Un lieu qui symbolise une des réalités d’un Sud immobile et pétrifié par des promesses manquées. Dans ce même lieu évoluent les deux protagonistes, Gaetano et Alí.
Gaetano est un jeune diplômé confronté au dilemme de son éventuelle émigration lorsque son père revient au village avec l’intention de l’emmener avec lui en Allemagne, où il a émigré des années auparavant. Gaetano ne veut pas quitter sa terre, car il refuse de rejoindre un pays inconnu dans lequel il ne peut se projeter. En conflit avec son père et avec lui-même, il confie rageusement à son ami Liborio son sentiment :
Dicci di no, e basta. Non è che ora... ti pò cundannari ad andare in Germania.
Gaetano abbassa la testa, la lascia dondolare sul collo.
Ma come cazzo si fà a rimanere qua ? – sussurra. [...]
Sono... come cunigghia, Libò, conigli in gabbia, che… ci stanno benissimo nella loro bellissima gabbia… Neanche la vedono Libò.
Allora vattene !
Non è possibile. [...]
E finiscila ! Qua non ti piace ? Allora via ! E di cursa !
Gaetano alza la testa e torna a guardarlo.
E, secondo te, ora io mi metto a fare l’emigrante, come quei disgraziati che… A fare cosa poi !
Ma che vai dicendo ! Che sei come a quelli tu ? – lo interrompe Liborio.6
Toutes les inquiétudes qui caractérisent ce panorama social sont présentes dans ce passage : dans ce paysage urbain rongé par la rouille – et laissé à l’abandon par les institutions – Evelina Santangelo illustre avec réalisme le conflit entre la génération du père, résignée au système en place, et celle de son fils qui veut trouver la force de rester et d’apporter le changement, mais qui a peur de finir comme les clandestins que l’on voit échouer sur les côtes siciliennes.
De l’autre côté de cette barrière réside Alí, l’autre, Alí Ahmad Saïd dont nous savons seulement qu’il a survécu par miracle au naufrage de son bateau de fortune alors que tant d’autres camarades de voyage, ainsi que sa femme, se sont noyés pendant la traversée. Son apparition dans les mots de l’auteure est fracassante, atypique et surtout douloureuse :
Nasco in nome dell’acqua e in me si genera acqua… correre correre... le gambe perdute... correre correre... le braccia perdute... [...] chi possiede il mio corpo è in una terra e chi possiede il mio cuore in un’altra... [...] la carena s’incrina, si spezza, si squaderna, la prua beccheggia ubriaca nel mare [...] sotto i colpi dei traghettatori che pestano con i remi il mare, urlando, staccano le dita avvinghiate ai bordi del barcone... tanti pesci in un mortaio... correre correre... tanti pesci... gambe di pinne... e voci... voci soprattutto di donne [...] quando il mare si apre e ingoia...muoversi piano senza aprire il mare... le braccia annaspano nell’acqua...7
L’image d’Alí est frappante et ramène à la figure pasolinienne du migrant d’« Alí dagli occhi azzurri » (1965) : les deux mystérieux individus, même si c’est à différentes époques, arrivent sur des bateaux, prenant la mer depuis ces lieux que Pasolini appelle « Les Royaumes de la Famine »8, faisant partie de ce « Tiers Monde » qui est en train de bouleverser l’Occident.
Chez Evelina Santangelo, l’arrivée d’Alí ressemble à une violente renaissance, dans laquelle les migrants sont comparés à des poissons dans un mortier, écrasés par ceux qui ont leur vie entre leurs mains : une comparaison avec le monde animal presque poétique qui intensifie la dimension tragique de leur condition.
Commence ici un processus de déshumanisation du migrant qui se poursuit tout au long du roman. Par exemple, lorsque Totò, un vieil homme, trouve Alí dans un champ, épuisé après son naufrage, il n’hésite pas à le recueillir et à l’aider, malgré l’opposition de sa femme. Le vieil homme incarne cette partie de la population sensible à l’arrivée des migrants et à leur infortune, consciente que la migration est un phénomène qui concerne tous les habitants du village.
Totò compare sans hésitation Alí à son fils émigré en Allemagne, c’est pourquoi il lui offre naturellement sa compassion, contrairement à sa femme Maria, méfiante envers cet homme si différent, avec lequel elle partage toutefois, inconsciemment, la souffrance liée à la migration et au départ de son propre fils :
E allura tu l’avia sapiri che io… turchi – punta l’indice storto verso la finestra – ni la mè casa...’un nni vogghiu... Mi scanto... […] – Chidda è genti che... cu lu sapi chi pò fari...
Zio Totò guarda Turi, che adesso se ne sta seduto tranquillo a seguire i gesti esatti dell’uomo, di nuovo chino sulla recinzione. – E chi avi a fari ? Travàggia ! [...]
Chiddu vinni pí travagghiàri…
Tu lo dici !
Come mè fígghiu. Chi fa mè figghiu alla Germania ? Travàgghia e basta, e aiuta la famígghia.
Nostru fígghiu è… nostru figghiu ! – si batte la mano contro il seno. – Chi è un turcu, nostro fígghiu ?9
Les mots de Maria sont le signe de cette déshumanisation à travers un rapprochement impossible entre Italiens et clandestins, car ces derniers sont relégués au rang de « sous-migrants », et par conséquent de « sous-hommes ». Ainsi, ces derniers ne peuvent en aucun cas être comparés aux Italiens. Par ce sentiment de rejet, l’auteure nous immerge dans la triste réalité d’une société qui n’accorde que peu d’intérêt aux clandestins, à leur vie et à leur avenir.
Au fil de l’histoire, les chemins de Gaetano et d’Alí se croisent chez Don Michele, un parrain de la mafia locale qui emploie régulièrement des clandestins pour cultiver ses terres. Gaetano, désireux d’obtenir à tout prix un emploi – pour contrer son père et ne pas émigrer – accepte de travailler comme comptable chez Don Michele. Quant à Alí, il est contraint de partir de chez Totò pour travailler à la cueillette des tomates dans les serres de Don Michele. Les deux hommes sont désormais obligés de travailler pour ceux qui ont rendu cette terre exsangue, en subissant les travers d’un quotidien violent : pour l’un, les malversations financières liées au travail au noir ; pour l’autre, la violence et la dure réalité d’un clandestin qui doit accepter des conditions de travail indignes.
Lors de la rencontre entre Gaetano et Alí, et plus précisément lors de la paie des travailleurs, apparaît « Lucida Follia », homme de main de Don Michele violent et méprisant avec ces travailleurs clandestins :
Un mari pare… chinu chinu di pisci vivi ! – esclama Lucida Follia [...]
Stannu arrivànnu li pecurúna, – indica i sei uomini che risalgono i campi, [...] i capelli scarmigliati che sembrano bruciare nell’arancio dilagato tra terra e cielo.
Gaetano aspetta in silenzio che si sistemino in ordine a mezzo metro dal tavolino.10
L’auteure évoque ce que ses personnages ont perdu au fil de leur histoire : elle esquisse ainsi un portrait de certains habitants de ce lieu. Si Don Michele et « Lucida Follia » ont perdu leur humanité au nom du profit, Gaetano et Alì perdent contact peu à peu, avec la réalité qui les entoure. Gaetano perd progressivement tout espoir dans sa communauté, dans son propre jugement car en acceptant de travailler pour Don Michele il accepte de participer à cette exploitation pour, paradoxalement, ne pas émigrer. Cependant, c’est lorsqu’Alí se rend au cimetière de la ville afin de se recueillir sur la tombe de son épouse, que nous comprenons quel personnage subit dans l’histoire les pertes les plus insurmontables, comme si l’auteure voulait nous montrer que dans ce lieu, aucun contact humain n’est possible en dehors des événements dramatiques. Les sentiments sont brisés et même l’amour semble impossible ; seule la mort s’installe comme une certitude inébranlable. C’est là qu’Alí rencontre Gaetano, venu au cimetière pour sa mère :
Alí scuote la testa. Torna a pronunciare il nome, indicando a uno a uno i caratteri vergati sul foglietto. Poi: – Donna, – dice, cercando a fatica le parole, in un italiano stentato.
Morta, mare, spiaggia, barca, domenica. –
Cerca gli occhi del guardiano dietro alle lenti, rilassando il corpo irrigidito nello sforzo di spiegare. [...]
Morta-a-mmare, allora, – conclude, come se fosse il nome della donna. Gli fa cenno di seguirlo. Zoppicando, imbocca un viale che conduce alle tombe dei morti-a-mare, indica una lapide conficcata nella terra fresca, la scritta « Alla profuga ignota ». Avíssi e esseri ccà [...]
Gaetano guarda il camposantaro zoppicare di nuovo verso l’ingresso. Nascosto dietro a una cappella, vede Alí piegarsi sulle ginocchia, [...] mentre un lamento comincia a levarsi da qualche parte remota del suo corpo, una preghiera incomprensibile, ma lieve, accompagnata dal lento dondolio del corpo.11
Chez le gardien du cimetière, une sorte d’indifférence face au nombre important de clandestins qui ont péri semble s’être installée. Une indifférence face à la mort, que nous retrouvons aussi chez certains jeunes personnages secondaires du roman, pour lesquels l’arrivée des clandestins est une source de problèmes, une menace pour la réputation de leur village :
Ma di che stanno discurrènnu quelli llà, che avi un’ura chi parràno !
Clandestini, – risponde Marcello, ironico. – Comu la canzoni... – si mette a canticchiare qualche strofa, dondolando il capo.
Di la varca chi affunnò a la Torre ? Di extracomunitari ? – torna a domandare Paolo, preciso.
Quelli ci stanno rovinannu la reputazione, – fa Agata, tirando compunta una boccata dalla sigaretta.12
Gaetano ne se fait pas d’illusions sur les lois qui régissent la société sicilienne, mais il ne se laisse pas pour autant gagner par l’indifférence. En effet à la fin du roman, les deux protagonistes se rencontrent une dernière fois, alors qu’Alí se cache pour échapper à la police, Gaetano, touché par son sort, lui donne des conseils, entre rage et lucidité :
Se ne stanno cosí per un po’, faccia a faccia, stremati. Poi Gaetano, a fatica, si rimette in piedi. [...] – Tu te ne devi andare, – dice, mentre un sapore dolciastro, nauseante gli s’insinua in bocca. Alí storce il collo, sollevando il capo da terra. Lo fissa.
– Se vuoi arristàre, – fa Gaetano aiutandosi disperatamente con i gesti, – tu te ne devi andare, ti devi levare da ‘sta mmerda! Hai a scappàri, hai capito ? [...] – Là… – torna a indicare il cespuglio, – polizia ! Manette ! casa ! tu… scappare ! Via ! – indica il paesaggio riarso intorno...
– Via di qua ! – come mummificato dall’afa. – Lontano ! – Punta il dito verso il promontorio. – Si vòi arrístare... [...] – Fuori da tutta s’sta mmerda... se vogliamo restare… – mormora tra sé, mentre Alí indietreggia incerto,gli occhi spersi. Si gira prende a correre barcollando. [...] Se vogliamo arrístari...13
Le destin de cet autre s’entremêle soudain à celui de Gaetano, à tel point que le « tu » se transforme en « nous ». Si Alí veut rester en Italie, en Europe, il doit fuir la Sicile et l’exploitation et la mort, tout ce qu’il a trouvé le long de son parcours. De même pour Gaetano, qui ne se résignera pas à partir en Allemagne. Il va montrer toute son obstination en décidant de rester en Sicile, ne se laissant pas manipuler par d’autres ; il veut rester dans son village pour éviter que ce dernier ne devienne, un jour, une terre inconnue. Nous nous approchons de ce Sud décrit par Franco Cassano, dans sa Pensée méridienne (1998), sûr de ses moyens, capable de se penser lui-même14. Ni son père, ni le manque de travail ne peuvent faire plier sa volonté, celle de décider lui-même de son avenir, malgré l’inconnu devant soi.
Pour Alí, le choix de rester ou de quitter la Sicile constitue une étape difficile, le début d’une fuite en avant, d’une vie d’incertitude et de clandestinité. Nous pouvons nous en rendre compte à la fin du roman, lorsque l’auteure retranscrit les pensées du personnage, et décrit en temps réel de cette fuite, un mélange d’actions et réflexions :
Correre correre… su dorsi di montagne… Correre correre… le gambe perse tra grovigli di sterpi... [...] Lontano dalla terra seminata a uomini... [...] Correre correre... gli occhi inebriati e felici. Così felici, adesso che può finalmente restare, e correre lontano, mentre una voce s’insinua, s’arrampica assurda, su per il corpo... [...] – Dove vadoooo ! – la sente urlare tra la gola e il petto, quella voce insensata che monta... – Ainnnn athehhhhb !15
Les deux derniers mots en arabe indiquent tout de même un espoir final, une réponse à la question du lieu qui accable Alí : ain athehb, signifie « où l’œil aime », donc là où il désire aller fort de cette liberté acquise, en dépit des épreuves endurées.
Du point de vue stylistique, la transcription de ces pensées intimes est construite comme un récit poétique, avec des anaphores qui multiplient l’effet de désespoir et d’affolement, et de nombreux points de suspension qui créent un effet d’attente, de « latence » à l’intérieur du récit.
Les paroles d’Alí, sa personnalité, sont fondamentales pour comprendre l’image du migrant chez Evelina Santangelo. Ses mots sont rares, ses réflexions silencieuses, mais emplissent le roman d’un effet poétique qui créé une atmosphère à la fois intime et universelle. L’auteure veut peut-être donner au personnage d’Alí une profondeur d’âme afin de contraster avec l’image banale du travailleur migrant inculte. Si rien dans le roman ne ramène aux origines du personnage, sa religion est évoquée au cours de ses réflexions intimes et son attention portée aux Écritures, véhicule l’image d’une culture ancestrale, qui face à la solitude de l’individu, le ramène à penser à ce qui reste de sa place d’homme dans ce monde :
Quando il cielo si aprirà, e gli astri si saranno dispersi, e i mari si mescoleranno e le tombe saranno sconvolte... allora ogni anima conoscerà... si rigira senza posa, [...] « Abbiamo sprecato... abbiamo sprecato una quantità di beni ». Credono forse che nessuno li veda ? si rannicchia tutto contro la parete fredda, rabbrividisce. Sbarra all’improvviso gli occhi nel buio... Non ti ha abbandonato e non ti odia... il tuo Signore non ti ha abban... [...] Consideri dunque l’Uomo...16
Son regard a une dimension universelle, son incompréhension rencontre sa foi, et il voit dans le « Jugement Dernier » le rachat de tant d’âmes « gâchées », un potentiel humain gaspillé, et destiné à se perdre dans des traversées insensées.
Les cris des migrants dans Senzaterra montrent l’intérêt que l’auteure accorde dans son écriture à leur vision du monde. Elle créé ainsi, dans son récit, un espace dans lequel les deux personnages principaux Alí et Gaetano sont, finalement, du même côté de la barrière. Ils vivent le désarroi irrationnel de se retrouver senzaterra, « sans terre ». Elle s’adresse à l’Italie tout entière, alors que l’image de l’Italie en tant que pays n’est jamais évoquée dans le roman. En effet elle s’engage à restituer un panorama réaliste qui englobe à la fois habitants et migrants. Elle revendique son appartenance à la culture locale en puisant sa force dans le dialecte sicilien, qui a un rôle important, dans cette recherche de réalisme. Le dialecte est le reflet d’un passé toujours très visible chez les habitants du village, mais il ne représente toutefois pas une forme de folklore dans la littérature. Il s’agit de la marque d’une grande vivacité au niveau linguistique, signe d’une modernité et d’une audace littéraire, propre à ce Sud à la recherche de dynamisme dans ce moment de profonds changements historiques liés, entre autres, à la migration.
Depuis la parution de ce roman en 2008, la situation des traversées n’a pas changé, mais a au contraire empiré. Parler de littérature de la migration est un moyen de parler tout court ; mais aussi, en quelque sorte, d’agir autour de ce phénomène. En effet lorsque l’opération « Mare Nostrum » a été bloquée, il a fallu la mort de 800 personnes en avril 2015 et l’arrivée de 9000 migrants (rien que dans le premier week-end de mai 2015) pour que l’Europe se rende compte des désastres liés aux traversées, et qu’il faudrait mettre en place de nouvelles mesures et de nouvelles politiques migratoires. L’Europe semble loin de comprendre ce qu’Umberto Eco, déjà en 1990, nommait « un autre chapitre de l’histoire de la planète qui a vu les civilisations se former et se dissoudre […] » et qui « aura comme résultat final une réorganisation ethnique des terres de destination […] »17.
En référence à ces événements qui se sont déroulés en 2015, en avril de la même année, peu après la mort de ces 800 migrants, Igiaba Scego, écrivaine italienne d’origine somalienne touchée par l’horreur a écrit des mots très forts avec lesquels nous conclurons notre analyse :
Oggi mentre riflettevo sull’ennesima strage nel canale di Sicilia, in questo Mediterraneo che ormai è in putrefazione per i troppi cadaveri che contiene, mi chiedevo ad alta voce quando è cominciato questo incubo. [...] È dal 1988 che si muore così nel Mediterraneo. Dal 1988 donne e uomini vengono inghiottiti dalle acque. Un anno dopo a Berlino sarebbe caduto il muro, eravamo felici e quasi non ci siamo accorti di quell’altro muro che pian piano cresceva nelle acque del nostro mare.18