La clandestinité relègue un acte, un événement ou une personne dans une zone d’ombre difficile à définir. Dans le langage courant, la clandestinité désigne le caractère de ce qui est clandestin, c’est-à-dire de « ce qui est caché » ou « ce qui se fait en cachette et qui a généralement un caractère illicite » (Robert 2022 : 281). Donner à voir un acte ou un être qui se soustrait aux regards n’est donc pas chose aisée, car ce dernier vit en marge des lois établies. Le terme ‘clandestin’ reste vague et ne permet pas la subjectivation d’êtres qui possèdent une histoire personnelle effacée par des choix qui les plongent dans un « non-lieu » anthropologique et juridique1 (Augé 1992 : 76), souvent synonyme d’illégalité. La première question qui nous vient à l’esprit est donc la suivante : est-il possible de représenter ces êtres relégués dans l’ombre ? Si oui, comment les clandestins doivent-ils être représentés ? Afin de répondre à cette interrogation, nous analyserons des supports issus de l’univers audiovisuel, et plus particulièrement ceux issus du cinéma italien contemporain. Nous chercherons à comprendre comment ces supports tentent, presque oxymoriquement, de représenter ce qui, étymologiquement parlant, n’est pas représentable. Après avoir effectué un état des lieux non exhaustif de ces supports, nous nous questionnerons sur les faits qu’ils ont dévoilés. Qu’est-ce qui a été représenté ? Cette représentation, est-elle réaliste ou s’agit-il d’une caractérisation schématique fondée sur des opinions toutes faites ? Et puis, est-il possible de créer un récit, médiatique ou artistique, autour d’un être sans identité ? Toutes ces questions vont nourrir une réflexion qui veut, premièrement, se consacrer à la représentation des clandestins au sein des médias de masse ; nous étudierons plus particulièrement la presse, les médias télévisuels grand public et le cinéma d’exploitation. Puis, dans un second temps, nous nous concentrerons sur ce qui est donné à voir par ces médias, nous intéressant aux rapprochements faits entre clandestinité et criminalité. Nous conclurons en analysant cinq œuvres cinématographiques issues de la production cinématographique italienne contemporaine. Ces œuvres contribueront à nous faire comprendre comment leurs auteurs tentent de singulariser des parcours de vie rendus invisibles par une clandestinité subie.
1. La représentation du clandestin dans les médias de masse
Donner à voir ce qui est difficilement visible est extrêmement complexe. En effet, il semble impossible de montrer un être relégué dans l’ombre, loin des espaces institutionnalisés, un être dont l’identité n’est pas juridiquement définissable. Le clandestin subit un effacement social qui le fige au sein d’un « non-lieu » dans l’attente que sa situation devienne régulière. Au cours de cette attente, le clandestin n’a pas le droit d’investir l’espace public avec sa présence et demeure donc invisible. Ses seules représentations nous sont données par des tiers, et plus particulièrement par des médias. Dans notre cas de figure, nous allons exploiter des exemples tirés des médias audiovisuels italiens, dont certains supports promeuvent une dimension négative du clandestin. Dans le système médiatique italien, le mot « clandestin » est exploité tel un synonyme de mots comme « sans-papiers », « illégal », « trafiquant » (Maltone 2011 : 8). Une partie des quotidiens nationaux2 associent la clandestinité aux mouvements migratoires, et comme si cela était une conséquence évidente, aux phénomènes de criminalité. Il existe une presse italienne – citons, en guise d’exemple, le quotidien italien Libero – qui ne cache aucunement ses influences populistes, qui exploite bien volontiers le paradigme immigration = danger et qui présente les sans-papiers comme une présence dérangeante qui catalyse les désordres publics, tout en dégradant le pays (Ferrari Nasi 2021 : 1). Le canevas narratif exploité par ces médias est souvent le même : les Italiens, particulièrement ceux du Nord du pays, sont les victimes d’individus qui envahissent leur territoire, qui ne respectent pas les règles institutionnelles et qui menacent les valeurs de leur communauté. Par conséquent, l’opinion publique subit des représentations faussées du migrant-clandestin, qui peut être en situation irrégulière mais qui devient, presque automatiquement, un risque pour la sécurité nationale (Dal Lago 2004 : 143). Cette presse, définie comme sensationnaliste, tend à présenter des faits divers imprécis, et met en exergue quasi-exclusivement des articles où les migrants sans papiers sont les protagonistes d’actes de violence à la personne ou de cambriolages. Précisons qu’en réalité ces actes sont minoritaires et circonscrits. Les données de l’Institut national de statistique italien (ISTAT) nous indiquent, en effet, que les délits les plus diffus concernent le contrôle des papiers d’identité. D’après la loi Bossi-Fini – qui condamne un individu en situation de clandestinité avérée de trois à douze mois de prison ferme – la non-possession de papiers d’identité valides est considérée comme un délit par les autorités compétentes (ISTAT 2020 : 105). Ces délits augmentent exponentiellement des données statistiques, les résultats sont donc détournés et exploités pour appuyer des argumentaires alarmistes.
La situation n’est guère meilleure pour les clandestins cités par les médias audiovisuels de masse. En Italie, même après la prolifération des « téléphones intelligents », la télévision demeure le média d’information préféré des citoyens (87,4% de la population) (Censis 2019 : 1). La clandestinité et les mouvements migratoires sont des arguments traités principalement par les journaux télévisés des chaînes nationales publiques et privées3 : 80% des reportages télévisuels sont consacrées à des faits divers, et parmi ces faits divers 56,7% illustrent des actes de criminalité (Censis 2019 : 1). Les individus mis en avant sont très souvent des hommes ; les femmes sont reléguées à l’invisibilité médiatique. Il est possible d’observer que les médias de masse audiovisuels privés tendent, comme ceux de la presse populiste, à opposer le bon citoyen italien au mauvais clandestin envahisseur du sol national. Ce discours dichotomique extrêmement simpliste ne fait qu’exacerber un choc des cultures délétère, surtout parmi les franges de la population les moins éduquées.
2. Le clandestin : le stéréotype et la « dimension massive »
Les médias italiens grand public tendent à influencer les spectateurs italiens à travers des discours dichotomiques et des produits aux codes universalisants stéréotypés. Afin de toucher un large spectre de citoyens, et surtout ceux qui maîtrisent le moins les codes de la rhétorique et de l’audiovisuel, l’utilisation des stéréotypes semble essentielle. En sociologie, le stéréotype n’est autre qu’une opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans qu’elle ait été soumise à un examen critique.
La presse italienne populiste, ainsi que celle idéologiquement de droite, propose une « vision massive » du sans-papier, ce qui signifie que ce dernier est vidé de son individualité, dépourvu de son patronyme et associé d’office à ses origines. Cette violence linguistique et identitaire tend à le diluer dans une masse informe et stéréotypée, exploitable infiniment dans les articles à sensation. Dans des quotidiens comme Il Resto del Carlino – un quotidien historiquement de droite –, les protagonistes étrangers, qu’ils soient les victimes ou les bourreaux d’un fait divers, sont étiquetés par leur nationalité. L’on parle de Roumains, d’Albanais ou encore de Pakistanais. Ces nationalités sont celles qui nourrissent les stéréotypes récurrents, et leurs ressortissants ceux qui, répétition après répétition, sont automatiquement associés aux actes illégaux, voire criminels (Rukaj 2009 : 1). C’est ainsi que le clandestin, associé au sans-papier, indéfinissable et non représentable dans sa complexité, devient le bouc émissaire par excellence sur lequel une partie de la population italienne – la plus démunie et celle qui a moins accès à la culture – déverse sa haine et sa frustration, générées par des problèmes socio-économiques produits par des disfonctionnements démocratiques bien plus complexes4.
Au cinéma, le stéréotype est mis au service de narrations filmiques de forme classique, qui ne demandent pas aux spectateurs d’interagir activement avec le produit consommé mais qui l’invitent à observer passivement une suite d’images et de sons dont les messages sont clairement intelligibles. Le cinéma italien, et surtout la comédie italienne d’exploitation contemporaine, fournit pléthore de ces produits. Pensons aux « cinepanettoni » (O’Rawe 2020 : 185), une typologie de films particulière, qui propose des comédies potaches, voire très vulgaires, où l’image du clandestin est parcellaire, stéréotypée et négative. Ce dernier incarne souvent des personnages secondaires et subalternes, parfois maltraités ou singés par des vedettes masculines toujours italiennes incarnant des personnages issus d’une bourgeoisie à la richesse récente.
Au début des années 2000, le cinéma italien d’auteur intègre, dans ses productions, toujours plus de personnages d’origine étrangère. Ces derniers sont souvent représentés en situation irrégulière et rarement dans un rôle-titre. Leur présence, souvent chorale, est exploitée comme un décor informe connoté négativement : dans A casa nostra (2006) de Francesca Comencini, on les voit emplir, de façon anonyme, une prison ; dans Fughe da fermo (2001) d’Eduardo Nesi, ils incarnent la petite criminalité organisée ou encore le monde de la prostitution. Même dans des films primés comme Gomorra (2008) de Matteo Garrone, le sans-papier n'est qu'un membre d’un groupe et ne possède pas une identité propre : en outre, cette communauté est formée par des individus qui n’ont pas d’épaisseur psychologique (Graziano et Nicosia 2020 : 143).
Ces visions stéréotypées du sans-papier sont fortement influencées par le bref passé colonial italien. Au XIXe siècle, le Royaume d’Italie suit le modèle d’autres pays colonisateurs tels que la France et le Portugal, et tente son aventure coloniale. La signature du traité d’Uccialli (1889) entre l’empereur éthiopien Ménélik II et le premier ministre italien de l’époque, reconnaît officiellement l’Érythrée comme colonie italienne. Malgré les défaites qui s’ensuivront, le gouvernement mussolinien tentera de conquérir d’autres territoires africains au cours de la première moitié du XXe siècle (Baszak 2017 : 34). Pour justifier ces nouvelles invasions, les cadres du régime fasciste en font la promotion par des articles de propagande qui donnent une image négative des populations envahies. C’est à ce moment que naissent des stéréotypes qui survivront à la fin du régime fasciste et qui seront exploités dans les décennies à venir. Même dans un film engagé comme Pummaró (1990), réalisé par Michele Placido, dont le personnage principal est un homme africain prénommé Kwanu, l’on retrouve les stéréotypes coloniaux du sans-papier. Dans ce long-métrage – le premier qui traite directement le thème de l‘immigration – l’image que l’on donne de Kwanu est celle d’un homme noir robuste et viril (Sacchelli 2013 : 4) ; sa silhouette ainsi filmée n’échappe pas au fantasme de l’homme viril africain.
3. Le clandestin au cinéma : des tentatives de singularisation
Depuis la fin des années 1990, certains représentants du cinéma italien contemporain ont tenté d’écarter ces stéréotypes à travers des œuvres de fiction. Ces œuvres tentent de reconstruire le parcours de personnages sans-papiers arrivés en Italie par nécessité. Parfois, elles tentent de donner un visage humain à des drames analysés, dans les médias de masse, par le truchement de chiffres statistiques impersonnels. Les œuvres que nous allons prendre en considération sont les suivantes : Terra di mezzo (1996) et Ospiti (1998) de Matteo Garrone, Mar Nero (2008) de Federico Bondi, Terraferma (2011) de Emanuele Crialese et Sta per piovere (2013) de Haider Rashid. Les deux films de Garrone, les premiers de sa filmographie, possèdent une esthétique documentaire qui nous rappelle les œuvres du cinéaste Wim Wenders. Terraferma est, quant à lui, un film scindé en trois épisodes, héritier, d’un point de vue formel, de Paisà (1946) de Roberto Rossellini. Tout comme le film de Rossellini – œuvre majeure du courant néoréaliste – ceux de Garrone utilisent une caméra qui tente de s’effacer afin de restituer de façon presque documentaire les vicissitudes des sans-papiers qu’elle filme. La banlieue romaine est le théâtre décadent et post-industriel des vicissitudes d’un groupe de personnages issus d’Afrique noire, d’Europe de l’Est et du Maghreb. Ces êtres anonymes sont filmés de façon rapprochée, au cours de plans séquences qui en dévoilent toute l’humanité. Les codes néoréalistes influencent également les œuvres de Bondi et de Crialese qui, à la différence de Garrone, emploient des acteurs professionnels qui s’expriment bien souvent dans leur langue régionale d’origine. Ces fictions possèdent une esthétique plus cinématographique – utilisation de filtres visuels corrigeant les imperfections des images filmées, lumières orchestrées par le directeur de la photographie, étalonnage des palettes chromatiques choisies savamment maîtrisé – même si leurs histoires, les sonorités linguistiques et les décors réels nous rappellent les œuvres du néoréalisme de Vittorio De Sica. Soulignons que l’œuvre de Bondi, filmée avec une caméra digitale, fournit des images esthétiquement très sobres : nous sommes loin du baroque et du grotesque exploités par un auteur comme Paolo Sorrentino. Les décors, essentiels car ils reflètent partiellement la pensée et les sentiments des personnages, semblent parfois irréels et nous rappellent esthétiquement ceux du courant cinématographique dénommé Réalisme magique5 (Denis, Verdussen et Maclouf 2002 : 1). L’œuvre tournée par Rashid possède, en revanche, les codes du courant néo-néoréaliste, dont Mamma Roma (1962) de Pier Paolo Pasolini est un digne représentant. La dimension réaliste6 du récit laisse rapidement place à une dimension tragique, au sens théâtral du terme. Comme dans la tragédie antique, en effet, le personnage de Sahid (Lorenzo Baglioni) se bat contre des forces qui le dépassent : son destin est décidé par avance. Le réalisateur nous propose alors de le suivre au cours de sa lutte, dans ses pérégrinations, à travers des plans rapprochés qui se concentrent sur ses réactions et ses humeurs.
Si nous analysons les titres de ces œuvres, nous pouvons nous rendre compte qu’ils se réfèrent directement à des éléments naturels. La terre, mise en exergue dans le titre du premier film de Garrone et dans celui de Crialese, est connotée à chaque fois par un autre terme. Terra di mezzo nous rappelle, avant tout, le territoire imaginaire créé par le génie de Tolkien, territoire traversé par des personnages ayant quitté leur terre d’origine afin de remplir leur mission. Les héros de Tolkien, comme ceux de Garrone, endurent des épreuves terribles ; leur quotidien est instable et leur futur incertain. Terra di mezzo indique également un territoire non défini et situé au milieu d’autres territoires. Il reste essentiellement indéfini et donc indéfinissable. Le titre Ospiti signale une autre situation instable, mais qui semble être cette fois-ci propice à l’accueil. Malgré cette note positive, nous devons indiquer que le statut de l’hôte est temporaire, et bien souvent, sa présence prolongée n’est pas tolérée. Terraferma, titre de l’œuvre de Crialese, nous rappelle la terminologie exploitée par les marins, au cœur de la communauté de l’île de Linosa où a été tourné ce film. Cette île proche de Lampedusa est la première terre ferme qui accueille, depuis presque deux décennies, des migrants qui arrivent d’Afrique ; ce territoire insulaire n’est qu’une petite parcelle de terre presque imperceptible sur les cartes géographiques de la Méditerranée.
Les titres Mar Nero et Sta per piovere évoquent, en revanche, des éléments liquides. Le « Mar Nero » [« Mer Noire »] indique avant tout la dénomination d’une mer qui est, grâce au détroit du Bosphore, liée à la Mer Méditerranée précédemment citée. Le terme noir a, dans nos sociétés occidentales, une connotation négative. Le noir de cette mer nous rappelle celui du deuil, vécu par les familles des migrants, souvent sans-papiers, qui n’arrivent pas à atteindre les côtes italiennes. Sta per piovere, quant à lui, évoque une pluie à venir, un orage à l’horizon, un ciel que nous imaginons déjà gris et chargé de nuages. Ces derniers, éphémères et mobiles, incarnent la situation administrative de Sahid (Lorenzo Baglioni). La pluie à venir, dans ce cas de figure, n’est pas nourricière mais plutôt destructrice : elle symbolise une réalité instable.
La donne réaliste des films de fiction que nous avons choisi d’exploiter, mettent en exergue des thématiques qui sont constamment citées par les médias grand public de façon stéréotypée. Ces œuvres fictionnelles tentent de déconstruire ces représentations faussées et imprécises du réel en exploitant des codes visuels et narratifs parfois différents – film-documentaire, fiction dramatique, néoréalisme, réalisme magique – afin de nous dévoiler des parcours de vie qui symbolisent des réalités clandestines invisibles.
L’une d’entre elles est le travail au noir : en Italie, l’ISTAT a dénombré, en 2020, 3,7 millions d’emplois à temps plein non déclarés. Ces chiffres sont incomplets car en réalité un nombre bien plus conséquent de travailleurs ne sont pas régularisés. Une grande partie d’entre eux, en outre, ne possède pas un emploi à temps complet. Les postes visés par ces formes d’emploi irrégulier concernent des secteurs divers : citons le secteur du commerce, le secteur agricole, celui du bâtiment et les formes d’emplois domestiques (Melis 2020 : 1). Dans notre échantillon filmique, ces secteurs sont bien visibles. Les clandestins filmés par Garrone mettent en exergue des réalités professionnelles extrêmement précaires. À travers ses deux fictions, l’on remarque que les travailleurs sont choisis dans la rue, aux aurores, pour travailler dans le secteur du bâtiment : dans Terra di mezzo, deux jeunes garçons s’improvisent peintres en bâtiment. Leurs conditions de travail sont précaires, leurs outils inadaptés et leur sécurité n’est jamais prise en compte. Les héros de son deuxième long-métrage sont montrés, initialement, comme des commis de salle ; plus tard, on les verra également travailler à la plonge. Dans le film de Bondi, le personnage d’Angela (Dorothea Petre), est employé en tant qu’aide à la personne, ne bénéficiant d’aucun contrat et d’aucune couverture sociale (Cincinelli 2012 : 506). En outre, elle est dans l’obligation d’habiter dans le même logement que la dame acariâtre qui l’emploie, dame qui lui impose une claustration insupportable. La pénombre des pièces de cette maison ancienne ainsi qu’une palette chromatique épurée, renforcent cette situation de huis clos extrêmement claustrophobe. Le travail, dans ces cas de figure, n’est ni libérateur, ni garant d’indépendance : les personnages mis en scène subissent leur condition et sont symboliquement enchaînés par le besoin.
Une autre forme de travail illégal (Berger et Winkler 2012 : 166) est fournie par la prostitution : dans ce cas de figure, la violence n’est pas que symbolique, mais avant tout physique et morale. L’Italie demeure l’un des pays européens qui ne possède pas de législation claire concernant ces pratiques. La loi Merlin a interdit l’ouverture de maisons closes à partir de 1958, mais la pratique d’actes sexuels tarifés n’est pas officiellement considérée comme illégale. Même si la prostitution des mineurs est officiellement interdite par l’article 600 du code pénal et le proxénétisme puni par la loi (Maddaloni 2021 : 1), les réseaux souterrains de prostitution existent toujours. Ce business prolifique reste souterrain et contrôlé quasi-exclusivement par des réseaux criminels – autochtones ou étrangers – de façon clandestine. C’est à travers des images presque documentaires que Garrone met en lumière le quotidien d’un groupe de prostituées nigérianes exerçant dans la banlieue de Rome. Leur vie, qui semble somme toute paisible, cache des situations de grande indigence ainsi que des actes insoutenables de violence subie. La violence subie par ces femmes est mise particulièrement en exergue dans l’épisode Silhouette : le visage de l’une d’entre elles est filmé pendant un acte sexuel brutal. Ce premier plan qui, selon les codes cinématographiques, devrait nous dévoiler les sentiments de ce personnage, ne laisse rien transparaître. Le regard qui fixe la caméra semble vide, privé de sentiments, symbole d’un drame qui se consomme loin des regards de la population romaine. Dans Mar Nero, l’un des hommes fréquentés par le personnage de Angela, accepte les avances d’hommes italiens fortunés afin de recevoir en échange de l’argent et des cadeaux couteux. Ce personnage, qui est manifestement hétérosexuel, se plie à cette forme de prostitution car il espère obtenir une ascension sociale qui n’est pas permise aux autres membres de sa communauté. Cette violence sciemment subie est bien différente de celle vécue par le personnage de Sara (interprété par Timnit T.), héroïne de Terraferma. Cette jeune mère de famille a subi des violences sexuelles avant de traverser la Méditerranée. Dans ce cas de figure, cette femme n’a eu aucun choix : son personnage silencieux, filmé dans des environnements sombres qui nous rappellent les toiles du Caravage7, témoigne d’une réalité mise sous silence par les médias. Elle incarne, à travers ses silences, une tragédie contemporaine innommable. Crialese ne montre jamais ce drame à travers des images directes, mais il le suggère à travers les actes, parfois minimes, de ses personnages. Malgré cela, l’auteur filme parfois les gestes éclatants de ses personnages qui rappellent au spectateur la violence du parcours migratoire : dans la deuxième moitié du récit, la première fille de Sara tente, à l’insu de sa mère, d’étouffer le nourrisson qu’elle ne considère pas comme son frère. Nous pouvons soupçonner que cette enfant a dû être le spectateur malheureux des violences subies par sa mère, ce qui rend le portrait proposé par l’auteur encore plus noir.
Dans Terraferma, comme nous venons de le voir, il est donc question de naissance. Sara accouche d’un enfant non désiré sur le sol italien. Dans ce pays, il n’existe aucune loi permettant aux enfants de migrants d’obtenir la nationalité du pays où ils sont nés. Le droit du sol est donné, sous conditions, dans des pays européens comme la France, l’Allemagne (Schmid 2001 : 19) et l’Irlande. L’enfant de Sara, né clandestinement, ne peut pas, administrativement, bénéficier d’une déclaration de naissance italienne en bonne et due forme. Cet exemple cinématographique traduit une situation bien réelle qui fait débat, au sein du monde politique italien, depuis le début des années 2000. La gauche italienne et une partie de l’intelligentsia (Gaeta 2017 : 1) du pays préconisent la régularisation de ces enfants qui n’ont aucun contact avec le pays d’origine de leurs parents, et qui grandissent dans un territoire dont ils adoptent les codes culturels. Cette problématique est affrontée de face par le long-métrage de Haider Rashid, qui contient des éléments autobiographiques. Le jeune personnage de Said, dont les mésaventures sont filmées à travers des plans rapprochés, est victime d’un système juridique qui le dépasse. Ce jeune homme a tout d’un héros romanesque classique : il possède des qualités exceptionnelles, il est talentueux et il se bat sans répit contre les adversités qui marquent son destin. Un destin écrit d’avance, car malgré sa formation universitaire, son capital culturel italien et son intégration réussie, il n’a juridiquement pas le droit de rester dans le pays où il a grandi. Ce personnage humain, plongé dans un récit réaliste et dont les sentiments transparaissent clairement sur un visage très expressif filmé de près, est le symbole de toute une génération de jeunes citoyens italiens en situation irrégulière, une génération grâce à laquelle ce pays vieillissant pourrait se redynamiser8.
Conclusion(s)
À travers notre étude, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, nous pouvons affirmer qu’il est possible de représenter la clandestinité qui, étymologiquement parlant, est reléguée dans l’ombre. Nous devons admettre que ces représentations ne sont pas toujours positives : souvent, elle se nourrissent même de stéréotypes. Exploités par la presse ou par d’autres médias audiovisuels grand public, ces caractérisations schématiques fondées sur des opinions toutes faites tendent à reproduire, à travers des schémas narratifs répétitifs, des discours fondés sur des arguments farfelus soutenus par des exemples qui ne montrent qu’une partie parcellaire et faussée des réalités vécues par les clandestins. En outre, en Italie, les médias populistes ou/et d’extrême droite, tendent à instrumentaliser ces propos à des fins politiques. Le terme clandestin, devenant un synonyme de migrant, permet de designer des boucs émissaires facilement repérables, capables de détourner le regard des spectateurs les moins attentifs des facteurs réels qui ont poussé le pays dans une suite de crises économiques, politiques et sociales. Seul le cinéma, ou du moins une partie de ses productions, semble pouvoir donner un visage singulier et humain à ces parcours migratoires, bien souvent effectués dans la clandestinité. Ces récits deviennent des métaphores fictionnelles qui tentent de mettre en lumière la réalité de ces êtres en transition. Le cinéma d’auteurs comme Garrone, Crialese, Bondi et Rashid met en exergue des parcours qui, grâce à la fiction cinématographique, deviennent compréhensibles pour les publics autochtones. Grâce à ces œuvres, ces parcours quittent l’anonymat, en se détachant d’une massification due à l’indénombrabilité des chiffres statistiques, et nous montrent des personnages dont l’humanité et les vicissitudes poussent le spectateur à l’identification. Les zones d’ombres s’évanouissent et nous laissent apercevoir des problématiques réelles comme le travail illégal, qui concerne tant les clandestins que les membres de la population autochtone non qualifiés ; la prostitution, pour laquelle les institutions gouvernementales n’ont toujours pas trouvé des solutions acceptables ; la question du Ius Soli, qui fait vivre dans des situations de détresse des milliers de jeunes Italiens d’origine étrangère. Dans cette cinématographie, les fantasmes provoqués par l’inconnu s’évanouissent, les clandestins deviennent ainsi visibles, reconnaissables et reconnus, ce qui leur permet d’acquérir une humanité qui, espérons-le, poussera l’opinion publique à mettre en place des outils aptes à garantir leur reconnaissance officielle.