Cet ouvrage collectif dirigé par Sylvie Patron rassemble les actes d’un colloque tenu à Paris Cité au printemps 2021 et se situe évidemment dans la prolongation de l’ouvrage Small Stories paru deux ans plus tôt chez le même éditeur, que nous avions déjà recensé dans le numéro 15-1 de Textes et contextes.
Si le concept de charge mentale est récent – il date d’un article de Monique Haicault de 1984 et n’est vraiment connu qu’à partir des années 2010 grâce, notamment, aux bandes dessinées de l’autrice Emma –, c’est dans la mesure où il traduit une donnée absente il y a peu encore des études sociologiques et économiques du travail. Il s’applique en particulier à ce domaine de production que les économistes quantifient depuis peu : celui de la sphère privée, cellule conjugale ou familiale. Si la charge mentale, comme le rappelle Sylvie Patron dans son introduction, « fait couple avec celle de surcharge », et si elle porte encore trop souvent sur l’élément du couple qui la supporte à la place des autres : la femme, la mère, dans le couple, la famille, elle n’en est pas pour autant une donnée économique visible et quantifiable et désigne autre chose que cette part productive masquée de la femme encore au foyer bien qu’au travail depuis quelques générations, que l’on désigne habituellement par l’expression double journée des femmes.
Ce collectif interdisciplinaire étudie les domaines, la portée et les enjeux de ce concept aussi bien dans la vie quotidienne que dans ses transcriptions portées par la littérature, la bande dessinée ou la fiction cinématographique et rassemble dix contributions provenant de chercheurs spécialistes des mondes de la médecine, de la sociologie, de la linguistique, du cinéma et de la littérature.
L’article inaugural de cet ouvrage est précisément signé par l’autrice même du concept de charge mentale (1984), Monique Haicault, et met en place, ainsi que l’indique son titre, les contours définitoires de la notion : « une histoire, des modes d’organisation, un cadre conceptuel ». En définissant d’abord cette notion comme un « travail mental qui s’apparente au management des entreprises et est sans cesse à penser et à repenser selon les contingences » (p. 22), elle en souligne toutefois la complexité et la fluidité – voire l’insaisissabilité – en en définissant les symptômes (« mobilisation sous tension », « violence symbolique »). L’évolution du phénomène est retracée dans trois grandes périodes distinctes : l’après-guerre et la disparition des anciens savoir-faire ; les années 1990 et la gestion de « la famille comme entreprise » ; les années 2010, années de la prise de conscience – à quoi s’ajoute un aperçu sur ce que l’on sait déjà de l’état des lieux de la charge mentale en 2020 en France pendant le confinement.
Passé cette mise au point, les communications recueillies sont classées par domaine d’expression : témoignages spontanés, littérature, fictions cinématographiques, bande dessinée. Deux sortes de témoignages sont recueillis : paroles écrites, paroles orales. En étudiant les premières, Jarmila Mildorf rattache le phénomène de la charge mentale à ce type d’activités narratives que sont les small stories et étudie la relation entre « charge mentale et violence domestique ». Les autrices des small stories recueillies sont « les survivantes de relations abusives verbalis[ant] leurs expériences » (p. 44) sur le site britannique healthtalk.org. Deux types de thématiques récurrentes sont relevés dans le corpus à l’étude : « maternage, lecture mentale et violence domestique » ; « chantage émotionnel ». Caroline Hauw-Berlemont, médecin et chercheuse, a choisi comme corpus les small stories orales dont elle a été récipiendaire en travaillant à l’hôpital : elles proviennent des soignantes, corps doublement fragilisé parce que féminin et parce qu’invisibilisé, mais également corps dont la vocation et l’activité professionnelle consistent déjà en soi à prendre en charge les corps et le bien-être des autres. Cette fragilité a été évidemment exacerbée lors du confinement du printemps 2020, encore redoublée par la charge mentale et le travail domestiques. L’étude de Caroline Hauw-Berlemont pose, passé l’étape de l’analyse de ce type de discours, la question de sa fonction : est-elle thérapeutique dans la mesure où il servirait, en libérant la parole et en la partageant, à alléger une partie de la charge mentale ?
Les études littéraires portent sur La Femme gelée d’Annie Ernaux (Aurélie Adler), L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante (Sylvie Patron) et Lac de Jean Echenoz (Cécile de Bary). Le récit autobiographique d’Annie Ernaux paru en 1981 au moment de son divorce dresse le bilan de la vie d’une femme mariée dans les années 60-70, du carcan à l’intérieur duquel l’épouse se retrouve ainsi gelée, des diverses small stories que l’idéologie dominante construit pour maintenir les épouses, les mères dans leur rôle, et de la façon dont la narratrice y a résisté. C’est l’expression permanente de la charge mentale et la résistance qu’y oppose la femme gelée qu’étudie Aurélie Adler dans ce « récit d’apprentissage ironique » (p. 92) sous le titre emprunté à Annie Ernaux : « Sept jours sur sept sa femme de ménage favorite ». À travers les quatre récits d’Elena Ferrante regroupés sous le titre « Comment pouvais-je travailler avec toutes ces préoccupations… » emprunté lui aussi à la narratrice, Sylvie Patron étudie la charge mentale des épouses et des mères sous l’angle de la racontabilité et des techniques narratives mises en œuvre pour la réaliser. Sont à l’étude tant le discours féminin tenu par Elena Ferrante que le « discours de la virilité » tenu par les hommes. L’étude de ces récits, « contribution à la sociologie des rapports sociaux de sexe par le biais du roman » (p. 114), est aussi l’occasion de rappeler que la question de la charge mentale dépasse celle des tâches domestiques et de leur répartition. « Espionnage et charge mentale » est le titre choisi par Cécile de Bary pour étudier une page de Lac de Jean Echenoz, courte séquence d’un récit d’espionnage décalé, mettant en abîme une scène domestique au cours de laquelle la télé fait entendre quelques secondes d’un jeu télévisé : à cette séquence participent deux femmes : la participante du jeu télévisé dont la mère est « au foyer » et une mère de famille en charge de faire déjeuner son fils puis de l’amener à l’école à l’heure. Si la singularité de ce récit d’espionnage est l’univers quotidien dans lequel il se déroule, peu compatible avec les attendus du genre, cette « esthétique du quotidien » (p. 124) qui le gouverne met en scène des clichés rendant compte des « relations inégalitaires qui invisibilisent le travail féminin » en 1989, date de la publication de ce roman, alors que, c’est du moins ce qu’affirme Cécile de Bary, le lectorat du roman « est à majorité féminin » (p. 119).
Le domaine cinématographique propose deux témoignages reposant sur des fictions filmiques situées à quelque quarante années de distance. À travers le film de Chantal Ackerman Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 10800 Bruxelles et du signifiant « Une serviette éponge sur le lit » autour duquel ce film a pris corps en 1975, Hélène Fleckinger étudie la « mise en scène de la vie domestique » autour de trois journées d’une jeune veuve élevant seule son enfant et se prostituant pour vivre. Ce n’est pas du point de vue de l’événement – film dénigré par la critique et acclamé par les féministes – que ce film est étudié, mais du point de vue d’une lecture rétrospective à l’aune de la charge mentale et des small stories. La femme au centre de ce film agit à la fois en tant que ménagère dont la vie est ponctuée de « gestes et rituels quotidiens », tâches mises en œuvre par la charge mentale d’une mère aimante, et en tant que femme ayant à gérer le nécessaire commerce qu’elle fait du désir des hommes. L’opposition entre les deux visages de femme de la ménagère domestique et de la prostituée n’est qu’apparente, dans la mesure où Jeanne a « remplacé son mari disparu par des clients, qu’elle traite de manière semblable, perpétuant un ordre symbolique masculin » (p. 142) : les passes ne sont que des tâches parmi d’autres, qui doivent être gérées avec la même charge que les autres. Pierre-Olivier Toulza étudie les « dynamiques narratives en regard de la question de la charge mentale » dans la série télévisée The Good Wife (2009-16). Cette série, qui appartient à la veine des séries proposant des intrigues autonomes associées à une évolution au long cours de quelques personnages récurrents, met en scène une mère au foyer obligée, en raison de la défaillance de son mari, de mener subitement de front une vie professionnelle et une vie de ménagère assumant seule les tâches domestiques et maternelles. L’étude a pour objet de montrer le rôle des récits de la charge mentale d’Alicia Florrick dans les stratégies narratives ainsi que dans « certains aspects de l’hybridité générique de la série » (p. 157). La multiplicité et la quasi-simultanéité des rôles sociaux tenus par Alicia donne ainsi à The Good Wife, par-dessus son projet générique consistant à injecter du mélodrame au genre de la série judiciaire, l’occasion d’une production constante de small stories. L’analyse des effets d’alternance narrative dans la « double journée » d’Alicia permet d’illustrer le propos tenu par une des protagonistes de l’épisode pilote : « les hommes peuvent se permettre d’être paresseux, pas les femmes » (Men can be lazy, women can’t).
« Peut-on dessiner le travail mental des mères ? » C’est la question que pose Anne Grand d’Esnon en titre de son intervention, question a priori toute rhétorique dans la mesure où depuis plus de cinq ans c’est bien la dessinatrice Emma qui a popularisé en France sur le Web puis dans l’édition la notion de charge mentale à travers ses bandes dessinées. Passé cette question grammaticale, le questionnement de l’article semble d’abord porter sur la pertinence du dessin par Emma des « contenus de pensée », ces bulles traduisant « ce qu’il y a “dans la tête” des personnages féminins » (p. 174) et sur la réception de la charge mentale lorsqu’elle est véhiculée par une bande dessinée (« comment en vient-on à lire, percevoir, ressentir une charge mentale à travers un récit dessiné ? », p. 174). La réponse – du moins au premier questionnement – se fait implicitement dans le choix de commenter la stratégie picturale et narrative des strips de la bande dessinée de Chris Ware Building Stories.
C’est à la linguiste Alexandra Georgakopoulou, autrice du premier ouvrage (en anglais, 2007) sur les small stories, et qui avait rappelé l’historique et l’état des lieux de cette notion en 2020 dans le premier Small Stories dirigé par Sylvie Patron, que revient la charge d’une « Postface » sous-titrée « vers une fructueuse synergie », qui bien plus qu’une simple « postface » est aussi une véritable conclusion à ce travail collectif : ce discours, qui relie les différentes interventions du recueil, annonce que ces travaux sont déjà « des jalons efficaces pour de futures recherches » (p. 200). À la lecture de l’ouvrage, on ne peut qu’approuver ce qui semble être une prémonition, de même qu’on aura pu constater l’intérêt qu’il y a à lier cette double perspective, thématique et générique, de la charge mentale à travers les small stories, au support même de leur diffusion : témoignage écrit, témoignage oral, littérature, récit filmique, dessin : chacun de ces contextes mériterait à lui seul un colloque spécifique.