Dans La Nuit morave écrit en 2008, Peter Handke met en scène un ancien auteur qui raconte à sept de ses amis conviés à cette occasion le voyage dont il revient et qui l’a emmené en Europe de l’Est. Les convives se retrouvent embarqués le temps d’une nuit – le roman se déroulant du crépuscule à l’aurore – sur une péniche, « La nuit morave », que l’ancien écrivain désigne comme une « enclave » et sur laquelle il vit retiré depuis dix ans. Véritable nomade embarqué sur ce bateau, l’ex-auteur parcourt des espaces ouverts où tout semble appartenir au dehors, où il habite sans l'habiter, renforçant ainsi son statut d’« exterritorialité ». Il apparaît rapidement que le personnage principal est en réalité une émanation du véritable auteur et que cette exterritorialité renvoie à une auctorialité problématique, à une parole littéraire destituée et expropriée hors de ses territoires. De ce point de vue, l’Auteur est emporté par un mouvement et une mobilité qui ne lui appartiennent pas, et il se trouve livré à un processus de désidentification qui l’entraîne dans un type de devenir insaisissable que nous appellerons le « devenir-clandestin », empruntant à Deleuze l’idée que le sujet devient, au cours de ce processus, « imperceptible à [lui-même] et clandestin dans un voyage immobile […] » où le plus grand secret, « à force d'avoir perdu le visage, forme et matière » (Deleuze, Guattari 1980 : 244) dans la splendeur de l'anonymat, « n'est pas tapi à l'arrière-plan », mais « au contraire, tout nu sous notre nez. » (Janouch 1978 : 176)
Cette notion d’exterritorialité place au centre de la réflexion la question de l’auctorialité et, partant, celle du lieu de l’énonciation1. L’auteur se voit en effet dépossédé de toute autorité sur son texte et sur son dire, circonscrivant par là-même, un espace « étranger » questionnant son rapport à l’autre. Ces questions identitaires peuvent s’exprimer à travers la mémoire personnelle, collective, mais aussi par les perceptions et l’imaginaire. Cependant, malgré les rapports conflictuels entre le sujet et son double qui agit en lui, sur lui, ce nouvel espace recèle en lui des ressources créatrices d’identités nouvelles. La mise en faillite de la réalité par le sens et l’imagination, dont l’ex-auteur déplore la pauvreté chez ses compagnons de voyage, enrichit le voyage par l’ouverture du regard et de la vision. Le statut d’exterritorialité et l’entre-deux qui en découle, le fait d’être double, suscitent la peur de l’élision, la peur de la perte du « moi », autant que la difficulté d’une coupure. Entre volonté de fuite et retour à l’espace initial, la condition clandestine liée à l’exterritorialité semble attribuer à l’individu une nature insaisissable et spectrale.
1. Exterritorialité
Il convient dans un premier temps de s’attarder sur le statut d’exterritorialité revendiqué par l’Auteur. Cette notion désigne en premier lieu un principe juridique relevant du droit international et maritime comme nous l’apprend la définition du CNRTL. Il s’agirait donc à la fois d’une « fiction juridique en vertu de laquelle un État soustrait de sa compétence des portions de son territoire au bénéfice d'États étrangers ou d'institutions internationales », et d’un « privilège accordé aux navires d'être considérés en tout lieu comme une parcelle du territoire dont ils portent le pavillon » (CNRTL). Peter Handke, dont il faut rappeler la formation de juriste, n’était sans doute pas sans ignorer ces deux acceptions qu’il reprend ici tout en étendant leur application au-delà du champ juridique pour désigner ce nouveau « rapport d’extériorité, voire de négativité » tout en « ouvrant un autre espace de réflexion, un autre espace d’imagination, grâce à une relecture métaphorique et littérale du terme » (Lasalle - Weissmann 2014 : 10). Cependant, plus qu’un simple processus de « sortie, de séparation », l’exterritorialité fonde également la clandestinité même d’un être qui a « abdiqué » toute souveraineté au profit d’une présence enclavée et embarquée dans le devenir de l’Autre, d’un Tiers.
De ce point de vue, cette notion illustre parfaitement le mouvement de dérive symbolisé par cette péniche dont il est précisé qu’elle « n’était pas à l’ancre, mais simplement amarrée à des arbres ou de poteaux électriques, en sorte qu’il fût facile de dénouer rapidement les cordages »2 (Handke 2011a : 10). Dès le début du roman, Peter Handke place donc l’histoire sous le signe de la déliaison et du déracinement. Ce roman raconte en effet le voyage de l’ex-auteur dans les contrées balkaniques et trace une ligne de fuite qui met en scène une crise de l'identité qui pousse le protagoniste à fuir cette appartenance douloureuse. Ainsi explique-t-il dans les premières pages les conditions de son départ. Nous apprenons alors que, même s’il « ne le laissait pas entendre nettement : le voyage avait commencé comme une fuite, et même ensuite, quoique moins nettement, il fut un mouvement de fuite »3. Il précise ensuite que « s’il avait fui ainsi – comme il évitait ce mot pourtant ! –, c’était pour fuir une femme » qui le harcelait de lettres et le menaçait de mort et de le réduire au silence, elle était son ennemie mortelle qui « non seulement détestait son genre et sa manière, mais plus généralement le fait même qu’il existe ; son existence4. » (Handke 2011a : 30) Plus encore que les menaces cependant, c’est l’altérité même qui provoque cette angoisse profonde et qui l’ébranle profondément, lui qui « était si dépendant, jugeait-il, des horizons vastes, en éprouvait supposément un tel besoin, il redécouvrait dans cette masse humaine, les horizons proches, très proches, les horizons étroits. C’était en effet […] une redécouverte ; des retrouvailles. »5 (Handke 2011a : 42) Aliéné à l'ordre social, à l'ordre du savoir, à l'ordre des pères, engagé dans un processus de redéfinition de soi incertain, le personnage handkéen vit dans un état d'insécurité ontologique permanent dont la solution semble être l'évasion dont Levinas dit qu'elle désigne le « besoin de sortir de soi-même, c'est-à-dire de briser l'enchaînement du moi à soi » (Levinas 1998 : 98). Celle-ci en effet, en tant qu'arrachement à l'existence indéterminée, s’impose comme un moyen de s’affranchir du lien essentiel qui relie le sujet à son existence. Elle apparaît comme une nécessité qui peut seule permettre à l’individu de devenir effectivement un sujet singulier. Produire de la différence, ne plus être pris dans les simulations, les simulacres, se libérer des faux-moi et autres constructions imaginaires qui finissent par aliéner le sujet qui cède à ses représentations, tels sont les enjeux principaux de ce voyage dans le récit.
En rupture avec ses repères identitaires et communautaires, le personnage principal éprouve en premier lieu un sentiment de disjonction qui, loin de le soulager enfin du poids de l’héritage, relance, sous une autre forme, le mouvement de la transmission, de la filiation et de la responsabilité. Cette expérience vient de ce que le passé et l’histoire dont les personnages sont les héritiers ne leur appartiennent pas ou plus, ne sont pas accessibles sous une forme cohérente, compréhensible ni même représentable : « (au reste chez nous, et depuis longtemps déjà, il n’y avait plus rien à hériter, du moins de cette sorte ; il n’y avait jamais rien eu). »6 (Handke 2011a : 40) La responsabilité s’opacifie, se condense en énigme qui transgresse l’ordre du récit et du voyage. Après avoir quitté le village et être arrivé au sommet de la colline qui surplombait l’enclave, le bus passe un barrage de sécurité. Le narrateur constate néanmoins que « [pendant] ce temps les gens du car, excepté lui, ne semblaient pas du tout remarquer ce qui se passait autour d’eux. Ou alors ils n’avaient d’yeux que pour leur but, et il était situé là-bas en lisière de l’étendue vide. »7 (Handke 2011a : 62) Le personnage se distingue ici par un autre regard, un regard qui, en s’attachant aux détails, met en crise la réalité et en dévoile les fêlures profondes. Ces éléments qui portent la trace du deuil et de la faute soulèvent les plis de l’histoire individuelle aussi bien que collective. Ils mettent à jour les impasses, les zones d’ombre ou autres angles morts derrière lesquels se cachent d’autres vérités, d’autres contenus mémoriels contenus à l’état latent dans le réel. Parce que « le fantôme qui revient hanter est le témoignage de l’existence d’un mort enterré dans l’autre » (Abraham, Torok 2001 : 431), il engendre une inadéquation de soi à soi, c’est-à-dire d’une présence différée à soi-même.
2. Le double dans la langue
Parti en quête de soi, sous l’impulsion de la fuite moins de la femme que de soi-même, le personnage semble échouer dans sa quête identitaire. En témoigne l’une des scènes finales dans laquelle l’auteur autrichien reprend de manière déceptive le chant XVII de L’Odyssée dans lequel Ulysse, revenu à Ithaque, mais transformé par les soins d’Athéna en un vieillard misérable, est reconnu par le fidèle chien Argos. Souvent considérée comme le paradigme du principe de reconnaissance8, cette scène se solde ici par une expérience dysphorique. Cependant, si les sémata ne servent pas, comme dans le poème homérique, à une reconstitution et une fixation de l’identité, ils signalent la clandestinité de l’être qui n’est exprimable que sur le régime de la spectralité et de la survivance contenues dans le langage :
Et ce qui restait, ce qui s’incarnait, qu’était-ce pour lui ? Ce qui lui restait de chaque livre de nuit, c’était une saveur. Le livre existait quelque part ; ce n’était pas une Fata Morgana nocturne ; il durait ; il en goûtait la saveur. Et ce goût chaque fois avait aussi un avant-goût. Et il y avait quelque chose encore qui lui restait de la nuit : un mot du temps arabe de l’auteur, et qui signifiait « passer la nuit en palabres », et c’était samara. Encore, après Stara Vas et Samarkand, les trois a.9 (Handke 2011a : 395)
L’Auteur délivre dans ce passage sa vision de la littérature, de ses pouvoirs, de ses fonctions et rejoint sur ce point la figure du poète Juan Lagunas dont l’ex-auteur fait la connaissance après le symposium sur le bruit et le silence. Ce personnage, dont les traits sont empruntés à Antonio Machado, expose une conception similaire de la poésie : « Fut un temps où nous avions une patrie : nous pouvions nommer. Car il y avait pour tout un nom, pour chaque moment de la vie, y compris ceux qui se répétaient. Nous pouvions nommer la mère, et le fils. Mais cette époque est passée et ne reviendra plus jamais. »10 (Handke 2011a : 103)
Derrière la critique du langage et d’une langue dénaturée, falsifiée par les discours médiatique et journalistique11 notamment, s’esquisse une promesse de bonheur et de rédemption dans la puissance du nom et de nomination (« Benennung ») de la parole littéraire. Aussi le « signe privé de sens » laisse-t-il entrevoir l’espoir et la possibilité d’un chant de la terre, la reconquête d’un alphabet et d’une autre langue. Citant dans Les Coucous de Velika Hoča le premier vers de la deuxième version du poème Mnémosyne d’Hölderlin : « Un signe, tels nous sommes, et de sens nul », l’auteur autrichien explique que cette « absence de sens perdure », qu’elle est la « partie persistante de ce qui reste, de ce qui survit ; en tout cas, maintenant et maintenant en moi » et qu’il souhaite la transmettre « ici et maintenant »12 (Handke 2011b : 75). La rémanence du secret que constitue le mystère de ces trois « a », posé dès la phrase liminaire du roman – « Chaque pays a sa Samarkand et sa Numancia »13 (Handke 2011a : 9) – illustre suffisamment la présence clandestine d’un Autre, qu’il s’agisse d’une langue autre, d’une voix ou de la communauté à travers le poids de la faute et de l’héritage. Tous ces éléments dévoilent la clé de l’être et surtout le véritable motif de la quête qui consiste moins dans un processus de reconnaissance visant à couronner l’unicité et la totalité de l’identité retrouvée, que dans la capacité à rendre visible, à travers les signes et les résonances qu’ils laissent dans le réel, tout un réseau de traces, de survivances propres à l’Autre, ce Tiers qui hante les écrits handkéens.
L’abdication de l’ancien auteur fonde le propre d’une langue et d’une parole elle-même différentielle, transformant le récit en un étrange monologue : « Et c’est alors que ce qu’il percevait à chacun de ses pas se changea en lui en monologue, silencieux encore, pas un soliloque, mais des paroles qu’il adressait sans cesse à la ‘personne de confiance’ lointaine (dont nous aurions) désormais voulu savoir le nom. »14 (Handke 2011a : 203) La crise identitaire subie par le personnage conduit à une scission à l’intérieur du moi. Cette disjonction brise le solipsisme de l’individu et fait émerger une logique différentielle qui gouverne désormais l’écriture et la langue. Dans un entretien, Peter Handke explique à Michael Kerbler la manière dont il concevait la « patrie » :
L’écriture est ma patrie, […], celle qui est pleine de dangers. Et il y a aussi une autre patrie qui m’est chère, c’est le village, ou ce qu’il en reste, où je suis né. Et ensuite, il y a peut-être aussi une autre patrie que j’affectionne, mais peut-être un peu moins et qui me semble parfois très loin, circonscrivant un périmètre plus large autour du village ; et enfin, bien sûr, une autre qui est l’Autriche.15
Au centre des cercles concentriques que constituent les trois sphères de la patrie à ses yeux, se trouve donc la cellule germinale de l’écriture et de la langue. Le voyage effectué par l’Auteur dans La Nuit morave illustre parfaitement ce repli sur la langue comme particule la plus infime et la plus intime contenant le secret de l’être.
L’inappropriabilité de ce qui n’est pas « mien », de ce dont on ne peut disposer en maître, comme un objet ou un instrument, ne suffit pas à faire de ma langue une « langue étrangère » qui continue de hanter le sujet. Cette situation rappelle fortement celle vécue par Derrida qui accrédite ce statut au monolingue. En effet, les situations de multilinguisme présentes dans les textes, qu’elles soient personnelles ou culturelles, ou plus simplement la présence d’autres langues et dialectes que l’on peut recenser (le slovène et l’arabe essentiellement), loin d’être des faits isolés et anecdotiques, ne permettent pas d’objectiver et en quelque sorte d’extérioriser la langue dans laquelle on pense, on parle. Jacques Derrida a développé ce thème, sur un mode paradoxal, dans son livre Le Monolinguisme de l’autre. Selon lui, tout sujet parlant, qu’il possède un patrimoine linguistique simple ou métissé voire polyglotte, est constitué d’un monolinguisme essentiel qu’il définit en ces termes :
Le monolinguisme dans lequel je respire, même, c’est pour moi l’élément. Non pas un élément naturel, non pas la transparence de l’éther, mais un milieu absolu. Indépassable, incontestable : je ne peux le récuser qu’en attestant son omniprésence en moi. Il m’aura de tout temps précédé. C’est moi. Ce monolinguisme, pour moi, c’est moi. Cela ne veut pas dire, surtout pas, ne va pas le croire, que je sois une figure allégorique de cet animal ou de cette vérité, le monolinguisme. Mais hors de lui, je ne serais pas moi-même. Il me constitue, il me dicte jusqu’à l’ipséité de tout, il me prescrit, aussi, une solitude monacale, comme si des vœux m’avaient lié avant même que j’apprenne à parler. Ce solipsisme intarissable, c’est moi avant moi, à demeure.
Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler, tant que parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu ; jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité. (Derrida 1996 : 14)
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aux yeux de Derrida « ma » langue est toujours le lieu d’une ipséité paradoxale. Le seul espace où le sujet puisse s’affirmer symboliquement comme soi-même le précède et lui vient d’autrui. Cependant plutôt que de sceller la disparition ou l’effacement de l’individu, celui-ci se dédouble et devient marginal à lui-même : « En disant que la seule langue que je parle n’est pas la mienne, je n’ai pas dit qu’elle fût étrangère. » (Derrida 1996 : 18)
3. Le traumatisme initial
Ce qui apparaît ici, c’est donc une autre Loi, c’est la Loi de l’Autre, ce que Derrida appelle l’hétéronomie de la Loi constitutive de tout individu. La responsabilité de la faute et de la dette entraîne un brouillage de toute transparence du sujet à lui-même, fondant ainsi la nature fantastique propre au clandestin et au spectre. Au début du texte, l’auteur raconte comment les invités sont venus sur le bateau. Il s’attarde sur cette invitation qui ressemble davantage à une demande, à une injonction. Les invités ont été réveillés au milieu de la nuit, mais de différentes manières. Certains tout simplement par téléphone, d’autres ont reçu la visite, la nuit, d’un messager qui, pour signaler sa présence, frappait à la porte ou jetait des « gravillons » à la fenêtre. Enfin, l’un d’entre eux, raconte que, allongé dans son lit, les fenêtres grandes ouvertes, « il fut tiré de son sommeil par un clignotement comme impérieux, celui de l’enseigne lumineuse au loin sur les prairies », installée sur le bateau, avouant par la suite la nature indéterminable de cette peur qui vient hanter l’invité : « Réveillé en sursaut ? Peut-être. Mais alors ce n’était pas un sursaut ordinaire. Et d’une façon ou d’une autre le réveil avait eu lieu ainsi sans paroles : chacun de nous se sentit saisi aux cheveux par cet appel, avec douceur comme sans douceur. »16 (Handke 2011a : 12) Cette « sur-vision », qui se manifeste dans un premier temps comme aveuglement, est le signe de l'interpellation qui fonctionne comme injonction éthique adressée au sujet. Celui-ci subit alors le traumatisme primaire que constitue l'emprise initiale de l'Autre. Tiraillé entre la terreur primaire et « l’attente d’un vis-à-vis », nous assistons à une « scène pré-ontologique » où le sujet s'inaugure, pour ainsi dire, à travers une « atteinte » ou un « toucher » persécutif qui fonctionne de manière inconsciente, a-causale et sans suivre aucun principe. » (Butler 2007 : 89)
La démarche d'écriture handkéenne s'apparente à un travail de deuil qui prend son origine dans un sentiment de culpabilité né d'une mémoire trop lourde à porter dont il ne peut d’ailleurs percer à jour les raisons, les motifs : « Nous autres nous demandions les raisons d’une telle haine. Lui-même n’avait pas d’explication. Mais il n’en voulait aucune. Ce n’était pas nécessaire ; la question ne se posa pas à lui une seule fois. Dès l’enfance il avait compris qu’il attirait la haine, sans même une raison. »17 (Handke 2011a : 31) Cette mémoire apparaît en effet sur le mode singulier du choc ou de l’intrusion, à la manière de ces manifestations d’arrivance évoquées par Derrida et qui, conformément à la loi de l'hétéronomie18, provoque et accentue chez l’ex-auteur le sentiment de dépossession de soi. Dans ces passages, l’angoisse qui s’insinue, qui envahit de son malaise vague le personnage renvoie à « l’inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche) dont parle Freud (Freud 2020), c'est-à-dire à cet intime qui surgit comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant : c'est le familier étrange, le non familier intime. Cette terreur qui déclenche le récit coïncide avec l’appel qui signale le rassemblement (« L’appel venait de la rive de Porodin19 ») (Handke 2011a : 10) et qui se transforme en cri, provoquant une angoisse existentielle dont il est malgré tout difficile de localiser l’origine. Il s’agit d’une expérience du surgissement qui est dessaisissement du sujet face à ce qui le dépasse, ce qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté. Cette responsabilité infinie explique le rôle joué par la femme qu’il fuyait au début, qu’il a retrouvée lors de son voyage et qui l’a suivi à son retour. Elle apparaît en effet comme la trace de cette infinie responsabilité :
Dans un rêve son visage m’est apparu nettement. – Et comment était-il ? – Loin d’être aussi laid que celui de cette femme, la lectrice, dans une histoire de Stephen King, je crois, qui prend en otage l’auteur que le hasard lui livre et veut finalement le tuer. Assez belle. Plutôt belle. Franchement belle.20 (Handke 2011a : 33)
Cette dimension fantastique nous conduit à la notion de « revenance » dont Roger Bozzetto dit que « [loin] de ne référer, comme on pourrait l’imaginer, qu’à des revenants ou des fantômes, cette notion renvoie aux différentes figures par quoi se manifeste ce qui, du passé, fait retour comme par un rêve ou un cauchemar. » (Bozzetto 2001 : 56)
Il faut alors s’interroger sur l’origine de ce retour du passé dans nos récits et sur les liens qu’il tisse avec une forme « d’indicible, une parole non-dite, un secret, une mort. » (Bozzetto 2001 : 56) Le passé revient comme dans un « rêve » ou un « cauchemar », comme le surgissement de ce que l’on n’attendait pas ou plus, et ce sans être convoqué. Le traumatisme initial qui fonde le sujet est avant tout exposition à l’Autre, une exposition qui est avant tout inversion de la visée intentionnelle, c’est-à-dire retournement de « la visée à la blessure » puisqu’elle
retourne, comme à travers l’ambiguïté du baiser, du saisir à être pris, de l’activité du chasseur d’images à la passivité de la proie, de la visée à la blessure, de l’acte intellectuel de l’appréhension à l’appréhension en tant qu’obsession par un autre qui ne se manifeste pas. En deçà du point zéro qui marque l’absence de protection et de couverture, la sensibilité est affection par le non-phénomène, une mise en cause par l’altérité de l’autre, avant l’intervention de la cause, avant l’apparoir de l’autre. (Levinas 1996 : 121)
Le traumatisme ainsi conçu signifie que l’apparaître d’autrui se distingue de toute autre perception, dans la mesure où la venue précède ma visée :
Le prochain comme autre ne se laisse précéder d’aucun précurseur qui dépeindrait ou annoncerait sa silhouette. Il n’apparaît pas. Quel signalement enverrait-il au-devant de moi, qui ne le dépouillerait pas de son altérité exclusive ? S’absolvant de toute essence, de tout genre, de toute ressemblance, le prochain, premier venu, me concerne pour la première fois […] dans une contingence excluant l’a priori. Ne venant confirmer aucun signalement à l’avance délivré – en dehors de tout a priori – le prochain me concerne par sa singularité exclusive sans apparaître. (Levinas 1996 : 137-138)
« Le prochain comme autre » est ce que l’on ne peut pas viser, ce à quoi l’on ne peut pas se préparer parce que relevant de l’inattendu et de la visitation. Si la sensibilité est extrême vulnérabilité chez Levinas, c’est parce qu’elle abolit la distinction entre protection et absence de protection : elle est exposition, ou plus précisément, un « Avoir-été-offert-sans-retenue », « comme si la sensibilité était précisément ce que toute protection et toute absence de protection supposent déjà : la vulnérabilité même ». (Levinas 1996 : 121)
4. Aventure du clandestin
Aventure de l’auteur et de l’écriture, la dynamique de l’aventure trouve son origine dans cette responsabilité nouvelle. Alors que l’expérience traditionnelle de la responsabilité relève de l’intentionnalité, de la subjectivité, de la liberté ou de la décision, celle nouvelle forme de responsabilité, nous explique Jacques Derrida dans un entretien avec Jean-Luc Nancy, convoque le spectre, et pour cette raison « elle doit rester incalculable, imprédictible, imprévisible, non programmable » (Guibal – Martin 2004 : 179). Le philosophe précise aussi qu’elle est infinie, s’exerce dans le passé comme dans l’avenir et n’obéit à aucune règle : « J’ai de la responsabilité à l’égard de ce que, de ceux que, de celles que je ne connais pas encore. Non seulement les morts, qui ne sont plus là, ou qui reviennent sous une forme ou sous une autre, comme les fantômes, etc., mais ceux qui ne sont pas encore nés. » (Guibal – Martin 2004 : 185) La littérature handkéenne est hantée par le secret, et c’est ce secret qui entretient des liens étroits avec la responsabilité parce que ce secret obéit à la règle de l’événement et à son caractère imprévisible :
Le fait d’être à l’extérieur est une forme du fait d’être à l’intérieur, quoique par un long et inhabituel détour. Grâce à cette position psychique, l’aventure a, pour le souvenir, les couleurs du rêve. […] Ce que nous désignons par les mots « comme en rêve » n’est rien d‘autre qu’un souvenir qui se relie avec peu de fils, en tant qu’expérience originale au processus vital unitaire et habituel. Nous localisons notre incapacité à subordonner à celui-ci un vécu, d’une certaine façon par la représentation du rêve en lequel ce vécu aurait eu lieu. Plus une aventure est « aventureuse », plus elle accomplit purement son concept et plus son souvenir devient pour nous « comme en rêve ». Et elle diverge souvent tellement du point central du moi et du cours cohérent de la vie dans sa totalité que nous pensons à l’aventure un peu comme si c’était un autre qui l’avait vécue ; on exprime combien elle s’est éloignée de cette totalité dans notre esprit à l’idée de lui donner un autre sujet qu’à cette totalité. (Simmel 2004 : 421)
La parenté entre l’aventure et le rêve nous le dit assez : l’aventurier n’est pas balloté par les événements : il bifurque selon les opportunités qui se présentent à lui, d’une certaine façon il se laisse porter par les circonstances et semble céder à l’improvisation du moment, mais c’est aussi en raison de son tempérament, de son histoire et de l’idée qu’il se fait de la vie qu’il se lance. L’aventure mêle ainsi la contingence événementielle à la nécessité intérieure.
Comme l’a montré la scène du bus, le nouveau regard, propre à l’être clandestin et exterritorial, révèle les espaces intermédiaires, les potentialités et surtout les oublis, les angles morts de l’H/histoire. Il a pour principal effet de délinéariser le trajet. Contrairement à ses compagnons de voyage, l’ex-auteur arrête son regard sur les détails qui échappent à la plupart. La sinuosité du trajet traduit la découverte de l’aventure qui fait bifurquer les chemins et multiplie les rencontres, inscrit des fissures dans le réel pour en exhumer les latences, la clandestinité de la réalité qui se dissimule au regard. Comme l’explique Simmel, l’exterritorialité est toujours conditionnée au regard de l’étranger, à cet observateur situé à la frontière entre le dedans et le dehors, installé sans être jamais ancré. Le devenir clandestin de l’Auteur correspond donc aussi au dévoilement de la clandestinité du réel, de ses menaces et de ses dangers qui transforment le voyage en aventure. Peter Handke insiste d’ailleurs sur ce point lorsqu’il écrit qu’il « lui [l’ancien auteur] fallait d’innombrables obstacles ou, ce qui revenait au même, il s’imaginait ceux-ci. Sans les obstacles et les problèmes, ce récit nocturne n’aurait eu aucun sens. […] Il fallait qu’il se débrouille avec les cercles qu’il traçait (ce qui ne signifiait pas que les cercles, ou même un seul cercle, devaient se refermer). »21 (Handke 2011a : 29)
Cette entreprise aventureuse consiste donc à délinéariser la spatialité, mais aussi la temporalité du récit. Outre le parcours rectiligne et balisé, le clandestin défait également la cohérence du monde et brouille les catégories traditionnelles, telles que le principe d’identité et de non-contradiction, qui régissent son intelligibilité. Les seuils, en tant que sites transitoires, lieux intermédiaires déterminent un cadre spatio-temporel qui permet à la fois la distance et la proximité, ainsi qu’un moment provisoire, un temps en suspens ménageant transitions et mutations. Le personnage, en s’ouvrant à l’inconnu et à l’imprévu, s’oriente dans l’instant et introduit une temporalité relevant du kairos, ce temps de l’instant qui, en brisant la linéarité temporelle, permet de retrouver, dans « l’extemporanéité de l’improvisation » (Jankélévitch 2017 : 13), toute l’épaisseur de l’événement considéré ici à la fois comme unité minimale du récit, et comme moment éthique de séparation de la conscience et d’effraction de l’Autre. Le cri qui retentit comme un appel et qui donnera l’impression à tous les convives d’être saisi par les cheveux est émis depuis l’autre rive et prend une tonalité lévinassienne. En effet, le philosophe formulait en des termes similaires la survenue inattendue de l’autre : « Seul le sens d’autrui est irrécusable et interdit la réclusion et la rentrée dans la coquille du soi. Une voix vient de l’autre rive. Une voix interrompt le dire du déjà dit » (Levinas 1996 : 230). Il exprimait par cette image un phénomène que l’on observe également dans le roman : c’est en brisant la totalité, la forclusion narcissique de la subjectivité que s’ouvre l’ordre de l’événement. Le sentiment éprouvé les convives d’être saisi par les cheveux – qui renvoie à l’une des représentations habituelles du dieu Kairos, dieu de l’occasion et de l’opportunité qu’il « faut saisir par les cheveux »22 lorsqu’elle se présente – signale la puissance altérante de cette parole qui crée, par son refus de toute « ponctualité servile »23 (Handke 2011a : 15), le moment différentiel de la séparation au cours duquel le sujet, plutôt que de s’enraciner dans l’être, est investi dans son unicité. Pris dans les aventures de son voyage, l’Auteur devient alors clandestin à lui-même, il n’est plus qu’un seuil, un lieu de circulation et de passage, « à la fois dedans et dehors, […] à la fois extérieur au drame comme l’acteur, et intérieur à ce drame, comme l’agent inclus dans le mystère de son propre destin ». (Jankélévitch 2017 : 17)
5. La voix au pluriel
Pris dans les rets complexes qui tissent les relations entre soi et l’ipséité, il faut donc, comme nous y invite Alain Montandon, considérer le rapport à l’Autre comme une auto-hospitalité qu’il définit comme suit :
Le terme d'autohospitalité – qui sans doute n'est pas très euphonique – désigne ce phénomène qui est l’accueil, accueil de soi, de soi comme autre, ce qui présuppose cette distance fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi. Parler du dialogue de soi avec soi-même, c'est non seulement faire place à une thématique du double et de l'« altérité – je est un autre - , mais aussi mettre en évidence et en lumière un écart, l'écart de soi avec soi-même dans de multiples perspectives (y compris psychanalytiques). (Montandon 2004 : 7)
Le critique français poursuit sa définition conceptuelle à partir de Levinas, en s’appuyant notamment sur l’idée que « le sujet est un hôte » (Levinas 1971 : 276). L’ambiguïté du terme français, désignant à la fois la personne qui accueille et l’invité, n’enlève rien à l’idée principale établissant que le sujet ne se définit pas par lui-même, c’est-à-dire en s’identifiant à quelque chose qui serait en lui, mais par un geste d’hospitalité envers un autre, étranger et extérieur à lui-même. Une telle idée revient à poser et supposer une conscience qui se définit avant tout par son intentionnalité. Or, comme nous venons de le voir, Peter Handke construit ses personnages et le récit autour d’un sujet spectral qui exproprie la voix hors de son dit et destitue le sujet. La mise en scène de cette voix expropriée, de cette destitution du sujet et, partant, de la mise en déroute de la subjectivité telle qu’on la concevait jusque-là transforme la subjectivité du sujet en seuil et la parole en geste d’hospitalité ouvrant l’être aux autres voix : l’abdication et l’abandon de toute prérogative souveraine sur le récit ne condamne pas la parole de l’ancien auteur à l’effacement, mais délègue ou partage son auctorialité avec ses convives qui deviennent co-responsables du récit :
Voici comment se déroula le récit des étapes ou stations de son circuit, toute la nuit : à chacun de ceux qui l’avaient accompagné il faisait signe de commencer, puis il – enchaînait ? sitôt qu’ils lui avaient donné l’attaque. De temps en temps […], il leur enjoignait de continuer de sorte que ces deux voies différentes, si on les avait entendues par exemple de loin, formaient, pour ces moments de transition, quelque chose comme une conversation, un dialogue, harmonique, et qui sans doute s’accordait bien à cette nuit sur le fleuve […].24 (Handke 2011a : 27)
Cette ouverture du sujet éclaire la construction narrative du texte qui tend à obscurcir le dire de chaque voix pour les convoquer au sein d’un grand récit nocturne et collectif où s’énonce bien plutôt la singularité plurielle de cette polyphonie. En effet, en bouleversant la relation proxémique qui se trouve au cœur de la pensée de l’accueil et de l’hospitalité, en abolissant les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, l’auteur autrichien jette les bases d’une nouvelle économie de la relation favorisée par le dispositif de la métalepse qui, en tant que « forme de transit » et « passage d'un niveau narratif à un autre » (Genette 1972 : 243) permet l’accueil et la circulation des différentes voix qui tissent ensemble le récit.
L’accueil de la voix, c’est donc aussi la possibilité d’une autre écoute. C’est là l’enjeu du passage racontant le symposium sur le bruit. L’ex-auteur, au cours de son voyage, s’est en effet rendu en Espagne, pour participer à un grand rassemblement ayant pour objet le et les bruits. Cependant, au lieu d’y trouver une assemblée de scientifiques et de spécialistes, il se retrouve au milieu de représentants de minorités ethniques dont la plupart, à l’image des Indiens par exemple, ont été dépossédés de leur histoire aussi bien individuelle que collective. La malédiction d’Hamlet et de son commerce avec les spectres ne consiste donc pas seulement à hériter d’une responsabilité synonyme de disjonction et d’effacement, mais aussi à mettre en place un cadre, un dispositif permettant d’entendre et de répondre aux injonctions du passé. La voix du spectre dans La Nuit Morave n’est pas simple, univoque. Les contradictions et l’hétérogénéité qui la composent enjoignent à Hamlet de répondre certes, mais surtout de discuter avec les différentes voix du spectre, de s’entretenir avec elles et finalement de s’engager à sa façon bien singulière que l’on pourrait définir de la manière suivante :
(il) accueille l'énigme de l'être sans que celle-ci puisse apaiser la sienne propre. (il) se prononce sans qu'il y ait position ou déposition d'existence, sans que la présence ou l'absence l'affirme, sans que l'unité du mot vienne le dégager de l'entre-deux où il se dissémine. (il) n'est pas « cela », mais le neutre qui le marque (comme (il) appelle au neutre), le reconduit vers le déplacement sans place qui le destitue de tout lieu grammatical, sorte de manque en devenir entre deux. (Blanchot 1980 : 52)
Cette troisième personne du singulier, ce que Blanchot met entre parenthèses correspond parfaitement au narrateur, à cette voix embarquée dans un voyage où il s’agit pour elle de revenir à la présence. Cependant, il ne s’agit pas d’une présence pleine et souveraine, mais d’une présence disséminée, comme nous l’indique Blanchot. Il est maintes fois fait allusion à la destitution de l’autorité, à son « abdication » qui, loin de sceller son impuissance et son impossibilité, à dire le monde, l’histoire et finalement, à se dire soi-même, exploite les potentialités du neutre, de ce troisième genre qui n’est ni ceci, ni cela. Dans son « Cours sur le Neutre au Collège de France », Roland Barthes explique en effet que la voix est « un faux bon sujet », « un objet qui résiste, qui suscite des adjectifs (voix douce, prenante, blanche, neutre, etc.) mais rien de plus » (Blanchot 2015 : 113). Il s’agirait alors d’une voix au sens heideggérien du terme, c’est-à-dire oscillant entre « Stimme » et « Stimmung », entre rappel à soi-même et projection dans le monde, proférée depuis un nœud chiasmatique entre l’Autre et soi-même d’où résonne, telle une basse continue, une voix située en-deçà du discours. Ce pli de l’être se fait entendre la voix clandestine d’un autre qui parle à travers l’énonciateur. Ainsi la voix désigne-t-elle chez Jean-Michel Maulpoix
la place [du sujet lyrique] laissée vide, la place que chacun aspire à occuper, c’est-à-dire la place même de la voix, telle qu’elle constitue un lien invisible avec l’autre, une issue de soi, telle qu’elle signe et signale le plus propre, mais demeure cependant insaisissable, évanescente dès lors qu’elle n’est pas inscrite. Le sujet lyrique, c’est la voix de l’autre qui me parle, c’est la voix des autres qui parlent en moi, et c’est la voix même que j’adresse aux autres. (Maulpoix 1998 : 47)
Le poète français évoque ici le ventriloquisme propre à l’être clandestin dont « les lèvres fermées, le regard noir et fixe » font retentir une voix comme provenant du « ventre d’une momie ; non, pas d’un ventre, pas d’un intérieur quelconque ni même de l’air : la voix sans voix, la même depuis plus de vingt-cinq ans. »25 (Handke 2011a : 230)
Conclusion
L’être clandestin dans La Nuit morave est cet être qui hante le sujet depuis le traumatisme initial inscrit au cœur de la subjectivité. Le personnage fait très tôt l’expérience d’une dissociation de soi à soi, d’une disjonction qui embarque dans ce mouvement de dérive tous les convives. Le poids de la faute et de la responsabilité, l’héritage qui dépossède dès l’enfance l’être de son histoire aussi bien individuelle que collective, ouvre cependant un tiers espace, une enclave qui, située à la jointure des mondes des vivants et des morts, se fait accueil et caisse de résonance. Conjurer les spectres qui hantent le sujet et le dire, c’est aussi amorcer un travail de deuil qui vise moins à surmonter la douleur indépassable, irréductible, qu’à accueillir ces voix qui traversent la conscience assiégée et traumatisée de l’individu. Si la clandestinité de l’être déchire le réel et en exhibe les béances, les anfractuosités, elle se caractérise surtout par un « bruit visuel » que seule une poétique de l’écoute permet de mettre en scène. Saisir « l’écart tremblant et la dissymétrie » entre le soi l’Autre reviendrait à s’orienter vers le sonore qui « apparaît et s’évanouit jusque dans sa permanence » pour donner à l’être clandestin « une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une ondulation dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » (Nancy 2002 : 14-15)