L’émigration de l’élite sociale française dans la période révolutionnaire est un phénomène sans précédent par son ampleur (Diesbach 2007 : 299-362 ; Rance 2007 : 304-305). Les brassages culturels qu’elle a causés ont profondément et durablement affecté la nature des productions intellectuelles et artistiques, mais aussi leur mode de diffusion dans l’espace européen. Proscrits, les écrivains cherchèrent à se garantir des poursuites, tracas ou surveillance auxquels ils se trouvaient exposés. Beaucoup s’employèrent à déguiser leur identité, changeant fréquemment de résidence, se montrant prudents dans leurs échanges épistolaires, évitant de se compromettre. Clandestins dans leur vie, ils le devenaient aussi dans leur écriture, dans le choix des sujets, de la manière de les traiter, des libraires avec lesquels ils collaboraient.
Charles de Villers offre le cas exemplaire d’un écrivain qui, forcé de sortir de France en novembre 1792, s’acclimata très vite à la culture du pays d’accueil, de sorte qu’il réorienta son activité et contribua aux échanges culturels entre la France et l’Allemagne (Wittmer 1908 ; Bernard 2016). Il s’imposa rapidement comme un intermédiaire de premier plan. Entré dans la clandestinité, c’est-à-dire dans le secret, il n’en poursuivit pas moins une activité d’intense publication. C’est là un premier paradoxe : le clandestin est néanmoins un homme public, et même un homme célèbre. Second paradoxe : la clandestinité, loin d’avoir ralenti le rythme de sa production littéraire, l’a semble-t-il stimulé. La marginalité sociale, civique et politique lui permit de prendre toute sa place dans la République des lettres. L’exterritorialité lui ouvrit la voie d’une centralité nouvelle. Pour le dire autrement, l’apatridie politique s’inversa en une appartenance d’autant plus forte à la nation invisible constituée par le réseau européen des hommes de lettres.
Sub rosa silentii
Vivre dans la clandestinité c’est consentir au secret, ou plus exactement c’est établir entre l’espace privé et l’espace public une frontière étanche. Le clandestin développe ainsi une double identité, généralement contrastée. Le proverbe latin « sub rosa dicta », qui invitait les convives d’un repas à garder le silence sur ce qui se dirait, est peut-être tiré d’une épigramme qu’on trouve dans l’anthologie latine (Lemaire 1826 : 125). La rose, fleur de Vénus, elle-même mère d’Harpocrate, le jeune dieu du silence, serait le symbole du secret à garder. Durant les repas, il était de coutume de suspendre une rose au-dessus de la table. L’usage était notamment en vigueur dans certaines régions de la Germanie. Plus tard on retrouve le motif de la rose peint sur des plafonds de salles à manger. La formule « sub rosa » s’emploie fréquemment au XVIIIe siècle pour signifier à un interlocuteur ou à un correspondant que ce qui est dit doit rester confidentiel. C’est l’équivalent de notre expression « sous le sceau du secret ». Villers, après avoir confié au libraire de Hambourg Friedrich Christoph Perthes qu’on lui a proposé la citoyenneté hambourgeoise, écrit : « Ceci, très cher, Sub rosa Silentii !! » (Lettre de Villers à Perthes du 25 décembre 1814 ; Bernard-Brucker 2020 : 366)1. Karl Friedrich Reinhard, à propos d’une autre affaire, prodigue à Villers de semblables conseils de prudence :
Au nom de Dieu tenez-vous tranquille. Vous allez fourrer votre plume dans un guêpier ; je ne puis m’expliquer davantage, même sur les correspondants que vous avez fait nommer […] Souvenez-vous au reste que je vous écris en ami et à vous seul […] je ne veux absolument pas être nommé dans tout ceci. (Lettre de Reinhard à Villers du 26 octobre 1811 ; Isler 1883 : 375)
Le libraire messin Collignon laisse entendre, quant à lui, que le courrier qui parvient en France de l’étranger est ouvert et que les lettres sont lues.
Permettez que je vous recommande, maintenant que je serai rendu chez moi, prudence, circonspection, et rien d’étranger à nos affaires dans vos lettres ; la trop grande sécurité peut parfois devenir fatale. (Lettre de Collignon à Villers du 13 octobre 1798 ; Bernard-Brucker 2020 : 177)
Le clandestin dresse ainsi, avec la complicité de ses proches, des murs de silence autour des propos qu’il tient et de l’identité qu’il veut tenir secrète. Dans le cas d’une correspondance, deux réseaux bien distincts coexistent, sans jamais se croiser : le réseau des intimes, liés par le secret et unis par la confidence ; le réseau des extérieurs, qui n’ont du clandestin qu’une connaissance partielle et parfois toute en surface. Dans le cas de Villers, l’étude de la correspondance permet de se représenter ces deux espaces d’échanges : d’un côté les lettres aux familiers, parents et amis ; de l’autre les lettres aux relations utiles, journalistes, écrivains, libraires, universitaires ou administrateurs. À ces deux catégories il faudrait en ajouter une troisième : les lettres officielles ⎼ suppliques, demandes ou compliments ⎼ que le scripteur adresse à un destinataire non personnel, tel qu’un souverain, une institution, une fonction sociale ou politique.
Dans la première catégorie on rangera les lettres aux intimes du premier cercle : des parents restés en Lorraine, des écrivains, des éditeurs ou des libraires qui rapidement deviennent des proches ⎼ par exemple Jacobi, Cramer, Millin, Constant, Perthes, Smidt. La liberté du ton, la nature des sujets abordés, les jugements portés sur des tiers, le partage de projets, qui pour certains ne verront pas le jour, enfin des mentions réitérées de tenir le secret sont autant de marques irréfutables d’une intimité qui ne fait que se renforcer au fil de l’échange. Une place à part doit être faite au secret médical : les lettres échangées avec Samuel Hahnemann attestent du lien de confiance que le praticien sut nouer avec son patient, alors même qu’il ne l’avait sans doute jamais rencontré (Brucker 2019 : 164). Ces dernières lettres relèvent d’un cercle élargi, celui où viennent s’agréger des contacts épistolaires formels qui avec le temps évoluent vers un échange informel, voire amical. C’est le cas des lettres échangées avec Karl Friedrich Reinhard, alors ambassadeur de France à Hambourg. Au ton cérémonieux des débuts succède une franche amitié.
Je vous avais senti dès la première entrevue, digne ami – et je n’ai jamais été la dupe de votre sérieuse retenue. […] Le ton cérémonieux n’était non plus de ma part qu’un masque. ⎼ Je le jette avec une intime satisfaction, et la manière dont vous m’y invitez me confirme irrévocablement dans mon système. (Lettre de Villers à Reinhard du16 février 1803 ; Isler 1883 : 341)
Le cas de la correspondance avec le libraire messin Collignon est du même ordre. D’abord d’une politesse toute commerciale, le ton s’infléchit vers une complicité que manifeste le ton enjoué, porté à la plaisanterie chez Collignon, à l’épanchement chez Villers, qu’encouragent de communes affections familiales ; ce qui n’exclut pas les disputes, moments où les griefs s’expriment alors ouvertement de part et d’autre. La liaison épistolaire reste toutefois principalement motivée par un intérêt de nature économique. Quant à la correspondance avec Mme de Staël, exceptionnelle dans son caractère et dans sa forme, elle reproduit la même évolution, des hommages déférents du début au langage du cœur des semaines qui suivent la rencontre de Metz en octobre-novembre 1803. D’autres lettres, tout en manifestant une estime réciproque, trahissent une contrainte, tout au rebours de l’abandon qu’on observe dans les lettres familières. C’est le cas des lettres échangées avec le marquis de Puységur, sur lesquelles nous reviendrons.
De la seconde catégorie relèvent les lettres à caractère strictement professionnel, telles que celles échangées avec le professeur hollandais Tydeman, le ministre Portalis ou les libraires parisiens Treuttel et Würtz. L’objet de ces correspondances, ponctuelles car liées à une demande de service, se limite en fait à un échange d’informations.
Le secret structure la correspondance, induit une rhétorique spécifique, affecte les relations, le propos, le ton des lettres. Une communion dans le secret unit les protagonistes des réseaux épistolaires.
S’inventer un nom
Le secret est pratiqué par beaucoup d’épistoliers. Le cas de Villers a ceci de particulier qu’au-delà du propos tenu, il vise à protéger l’identité même du scripteur. L’inscription sur la liste des émigrés équivalait à une condamnation à mort. L’infamie et la suspicion s’attachaient à la personne du proscrit, de telle sorte qu’il n’était nulle part le bienvenu. La seule manière d’échapper à ce préjugé stigmatisant était de déguiser son nom, son état, sa nationalité ; par conséquent de s’inventer une identité, vraisemblable autant que possible, et de se donner un passé, qu’on ne puisse vérifier2. Autant dire que pour un écrivain, la chose n’était pas si difficile. Villers, auteur de plusieurs pièces de théâtre et d’un roman, savait bâtir un caractère. Il n’eut qu’à s’appliquer à lui-même les techniques d’invention qu’il employa dans son œuvre. C’est ce qu’il fit dès les premiers mois de son exil. Ayant séjourné quelque temps à Liège, il prit l’identité liégeoise. C’est cette ville que mentionne, à côté de son nom, le registre des inscriptions de l’université de Göttingen à la date du 28 novembre 1796 (Bernard 2016 : 61-62). Quelques années plus tard, une fois que l’assimilation eut opéré et que la langue eut été parfaitement maîtrisée, il se fit appeler « Weiler », ce qui n’est que la transcription germanophone de son nom français. Cela réglait la question délicate de la prononciation de son nom, et coupait court à toute curiosité mal placée. La plupart des lettres de Collignon sont ainsi adressées à « M. Weiler, à Lübeck ».
Origine, nom, langue : Villers renaît sous une nouvelle enveloppe. Il n’est pas jusqu’à la religion qui ne s’en trouve affectée. Immergé dans un milieu luthérien, il en prend naturellement la teinture, et sans devenir à proprement parler un esprit religieux, adopte un parti pris favorable à la Réforme et à Luther. Cette série de déplacements, encouragés par les circonstances, favorisa une interrogation sur ses origines. Au gré de sa métamorphose, Villers prit conscience de la composante culturelle de son identité personnelle. La supplique qu’il adressa au prince-régent du Hanovre, alors qu’il était menacé de devoir quitter une région où les Français n’étaient désormais plus les bienvenus, laisse clairement voir qu’il était parvenu au terme d’un long cheminement intérieur3. Il y explique que sa nation de cœur est l’allemande, qu’il ne s’est au fond jamais senti Français, et qu’en vertu du jus soli, étant né en Lorraine ducale avant le rattachement de cette province au royaume de France, il est en droit de contester sa nationalité française. Cette argumentation, motivée par les circonstances et par la nécessité d’assurer son avenir en Allemagne, traduit la profondeur du questionnement identitaire, dont on relève des indices tout au long de sa carrière d’écrivain.
L’usage de la clandestinité littéraire a précédé chez Villers l’entrée dans la clandestinité politique. Son premier ouvrage, Le Magnétiseur amoureux, paru en 1787 à Besançon (Azouvi 2006 : 21), sans nom d’auteur et sous une fausse adresse, fut publié dans la plus parfaite illégalité, puisque sans la moindre permission. Villers s’inscrivait ainsi dans la tradition de la littérature philosophique clandestine qui tout au long du siècle multiplia les écrits hétérodoxes, contestataires des normes religieuses ou politiques4. Le sujet du magnétisme animal, sensible au dernier point, attira l’attention des autorités. Tous les exemplaires furent saisis par ordre du ministre de la police, et détruits. Pas tous cependant : Villers en retint quelques-uns pour son usage personnel, dont il fit profiter ses proches. Ainsi Jacobi remercie l’auteur de lui avoir adressé Le Magnétiste [sic] amoureux (Lettre de Jacobi à Villers du 9 juin 1800 ; Isler 1883 : 158)5. Le second roman, intitulé Lettres westphaliennes, et qui se présente comme un recueil de lettres authentiques, parut dix ans plus tard, également de façon anonyme, mais en désignant l’auteur des lettres par des initiales dont le lecteur averti eut tôt fait de percer l’énigme. Ce pseudonymat d’emprunt (Genette 1987 : 50) – ou pseudonymat significatif (Mori 1999 : 26) – renvoie à un émigré, Germain Hyacinthe de Romance, marquis de Mesmon (1745-1831), qui collabora au Spectateur du Nord à ses débuts, avant de lancer son propre journal, Le Réveil, suivi d’un autre, Le Censeur, qui n’eut pas l’heur de plaire au Sénat de Hambourg. Il fut contraint au départ, et migra à Saint-Pétersbourg (Diesbach 2007 : 351). Sous le masque de Mesmon, c’est bien Villers qui se cache : les lettres rendent compte de la découverte de la Westphalie par un homme, dont l’identité n’est pas nettement définie, mais qui en plus d’un point ressemble à l’auteur. Surtout elles témoignent de l’importance de cette région d’Allemagne comme foyer d’accueil des émigrés français (Veddeler 2002).
Au bas des articles qu’il donne au Spectateur du Nord à partir de décembre 1797, Villers signe d’un astéronyme à cinq, puis à trois étoiles. À partir de 1801, et sa Philosophie de Kant, il signe ses ouvrages « Charles Villers ». Cette évolution dans la manière de signer ses textes, qui coïncide avec l’actualité politique française, les lois d’amnistie et, à partir de 1800, le départ des émigrés d’Allemagne du Nord, est aussi révélateur du processus de conversion du nom d’état civil en une marque de propriété littéraire. Son style même est reconnaissable entre tous, comme l’indique Reinhard, dans une lettre où il met en garde Villers, alors que celui-ci doit déposer son manuscrit pour concourir au prix de l’Institut : « l’ouvrage trahira l’artiste » (Lettre de Reinhard à Villers du 9 janvier 1803 ; Isler 1883 : 335), le prévient-il. Qu’au moins il fasse copier l’ouvrage afin que sa main ne soit pas décelée, lui recommande-t-il.
Janus bifrons
Le 18 Brumaire a ouvert aux émigrés l’horizon d’un possible retour. Beaucoup entreprennent alors, avec l’aide de leurs parents ou relations en France, des démarches pour se faire rayer de la liste des proscrits6. Villers, dont on sait qu’il fit agir dans ce sens, laissa ses proches, allemands et français, dans le doute quant à ses intentions. Après un premier séjour à Paris en 1801, il revint dans la capitale et y séjourna près de deux ans (novembre 1803-août 1805). Son retour fut célébré par le marquis de Puységur, qui avait été son major au régiment royal d’artillerie où il servit. Dans une lettre du 2 décembre 1803, Puységur dit se réjouir de voir Villers enfin revenu dans « notre pays ». « Je craignais que vous n’en eussiez secoué pour toujours la poussière, en repassant la frontière » (Lettre du 10 frimaire an XII / 2 décembre 18037), écrit-il, faisant allusion à son voyage de 1801 et au retour à Lübeck, tout autant qu’à la déception éprouvée alors par l’auteur de la Philosophie de Kant qui constate que le public français restait hermétique à l’idéalisme transcendantal, confirmant par là le caractère de « légèreté » qu’on lui attribue habituellement. De cette légèreté française, Heinrich Heine fit plus tard une semblable expérience, lui qui, après huit années passées à Paris, avouait qu’elle avait fini par lui peser. « Ce peuple léger commence à me peser »8, écrit-il dans le poème « Anno 1839 » (Heine 2017 : 367-368). De façon symétrique, Jacobi, revenant des années plus tard sur les conditions de son départ d’Eutin pour Munich, confie à Villers quel était son état d’esprit d’alors : « le projet de votre second voyage à Paris me désolait ». Et il ajoute : « Il me chagrinait en tout point, et je n’ai pas pu m’empêcher de vous en vouloir un peu de mal pour votre part » (Lettre du 22 janvier 1806 ; Isler 1883 : 180). Il termine en lui expliquant qu’il croyait son installation en France définitive.
Si les réactions des correspondants de Villers, français ou allemands, expriment une semblable incertitude quant aux desseins de leur ami, faisant alterner la joie et le désarroi, c’est sans doute parce que rien dans le propos de Villers ne permettait de conclure à un parti fermement arrêté. Mais pouvait-il en être autrement ? Dans le contexte du retour massif des émigrés pendant les premières années du nouveau siècle, afficher la décision de rester en Allemagne eût paru saugrenu ; ou c’eût été interprété comme un acte antipatriotique. Par ailleurs il ne pouvait en aucun cas être assuré que son séjour à Lübeck pût se poursuivre indéfiniment, et encore moins prendre d’engagement dans ce sens. En tant que Français, il restait soumis à l’administration de son pays ; en tant qu’expatrié, il dépendait de la bienveillance du Sénat de Lübeck. Rien n’était moins confortable que cette situation. La reprise de la guerre en 1805, le blocus continental qui affecta directement les villes portuaires du nord de l’Allemagne, la prise de Lübeck par les Français en novembre 1806 changèrent les dispositions de Villers.
À l’incertitude, voire à l’opportunisme de la première période, succéda en un second temps un parti pris anti-français qui ne fit que s’exacerber au fil des mois et des années. Au sénateur Smidt, qui venait de lui offrir un poste de syndic du Sénat de Brême, de façon à pouvoir prendre part aux conférences de Paris où devait se décider le sort des villes hanséatiques, Villers répondit : « Je me suis si fortement prononcé Anti-français, que peut-être ma coopération nuirait plus qu’elle ne serait utile à la ville que je voudrais servir » (Lettre de Villers à Smidt du 27 juin 1808 ; Bernard-Brucker 2020 : 395). De fait, depuis la lettre ouverte qu’il avait adressée à Fanny de Beauharnais, dans laquelle il dénonçait la conduite indigne des soldats français lors de la prise de Lübeck, il était en délicatesse avec les autorités françaises. Dès que les trois départements du nord de l’Allemagne eurent été créés, il en fut expulsé. Les rapports de police qui nous restent ne laissent aucun doute : Villers fut dès lors considéré comme un ennemi de la France, un homme qu’il convenait de surveiller, voire de mettre hors d’état de nuire.
Les choses se compliquèrent encore du fait des démarches que Smidt entreprit pour faire obtenir à Villers le titre de citoyen d’honneur de la ville de Brême. N’ayant pu faire nommer Villers syndic, il chercha un autre moyen pour lier son ami aux intérêts de sa ville. Villers accepta la proposition avec enthousiasme, et à partir de janvier 1810 signa ses lettres à Smidt « Villers Civis Bremensis ». Cette citoyenneté était un cadeau empoisonné. Elle pouvait lui causer la déchéance de ses droits à la nationalité française. Les démarches que fit Villers pour s’informer de la possibilité juridique de se prévaloir de ce titre furent toutes négatives. Il faut se reporter à la réponse de Reinhard, interrogé sur ce point (Lettre de Reinhard à Villers du 8 février 1810 ; Isler 1883 : 367). Villers s’en plaignit à Smidt et n’hésita pas à lui confier son amertume en des termes délibérément anti-français.
Que vais-je faire ? Car je ne resterai définitivement pas à Lübeck. À Paris j’ai de puissants appuis. Le ministre de l’Intérieur est mon ami de jeunesse – mais je ne peux pas vivre en France ! Je ne peux pas m’entendre avec les Français !9 (Lettre de Villers à Smidt du 15 novembre 1810 ; Bernard-Brucker 2020 : 418-424)
À partir de 1810 Villers vécut dans une sorte de schizophrénie nationale : français pour les Français avec qui il correspondait, allemand, ou plus précisément brêmois pour les Allemands qu’il fréquentait, il oscillait entre deux identités culturelles. Dès lors les qualificatifs que lui donnèrent ses amis, cherchant à traduire sa double compétence culturelle et, partant, son rôle d’intermédiaire entre les nations, prennent un relief supplémentaire.
Dans une lettre exaltée, l’éditeur et libraire Carl Friedrich Cramer dit de Villers qu’il est Allemand, après quoi il se reprend et préfère une qualification plus ambiguë.
Vous êtes un homme hybride, pas un homme double, c’est certes un nouveau mot, mais compréhensible ! Ou bien vous me faites l’impression d’un centaure, un homme-cheval, qui dévale du Knochen ou du Brocken à toute vitesse, faisant crépiter les fourrés, pour tourner et retourner toutes les idées françaises.10 (Lettre de Cramer à Villers du 13 septembre 1801 ; Bernard-Brucker 2020 : 144-146)
Il est délicat de rendre de façon juste la distinction opérée par Cramer entre « Doppelmensch », qui induit l’idée de duplicité, une identité servant à masquer l’autre, et « Zwiemensch », un néologisme qui suggère une identité personnelle dont le principe réside dans la dualité. L’homme dual est un hermaphrodite moral : il porte en lui les caractères des deux nations, et inaugure une nouvelle race d’homme, encore à naître, celles des Françallemands si nous osons, à notre tour, proposer un néologisme. Dans une autre lettre, Cramer désigne son ami par le terme « Gallo-Germanier », se réservant celui de « Germaner-Gallier » (Lettre de Cramer à Villers du 6 juin 1802 ; Bernard-Brucker : 153).
Tandis que le traducteur de Klopstock évoque la créature du centaure, Goethe, pour exprimer une idée analogue, et rendre compte à son tour de l’activité de médiateur exercée par Villers, recourt également à la culture classique :
C’est une personne importante par sa situation entre les Français et les Allemands, […] puisque c’est une sorte de Janus bifrons dont le regard est tourné d’un côté et d’autre.11 (Lettre de Goethe à Reinhard du 22 juillet 1810 ; Goethe 1850 : 91)
Clandestinité et médiation
À la lumière de la correspondance et des différents réseaux qui la constitue, la métaphore du double révèle toute sa pertinence. Certes le passeur culturel est un Janus bifrons en ce qu’il porte simultanément son attention sur chacune des deux cultures dont il peut se revendiquer, et assure ainsi la communication d’une langue et d’une culture à une autre en adaptant son propos au public visé et au support médiatique choisi ; mais cette identité d’intermédiaire ne préexiste pas au transfert, pas plus qu’elle n’est un don du ciel : elle naît de l’activité même de l’écriture, qu’elle soit privée ou publique. L’image de l’auteur s’élabore, dans un contexte politique donné, au gré des relations, nécessairement mouvantes, entre les acteurs du transfert (Espagne 1997). Dans le cas de Villers, on a vu que cette image, clivée et clivante, dépend du destinataire et de son propre engagement dans les interactions entre les communautés nationales. L’identité plurielle, mais ici plutôt duale car travaillée par la problématique de la biculturalité, se traduit chez lui par des visages contrastés, que seule la lecture synthétique de la correspondance, sur une période de quinze à vingt ans, permet de mettre à jour.
Villers a conçu et pratiqué la médiation culturelle comme il a envisagé l’identité. Et l’une comme l’autre se sont construites selon les modalités et les stratégies qu’on relève dans sa correspondance. L’épistolier donne à voir de lui-même une face seulement, celle que son correspondant recherche et désire, laissant l’autre dans l’ombre, non pour la soustraire à la connaissance, mais au contraire pour encourager l’autre à la découverte. Pour les Français, l’esprit et la légèreté ; pour les Allemands, la profondeur et la gravité. C’est un peu ce que Rica signifie dans la fameuse lettre 30 des Lettres persanes de Montesquieu, où il fait part à son ami Usbek de la sensation que son apparition a produite au sein d’une assemblée à Paris. Les Parisiens ont vu dans le personnage une candeur dont ils se sont amusés, précisément parce qu’elle était conforme au stéréotype de l’oriental. Mais la face qu’il présente à son correspondant est tout autre : un esprit critique, enclin à la fine raillerie, prompt à déceler les ridicules, à juger du bon ou du mauvais goût. Ce faisant, il fait subir au jeu des images un complet renversement : la bêtise n’est pas là où on la croyait. L’Allemand de la fin du XVIIIe siècle c’est un peu le Persan de Montesquieu : il met à l’épreuve la soi-disant supériorité de l’esprit français.
De voyageur français en Allemagne, dans les Lettres westphaliennes, Villers se fait voyageur allemand en France, sans toutefois avoir donné des Reisebilder qui nous eussent sans doute réjouis, mais en laissant percevoir dans sa correspondance un écho de cette confrontation. Il se fait Allemand pour mieux déjouer les faux-semblants de l’esprit français, et instruire plus complètement le procès de la légèreté dont cette nation s’est fait l’emblème12. Partant du principe que la littérature concentre le génie d’une nation, c’est en comparant les productions littéraires, selon une méthode contrastive appliquée à des échantillons représentatifs, qu’il espère parvenir à une connaissance du caractère national, tout en indiquant qu’il convient d’y inclure une étude de la société, des langues, des mœurs, de la religion, de l’éducation, etc., ce dont témoigne l’éclectisme de ses écrits. Il serait naïf de croire cette démarche animée par une volonté de rapprocher les peuples. Pas plus que l’identité auctoriale, soumise aux tensions des représentations, la caractérologie nationale ne saurait se résoudre dans de hâtives synthèses. Villers nous prévient : la science comparée des cultures nationales éloigne plutôt qu’elle ne rapproche. Le Françallemand Villers est bien plus riche, complexe et déroutant que le très correct Franco-allemand contemporain, issu du traité de l’Élysée.
S’il se donne pour vocation d’être un pont jeté par-dessus l’« abîme » qui sépare les peuples (Villers 1801 : lxiv), Villers ne prétend pas résorber dialectiquement les différences. Il n’est pas Européen dans le sens consensuel qu’on donne aujourd’hui à ce mot. Sa correspondance nous fait voir un homme engagé dans l’affrontement, convaincu que toute vérité coûte, qu’elle n’est pas toujours bonne à entendre ni même à dire. Le style de ses lettres, volontiers grinçant, se distingue de la bonhomie qui était en usage. Villers est rarement convenable. Il le sait. Mme de Staël le lui a fait remarquer, elle qui ne concevait pas qu’un Français pût rester en Allemagne, alors que les portes de la France lui étaient désormais ouvertes. C’est son système de médiation qu’elle mettait en cause lorsqu’elle lui écrivait : « aucune émigration n’a jamais bien réussi » (Lettre de Staël à Villers du 28 décembre 1803 ; Kloocke 1993 : 90).
Conclusion
Villers, un clandestin ? Il serait plus exact de dire un semi-clandestin. Par cette expression nous voulons prendre en considération la logique duelle de la médiation culturelle telle qu’il l’a pratiquée durant ses années en Allemagne, dans le même temps où, tournant le dos à ses anciennes attaches, il engageait une acculturation qui tendit à accomplir sa complète germanisation. Car il ne devint allemand qu’en restant français, c’est-à-dire en demeurant dans la tension permanente (et volontairement entretenue) entre ce qu’il découvrait et ce qu’il connaissait. Le style de sa médiation ⎼ dont découlent sa production, articles et livres, et son enseignement ⎼ est donc étroitement lié à la forme particulière que prend le processus de construction et de déconstruction identitaire. Le demi-masque de cet amphibie des lettres laisse voir en même temps qu’il couvre. Il met à l’épreuve notre sens critique et notre exigence de vérité ; il fait vaciller nos certitudes et d’une manière générale tout ce qui s’apparente à une sédentarité morale. Mais n’est-ce pas en définitive ce qu’on attend du clandestin : qu’il nous rende nomades à nous-mêmes, qu’il nous jette sur les routes de la liberté intérieure, qu’il nous fasse passer les frontières de l’esprit ?