La question migratoire exprimée par le cinéma italien : du stéréotype aux récits réalistes

  • The Migration Issue in Italian Cinema: From Stereotypes to Realistic Accounts

Résumés

Les auteurs du cinéma italien se sont toujours intéressés au thème de la migration. Les premières traces d'une cinématographie que nous pouvons définir en tant migratoire, remontent à l'ère du cinéma muet. Les pressions de la censure étant fortes, et le cinéma étant considéré comme un passetemps ludique, les œuvres de dénonciation sociale n'ont pas lieu d'être. Les seuls migrants visibles à l'écran sont donc les résultats de stéréotypes irréels. Le cinéma sonore de l'époque fasciste exploite ces constructions artificielles pour renforcer sa propagande, produisant des films encadrés par la censure. Le cinéma d'après-guerre, en revanche, reprend ce thème pour l'exploiter au sein d'histoires vraisemblables où l'on commence à ressentir l'incohérence des représentations sociales passées. Le migrant, et plus précisément l'émigrant, subit les injustices engendrées par une société pauvre et inégalitaire. Le cinéma italien des années 1960 et 1970 ne fait que documenter des inégalités qui augmentent, sans oublier de montrer l'aliénation d'émigrants désormais binationaux. Les auteurs du cinéma contemporain poursuivent sur le même chemin, s'intéressant aux immigrés qui peu à peu arrivent dans le pays. Ces porteurs d'histoires nouvelles enrichissent une société italienne désormais multiculturelle, une société où le cinéma italien continue à puiser ses récits les plus réussis.

Italian filmmakers have always been interested about migration. The first traces of migratory films ride up to the cinéma of silent era. During this period, the pressure of censorship are strong, cinéma is considered as a playful pastime, so denunciation's movies don't have a place. The only migrants on the screen are unreals and stereotyped. The sound cinéma of the fascist era use these artificial constructions to strengthen its propaganda, and produce films framed by censorship. The post-war cinema, on the other hand, takes back this theme to exploit it in realistic stories. Thanks to this films, we can begin to feel the inconsistency of social representations used in the past. The migrant, and more precisely the emigrant, undergoes the injustices generated by a poor and inegalitarian society. The Italian cinema of sixties and seventies is only documenting the growing inequalities. It doesn't forget to show the madness of emigrants which are henceforth binational. Filmmakers of contemporary Italian cinema go after the same way. They are interested to immigrants who arrive gradually in Italy. These bearers of new stories enrich the multicultural Italian society, a society where the Italian cinema continues to draw his most successful stories.

Plan

Texte

1. Avant-propos

Traiter un thème tel que la question migratoire demeure un exercice complexe. Pour exprimer des propos concernant la migration il est nécessaire de faire appel à la "mémoire", le maître-mot d'une lutte contre l'oubli qui ne cesse d'être actuelle. Le philosophe français Henri Bergson (Bergson 1946) arroge une grande importance à la mémoire, qu'il estime essentielle quant à la formation d'esprits conscients. Cette accumulation d'instants présents, transformés aussitôt en souvenirs passés, fait partie de la construction de l'identité personnelle de tout individu.

Au cours de l’Histoire, l’Homme a tenté de cristalliser la mémoire culturelle de ses ancêtres, afin que les générations futures puissent en conserver une trace tangible. Les supports exploités pour fixer ces acquis sont hétérogènes et variés : les différents supports artistiques en sont des exemples. Les arts, dont l'impact a été amplifié grâce aux évolutions techniques, ont fait des expériences quotidiennes une matière moins éphémère. Au XIXe siècle, l'art n'échappe pas à la révolution industrielle. Thomas Alva Edison, l'un des représentants majeurs de ce processus historique, constitue dans ses laboratoires un instrument capable de retranscrire fidèlement la réalité : le Kinétographe. Cet instrument inspire Antoine Lumière, qui, avec l'aide de ses deux fils, Auguste et Louis, en améliore les qualités techniques donnant naissance au bien connu Cinématographe. La suite fait désormais partie de l'Histoire.

Les "images animées" des frères Lumière attirent rapidement les publics de tout horizon, suscitent l'intérêt de plusieurs investisseurs autour du monde, et catalysent la naissance de plusieurs industries cinématographiques.

Les entrepreneurs italiens ne sont pas exempts de ce mouvement à la fois industriel et artistique. Dès sa genèse, la cinématographie italienne s'impose sur les marchés internationaux comme l'une des plus productives. La production de films à fond documentaire laisse rapidement place à des produits aux histoires réfléchies, imaginées en amont et fixées sous la forme de canevas. Les concepteurs de ses histoires s'inspirent de la littérature, du théâtre, sans négliger les histoires quotidiennes du monde qui les entoure.

Au sein de cette production pionnière, il est alors possible de repérer des films qui s'intéressent au thème migratoire. Une fois avérée l'existence de ces productions, il demeure essentiel de comprendre si elles fournissent des portraits réalistes des mouvements migratoires. Comment le cinématographe, et plus tard le cinéma, ont-ils exploité ce thème ? Quel genre de mouvements migratoires les auteurs du cinéma italien ont-ils décrit au fil des décennies ?

Ces questions abordent une thématique vaste, qu'il est impossible de traiter dans son intégralité. Le fait de privilégier la filmographie italienne nous permet de restreindre notre champ d'analyse, le but étant celui de fournir des lignes directrices capables de nous éclairer le plus possible sur le sujet traité.

Afin de fournir une vision intégrale et évolutive du thème migratoire au sein du cinéma italien, nous nous concentrerons, dans un premier temps, sur des longs-métrages produits entre 1900 et 1939. Nous avons décidé de prendre en compte certaines œuvres du cinéma muet – les péplums, les mélodrames et les films historiques – et de parler de certains films produits durant la double décennie fasciste – des films de guerre et de migration choisie. Nous tenterons de décrypter si ces œuvres qui contiennent des stéréotypes parfois racistes sont capables de faire preuve d'engagement social, et cela malgré le poids de la censure, mettant donc en exergue des portraits réalistes de la société italienne.

En second lieu, nous parcourrons la cinématographie transalpine à partir de 1939. Nous avons choisi cette date parce que marquée par la sortie du long-métrage de Mario Baffico Terra di nessuno (1939). Établir un marqueur historique nous semble nécessaire pour comprendre à partir de quelle date le cinéma italien s'intéresse à des thèmes intimement liés au mouvement migratoire tels que la "civilisation" et la "frontière". Les exemples choisis sont issus de plusieurs courants cinématographiques : notre filmographie s'appuie sur des productions post-néoréalistes, sur des comédies, sur des films d'engagement politique et des long-métrages art et essai. Nous verrons quel rôle ces œuvres ont eu dans la construction et la déconstruction de récits migratoires stéréotypés. Nous nous intéresserons également à l'évolution de cette cinématographie qui, à un certain moment, cesse de s'intéresser à l'émigration pour se concentrer principalement sur l'immigration.

Nos raisonnements se termineront avec l'analyse d'œuvres issues du cinéma italien contemporain. Explorer une partie de sa production est nécessaire pour élucider le degré d'engagement d'auteurs italiens tels que Emanuele Crialese et Matteo Garrone, ces professionnels ayant choisi de réaliser des films consacrés aux conséquences des mouvements migratoires. Cette étude diachronique veut comprendre, à travers leurs œuvres, si les stéréotypes d'antan ont laissé place à des récits filmiques objectifs, capables de raconter ces mouvements humains de façon réaliste.

2. La vision stéréotypée de l'"Autre" : du cinéma italien des pionniers aux premières productions pré-néoréalistes.

Suite à une première décennie d’expérimentations, et après que les salles cinématographiques sont devenues sédentaires, l’industrie cinématographique italienne génère, en 1905, le long-métrage que les historiens du cinéma considèrent comme le premier film italien : la Presa di Roma [Prise de Rome] (1905) de Filoteo Alberini (Bertozzi, 2005). Cette œuvre spectaculaire retrace les événements de l'annexion de la Caput Mundi au Royaume d’Italie, proposant des tableaux vivants sur fond de décors réels extrêmement réalistes. Le récit relaté possède une structure solide, qui l’éloigne des productions précédentes aux histoires esquissées, proposant un premier exemple d’œuvre d’art cinématographique. Alberini jette ainsi les fondations d’un cinéma qui deviendra d’ici peu le Septième Art (Canudo, 1923).

Le cinéma italien se fait ainsi porteur d’histoires, parfois originelles, et plus couramment tirées de supports existants. La littérature est l’une des sources privilégiées des réalisateurs italiens, qui en proposent des adaptations filmées (Brunetta, 2004). À l’instar de cette forme d’expression, le cinéma muet exploite d’ores et déjà plusieurs genres : le drame et les récits historiques sont ceux plébiscités majoritairement par les publics, même s’ils ne demeurent pas les seuls. Parmi les méandres de la production italienne, il est possible de retrouver des films exploitant des thèmes autres tels que la migration.

Ces œuvres d'exception, produites durant la décennie 1910, expriment généralement la peur de l’ "Autre". Cette crainte n'est point l'expression d'une idéologie xénophobe, mais elle est le résultat d'une série de bouleversements socio-économiques propres à ce moment historique. L'Italie est politiquement unie seulement depuis 1861, et malgré les efforts effectués par le gouvernement du royaume, le pays vit encore des périodes de profonde instabilité. L'identité italienne est en cours de formation et, tout élément extérieur semble la fragiliser, ainsi la menaçant. Le patriotisme dont avait fait étalage le gouvernement italien avant les campagnes d'expansion coloniale perpétrées au sein de territoires de la Corne de l'Afrique, est dénué de crédibilité une fois que les troupes abyssiniennes repoussent les Italiens en dehors de ces territoires. Les colonies italiennes sont ainsi restituées aux populations locales : cette défaite mine la confiance de l'opinion publique, apeurée par les récits de cette époque relatant les mutilations infligées aux prisonniers italiens.

Ces craintes se répercutent également sur les productions artistiques de cette période, et influencent une partie des auteurs cinématographiques italiens. Au sein d'un tel contexte, l'histoire relatée par le film Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone prend tout son sens. La société carthaginoise mise en scène est monstrueuse, et l'imposante beauté du temple du Moloch passe au deuxième plan face aux foules menaçantes qui emplissent l'écran (Wood 2005). Les individus filmés possèdent des traits stéréotypés : ils portent des longues barbes, des toges richement décorées de motifs orientaux, et la sévérité de leurs expressions cruelles rend leur présence dangereuse. L'immense succès de ce film affirme ces stéréotypes qui sont repris par d'autres cinéastes. Le but de Pastrone, en revanche, n'est pas celui de stigmatiser les populations étrangères. L'auteur piémontais génère un univers manichéen où les peuples latins doivent forcément se battre contre un ennemi qui, à ce stade de l'histoire du cinéma, ne possède pas encore de traits psychologiques précis et peut donc être uniquement malveillant. Les Latins symbolisent idéalement les ancêtres du peuple italien, dont ce film veut enrichir le récit national. Le personnage de Maciste incarne la puissance de ses troupes militaires, et les triumvirs romains, les porteurs d'une culture enracinée dans la péninsule italienne.

Outre cette production spectaculaire, le cinéma italien produit des films dont le thème migratoire est incarné uniquement par des émigrations. Ces individus sont les seuls à rencontrer l'Autre, et cela au sein de leurs nouveaux pays d'accueil. Ces long-métrages s'inspirent profondément des changements sociétaux en acte sur le territoire italien au début du XXe siècle. Les couches les plus pauvres de la population italienne, souvent composées de paysans et d’ouvriers, vivent des situations de profonde détresse économique, qui les poussent vers des pays américains et des nations européennes telles que l'Allemagne et la France. Une partie de la production cinématographique italienne exploite ces données pour produire des films tels que L'emigrante (1915). Febo Mari, auteur de ce long-métrage, dénonce implicitement cette situation, mais il est contraint, par les politiques de censure qui se durcissent, de réaliser un final qui décrit l'expérience migratoire tel un échec. Antonio, le personnage principal de son film, parti en Argentine pour faire fortune, revient dans sa région natale après une longue suite de péripéties.

La censure bride la créativité des réalisateurs italiens leur interdisant de tourner des films qui :

[…] peuvent troubler la morale et la décence publique [...]. [Cette démarche veut entraver] la diffusion publique de spectacles contraires à la réputation, au décorum national et à l’ordre public, c’est-à-dire qui peuvent troubler les bons rapports internationaux (Corrado, 2013).

Les films produits à partir de cette période tels que La flotta degli emigranti [La flotte des émigrants] (1917) de Leopoldo Carlucci, s'intéressent superficiellement au thème migratoire, sans pouvoir fournir aux spectateurs de vraies thèses politiques. Cette situation délétère se consolide au cours des années 1920, influençant cette partie minoritaire de la production italienne deux décennies durant.

Lors de la période fasciste, l'instrumentalisation du thème migratoire s'ajoute aux interdictions déjà existantes. La production d'œuvres migratoires se scinde en deux: une partie des films réalisés veut dissuader les Italiens de tenter l'aventure migratoire vers des pays économiquement développés. Camicia nera (1933) de Giovacchino Forzano, par exemple, met en exergue les péripéties d'un émigrant italien qui s'installe en France. L'homme retrouve sa terre natale après la Première Guerre Mondiale : le pays a été métamorphosé par le régime, qui a entrepris des travaux de bonification de plusieurs marais, et rendu possible l'essor de nouveaux emplois. Ces métamorphoses retiennent cet ancien combattant qui ne souhaite plus repartir. Ce film de propagande symbolise une partie de la production cinématographique apte à convaincre ses spectateurs des bienfaits de la dictature, à travers des méthodes de pression douces, nourries par des stéréotypes irréels. L'image que l'on donne des terres italiennes, ainsi perçues comme des lieux accueillants, contraste avec celles des pays étrangers tels que les États-Unis. Le film Harlem (1939) de Carmine Gallone représente les territoires étasuniens comme des régions capables de générer d'énormes souffrances, des enfers où les migrants d'origine italienne sont systématiquement à la merci de leurs exploitants.

Les territoires convoités par le régime, en revanche, sont mis en scène comme des paradis terrestres occupés par des autochtones menaçants. C'est ainsi que des réalisateurs tels que Gallone, impliqués dans la production cinématographique fasciste, instrumentalisent le thème migratoire pour créer des films qui retracent des histoires de migration coloniale réussie. L'auteur retravaille les stéréotypes du carthaginois chevelu et barbu et les utilise pour réaliser le film Scipion l'Africain [Scipione l'africano] (1937). Ce long-métrage glorifie l'image de l’envahisseur latin, occupé à conquérir des territoires qui ne lui appartiennent pas. Le dialogue entre les deux peuples esquissés par l'auteur ne semble pas possible, et le choc culturel catalysé par leur rencontre engendre uniquement des affrontements violents.

Ces productions nous éclairent d'ores et déjà partiellement sur l'adaptabilité du thème migratoire, utilisé au sein de films de tout genre. Malgré l'hétérogénéité du cinéma migratoire de la première moitié du XXe siècle, les œuvres qui nourrissent cet ensemble ne semblent pas encore capables de décrire réellement ces déplacements. Mais pendant que les anciens auteurs liés au régime fasciste réalisent leurs produits, qu'en est-il des dissidents qui rêvent d'un cinéma autre ?

3. La mutation du cinéma migratoire : du réalisme d'après-guerre aux dénonciations sociales des années 1980

La société italienne des années 1930 est marquée par des mutations politiques profondes qui influencent toute la population. Au début de cette décennie, le gouvernement fasciste se concentre majoritairement sur la préparation d'une guerre qui semble désormais imminente, et avant le début des hostilités, il envoie des troupes armées en Éthiopie dont il occupe les territoires. Les actes belliqueux se poursuivent en Espagne et en Albanie. En 1939, la signature du "Pacte d'acier" officialise la collaboration italo-allemande, précédant d'un an l'entrée en guerre des troupes italiennes.

Malgré la création du Centro Sperimentale di Cinematografia (1935), puis des studios cinématographiques de Cinecittà (1937), les professionnels de l'industrie cinématographique italienne sont contraints de diminuer graduellement leur production. En revanche, leur marge de manœuvre augmente: le gouvernant étant occupé sur d'autres fronts, le système de censure et de contrôle mis en place devient de moins en moins performant. Cette liberté relative est exploitée par des auteurs tels que Mario Baffico, capable de réaliser des œuvres qui s'écartent des normes imposées. Réalisant le film Terra di nessuno (1939), Baffico défie les interdictions en vigueur, proposant une histoire de dénonciation sociale et d'émigration. L'auteur analyse les conflits sociaux au sein d’une micro-communauté qui décide d’échapper au pouvoir en place pour s’installer dans un terrain vague où travailler de façon autonome. Leur havre de paix est aussitôt secoué par les tensions naissantes au sein de cette communauté, des tensions amplifiées par la pression subie de la part des grands propriétaires de ces terres. Cette histoire, somme toute simple, a le mérite de mettre en exergue concrètement, pour la première fois, les concepts de "frontière" et de "choc de culturel". En effet, le thème migratoire permet de structurer un récit filmique où s'engendrent des relations conflictuelles entre des individus aux intérêts contrastants. Ce film fait constater aux publics les pressions subies par les minorités culturelles, mal reçues au sein de leurs terres d'élection où elles veulent uniquement s'émanciper par le travail. Ce film représente un exemple rare d'une production qui s'émancipe principalement après la fin des conflits mondiaux.

Malgré la chute du régime fasciste, le nouveau gouvernement démocratique et républicain se sert de la censure pour veiller sur la production cinématographique italienne. La question migratoire, par exemple, demeure encore un sujet officiellement proscrit.

Certains cinéastes décident de défier les règles établies et exploitent le thème migratoire pour réaliser des films de dénonciation sociale. Cette production a renoncé en bonne partie aux stéréotypes exploités par les réalisateurs du passé, proposant désormais des récits très réalistes. Les auteurs italiens s'intéressant aux mouvements migratoires réalisent des films de tout genre, brassant ce thème porteur au sein d'histoires dramatiques, historiques, documentaires et comiques.

En 1947, Mario Soldati tourne le film néoréaliste Fuga in Francia, une œuvre qui propose un état des lieux des mouvements migratoires en France et Italie. Les personnages du film décrivent, sur le ton de la discussion, une migration vers la France désormais transformée. Avant la Seconde Guerre Mondiale, l'Hexagone est le pays d'élection des riches vacanciers italiens. Désormais, il attire majoritairement des travailleurs pauvres exploités en tant que main d'œuvre à bon marché. À travers la fiction, Soldati met en exergue une réalité qui n'a rien de fantaisiste et que les autorités gouvernementales s'acharnent à ignorer.

Les critiques politiques avancées par le mouvement néoréaliste poussent le gouvernement à recadrer l'industrie transalpine. En effet, les pouvoirs en place contrôlent de près la cinématographie italienne, ayant compris le potentiel de son impact sur les citoyens italiens et ceux résidant à l’étranger. C’est lors de ces années que Giulio Andreotti, sous-secrétaire d’État à la Présidence du conseil des ministres du quatrième gouvernement De Gasperi, chargé entre autre du sport et du spectacle, fait valoir sa loi sur l’industrie cinématographique italienne. Avec ce décret, il veut atténuer l'impact des films produits par des auteurs engagés, limitant leurs moyens expressifs. La censure, ainsi établie, est faite pour être détournée.

Pietro Germi se charge de cette tache réalisant Le Chemin de l'espérance [Il cammino della speranza] (1950), film post-néoréaliste qui exploite les codes du drame. Cette œuvre analyse les mouvements migratoires qui vident le Sud de l'Italie. Les ouvriers miniers du centre urbain de Favara sont contraints de quitter leurs domiciles parce que privés de leurs emplois, décidant ainsi de joindre, clandestinement, les pays industrialisés de l'Europe du Nord. Le voyage est organisé par Don Ciccio, archétype des modernes passeurs. Germi dénonce subtilement les trafics de cet homme sans scrupules, et par conséquent, un système social défaillant qui en permet les activités illicites. Les émigrants n'ont d'autre choix que de lui faire confiance, payant cher un ticket obtenu à travers la vente de tous leurs biens.

Dans les années qui suivent la sortie de cette œuvre dont les qualités sont reconnues internationalement – Grand prix du jury de la Berlinale en 1951 – les cinéastes italiens se concentrent majoritairement sur le destin de ces migrants, ayant atteint de nouvelles terres d'accueil mais dont les destins demeurent anonymes. Giulio Montaldo, par exemple, réalise en 1971 le long-métrage historico-dramatique Sacco et Vanzetti, qui relate les mésaventures de deux migrants anarchistes italiens victimes d'erreurs judiciaires. Le thème migratoire est ainsi exploité pour mettre en exergue les dégâts engendrés par l'ignorance et la xénophobie. Les décisions qui poussent les juges américains à condamner lourdement ces deux migrants d'origine italienne, sont influencées par la peur, par les stéréotypes à travers lesquels l'on identifie les membres d'une minorité ethnique et par la propagande politique de cette période. Les deux migrants deviennent ainsi les boucs émissaires parfaits sur lesquels reverser les frustrations d'une société en crise. Cette œuvre de dénonciation est un pur produit de la production cinématographie de masse et bénéficie d'une exploitation officielle.

D'autres auteurs, en revanche, décident de tourner des œuvres militantes, produites à l'aide de moyens techniques et économiques limités. C'est le cas du film dramatique Trevico-Torino : viaggio nel FIAT-Nam (1973) réalisé par Ettore Scola. L'auteur, engagé politiquement et inscrit au Parti Communiste Italien (PCI), décide d'observer le quotidien précaire d'un groupe de migrants interrégionaux, originaires des territoires du Sud de l'Italie. Désormais ouvriers, ils obtiennent des salaires supérieurs à ceux perçus lors de leurs activités précédentes. Leurs conditions sociales et la qualité de leurs vies, en revanche, se sont profondément dégradées : ils sont tous hébergés dans des logements communs, ils interagissent uniquement au sein de groupes communautaires parlant le même dialecte et reçoivent des aides uniquement de la part d'intervenants religieux. Cette œuvre fictionnelle possède des traits profondément réalistes, brassant les données documentaires et un récit fictionnel auquel les publics peuvent aisément s'identifier. L'auteur n'exploite aucun stéréotype : l'intégralité de son œuvre veut montrer une réalité gardée savamment dans l'ombre par les dirigeants FIAT.

Joris Ivens est l'un des auteurs qui se consacre aux réalités du pays passées sous silence. Lors du tournage d'un film-documentaire commandité par les cadres de la société italienne des hydrocarbures ENI, l'auteur rencontre les oubliés du "miracle économique" italien. Cette œuvre, intitulée L'Italie n'est pas un pays pauvre [L'Italia non è un paese povero] (1960), dénonce objectivement les disfonctionnements sociaux ayant creusé les inégalités entre les paysans italiens d'un Sud encore rural et les citadins d'un Nord riche et industrialisé.

Certains auteurs ayant choisi de suivre des parcours artistiques dictés par leur sensibilité et par un savoir-faire unique et reconnaissable, exploitent le thème migratoire au sein de fictions hautement réalistes. Rocco et ses frères [Rocco e i suoi fratelli] (1960) de Luchino Visconti en est un exemple. Ce drame en cinq actes possède des qualités esthétiques et techniques indéniables, qui mettent en exergue une histoire fictive hautement réaliste. Ses personnages deviennent les symboles d'une population déclassée, exploitée et aux valeurs écrasées au nom du consumérisme. L'œuvre viscontienne est précédée par Profession Magliari [I magliari] (1959), autre film dramatique qui s'intéresse au sort d'un groupe de migrants ayant choisi de gagner leur vie à travers des combines douteuses.

Tous ces auteurs sont les maîtres de formes cinématographiques qui atteignent rarement les grands publics. Les films néoréalistes, les films-documentaires et les productions militantes sont appréciés principalement par les cinéphiles. Les drames, somme toute, bénéficient d'une diffusion plus ample. Les films italiens plébiscités par les grands publics, en revanche, sont bien souvent des comédies. Ce genre hétérogène est enrichi par les films d'auteurs qui ont exploité, de façon réussie, le thème migratoire. Cette production, en revanche, ne propose pas uniquement des films qui collent à la réalité, et seulement une partie de ses maîtres évitent les stéréotypes faciles.

À partir des années 1950, les comédies italiennes se concentrent initialement sur les différentes formes d' "émigration vacancière". Le film L'amour à la suédoise [Il Diavolo] (1963) de Gian Luigi Polidoro met en scène un petit bourgeois provincial, incarné par Alberto Sordi, qui exploite sa nouvelle richesse pour se rendre en Suède. Sous le prétexte d'un séjour professionnel, il tente désespérément d'assouvir ses désirs les plus inavouables. L'homme est attiré par des femmes étrangères dont il se fait un portrait tout à fait irréel et desquelles il n'obtiendra rien. Ce film exploite les stéréotypes du provincial inculte et de la femme fatale d'origine étrangère pour mettre en exergue l'absurdité des croyances d'une partie de la population italienne. À travers une série de situations rocambolesques, l'œuvre déconstruit une série de fausses croyances dont se nourrit le personnage interprété par Sordi.

Le stéréotype de la femme fatale, intelligemment retravaillé par cette comédie, est instrumentalisé par les comédies érotiques produites principalement à la fin des années 1970. Ces films, réalisés hâtivement, ne font rien d'autre qu'exploiter des stéréotypes abjects, instrumentalisant les corps d'actrices d'origine africaine. Leur présence incarne des fantasmes misogynes irréels, un idéal féminin africain artificiel construit sur les formes plastiques de femmes exotiques, mystérieuses, irrésistibles et fatales, prêtes à tout pour séduire l’homme occidental (O'Hearly 2014).

Une partie de la production de cette décennie, en revanche, utilise le thème migratoire pour raconter des histoires réalistes qui déconstruisent d'autres stéréotypes néfastes. Les comédies migratoires d'antan, en effet, mettaient très souvent en exergue la réussite professionnelle des émigrants, proposant des images édulcorées du réel. Le film Napoletani a Milano (1953) de Eduardo De Filippo, en est un exemple. Cette œuvre bien-pensante fait miroiter une réussite économique et sociale rapide, rendue possible par l'émigration. L'auteur met en scène un groupe de Napolitains débrouillards qui, ayant émigré dans la ville de Milan pour des raisons économiques, connaissent une période féconde. La crise qui menace leurs emplois est maîtrisée grâce à l'aide de compatriotes fortunés installés autour du monde. Leur aide agit comme un Deux ex machina capable de résoudre tous leurs soucis. Cette vision positiviste du monde n'a plus lieu d'être au cours des années 1970. Les promesses de réussite migratoire ont été désormais démantelées, et les auteurs de cette période se penchent sur la réalisation de films qui montrent les conditions réelles de ces citoyens italiens partis depuis plusieurs décennies.

À travers la comédie Permette ? Rocco Papaleo (1971), Ettore Scola observe les péripéties d'un migrant italien désemparé au sein de la jungle urbaine new-yorkaise. L'homme est entièrement dépaysé, incapable de décrypter des codes sociétaux qu'il ne connaît pas. Le dépaysement est une émotion partagée par tous les migrants mis en scène par les films de ce courant. Le personnage principal de Pain et chocolat [Pane e cioccolata] (1972) est figé entre deux cultures: l'une d'entre elles lui rappelle un passé qu'il a voulu fuir, l'autre un présent qu'il n'arrive pas à s'approprier. Dans ce cas, le thème migratoire soulève des questionnements d'ordre philosophique importants. Le migrant est désormais conscient des traits culturels qui constituent son altérité, mais son identité ne correspond aucunement à la norme imposée par la culture dominante de son pays d'accueil. Ne pouvant pas métaboliser ses traits d'origines, il décide de métamorphoser son image pour se fondre dans la masse. Pour fuir les stéréotypes à travers lesquels on targue les migrants italiens, il exploite ceux que l'on arroge aux citoyens d'Europe du Nord. Cette solution forcée et artificielle se retourne contre lui, empêche l'accomplissement de son intégration et le place dans une sorte de "non-lieu" identitaire".

Le personnage principal du film de Lina Wertmüller Mimì metallurgico ferito nell’onore (1972) fait preuve des mêmes traits schizophréniques. L'homme vit depuis plusieurs années à Turin où il travaille et partage sa vie avec une femme locale. Cette histoire, somme toute classique, cache une réalité bien différente: le personnage en question a migré au Nord du pays laissant sa femme en Sicile. Cette dernière, délaissée et seule, entretient une aventure avec un carabinier de passage. L'homme, de retour dans sa terre natale en compagnie de sa nouvelles compagne, découvre les faits, et tiraillé par la jalousie et les démons d’une culture passée, qu’il a cristallisée, décide de se venger. Donnant libre cours à ses instants les plus bas, il devient l'incarnation d'usages devenus désormais désuets. L'auteure de cette comédie aux tons grotesques, exploite le stéréotype de l'homme du Sud rongé par la jalousie, pour dénoncer le crime d'honneur. À cette époque, en effet, cette pratique est encore tolérée par le code pénal italien.

Les incompréhensions engendrées par la migration sont capables de générer d'innombrables situations comiques. Carlo Verdone, par exemple, les exploite pour construire un des personnages du film Bianco, Rosso e Verdone qu'il réalise en 1981. Cette comédie suit les vicissitudes de trois personnages : l'un d'entre eux, dénommé Pasquale, vit en Allemagne visiblement depuis plusieurs années. Décidant d'accomplir son devoir civique, il décide de retourner en Italie lors des élections. Son parcours, truffé par une série de mésaventures, le met face à un groupe d'Allemands en voyage comme lui. L'homme tente d'interagir avec ces individus qui ne le reconnaissent pas en tant que concitoyen. La situation se répète dans son village natal : l'homme, poussé à bout par les injustices vécues, s'exprime dans une langue archaïque incomprise par ses compatriotes italiens. Il est, en effet, le symbole d’une mémoire paysanne désormais disparue, dont les Italiens contemporains ont perdu les traces.

Cette comédie enrichit un cinéma migratoire en pleine mutation : les jeunes cinéastes actifs au début des années 1980 décident de se tourner vers des formes de migrations nouvelles, du moins pour ce qui concerne la société italienne.

Dans un film tel que Spaghetti House (1982), l'auteur Giulio Paradisi met en exergue l'histoire d'un groupe de restaurateurs italiens émigrés à Londres. Ces individus se retrouvent face à un groupe de malfaiteurs africains, qui tentent de leur soustraire leurs économies. Nous sommes face à deux groupes de migrants qui tentent – légalement pour ce qui concerne les Transalpins, et illégalement pour ce qui concerne les Africains – de survivre dans un pays étranger. Leur cohabitation forcée, due à une fuite rocambolesque aux issues néfastes, lie ces hommes affligés par les mêmes mésaventures.

Les histoires des migrants extra-européens aperçus dans ce film sont celles privilégiées par les jeunes auteurs italiens qui, lors de cette décennie, décident de se consacrer aux parcours vécus par les immigrés arrivant peu à peu dans leur pays. L'Italie devient une terre d'immigration très tardivement comparée à d'autres pays européens tels que le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Belgique ou la France. L'Histoire de ces pays est marquée par des formes de colonisation séculaires et par une industrialisation précoce, ce qui en fait des destinations privilégiées par les migrants des pays européens et extra-européens. Les cinéastes français exploitent le thème migratoire très tôt : Jean Renoir, par exemple, réalise le film Toni en 1935. Cette œuvre dramatique s'inspire du réel et met en scène les péripéties d'un couple issu de l'immigration – lui italien, elle d'origine espagnole – vivant en France. Au sein de ce pays multiculturel, il n'est donc pas surprenant qu'un auteur algérien tel que Ali Ghalem puisse réaliser un film comme Mektoub (1970) qui s'intéresse au quotidien des citoyens français vivant dans des banlieues.

Avant les années 1980, en Italie, l'arrivée des migrants extra-communautaires a été sporadique et inconstante. Dès le début de cette décennie, ces individus quittent des pays comme le Sénégal, la Tunisie ou les Philippines pour rejoindre la péninsule italienne à la recherche d'un emploi stable (Caselli, De Cordova, 2009).

Peter Del Monte est le premier à s'intéresser à ces nouveaux citoyens aux origines étrangères, dont il parle dans le film dramatique L'altra donna (1980). L'auteur décrit le choc des cultures déclenché à travers la rencontre d'une jeune femme africaine, arrivée à Rome dans l'espoir de trouver un emploi, et une jeune femme italienne bourgeoise, timide et seule. Del Monte met en exergue l'enrichissement personnel généré par la confrontation avec un être humain à la culture différente. Il n'utilise aucun stéréotype représentatif, il filme de façon réaliste et relate objectivement le rapport d'amitié qui vient à se créer entre ces deux femmes. Ce film exemplaire, qui brasse les codes du drame et du cinéma réaliste, ne demeure pas le seul de la production italienne. En 1989, Michele Placido réalise Pummarò, une œuvre qui retrace l’histoire d’un jeune diplômé africain à la recherche de son frère aîné. Au cours d'un parcours qui se révèle empli de péripéties, le jeune homme fait l'expérience d'attaques racistes, d'humiliations, subissant maintes injustices. Au sein de ce film, il n'y a pas de place pour les bons sentiments, ni pour les stéréotypes : l'auteur décide de dénoncer les injustices subies non seulement par les migrants mais par tous les citoyens précaires oubliés par les institutions.

Ces deux exemples sont les symboles d'un cinéma italien migratoire en pleine mutation. La production aux tons dramatiques devient la seule capable de restituer des récits migratoires réalistes. La comédie, désormais privée de ses grands maîtres, se renferme, sauf exceptions, dans une production de films irréalistes et aux solutions scénaristiques faciles.

4. Le cinéma italien migratoire contemporain : évolutions et transformations visibles dans les filmographies de Emanuele Crialese et Matteo Garrone

Après une phase de restructuration et de crise, l'industrie cinématographique italienne, désormais décentralisée au sein de plusieurs régions, génère un nombre croissant de long-métrages, et par conséquent, un nombre croissant d'œuvres migratoires. Les auteurs qui s'intéressent à ce thème sont bien souvent italiens, et leur point de vue est naturellement influencé par leurs acquis culturels, différents de ceux des personnages filmés. La production cinématographique italienne demeure hétérogène, et les films produits par des auteurs aux personnalités artistiques fortes sont ceux qui exploitent le thème migratoire de façon réaliste, même si les codes utilisés varient. Ces productions brassent des récits migratoires vraisemblables avec des codes du drame, du policier, et à partir des années 2000 de la comédie d'auteur.

L'Estate di Davide (1998), film dramatique réalisé par Carlo Mazzacurati, exploite ce thème de façon liminaire, se concentrant sur le parcours de formation de son jeune personnage principal italien. L'auteur décide d'utiliser les stéréotypes arrogés aux migrants de l'Europe de l'Est perçus par l'opinion publique comme des délinquants impliqués dans des affaires douteuses. Il choisit cette démarche dans le but de mettre en exergue la situation précaire de ces individus qu'on prive d'un quotidien décent. La réussite de ces immigrés, tout comme celle du jeune personnage principal, semble être garantie uniquement par des activités illicites, les seules capables d'engendrer facilement des sommes d'argent conséquentes. Les études et le travail ne semblent pas réussir à soulever les sorts d'un prolétariat écrasé par une société peu méritocratique.

Au sein de Pain, Tulipes et Comédie [Pane e Tulipani] (1998), Silvio Soldini fournit un portrait facétieux et critique d'une famille de la classe moyenne italienne. La mère de famille que l'on nous montre possède une personnalité effacée : lors d'un voyage effectué en compagnie d'êtres grotesques, elle est oubliée sur une aire d'autoroute par un mari grossier et infidèle. Durant l'aventure rocambolesque vécue par cette femme sensible, l'on rencontre un groupe de migrants de l'Est, décrit de façon stéréotypée comme des escrocs. Cette description colle avec l'image menaçante de l' "Autre" que les médias italiens ont construit au fil du temps. Ces stéréotypes, en revanche, sont aussitôt effacés par le personnage de Ferdinando. Ce dernier incarne l'antithèse de ces fantasmes: ce restaurateur issu de l'immigration, cultivé et poli, s'exprime à travers un langage tiré de l'italien littéraire et travaille inlassablement au sein de son petit restaurant. L'auteur détourne ces stéréotypes, souvent exploités pour étiqueter hâtivement des individus méconnus de façon superficielle, proposant une réalité bien plus positive.

Cette comédie d'auteur contraste avec une production comique beaucoup plus commerciale qui parfois utilise le thème migratoire sans fournir d’analyses réalistes des individus montrés. Certains films tirés de la production grand public, en revanche, savent quand même fournir des histoires réussies : citons Questa notte è ancora nostra (2008) de Paolo Genovese. L'auteur est capable de montrer, sur un ton léger, et pliant les stéréotypes attribués aux migrants asiatiques, que le dialogue constructif entre individus aux racines culturelles différentes peut être stimulé par des sentiments sincères.

Les auteurs qui s'intéressent à des histoires migratoires sont bien souvent stimulés par de bonnes intentions. Malgré cela, il est possible de constater que même les films les plus réalistes exploitent la présence de migrants rapidement reconnaissables par leurs traits extérieurs. Un film dramatique tel que Good morning Aman (2009), réalisé par Claudio Noce, en est un exemple. Cette œuvre de dénonciation aux qualités indiscutables, exploite la présence d'un jeune Italien issu de la migration africaine, reconnaissable donc par la couleur de sa peau. Ce film, comme tant d'autres, attire le regard des publics italiens avec des personnages de couleurs, dont la présence visuelle ne reflète aucunement la réalité migratoire italienne. En effet, seul un Italien issu de l'immigration sur quatre possède des racines subsahariennes. Cette démarche cinématographique tend à privilégier une symbolique visuelle claire, afin d'identifier rapidement la présence du migrant à l'écran, et cela bien que la réalité démographique soit bien différente.

D'autres cinéastes, en revanche, se consacrent à la réalisation de films dont le regard objectif restitue des réalités authentiques. Prenons comme exemple les deux premiers films de Matteo Garrone. Sa première réalisation se structure en trois épisodes qui composent le long-métrage Terra di mezzo (1996). L'auteur propose une œuvre au scénario à peine esquissé : les histoires visibles semblent se dérouler par elles-mêmes, faisant écho aux œuvres réalistes qu’Edgar Morin étiquette avec l'appellatif de Cinéma vérité (Morin, 1956). À propos de ce film Garrone admet que :

le mal être, la tension sociale de ces images sont déjà assez évidents. Pour cette raison, je n’ai pas voulu les souligner, j’ai laissé les vrais protagonistes parler, inventer les dialogues, les laissant libres d’improviser. Sur ces visages marqués se reflètent les Italiens, comme l’autre côté d’un miroir (Corrado, 2013).

Garrone observe, tel un documentariste, les vicissitudes d'une série de migrants menant des existences en marge de la société qui les héberge. Exploités, sous-payés et relégués dans des logements exigus, ces femmes et ces hommes mènent des vies extrêmement précaires. L'auteur filme chaque action sans porter de jugement : les corps placés face aux caméras expriment par eux-mêmes des sentiments vrais, sans qu'aucun stéréotype ne puisse intervenir. Bien au contraire, l'auteur s'efforce d'en déconstruire implicitement un certain nombre. Les prostituées dont on montre le quotidien sont filmées dans l'acte de discuter, de chanter, de patienter. Leur humanisation permet aux spectateurs d'aller symboliquement à leur encontre. Les Italiens du film incarnent, pour la plupart, le résidu d'une société égoïste, hédoniste et parfois vulgaire. Ces individus, sauf exception, semblent incapables d'éprouver de la compassion: fermés dans leur individualisme, observent leurs semblables d'origine étrangère avec supériorité, sans comprendre que leurs actes cachent une xénophobie parfois à peine voilée.

Ospiti (1998) est à considérer comme la suite logique de Terra di mezzo. Garrone plonge deux des jeunes migrants rencontrés sur le plateau de tournage de sa première réalisation dans un quartier aisé de la ville de Rome, et observe les réactions engendrées par leur présence. Quoique discrets, les deux jeunes garçons sont mal vus par une partie de la communauté qui, obnubilée par les stéréotypes racistes, les juge hâtivement. Leur présence est vue comme un danger, et tolérée seulement si elle est passagère. L'auteur décortique et analyse le quotidien de ces deux garçons aux origines communes mais aux aspirations différentes. L'un veut s'épanouir et s'intégrer à travers le travail, l'autre aimerait mener une existence sans responsabilités, demandant uniquement à vivre dans l'insouciance comme les jeunes Italiens de son âge. Ces deux parcours se nouent avec ceux d'autres Italiens qui, loin de porter un jugement superficiel sur ces individus, s'intéressent à leur histoire. L'un d'entre eux est issu de la migration interrégionale : son parcours, similaire à celui de ces deux migrants, rappelle aux spectateurs un passé trop tôt tombé aux oubliettes.

Crialese exploite la même démarche mémorielle et réalise le film dramatique Golden Door [Nuovomondo] (2007). Cette œuvre met en scène les vicissitudes d'une famille sicilienne qui quitte sa terre natale pour atteindre les côtes étasuniennes où elle espère améliorer sa situation socio-économique. Ces femmes et ces hommes simples sont les porteurs d'une culture paysanne millénaire. Leurs croyances sont bousculées par des messages de propagande diffusés en Europe, par les Américains, au début du XXe siècle. Il s'agit d'informations faussées sur le nouveau monde : selon la croyance populaire, ces terres auraient des pouvoirs surnaturels. Ce monde imaginaire est déconstruit au cours du film et les images stéréotypées de cette Amérique laissent rapidement place à celles bien plus réelles du centre d'accueil d’Ellis Island. Les méthodes de sélection eugénistes privilégiées par les gardiens du nouveau monde écrasent les migrants à peine arrivés. Ces individus sont perçus comme des citoyens de seconde zone, une force de travail à bon marché qu'il faut trier et positionner dans des cases bien précises. Aucun écart, aucun élan de liberté ne sont tolérés. Les difficultés endurées par ces migrants sont le reflet de celles subies par les immigrés contemporains. L'ostracisme dont font preuve nos gouvernements occidentaux engendre les mêmes conséquences néfastes que les politiques migratoires passées. Le film de Crialese, en effet, est une œuvre mémorielle qui prend sens si elle est comparée aux mouvements migratoires du présent.

Les dernières images du film Once We Where Strangers (1997) mettent en exergue une société américaine qui ne semble pas avoir évolué : le migrant italien dont Crialese filme les aventures se fait expulser du sol étasunien manu militari, avant même de pouvoir renouveler son titre de séjour. Hier comme aujourd'hui, les migrants semblent démunis face à des sociétés qui les exploitent et qui les rejettent.

L'histoire racontée par le film Terraferma (2011) met en exergue des politiques inégalitaires qui ne sont pas le seul apanage des États-Unis. L'Italie, en effet, s'est constitué une règlementation juridique qui prône le non interventionnisme en cas de désastres humanitaires. Les migrants que côtoie la famille Pucillo sont les seuls survivants du naufrage de leur navire : selon la législation italienne en vigueur, les populations locales ne doivent pas les secourir mais attendre que les forces de l'ordre interviennent. Le patriarche de cette famille décide de suivre son instinct et de sauver une femme enceinte qui se trouve en mer. L'homme n'éprouve aucune crainte, reconnaît cette femme comme sa semblable et fait primer sa "loi de la mer". Les membres de sa famille, en revanche, perçoivent ces individus comme une menace, économique et sociale. La méconnaissance de ces êtres inconnus génère des craintes infondées, amplifiées par la législation italienne et par le comportement repoussant des forces de l'ordre. La cohabitation forcée entre les Pucillo et la famille migrante qu'ils accueillent déconstruit rapidement ces stéréotypes et dissipe les craintes, faisant naître entre ces individus une amitié qui dépasse même les barrières linguistiques. Le portrait que l'auteur effectue de la société civile est bienveillant tout en restant réaliste; les forces de l'ordre, en revanche, qui incarnent les pouvoirs institutionnels, sont décrites comme incompétentes, autoritaires et globalement incapables de gérer une crise humanitaire qui les dépasse.

Cette œuvre, tout comme celles des réalisateurs qui la précèdent, est ainsi capable d'esquisser un portrait réaliste des mouvements migratoires contemporains. La place que ces œuvres arrogent aux stéréotypes est souvent moindre; ces constructions artificielles de l' "Autre" sont ou déconstruites ou mises au service d'un récit réaliste.

5. Épilogue

Le thème migratoire a été le fil rouge de ce travail à travers lequel nous avons analysé une partie de la cinématographie italienne au cours de l'histoire.

Il s'avère que ce thème est présent d'ores et déjà au sein des premières productions cinématographiques muettes. À travers l'analyse de films qui ont marqué cette période, nous avons pu constater que le thème migratoire est initialement traité de façon superficielle. Les films qui se fondent sur des récits migratoires sont très souvent fantaisistes et ne nous donnent que très peu de détails réalistes concernant ces mouvements humains. Le poids de la censure étant encore influent, les auteurs de cette cinématographie n'ont pas la possibilité de promulguer des messages de dénonciation clairs.

Le régime fasciste diminue une liberté d'expression d'ores et déjà limitée, et instrumentalise les stéréotypes précédemment créés. Nous savons que les cadres du régime veulent principalement limiter les départs de citoyens italiens vers des pays antagonistes comme les États-Unis, et coloniser les pays de la Corne de l'Afrique où il faudra envoyer des citoyens italiens pour qu'ils se sédentarisent. L'instrumentalisation cinématographique prend terme à la chute de cette dictature, donnant libre cours à des auteurs qui privilégient la réalisation d'œuvres de dénonciation sociale.

Le thème migratoire acquière alors un autre sens : les histoires des émigrants italiens sont mises en scène pour dénoncer les failles sociales, institutionnelles et politiques d'un pays en reconstruction, puis en vie d'industrialisation. Au sein de cette cinématographie migratoire persistent les stéréotypes, parfois utilisés pour mettre en exergue des comportements à proscrire, d’autres fois pour stimuler le rire facile ou pour incarner les fantasmes d'individus en quête de plaisirs faciles.

Nous avons constaté que le thème migratoire peut être brassé avec tous les codes cinématographiques : seuls les auteurs qui réalisent des histoires réalistes, en revanche, en exploitent pleinement le potentiel. Les films de dénonciation sociale des années 1960 et 1970 sont réalisés défiant la censure, pour mettre en exergue les disfonctionnements de la société italienne. Les jeunes auteurs du cinéma contemporain héritent de cet engagement, eux qui à partir de la fin des années 1980, savent capturer les modifications sociétales italiennes. Le pays, en effet, n'est plus perçu comme une terre d'émigration – même si elle persiste – mais plutôt comme une terre d'immigration. Le thème migratoire est ainsi décliné au service d'histoires qui analysent le vécu de ces nouveaux citoyens italiens qui peinent à trouver leur place au sein d'une société qui les repousse.

Les films de cinéastes tels que Emanuele Crialese et Matteo Garrone ont su mettre en exergue des réalités souvent ignorées par les médias généralistes – nous parlons de la radio, de la presse et de la télévision – et cela à travers des films aux histoires réalistes. Au sein de cette cinématographie le stéréotype n'a pas de place, et s’il est exploité, il est utilisé pour mettre en exergue l'incohérence de certains propos xénophobes.

Au cours de son histoire, le cinéma italien a su s'affranchir des représentations faciles, et souvent imprécises de l' "Autre", se concentrant sur des récits de plus en plus documentés et majoritairement engagés. Le thème migratoire a su traverser les genres et les époques, demeurant un filtre utile pour nous faire comprendre les changements au sein de nos sociétés constamment en mouvement. Les œuvres qui en découlent sont devenues des témoignages qu'il faudra transmettre aux générations futures, pour qu'elles déconstruisent les stéréotypes néfastes et pour qu'elles apprennent de nos erreurs que la seule voie pour bâtir des démocraties réussies est celle qui privilégie le dialogue constructif avec l' "Autre".

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Citer cet article

Référence électronique

Giuseppe Cavaleri, « La question migratoire exprimée par le cinéma italien : du stéréotype aux récits réalistes », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=442

Auteur

Giuseppe Cavaleri

Doctorant, Université Paris X Nanterre – gius.cavaleri [at] gmail.com

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