Cet ouvrage est la version française de l’ouvrage Optional-Narrator Theory: Principles, Perspectives, Proposals, Lincoln, University of Nebraska Press, coll. “Frontiers of Narrative”, 2020. La traduction des articles originellement écrits en anglais (tous les articles, à l’exception de ceux de Sylvie Patron et de Marc Hersant) est à la charge de Sylvie Patron et d’Anne Birien.
Le narrateur optionnel est un concept utilisé pour battre en brèche la narratologie hégémonique dans notre culture scolaire et universitaire, en particulier le principe suivant lequel toute narration à la troisième personne met en place la figure d’un narrateur supposé distinct de la figure de l’auteur (« théorie pan-narratoriale »). Sylvie Patron combat depuis plusieurs années les présupposés liés à l’automaticité de la présence de ce « narrateur hétérodiégétique » dans la terminologie de Gérard Genette (voir notamment Le Narrateur. Introduction à la théorie narrative, Armand Colin, 2009 ; La Mort du narrateur et autres essais, Lambert-Lucas, 2016). Elle rassemble ici 13 études autour de ce concept dont elle est à l’origine (2009) et qui a trouvé peu à peu sa place dans le monde de la critique littéraire : le nom même du concept indique clairement que la présence du narrateur n’est pas nécessairement liée à la narration à la troisième personne mais seulement possible, et qu’elle résulte d’un choix de l’auteur, clairement lisible dans son texte.
L’ouvrage, introduit par un développement des questions liées aux deux conceptions : narrateur optionnel / narrateur nécessaire et par un rappel historique de ces questions, répartit les études proposées en deux grandes parties : « La théorie du narrateur optionnel dans les études littéraires » ; « La théorie du narrateur optionnel en deçà et au-delà de la littérature ».
La première partie du recueil ouvre la discussion sur plusieurs aspects de la théorie narratologique. Jonathan Culler (« Quelques problèmes concernant les narrateurs des romans et les locuteurs des poèmes ») compare la situation du narrateur du roman et celle du locuteur du poème, « fondement même de l’enseignement de l’étude de la poésie » « dans le monde anglo-américain » — on notera qu’il en est de même en France – et fait remarquer ce que la séparation des instances, tant dans la narration que dans la poésie, d’un « auteur » et d’un « locuteur » peut avoir de problématique dans certains cas.
Brian Boyd (« Auteurs implicites et narrateurs imposés – pourquoi pas des auteurs réels ? ») dénonce l’artificialité des figures proposées par la dichotomie « auteur/narrateur » face à ce besoin qu’ont lecteurs et auditeurs de fiction d’aller à la rencontre d’un auteur, ce même auteur qui a écrit Guerre et paix et Anna Karénine par exemple, romans que la narratologie traditionnelle attribue pourtant à deux narrateurs différents. Il développe ainsi ce qu’affirmait Barthes lorsqu’il écrivait, revenant sur un texte qu’il avait publié cinq ans plus tôt : « l’auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu […] ; mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur ; j’ai besoin de sa figure […] comme il a besoin de la mienne […] » (Le Plaisir du texte, 1973).
Vincenz Pieper (« Auteurs réels, narrateurs réels et rhétorique de la fiction ») rappelle qu’un auteur de fiction, s’il peut certes affirmer que c’est bien lui-même qui raconte l’histoire ou à l’inverse construire une identité de narrateur ou de narratrice clairement distincte de lui, peut tout aussi bien rester flou sur ce qu’il en est de son identité, que la fiction le permet, et que l’étude proprement littéraire des « actes de narration réels » se passe fort bien de l’étude du narrateur lorsque celui-ci n’est pas représenté dans le texte. Il propose ainsi de rejoindre une « théorie poststructuraliste » qui renvoie dos à dos lecture intentionnaliste et lecture structuraliste, et de se débarrasser de « l’hypothèse rigide d’un narrateur fictionnel inhérent à l’œuvre ».
En dénonçant d’abord la « catégorie floue » du narrateur, John Brenkman (« Voix et temps ») propose d’en revenir au seul « sujet réel » de la prose narrative, à savoir l’écrivain, et de dépasser, en s’appuyant sur des récits de Fitzgerald et d’Hemingway, la traditionnelle question de l’omniscience et de la focalisation pour en venir à un renouvellement du concept de « voix » narrative.
Sylvie Patron propose une histoire des catégories de la création littéraire depuis La République de Platon et l’émergence du concept de « narrateur » au XVIIIe siècle, en passant par le « coup de force » de Gérard Genette dans les années 1970, tout en rappelant la position qu’elle défend depuis quelques années quant à ce « coup de force » (« Le narrateur : une approche historique et épistémologique de la théorie narrative »). Cet article est évidemment à relier aux premières pages introductives de cet ouvrage, auxquelles il propose un développement historique.
Prennent place ensuite deux contributions développant ce qu’il en est du narrateur dans le récit biblique. Dans la première « Le récit biblique et la mort du narrateur »), Robert Kawashima rappelle comment la Bible hébraïque a recours à des systèmes morphologiques verbaux assez différents s’agissant du récit ou du discours des personnages pour qu’on puisse évacuer la question d’un narrateur, qui ici n’aurait aucun sens. Greger Andersson (« Le narrateur dans les récits bibliques ») explique dans quelle mesure la conception d’un narrateur « obligatoire » est mise à mal tant dans les paraboles christiques que dans des récits comme celui de David et Bethsabée.
C’est le récit médiéval anglais qu’analyse Anthony Spearing (« La théorie narratoriale au défi des récits médiévaux anglais »), à partir de récits composés en moyen anglais, bien antérieurs aux types de récit qui motiveront plus tard nos actuelles catégories narratologiques : il démontre ainsi le contresens historique, s’agissant de tels récits, de recourir à une notion anachronique – et pas seulement parce qu’aucun terme n’existe à cette époque qui traduise une telle notion –, source de perte de temps pour le critique mais aussi de contresens de lecture.
Marc Hersant (« Le despotisme narratif du marquis de Sade ») introduit directement la question par le fait que la théorie critique, s’adossant le plus souvent à la production littéraire qui lui est contemporaine pour prendre ses marques, néglige du même coup certaines caractéristiques provisoires de l’écriture littéraire. C’est avec l’exemple d’un Sade dont la voix auctoriale est omniprésente jusque dans les témoignages de Justine dans Les Infortunes de la vertu qu’il établit ce qu’il en est de la vanité d’une distinction tripartite opposant voix auctoriale, narratoriale et actoriale dans le récit sadien.
Les quatre contributions placées en seconde partie de ce recueil étudient la portée du concept de narrateur optionnel à l’extérieur du champ proprement littéraire. Mary Galbraith revient sur la Logique des genres littéraires (1957) de Käte Hamburger (« L’imaginaire déictique et le moi silencieux : la conception radicale de Käte Hamburger ») et propose, à partir des réflexions de cette dernière et de ce qu’elle nomme l’imaginaire déictique, de montrer comment l’hypothèse d’un narrateur nuit à la portée et à la signification de deux contes d’Andersen.
C’est également à partir des travaux de Käte Hamburger que Lars-Åke Skalin (« Quand la théorie esthétique rencontre la théorie du narrateur optionnel ») confronte la notion traditionnelle de narrateur à l’esthétique, en rappelant notamment l’ambiguïté traditionnelle des termes récit et narration, et en travaillant sur l’enchâssement narratif (i.e. d’un récit de fiction à la première personne) dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Pour lui, même dans ce cas où la théorie du narrateur optionnel s’accorde à reconnaître la présence d’un narrateur, ce narrateur n’en reste pas moins un artefact créé par l’auteur.
Kai Mikkonen (« Le narrateur fondamental et le narrateur évanescent : sur les limites historiques et transmédiales du concept de narrateur ») met la théorie du narrateur optionnel à l’épreuve de la transmédialité, en prenant l’exemple concret de deux adaptations en bandes dessinées du roman d’Alphonse Daudet Tartarin de Tarascon (1872). Après un rappel de ce qu’il en est de ce « narrateur évanescent » qui ouvre à la première personne un récit dont la majeure partie se développe come un récit à la troisième personne « omniscient », il montre comment la notion de narrateur est peu prégnante et bien peu opérante dans le récit dessiné et comment la théorie d’un narrateur optionnel est plus à même de s’adapter au polymorphisme de ce type d’adaptation.
C’est à la fin de ce recueil qu’est abordée la contradiction la plus notoire de la narratologie, celle de son application à la fiction filmique. Dans « Le paradoxe de la narration cinématographique », Paisley Livingston aligne les quelques truismes touchant à ce domaine ainsi que les apories de leur association, notamment celle-ci : comment considérer qu’il va de soi qu’une fiction filmique est une narration si elle n’a pas de narrateur ? Après avoir déplacé provisoirement la question sur des narrations littéraires comme les Confessions de Saint-Augustin ou The Luck of Barry Lyndon (1844) de Thackeray, il pose la nécessité y compris en littérature de différencier des instances trop facilement ramenées à celle d’un narrateur unique, et pose l’existence de narrateurs insaisissables, approche d’autant plus pertinente s’agissant d’une œuvre artistique produite par un collectif. C’est ainsi que l’étude d’un court-métrage aussi simple que La Rivière du hibou (1961) de Robert Enrico montre que l’existence d’un narrateur prenant en charge la narration filmique est tout à fait improbable, et même intenable, dans la mesure où elle pose autrement plus de problèmes qu’elle n’en résout : pourquoi ne pas lever le voile et ne pas définitivement renoncer à ce type de substitut ?
Outre celle des contributions rassemblées ici, on saluera la qualité des traductions provenant de l’anglais (onze études sur treize), qui mettent dans une langue claire et élégante ces études à la disposition du lectorat francophone. On appréciera aussi la présence d’un précieux index des noms propres commun à l’ensemble de l’ouvrage.