Flaviano Pisanelli (dir.), “Le più belle poesie si scrivono sopra le pietre”. Contributi critici sull’opera di Alda Merini

Référence(s) :

Flaviano Pisanelli (dir.), “Le più belle poesie si scrivono sopra le pietre”. Contributi critici sull’opera di Alda Merini. Roma : Aracne (coll. “Fuori margine”), 2022, 157 p., ISBN 978-12-80414-85-4

Texte

Ce volume rassemble les actes d’un colloque organisé les 21 et 22 mars 2017 par Flaviano Pisanelli, à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, sur l’œuvre de la poétesse Alda Merini (Milan, 1931-2009), huit ans après sa mort. Ce colloque, le premier en France sur l’œuvre de la poétesse des Navigli, a eu le mérite d’attirer l’attention sur une auteure qui fut à la fois très aimée et appréciée, mais aussi parfois dénigrée et attaquée tout au long de sa vie. Sa production littéraire appartient aux grands courants de la poésie italienne du XXe siècle, et elle fait ici l’objet de neuf contributions de jeunes chercheurs et de spécialistes d’une œuvre vaste, variée et complexe, composée de recueils de poésie, de romans, de nouvelles, d’écrits autobiographiques et autres.

La première contribution, de Ambrogio Borsani, reconstruit de manière précise et détaillée le parcours biographique et poétique de Alda Merini, en soulignant le concept de « poésie comme une nécessité vitale », qui passe par le traitement d’un déséquilibre nerveux et « d’acceptation de la douleur », pour accéder à des « nouvelles visions », à des « nouveaux alphabets », à « une forme d’expression originale, désespérée, abyssale ».

L’auteure fait ses débuts à vingt-deux ans, avec le recueil intitulé La presenza di Orfeo1 (La présence d’Orphée). L’un des jugements les plus flatteurs, est celui de Pier Paolo Pasolini, publié dans la revue « Paragone »2, qui compare les vers de Merini à ceux de l’Italien Dino Campana et des Allemands Rilke, George et Trakl, que ce soit pour « l’analogie de la langue, du substrat psychologique et des phénomènes pathologiques », ou pour l’utilisation de certaines notions comme celles de « l’obscurité » et de « l’attente ». Pour Borsani, le recueil La Terra Santa3 (La Terre Sainte), publié en 1984, marque la « découverte de nouveaux accords, d’autres harmonies, de dystonies aussi bien tonitruantes qu’ingénieuses […], comme des tuyaux d’orgue devenus fous qui font trembler les vitraux de la cathédrale ». Il faut cependant reconnaître qu’à l’époque la critique n’a pas été unanime.

La dernière phase de la production de Merini passe par la dictée de ses poèmes à des amis, ou même à des inconnus, par téléphone. Selon Borsani, ces improvisations avaient cependant « une base non dépourvue d’architecture structurelle ». Ayant pu l’observer allongée sur un lit d’hôpital, murmurant des vers, il avait pu constater qu’elle ne dictait que lorsqu’elle était prête, donc après une sorte de « révision philologique orale, […] où les variantes, pour arriver à la forme finale, s’évanouissaient dans l’air avec un soupir ». Cependant, c’est seulement vers la fin de sa vie que Alda Merini a rencontré le succès, y compris médiatique, qu’elle méritait. Paradoxalement, pour Borsani, c’est la disparition du corps de la poétesse qui a été une renaissance pour son corpus littéraire, une sorte de compensation post-mortem pour la méconnaissance dont elle avait souffert dans sa vie.

La deuxième contribution, celle de Ambra Zorat, est une étude originale sur la manière dont l’œuvre de Merini se nourrit d’une littérature féminine et constitue à son tour une nourriture vivante pour une nouvelle génération d’auteures. Parmi les poétesses les plus appréciées par Merini, figurent Sappho, la plus éloignée dans le temps et sur laquelle nous avons peu d’informations ; Gaspara Stampa, femme trahie ; Emily Dickinson, « patenta quacquera », et Sylvia Plath, qui s’est suicidée. Pour Zorat, Alda Merini semble projeter sa propre expérience littéraire et sa souffrance dans ces figures féminines. En revanche, elle souligne que Merini mentionne rarement des figures féminines italiennes contemporaines. Pourtant, selon elle, des liens ont sans doute existé entre l’œuvre de Alda Merini et celle de Ada Negri. C’est en effet une parente de cette dernière, Silvana Rovelli, qui a découvert le jeune talent de Merini et qui l’a signalé à des critiques importants comme Angelo Romanò et Giacinto Spagnoletti.

L’auteure de la contribution souligne les points communs entre les deux auteures : une production prolifique, un succès dont elles ont bénéficié plus au moins tôt de leur vivant, l’attention qu’elles ont portée à une humanité perdue en marge de la société. D’un point de vue formel, l’utilisation fréquente de refrains qui renforcent la dimension orale et rapprochent les compositions du rythme des chants et des prières ont, de la même manière, permis la mise en musique de leurs œuvres par différents compositeurs.

Zorat relève également des concordances avec d’autres écrivaines, comme Maria Luisa Spaziani, avec qui Merini partage « des élans ironiques fulgurants et un vif intérêt pour les aphorismes » ; mais elle révèle surtout un aspect encore peu connu, celui de la rencontre de Merini, avant son internement à l’hôpital psychiatrique, avec Cristina Campo, dans les années 1950. Alors que de prime abord tout semble les séparer, Cristina Campo se focalisant sur la recherche de la perfection et d’un langage raffiné capable d’exprimer son moi profond, Merini adoptant un « langage relâché », en se laissant envahir par un flot débordant de mots », en réalité Campo admirait les vers de Merini. En effet, elle les décrit comme « vacillant entre l’approximation et la fulguration émouvante »4, à tel point que dans une lettre à son ami Draghi, datée de juin 1958, Campo écrit : « [...] (où est passée la petite boulangère ? Je voudrais disparaître comme elle dans un nuage de farine) »5.

Ambra Zorat étudie ensuite, d’un autre point de vue, les convergences et les points de contact de l’œuvre de Merini avec celle de deux poétesses qui ont abordé le problème de la souffrance psychique : Amelia Rosselli (1930-1996) et Margherita Guidacci (1921-1996). Avec la première, Merini partage une forte anxiété à l’idée de publier, car cela signifie affirmer son identité de poète, et prendre le risque de rendre publique sa vision intime du monde. Toutes deux empruntent cependant des voies différentes : tandis que Rosselli essaie de publier chez différents éditeurs, Merini reproduit ses vers au stencil pour les distribuer à ses amis. Alors que Rosselli tente d’échapper à la supposée irrationalité de son écriture (dénoncée par certains critiques) en évoquant son projet métrique rigoureux inspiré par la recherche musicale, Merini alimente les mythes autour de sa manière instinctive de composer. Malgré ces divergences, l’admiration de Merini pour Rosselli se retrouve dans le poème Per Amelia (Pour Amelia), qui lui est dédié après son suicide en 1996.

La relation avec Guidacci semble plus complexe. Les points de contact entre leurs œuvres, sous des formes différentes, sont cependant multiples. Parmi ces derniers : l’écriture comme investissement émotionnel, acte libérateur et thérapeutique ; la matrice biblique de leurs vers ; la représentation littéraire de leur hospitalisation psychiatrique6 décrite comme ‘un désert’, ‘un enfer dantesque’, une alternance de cris de malades et de silences inquiétants.

Dans la conclusion de sa contribution, Zorat évoque l’influence de l’œuvre de Alda Merini sur celle des poétesses contemporaines, en particulier Alba Donati (1961), Gabriella Fantato (1960), Gabriella Sica (1950), Mariangela Gualtieri (1951), Rosaria Lo Russo (1964) et Elisa Biagini (1974), entre autres. Elle distingue les deux éléments centraux qui sont la marque de cette influence : l’oralité et le corps. Le premier, vu comme une empathie émotionnelle pour le texte ; le second perçu à la fois comme une entrave et une possibilité d’accès à une dimension de plénitude. Un poème donc qui devient un mot-corps et se rebelle contre l’oppression.

La contribution de Franca Pellegrini lit l’œuvre de Merini comme un « Canzoniere » (« Chants »), qui se déroule parallèlement à sa biographie dans un effet miroir qui n’admet le réel que sous une forme irréelle. Elle analyse six poèmes, qui vont de 1952 à 2003, d’un point de vue morphosyntaxique. Elle identifie les particularités suivantes : des poèmes divisés en strophes irrégulières alternant avec des poèmes composés d’une seule strophe ; une syntaxe tendant à la prose, sans toutefois jamais violer le lyrisme ; une mesure du vers qui reste proche de la forme traditionnelle, bien que dans les premiers recueils l’endécasyllabe soit prééminent et devienne ensuite plus libre ; une versification qui recourt aux rimes ‘au milieu’ ou ‘à distance’ ; une sonorité caractérisée par l’allitération, des jeux de répétition lexicale, des contrastes, des anaphores, des correspondances, des métaphores audacieuses, des allusions, des ambiguïtés du sens, des analogies. Dans ce foisonnement, le passé, le présent et le futur sont annulés dans des épiphanies mystiques pour rendre le temps éternel.

Il s’ensuit une ‘intemporalité délirante’ qui crée l’effet perceptif d’une dimension unitaire. La poétesse oscille dans un mouvement perpétuel entre le besoin d’élever son âme au-dessus du monde et la passion charnelle qui la pousse à explorer l’univers interdit de la sensualité et des amours illicites. Et de l’amour naît la poésie : l’amour comme une déchirure intérieure, une condition de souffrance perpétuelle qui génère une métamorphose continue de l’âme, jusqu’à ce qu’elle se transforme en amour transcendant.

Elena Paroli, dans sa contribution, remet en question l’un des nœuds critiques fondamentaux de l’œuvre de Alda Merini : le mysticisme, que Paroli définit comme « constamment oppositionnel ». Ainsi, la poétesse des Navigli semble pouvoir revenir au ‘macro-thème de la spiritualité’ car la distance entre elle et le monde, entre elle et Dieu, entre elle et elle-même, n’est jamais comblée et donc toujours inatteignable. La figure du Christ est vue par elle comme presque subversive, donc autobiographique. L’inconciliabilité entre l’humain et le divin semble alors donner lieu à trois phénomènes principaux dans l’œuvre de Merini : la tentative de ‘se christianiser’ par émulation ; la tentative de ‘terrestriser’ le céleste, qui s’exprime de façon particulièrement heureuse dans le recueil La Terra Santa ; et enfin le recours à des alter-egos qui enrichissent les vers d’une dimension polyphonique. Pour Merini, le contact avec le paradis se produit dans une condition d’aliénation et de souffrance comme celle de l’asile psychiatrique, donc dans une condition ‘non naturelle’ (« laggiù, nel manicomio, / facile era traslare / toccare il paradiso » ; « en bas, dans l’asile / il était facile de translater / de toucher le paradis »7). Pour elle, le paradis n’est pas au-dessus de l’homme, mais à côté. Pour Elena Paroli, dans un univers existentiel chaotique et dispersé, la seule unité possible est offerte par la poésie. C’est le grand élan mystique, religieux et presque sacré qui conduit Merini vers l’écriture en vers, grâce à laquelle elle peut maitriser un imaginaire fait de ‘visions poétiques’.

La contribution d’Emilio Sciarrino se concentre sur deux concepts qui permettent de comprendre le parcours spirituel et poétique de Alda Merini : le messianisme, c’est-à-dire l’attente de Dieu et la foi en son avènement ; et la résilience, c’est-à-dire la capacité à surmonter un traumatisme personnel ou collectif. Selon ces approches, le salut ne se trouve pas en Dieu mais dans la poésie, dans l’art en général.

Sciarrino indique les quatre étapes du cheminement : l’attente, l’angoisse, la découverte de l’absence de Dieu et la présence de la Poésie. L’attente, pleine de confiance, devient une attente messianique et l’espoir de transcender le temps en le supprimant dans une forme de suspension, d’extase mystique, comme le disent les vers suivants : « Ma sopprimere il tempo in un delirio / di amplessi vorticosi, / è l’ambizione di morte o imitazione / di pressione celeste intorno a Dio » ; « Mais supprimer le temps dans un délire / d’amplexes tourbillonnants, / c’est l’ambition de la mort ou l’imitation / de la pression céleste autour de Dieu »8.

Dès les premiers poèmes, l’attente se transforme en angoisse, parce qu’elle est vécue comme une attente de la mort. Cette dernière est décrite avec une série de topoï littéraires qui font allusion au Spleen de Baudelaire et à la Mélancholia de Dürer. L’attente de Dieu se transforme alors en pure angoisse car elle aboutit à une terrible révélation : il n’y a pas de Dieu. En effet, dans La Terra Santa, les malades sont comparés au peuple élu, mais ils ne reçoivent aucune aide divine. Cette absence est compensée par la présence de la Poésie, la seule façon d’être au monde, une vocation. « Si Dieu n’est pas présence, il reste le verbe, qui est la trace d’une absence », écrit Sciarrino. Cette prise de conscience permet de dépasser l’aliénation psychique et de revitaliser tout dogme religieux afin d’accepter la fragilité humaine. Selon Sciarrino, dans l’œuvre de Merini, la dialectique entre poésie et spiritualité s’articule de manière exemplaire, comme en témoignent les vers suivants : « [...] ecco, il pensiero ti sacrifica a Dio / ma tu non perdi nulla della tua umanità ardente ; [...] voilà, la pensée te sacrifie à Dieu / mais tu ne perds rien de ton humanité brûlante »9. La poésie devient la dernière lumière de cette « humanité brûlante ».

La contribution de Emiliano Sciuba porte sur le recueil poétique de Merini intitulé La gazza ladra - Venti ritratti10 (La pie voleuse – Vingt portraits), publié en 1985 et inséré dans le volume Vuoto d’amore11 (Vide d’amour). Ce sont des poèmes-portraits que la poétesse des Navigli a dédiés aux vingt personnages avec lesquels elle avait le plus d’empathie et avec lesquels elle s’identifiait : les cinq premiers sont des ‘personnages poétiques’, les cinq suivants des portraits ‘intimes-poétiques’, le onzième un autoportrait, et les neuf derniers des portraits ‘biographiques-familiers’12.

Parmi les premiers, Sappho, est un symbole du doux désespoir de l’amour. Viennent ensuite Archiloco de Paro, qui représente la revanche du mal d’amour subi, armé de vers pour affronter l’adversité ; puis la poétesse de Padoue Gaspara Stampa, noble courtisane, qui est le symbole d’une Sappho sans auréole légendaire et donc plus tangible dans ses chagrins d’amour non partagé, comme le montre la psychologie de son journal-chanson. D’autre part, Merini dessine un portrait d’Emily Dickinson comme une poétesse renfermée sur elle-même et vouée à une puissante métaphysique érotique. Sylvia Plath, elle, est décrite comme ‘trop grande pour les misères de la terre’. Elle choisit le suicide à trente et un ans (en 1963), après la trahison de son mari, le poète Ted Hugues. Avec Plath, Merini avait en commun le spectre de la folie et les électrochocs inhumains, symboles de la mort. On comprend pourquoi Sciuba parle de la poésie de Plath comme d’un « suicide au ralenti » (en fait, l’ombre de la mort est omniprésente), et de ce précipice que Merini a souvent frôlé en échappant à l’enfer de l’asile avec la même angoisse que les Juifs échappant à la captivité.

Toujours dans la galerie des poèmes-portraits, Merini évoque Eugenio Montale avec des élans d’affection. Il est présenté comme aimant et paternel, et pourtant confronté à un amour impossible avec la poétesse Maria Luisa Spaziani, tous deux étant liés à des personnes malades, auxquelles ils se consacrent.

Dans les portraits du poète Carlo Betocchi et du Père David Maria Turoldo, Merini trouve, au contraire, le principe de la « religiosité joyeuse », qui marque ses œuvres de jeunesse et celles des années 2000 rassemblées dans le volume Mistica d’amore13 (Mystique d’amour).

Les deux derniers portraits sont intimes : celui de Quasimodo, sur l’amitié et le travail, et celui de Manganelli, sur l’amour et le travail. Ce dernier étant assez caustique, comme il convient, explique Sciuba, « à un maître de l’amour et de l’angoisse possédé puis perdu, par qui on a été rejeté et abandonné ».

Le onzième portrait est un autoportrait de Merini en huit vers : « [...] In me l’anima c’era della meretrice / della santa della sanguinaria e dell’ipocrita. / Molti diedero al mio modo di vivere un nome / e fui soltanto una isterica. ; [...]En moi, se mêlaient l’âme de la putain / de la sainte de la sanguinaire et de l’hypocrite. / Beaucoup ont donné un nom à ma façon de vivre / et je n’étais qu’une hystérique »14. Emiliano Sciuba donne sa propre interprétation de ces vers : pour lui, la ‘putain’ (meretrice) évoque la chair, la ‘sainte’ (santa) la pureté, la ‘sanguinaire’ (sanguinaria) la violence d’Eros, et ‘l’hypocrite’ (ipocrita), celle qui accepte les liens d’Eros en subissant sa chaîne.

À partir de ces thèmes, Sciuba fait, de manière originale, le lien entre la poésie de Merini et celle des troubadours Italiens. En effet, il signale qu’on peut retrouver ces mêmes-thèmes dans le plus ancien document de poésie lyrique profane, daté d’avant 1210, en langue vernaculaire italienne de la région d’Ombrie. Ce document est mentionné dans la mystique sensuelle du Cantico di San Francesco (Cantique de Saint François), probablement de 1224.

La contribution de Manuela Riboldi porte sur le ‘corps-folie’ de Alda Merini en relation avec la loi Franco Basaglia et les études de Michel Foucault, que l’on retrouve en particulier dans trois œuvres : L’Altra Verità. Diario di una diversa15 (L’Autre vérité. Journal d’une étrangère), Delirio amoroso16 (Délire amoureux) et La Terra Santa. Les deux premiers évoquent, dans une sorte de journal intime fictif, les quelque dix années que Merini a passées à l’hôpital psychiatrique ‘Paolo Pini’ de Milan. Elle y relate les conditions de son premier internement, en 1965, quand on était encore loin de la loi Basaglia (n° 180) de mai 1978, sur la réforme de ce genre d’établissement.

Comme l’ont montré Basaglia et Foucault, les asiles sont alors des ‘non-lieux’ d’inactivité totale (le jardin est le seul endroit qui possède une connotation positive). Le corps devient le lieu privilégié de l’exercice du pouvoir, à travers lequel le patient est dépouillé de ses biens et de ses vêtements. La nudité, physique et affective qui en résulte, évoque la punition, le péché, la pénitence chrétienne, la pauvreté et même l’esclavage. Ainsi, les fous passent de l’état de ‘faire peur’ à celui d’‘avoir peur’. Dans le recueil La Terra Santa, le corps du malade est dépeint comme un corps disséqué, soumis à une autopsie forcée sous le poids mortel de l’internement. Merini s’attarde surtout sur les mains et les pieds des patients, comme si les extrémités - dit Riboldi - racontaient mieux le désir de contact avec les autres et avec le monde extérieur, alors qu’ils sont contraints à l’immobilité. Les électrochocs auxquels tous les patients sont obligés d’assister, constituent « le soin-punition qui devient un spectacle », écrit Foucault dans Surveiller et punir17, et le corps devient douleur physique, qui, chez Merini, se transforme en instrument de recherche du moi et de la vie au-delà de la mort.

La contribution de Sara Murgia porte plutôt sur un recueil qui appartient à la dernière période poétique de Alda Merini, Nel cerchio di un pensiero18 (Dans le cercle d’une pensée) (théâtre pour voix seule), publié en 2005 par la maison d’édition Crocetti de Milan, et composé de cinquante-trois textes organisés chronologiquement de novembre 2002 à juin 2004. La structure est celle d’un recueil de chants d’amour, mais d’un amour désincarné. L’aspect théâtral est fondamental, car le moi poétique apparaît en dialogue continu avec sa propre pensée et la « tendance au récitatif dramatique apparaît chez [Merini] comme une donnée de la nature [...] liée à la perception de la vie comme le théâtre d’un événement tragique éternellement revécu et joué dans un théâtre intérieur »19. Murgia rappelle que le recueil appartient à la période où la voix du poète prévaut sur l’écriture. Les textes sont dictés au cours de longs appels téléphoniques et de réunions avec Don Mario Campedelli et c’est comme si l’écriture s’était effondrée et avait cédé la place à la voix. « La pensée s’ouvre et se manifeste à travers la voix dans toutes ses douloureuses contradictions, fil rouge de l’existence de Merini », comme l’écrit Borsani20. Selon Murgia, Nel cerchio di un pensiero est construit autour de l’antithèse paradoxale ‘meurtre’ et ‘parfum’, dans laquelle la douceur et la violence de l’amour coexistent et la poétesse, comme le protagoniste d’En attendant Godot, attend un amour fantôme qui ne viendra jamais. Le ‘Tu’, dans le recueil, est un ‘Autre’ extrêmement complexe, et pour Murgia, l’amour, chez Merini, est conçu avant tout comme une nourriture vitale de l’âme, dans laquelle la recomposition entre corps et pensée, entre amour charnel et amour spirituel, est toujours impossible.

L’ouvrage se termine par la contribution originale de Francesca Parmeggiani, qui analyse deux portraits-témoignages en images de la réalisatrice Antonietta De Lillo sur Alda Merini et sa poésie. Le premier s’intitule Ogni sedia ha il suo rumore (Chaque chaise a son bruit) (1995) et s’inspire librement de la représentation théâtrale de Licia Maglietta, Delirio amoroso (Délire amoureux). Le second, La pazza della porta accanto (La folle de la porte d’à côté) (2013), est constitué de morceaux épars initialement écartés. Dans le premier portrait, la voix et le corps de la poétesse, toujours filmés entre les murs de sa maison, s’entremêlent avec la voix et le corps de l’actrice, observés dans l’espace fermé et énigmatique de la scène. D’un côté, l’appartement encombré et encombrant de l’écrivaine ; de l’autre, la scène vide de l’actrice. Dans le deuxième portrait, selon Parmeggiani, la liberté s’oppose à ce double confinement, les mots et le corps de Merini s’inscrivant dans le tissu urbain de la ville de Milan.

Le premier portrait, qui joue sur l’alternance réalité/fiction, est défini par Parmeggiani comme un « documentaire de l’excès », tandis que le second, en caméra subjective, constitue un « documentaire de la normalité ». Dans le premier, la réalisatrice De Lillo utilise le langage poétique du cinéma, c’est-à-dire un langage qui met à l’épreuve la continuité et la logique de la représentation par des mouvements de caméra, des effets spéciaux de lumière et de son, et un montage étudié dans la dé/construction de l’histoire. Comme l’enseigne Pasolini, et comme le rappelle Parmeggiani, l’image s’engage à poursuivre et à révéler, plutôt qu’à mystifier ou à dissimuler. Ainsi, à travers le cinéma de De Lillo, le présent du spectateur rencontre le présent inactuel, excentrique et unique de Merini. En cela, se réalise une opportunité d’expérience et de connaissance non seulement du ‘texte’ Alda Merini, mais aussi, à travers lui, de nous-mêmes et des autres ou d’autres nous-mêmes. Le film, dans sa mise en scène, oppose l’exposition du sujet et la poésie du rapport à l’autre, à un regard qui menace toujours d’objectiver, et donc d’emprisonner le sujet, de lui ôter son autonomie et son autorité, et finalement de le dissoudre.

Pour finir, comme on vient de le montrer, l’ensemble de ces contributions offre l’occasion de présenter une relecture enrichie des mille facettes de l’œuvre d’une Alda Merini, certes connue en Italie, mais qui n’avait pas encore fait l’objet d’études approfondies dans un contexte international. À la fin du volume, nous trouvons la bibliographie de toutes les œuvres de Merini, ainsi qu’une vaste bibliographie critique, deux instruments très utiles pour les chercheurs de l’œuvre de la poétesse des Navigli.

Notes

1 A. Merini, La presenza di Orfeo, Milan, Schwarz, 1954. Certains poèmes de ce recueil se trouvent dans : A. Merini, Fiore di Poesia. 1951-1997, édition établie par Maria Corti, Turin, Einaudi, 1998. Retour au texte

2 P. P. Pasolini, Una linea orfica, in « Paragone », V, n° 60, 1954, p. 83. Retour au texte

3 A. Merini, La Terra Santa, éditée par Maria Corti, Milan, Scheiwiller (coll. “All’insegna del pesce d’oro”), 1984, p. 33. La traduction française de ce recueil a été publié en 2013 : A. Merini, La Terra Santa, éd. bilingue, traduit de l’italien par Patricia Dao, préface de Flaviano Pisanelli, Vence, Oxybia Éditions, 2013, 136 p. Mais, le tout premier livre de Merini traduit en français, est sorti en juin 2009 (la poétesse mourra la nuit du 1er novembre de la même année), grâce à la sensibilité et au travail acharné de Patricia Dao (1957-2020) : A. Merini, Après tout même toi, éd. bilingue, traduit de l’italien par Patricia Dao, Vence, Oxybia Éditions, 2009, 112 p. Cette traduction a été possible grâce à l’accord de Alda Merini et de Angelo Guarnieri, poète et psychiatre, un de ses amis les plus intimes. Retour au texte

4 C. Campo, Il mio pensiero non vi lascia. Lettere a Gianfranco Draghi ed altri amici del periodo fiorentino, sous la direction de M. Pieracci Harwell, Milan, Adelphi, 2011, p. 22. Retour au texte

5 Ivi, p. 89. Retour au texte

6 Pour Margherita Guidacci, le recueil intitulé Neurosuite, Vicenza, Neri Pozza, 1970 ; pour Alda Merini, l’oeuvre en prose L’altra verità. Diario di una diversa, Milan, Scheiwiller, 1986. Retour au texte

7 A. Merini, La Terra Santa e altre poesie, édition établie par G. Spagnoletti, Manduria, Lacaita, 1984; après in A. Merini, Il suono dell’ombra. Poesie e prose 1953-2009, édition établie par A. Borsani, Milan, Mondadori, 2010, p. 224. (A. Merini, La Terra Santa, trad. française, cit., p. 76-77). Retour au texte

8 A. Merini, Ma sopprimere il tempo, in Nozze romane, Milan, Schwarz (coll. “Dialoghi col poeta”), 1955; après in A. Merini, La presenza di Orfeo (Paura di Dio, Nozze Romane, Tu sei Pietro), Milan, Scheiwiller, 1993, p. 53. Retour au texte

9 A. Merini, Accettiamo le nostre malattie la nostra pochezza, l’indole, in La Terra Santa e altre poesie, cit., p. 227. Retour au texte

10 A. Merini, La gazza ladra – Venti ritratti, in Fiore di poesia, cit., p. 137-156. Retour au texte

11 A. Merini, Vuoto d’amore, édité par M. Corti, Turin, Einaudi, 1991. Retour au texte

12 Ces portraits, ont été inédits jusqu’à 1991. Retour au texte

13 A. Merini, Mistica d’amore, Milan, Frassinelli, 2008. Retour au texte

14 A. Merini, Alda Merini, in Fiore di poesia, cit., p. 147 (sezione La gazza ladra – Venti ritratti). Retour au texte

15 A. Merini, L’Altra verità. Diario di una diversa. Milan, Schweiller, 1986 (après, Milan, Rizzoli, 1997). Cet ouvrage (sous forme de lettres, textes en prose et en vers) raconte l’expérience de l’enfermement vécue par Merini dans un hôpital psychiatrique, est sorti en traduction française en 2010 : A. Merini, L’Autre vérité : journal d’une étrangère, traduit de l’italien par Frank Merger, Paris, Édition de la Revue Conférence, 2010, 112 p. Retour au texte

16 A. Merini, Delirio amoroso, Gênes, Il Nuovo Melangolo, 1989, 1989. La traduction française est sortie en 2015 : A. Merini, Délire amoureux, éd. bilingue, traduit de l’italien par Patricia Dao, préface de Flaviano Pisanelli, Vence, Oxybia Éditions, 2011, 173 p. Retour au texte

17 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993. Retour au texte

18 A. Merini, Nel cerchio di un pensiero, Milan, Crocetti, 2005. Retour au texte

19 L. Bragaja, Nota al testo, in Nel cerchio di un pensiero, p. 75. Retour au texte

20 A. Borsani, Il suono dell'ombra, cit., p. 40. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Laura Toppan, « Flaviano Pisanelli (dir.), “Le più belle poesie si scrivono sopra le pietre”. Contributi critici sull’opera di Alda Merini », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4007

Auteur

Laura Toppan

Maître de conférences, EA 7305 L.I.S. (Littératures, Imaginaire, Sociétés), Université de Lorraine, Nancy, UFR ALL (Arts, Lettres et Langues), Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, Bd. Albert 1er - 54 000 NANCY

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