James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde

Référence(s) :

James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde, Paris : La Découverte Collection « La Découverte poche » traduit de l’anglais par Philippe Pignarre, 2022 [2019], 302 p., ISBN 978-2-348-07527-8

Texte

En 1989, l’historien Jean Meyer publiait son Histoire du sucre (Meyer 1989). Trente ans plus tard, paraît en français la traduction d’un nouvel ouvrage sur le sujet : Histoire du sucre, histoire du monde de l’historien britannique James Walvin. Sans chercher à jouer au jeu des différences, il est intéressant de placer les deux livres côte à côte. Ce qui frappe l’esprit, ce n’est pas tant l’évolution des connaissances sur le sujet – le livre de Walvin ne vient pas remplacer celui de Meyer, il ne le complète d’ailleurs qu’en partie –, c’est l’évolution du titre et de la manière de poser le sujet. Alors que Histoire du sucre paraissait suffisant il y a trente ans, l’éditeur français a cru nécessaire d’ajouter l’expression « histoire du monde ». L’ambition des deux livres est la même, mais la mode de l’histoire globale est passée par là, on aura l’occasion d’y revenir. Concernant l’angle d’approche, dans le premier cas on était dans une histoire économique plus classique et la rupture, formellement marquée dans l’organisation des deux parties du livre, tournait autour de la mise en concurrence du sucre de canne avec le sucre de betterave au xixe siècle, pour arriver jusqu’aux édulcorants du siècle suivant et cette phrase : « Nul ne peut dire ce qu’il adviendra de notre vieux héros, qui a marqué de son empreinte tout le cours de l’histoire des pourtours de l’océan Atlantique » (Meyer 1989 : 319). C’est une tout autre question que pose Walvin : « Comment une marchandise ordinaire, qui fut un temps le privilège des rois et des princes, a-t-elle été adoptée par les gens ordinaires – avant de se transformer à nouveau, cette fois en cause évidente de problèmes de santé globaux et majeurs ? » (p. 10).

Double question donc : comment le sucre s’est-il globalisé et comment est-il devenu un enjeu sanitaire majeur ? Ce produit en apparence anodin ouvre en effet tout un champ de possible :

Derrière une humble tasse de thé sucré, se dissimulait un commerce mondial étonnant – un transfert mondial de biens, de marchandises et de personnes (avec tout le soutien commercial idoine de la finance, des compagnies d’assurances et de commerce) –, qui entremêlait des régions, des peuples des quatre coins du monde (p. 86).

Faire l’histoire du sucre permet donc de faire l’histoire de l’alimentation, mais aussi celle des modes et du goût, du commerce et de l’esclavage, de la diplomatie et de la guerre (la liste n’est pas exhaustive). Voilà donc tout l’intérêt de l’ouvrage de Walvin.

Mais procédons par ordre. Parti de l’Inde bouddhiste, où il constituait un ingrédient de base de la cuisine dès 260 av. J.-C., le sucre a progressivement conquis le globe : « Vers 1900, les plantations […] s’étaient étendues au monde entier, de l’île Maurice aux Fidji, d’Hawaï à l’Australie » (p. 134). Depuis son foyer originel, le sucre s’est donc propagé dans toutes les directions et, le plus souvent, en suivant les expansions impériales. L’historiographie s’est surtout intéressée à la propagation du sucre vers l’ouest, notamment à sa phase atlantique. Walvin, spécialiste de l’esclavage, ne fait pas exception à la règle. Il rappelle toutefois l’existence d’une circulation vers l’est, à travers la Chine et le Japon, qui a commencé plus tôt et présente selon lui certains points communs avec la première.

L’ouvrage suit une progression globalement chronologique avec quelques étapes consacrées à d’autres produits de grande consommation étroitement liés au sucre – le thé, le café, le rhum, plus récemment, les sodas – et à l’impact du sucre sur le plan social, écologique et sanitaire. Ce sont ces trois aspects, qui soulèvent le plus d’échos aujourd’hui, que l’on abordera brièvement dans les lignes qui suivent.

L’histoire du sucre, c’est d’abord une histoire de l’exploitation humaine. Si, comme l’écrit Walvin, « les grandes caractéristiques de l’économie moderne sucrière étaient […] en place bien avant que les Européens ne s’embarquent dans leurs aventures américaines » (p. 45-46), la culture de la canne à sucre en Méditerranée reposait à la fois sur une main d’œuvre libre et esclave. Cette dernière était constituée essentiellement des prisonniers de guerre capturés aux frontières de la chrétienté et des mondes de l’Islam. Les plantations des îles de l’Atlantique en revanche furent exploitées exclusivement par une main d’œuvre servile et c’est un vaste système– la traite ou plutôt les traites négrières atlantiques – qui fut mis en place pour les alimenter. Les chiffres de l’horreur sont bien connus : plus de douze millions d’Africains furent chargés sur des navires négriers et transportés aux Amériques entre le xve et le xixe siècle. On sait moins en revanche que l’abolition de la traite puis de l’esclavage ne mit pas fin à cette exploitation humaine :

Quand, avec les fonctionnaires coloniaux et les gouvernements impériaux, ils [les planteurs] furent contraints de renoncer à l’esclavage […], ils se tournèrent vers une autre forme de main-d’œuvre importée – le travail sous contrat ou « engagisme » – qui n’avait de libre que le nom. Les nouveaux travailleurs ne venaient plus d’Afrique, mais d’Inde. On leur faisait traverser l’océan Indien et l’Atlantique pour combler les vides laissés par les esclaves dans les colonies caribéennes (p. 131).

Entre 1833 (date de l’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique) et 1924, ce sont ainsi plus d’un million et demi de travailleurs indiens sous contrat qui arrivèrent dans les colonies des Caraïbes, de l’Océan Indien et du Pacifique. À la même époque, les planteurs cubains et hawaïens faisaient appel à des travailleurs migrants chinois et leurs homologues australiens à des travailleurs chinois, javanais ou encore mélanésiens. Aujourd’hui, ce sont des ouvriers agricoles mexicains qui triment dans les plantations états-uniennes.

L’arrivée du sucre en Amérique et ses corollaires – disparition des populations autochtones (quasi complète dans les Antilles), esclavage et traites négrières – modifièrent radicalement la composition ethnique de nombreuses régions du Nouveau Monde, à tel point qu’on a pu parler d’Afro-Amérique plutôt que d’Amérique latine ou anglo-saxonne pour les désigner. Elle modifia aussi radicalement les paysages.

En effet, l’histoire du sucre, c’est aussi celle de la première catastrophe écologique globale provoquée par ce que l’on nomme aujourd’hui le secteur agroalimentaire. Hier comme aujourd’hui, les acteurs de ce secteur ont été conscients de la catastrophe : au milieu du xviie siècle, la majeure partie des forêts du centre de la Barbade avaient été détruites et les planteurs locaux devaient importer du charbon d’Angleterre pour cuire la canne à sucre faute d’arbres sur place. Mais peu importe : le négoce était rentable et la multiplication des faillites permit aux plus riches de racheter leurs concurrents plus petits.

Quant au désastre sanitaire provoqué par le sucre, il est double. Dans un premier temps, ce furent les caries : l’étude des corps des victimes de l’éruption du Vésuve et de différents sites funéraires a démontré que nos ancêtres ont commencé à souffrir de problèmes dentaires avec l’apparition du sucre raffiné. À l’époque moderne en Europe, c’était un problème réservé à l’aristocratie. À la fin du xixe siècle, toutes les couches de la population, à commencer par les enfants des classes ouvrières, étaient touchées. Entre les deux dates, le sucre était devenu un produit de grande consommation : le développement des plantations de canne à sucre dans les Caraïbes, puis la mécanisation permise par la révolution industrielle donna lieu à une augmentation considérable de la production et ainsi à une diminution des coûts qui permit au sucre d’arriver dans toutes les bouches. Mais c’est au xxe siècle que le sucre devint un problème de santé global par son rôle dans l’augmentation de l’obésité et des problèmes de santé associés.

Comment l’expliquer ? C’est avant tout le résultat d’une « révolution sans précédent des habitudes alimentaires globales » qui, insiste Walvin, « a été clairement planifiée et mise en place par des entreprises qui ont appris à tirer parti des comportements et des besoins humains – et à jouer avec eux en utilisant le sucre scientifiquement et commercialement » (p. 232). D’un côté, l’industrie alimentaire a injecté massivement du sucre, puis des substituts de celui-ci, dans ses produits, en particulier dans ceux destinés aux enfants, de l’autre, elle a dépensé des sommes colossales en publicités ciblées et en subventions aux chercheurs travaillant « à mettre en cause ou à relativiser la réalité de l’impact du sucre sur l’obésité » (p. 236). Aujourd’hui, le petit groupe d’entreprises qui contrôle l’ensemble du système alimentaire réalise des chiffres d’affaires supérieurs au PIB de certains pays du monde et possède un pouvoir qui « défie l’entendement » (p. 228). Mais l’augmentation des problèmes de poids et de santé des cinquante dernières années s’explique aussi par un changement radical de notre mode de vie, notamment par l’augmentation de la sédentarité et l’apparition d’une « culture du confort » (p. 222).

Ce dernier point, pourtant soulevé par l’auteur, nous permet de toucher une des limites de l’ouvrage : la tendance à tout ramener à l’objet d’étude, à tout expliquer par l’objet d’étude et donc nécessairement à distordre certaines choses. Cela nous paraît lié à l’approche choisie. On a déjà parlé du titre français de l’ouvrage, destiné à attirer un public préoccupé par des enjeux plus larges. Mais le terme « histoire globale » est aussi populaire qu’imprécis : de quelle histoire globale parle-t-on ici ? On est face à ce que l’historien allemand Sebastian Conrad, auteur d’une synthèse remarquable sur cette approche, appelle une « biographie globale » (Conrad 2017 : 12) : le récit de la vie non pas d’une personne, mais d’un concept, d’une formation historique ou, comme c’est le cas ici, d’un objet, que l’on suit des origines jusqu’à nos jours et sur l’ensemble de la planète. Cette perspective « omnivore », selon le mot de Conrad, impose de prendre de la hauteur, beaucoup de hauteur. Dans l’idéal, il faudrait considérer les choses depuis l’espace et être omniscient… C’est pourquoi une autre histoire globale s’efforce au contraire de partir du local : « Pas d’histoire globale […] sans une assise locale, exactement située », écrit Serge Gruzinski (2015 : 112), l’un des principaux représentants de cette approche en France. Depuis cette perspective, on serait parti, par exemple, de la tasse de thé sucré évoquée plus haut, éminemment parlante pour un lecteur britannique, et on se serait efforcé d’arriver au global en rétablissant certaines connexions et en jouant entre les différentes échelles et les différentes temporalités.

D’aucuns diront qu’il s’agit là de querelles de spécialistes ; il n’en est rien : ce choix d’une histoire globale « depuis le haut », a des incidences non négligeables. D’une part, car ses assises intellectuelles sont insuffisamment solides, en particulier car c’est une histoire écrite pratiquement sans sources primaires. Certes, l’auteur a fréquenté personnellement les archives d’une ancienne plantation de la Jamaïque (p. 289) et, sans doute, plus largement, celles des Antilles britanniques. Mais dans la majeure partie de son œuvre, il est en territoire inconnu. Quand Meyer (1989 : 333) pouvait encore écrire à la fin de sa bibliographie : « Il va sans dire que ce récit repose sur une large utilisation d’archives, souvent inédites, tant pour les xviie, xviiie que xixe ou xxe siècles », Walvin doit se contenter de faire de la synthèse de synthèses. La bibliographie en fin d’ouvrage – exclusivement anglo-saxonne à l’exception de Civilisation matérielle économie et capitalise de Fernand Braudel (1979) – en témoigne.

D’autre part, dans cette version de l’histoire globale, le travers méthodologie se double souvent, consciemment ou inconsciemment, d’un biais idéologique : l’histoire du monde peut se résumer à l’histoire de l’Occident et l’histoire de l’Occident, à celle des pays anglo-saxons. À supposer que les cas britanniques et états-uniens puissent être généralisés pour les xixe et les xxe siècles respectivement, dans quelle mesure les cas de la Jamaïque ou de la Barbade sont-ils représentatifs des Antilles des xviie et xviiie siècles ? On est frappé par la place largement secondaire réservée dans la première partie du livre aux empires ibériques à une époque où l’on ne compte plus les travaux sur la « mondialisation ibérique » ou même aux Antilles françaises et néerlandaises. Quelques pages à peine sont consacrées aux plantations des îles de l’Atlantique (les Açores, Madère, les Canaries, le Cap Vert et São Tomé-et-Príncipe), au Brésil et à Cuba (l’un des principaux producteurs de sucre au monde au xixe siècle) quand le reste de l’Amérique espagnole et Haïti (premier producteur de sucre au monde à la fin du xviiie siècle) sont à peine mentionnés ! Ce ne sont pourtant pas les travaux de qualité qui manquent.

Arrêtons-nous brièvement sur l’Amérique espagnole du xvie siècle pour illustrer notre propos. Certes l’apogée de l’industrie sucrière aux Antilles viendra plus tard, mais la canne à sucre est introduite sur l’Hispaniola (aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) dès 1506 et les premiers moulins à sucre apparaissent huit ans plus tard. Au milieu du xvie siècle, la physionomie de l’île a radicalement changé : on est déjà dans une société complètement différente. Différente de celle d’avant la conquête bien sûr, mais aussi de celle qui se développe au même moment sur le continent. Il suffit de lire les pages que le chroniqueur Gonzalo Fernández de Oviedo lui consacre pour s’en convaincre : on est déjà dans cette Afro-Amérique aux paysages bouleversés par la canne à sucre.

La seconde limite de l’ouvrage apparaît mieux quand on considère son titre original, car il traduit plus efficacement le fil conducteur de l’auteur : How Sugar corrupted the World – comment le sucre a corrompu le monde. Au-delà de la lecture morale, voire moralisante du sujet, ce qui incommode c’est sa personnification : personnifié, doté d’un « caractère avilissant » (p. 133), le sucre devient littéralement le responsables des trois catastrophes citées plus haut. Cette phrase tirée de la conclusion est édifiante : « La manière la plus simple de mesurer le caractère corrupteur du sucre consiste à observer comment l’Occident a modelé le monde, perfectionné et justifié le plus brutal de tous les systèmes à son seul profit et pour son seul plaisir. Peut-on imaginer plus corrupteur ? » (p. 282-284). Singulière accusation qui désigne les coupables et immédiatement détourne le regard dans une autre direction ! Voilà donc un livre qu’on pourra lire avec intérêt, mais en gardant une distance critique.

Bibliographie

Conrad, Sebastian, Historia global. Una nueva visión para el mundo actual, Barcelone : Crítica, 2017 [version originale : What is global history ?, Princeton : Princeton University Press, 2016].

Gruzinski, Serge, L’Histoire pour quoi faire ?, Paris : Fayard, 2015.

Meyer, Jean, Histoire du sucre, Paris : Desjonquères, 1989.

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Référence électronique

Loann Berens, « James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde », Textes et contextes [En ligne], 18-1 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4295

Auteur

Loann Berens

Maître de conférences, ERLIS – Équipe de recherche sur les littératures, les imaginaires et les sociétés (UR 4254), Université de Caen Normandie, UFR LVE, Esplanade de la Paix – CS 14032, 14032 CAEN Cedex 05

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