Un clandestin espagnol en Espagne : le personnage du morisque Ricote dans le Don Quichotte de Miguel de Cervantès (1615)

  • A Spanish alien in Spain: the morisco Ricote in the Second Part of Cervantes’ Don Quixote (1615)

Résumés

1492 est une année clé pour l’Espagne : c’est celle de la fin de la Reconquista, avec la prise de Grenade, de l’expulsion des Juifs de la Péninsule, et du premier voyage de Christophe Colomb en Amérique. Tout au long du siècle suivant, l’Espagne fait face à une multitude de reconfigurations et cherche à se définir, avant tout, comme un royaume chrétien ; après la minorité juive, l’autre grande minorité religieuse du pays, celle des musulmans, doit alors choisir entre la conversion ou l’exil. A l’orée du XVIIe siècle, cependant, c'est un processus encore inédit qui se met en route : la monarchie décide d’expulser du territoire espagnol tous les morisques, c’est-à-dire les descendants des derniers musulmans du royaume grenadin qui se sont convertis au Christianisme de manière plus ou moins volontaire selon les cas et les régions. La mesure fait polémique : ce sont des Espagnols chrétiens que l’on prétend bannir. Selon des estimations récentes, ce sont 275 000 morisques qui prennent alors le chemin de l’exil. Pourtant, de ceux-là, beaucoup vont revenir en Espagne, malgré les décrets d’interdiction et les risques de sanctions : ils sont obligés de se cacher, de se faire discrets, et ils deviennent ainsi des clandestins dans leur propre patrie. Le phénomène des retours clandestins des morisques est amplement documenté par la critique ; nous en avons aussi des témoignages significatifs dans les textes législatifs de l’époque, ainsi que dans des œuvres littéraires. L’un des romanciers les plus connus de cette période, Miguel de Cervantès, s’empare de ce problème d’actualité dans la seconde partie, très attendue par le public, de son Don Quichotte. Au chapitre 54, en effet, l’un des personnages principaux, Sancho Panza, rencontre sur la route aragonaise un ancien voisin, Ricote, un morisque qui a dû quitter l’Espagne et qui est revenu clandestinement, à la recherche d’un trésor qu’il a laissé enterré et de sa famille. Ce travail cherchera tout d’abord à approfondir la figure de Ricote (de quelles façons les stigmates de l’exil et de la clandestinité se révèlent-ils en lui ? Comment, et à partir de quels éléments, son identité diffractée se reconfigure-t-elle ?), mais aussi à déterminer les enjeux de la mise en scène de la clandestinité par Cervantès, dans cette oeuvre de grande diffusion et de grand succès public : est-elle en mesure de proposer une autre vision de l’altérité morisque ? En quoi le personnage de Ricote se singularise-t-il par rapport à ses homologues littéraires, et qu’apporte cette vision du clandestin à la problématique morisque ? Enfin, dans quelle mesure cet épisode, qui fait de la question de la clandestinité sa pierre de touche, se constitue-t-il, paradoxalement, en une matrice au sein de laquelle se cristallise une nouvelle conception de la fiction, celle qui fera son chemin, après le Don Quichotte, sous la forme du roman moderne ?

1492 is a watershed for Spain: the year marks the end of Reconquista with the conquest of Granada, the expulsion of the Jews from the Peninsula and the first voyage of Christopher Columbus to America. Throughout the following century, Spain went through a series of historical shifts, seeking above all to define itself as a Christian kingdom. The Jews first and then the Muslims, the second predominant religious minority in the country, had to choose between conversion and exile. At the turn of the seventeenth century, however, an unprecedented process was set into motion: the monarch decided to evict all the Moriscos from Spain. Depending on cases and regions, the descendants of the last Muslims of the Granada kingdom had converted to Christianity more or less under duress. The decision was a controversial one as the Moriscos facing banishment were Spanish Christians. According to recent research, an estimated 275,000 Moriscos went into exile. Many of them came back to Spain in spite of the prohibition decrees and the risks of sanctions: they had to hide and pass unnoticed, thus becoming illegal aliens in their own homeland. Historians have amply documented the clandestine return of the Moriscos. Significant testimonies are to be found in contemporary legal texts and literary works. Miguel de Cervantes, one of the period’s most famous novelists, tackled this topical subject in the long-awaited second part of Don Quixote. In chapter 54, Sancho Panza, one of the protagonists, meets a former neighbour on the road to Aragon: Ricote, a morisco who had to leave Spain and has returned illegally, in search of a treasure he has buried and of his family. This essay seeks first of all to examine how the character of Ricote embodies the signs of exile and clandestinity, and how his fragmented identity is reconfigured. It also explores how Cervantes addresses and stages clandestinity in Don Quixote, a highly successful work that had a wide circulation. Does Quixote offer a specific vision of Morisco identity? How does Ricote stand out in relation to his literary counterparts? How does Cervantes’s vision of clandestinity tie into the topic of Morisco identity? The essay will also consider this episode underscored by the topic of clandestinity as a model for a renewed conception of fiction that would shape the modern novel in the wake of Don Quixote.

Plan

Texte

Introduction

1492 est une année clé pour l’Espagne : c’est celle de la fin de la Reconquista, de l’expulsion de la communauté juive, et du premier voyage de Christophe Colomb en Amérique. Ces événements fondamentaux, et les reconfigurations qu’ils entraînent au siècle suivant, obligent l’Espagne à se poser la question de son identité. En d’autres termes, il s’agit de se demander qui sera intégré au corps social en formation, et qui en sera rejeté et rendu illégal ; c’est la religion qui servira de critère discriminant, puisque ce grand royaume, à l’aube du XVIe siècle, cherche à se définir, avant tout, comme chrétien. Or, malgré l’expulsion des Juifs et la chute de la dernière enclave musulmane, l’altérité religieuse perdure en Espagne, puisque les habitants de l’ancien royaume de Grenade ont été autorisés à conserver leur foi, selon la politique qui avait été appliquée tout au long de la Reconquista dans le reste du pays. Cette tradition de cohabitation, vieille de plusieurs siècles1, ne peut cependant pas survivre à 1492 ; la politique initiale des Rois Catholiques se réoriente donc dès les premières années du XVIe siècle, avec les baptêmes de masse organisés à Grenade par le Cardinal Cisneros. Tous les Musulmans du royaume sont progressivement convertis, de gré ou de force, au Christianisme et, en 1526, l’Islam est, officiellement du moins, éradiqué de la Péninsule. Une nouvelle minorité est née : on les appelle ‘morisques’, ou encore ‘Nouveaux-Chrétiens’, par opposition aux ‘Vieux-Chrétiens’ – ceux dont les ancêtres ont toujours professé cette religion.

Qu’est-ce que la minorité morisque ? En réalité, ce statut, qui n’en est pas vraiment un, constitue une sorte de trou dans le tissu légal qui réglemente les rapports entre les communautés, une zone grise que personne ne peut, ou ne cherche à remplir. Bernard Vincent et Antonio Domínguez Ortiz (1978 : 69) parlent à cet égard de « l’ambiguïté intolérable de la situation morisque »2. Intolérable, avant tout, pour la société vieille-chrétienne, incapable d’établir avec certitude les traits caractéristiques de ces morisques, si semblables et pourtant voulus différents ; intolérable, aussi, pour les morisques eux-mêmes, jamais totalement intégrés au reste de leurs nouveaux coreligionnaires, constamment soupçonnés d’apostasie et de sédition. Le XVIe siècle est alors le théâtre d’une montée imparable des tensions entre les deux communautés, entre édits royaux, négociations et explosions ponctuelles de violence. Au même moment, en franc décalage avec cette situation de crispation, naît un nouveau genre littéraire, appelé ‘récit morisque’ et qui, à la suite des compositions poétiques du XVe siècle, met en scène des Maures et des Chrétiens qui partagent le même code de valeurs et sont ainsi capables d’établir des relations apaisées, voire amicales3. Le paradoxe n’est qu’apparent : ce modèle d’entente et de tolérance est en fait le versant positif d’une autre représentation du Maure ou du morisque qui circule à ce moment-là et qui en fait l’exact opposé et l’ennemi irréductible des Chrétiens. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire à un paradigme déformant, qui échoue à prendre en compte la singularité de l’Autre, dans la mesure où l’altérité est soit gommée au profit d’une bienveillance qui fond les différences jugées inacceptables, soit caricaturée afin de faire du morisque l’Autre par excellence, celui qui doit être éradiqué de l’Espagne en construction. Comme le synthétise Juan Goytisolo :

Les images antithétiques du bon Abencérage et du Maure sanguinaire, violeur et fanatique sont, en fin de compte, parfaitement réversibles : inséparables l’une de l’autre, elles surgissent sporadiquement à travers huit siècles de littérature selon nos convenances et nos psychoses comme les deux faces d’une même pièce. (Goytisolo 1988 : 609)4

La méconnaissance de l’Autre ne pouvait aboutir qu’à une résolution dramatique de ce « conflit de civilisations » selon l’expression qu’emploie Fernand Braudel (1947 : 397). Le point de rupture est atteint en 1609, quand le roi Philippe III décrète l’expulsion de tous les morisques du territoire espagnol. La mesure fait polémique : ce sont des Espagnols chrétiens que l’on prétend bannir. Selon des estimations récentes, ce sont 275 000 morisques qui prennent alors le chemin de l’exil (Vincent 2017). En 1614, l’expulsion est déclarée achevée ; pourtant, beaucoup de morisques ne sont jamais partis, ou bien sont revenus5 : ils sont obligés de se cacher pour échapper aux sanctions prévues par la loi, et ils deviennent des clandestins dans leur propre patrie. Le phénomène des retours est amplement documenté par la critique. Trevor Dadson, par exemple, montre qu’il commence dès 1610, depuis la France, et qu’il est facilité par les nombreux morisques qui avaient été autorisés à rester en Espagne, et qui constituaient un appui matériel pour ceux qui voulaient revenir. Les nobles chrétiens ont également pu y contribuer, dans le but de récupérer leurs vassaux morisques, ou, parfois, en raison de liens personnels. Il est impossible de dire combien sont revenus : leur statut de clandestins les forçait à la discrétion et, d’autre part,

[c]omme la plupart des Morisques castillans parlaient très bien l'espagnol et s'habillaient comme leurs voisins chrétiens, il était impossible de les repérer, surtout s'ils retournaient non pas dans leur village d'origine mais dans un autre où ils n'étaient pas connus, ce qu'ils faisaient au début jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité. (Dadson 2015 : 96)6

Nous pouvons cependant avancer qu’un nombre assez important de morisques a fait le choix du retour, malgré les risques. Nous en avons des témoignages significatifs dans plusieurs textes de l’époque, aussi bien législatifs7 que littéraires ; c’est sur l’un d’eux que s’appuiera ce travail.

Au chapitre 54 de la seconde partie de son Don Quichotte, publiée en 1615, Miguel de Cervantès met en scène la rencontre entre l’un des personnages principaux, Sancho Panza, et un ancien voisin, Ricote, un morisque qui a quitté l’Espagne et qui y revient, déguisé, dans le but de retrouver sa famille ainsi qu’un trésor qu’il a laissé enterré dans son village. Après une brève mais amicale discussion, les deux hommes se séparent pour se croiser de nouveau une dizaine de chapitres plus loin, à Barcelone, au moment où Ricote retrouve sa fille, Ana Félix, elle aussi revenue en Espagne sous un déguisement à la suite de péripéties dignes d’un roman byzantin. Dans les deux cas, il s’agit d’épisodes intercalés comme une incise dans les aventures des deux héros : c’est une narration marginale et périphérique qui s’empare de ce personnage du clandestin pour l’exposer en pleine lumière. Quelle image Cervantès nous donne-t-il alors de cet être fondamentalement paradoxal, le ‘morisque qui revient’, clandestin dans le pays où il est né ? Le personnage de Ricote est-il en mesure de s’éloigner des deux paradigmes déformants évoqués, et de proposer une autre vision de l’altérité morisque ? En quoi ce personnage de clandestin, qui se tient à la marge du pays comme du roman, est-il, paradoxalement, fondamental dans la matrice fictionnelle mise en place par Cervantès tout au long du Quichotte8 ?

1. Ricote, « morisco que vuelve » : les stigmates de la clandestinité

Nous nous pencherons d’abord sur la représentation de Ricote comme personnage clandestin, pris dans un processus d’autodéfinition loin d’être neutre dans le contexte de la ‘question morisque’. Si nous partons des définitions données par le Trésor de la Langue Française Informatisé, nous constatons que le clandestin se définit avant tout par un écart par rapport à la norme, plus particulièrement la norme légale9. Ricote est tout à fait au courant de l’édit d’expulsion qui a été promulgué, comme il le rappelle lui-même :

j’aurai le temps de te conter ce qui m’est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation.10

Comme nous le voyons, il se trouve, en quelque sorte, doublement en infraction par rapport à la loi : non seulement il est revenu en Espagne, mais en plus il y a enterré une partie de ses richesses dans le but de revenir les chercher plus tard, ce qui est explicitement défendu dans le décret d’expulsion.11

Par conséquent, ce personnage hors-la-loi est obligé, pour revenir dans son pays et pour y circuler, de se cacher : Sancho Panza le croise en compagnie d’un groupe de faux pèlerins tudesques, déguisé en l’un d’eux, et il le reconnaît à peine. Ricote a donc adopté, pour les besoins de sa cause, une autre nation, voire une autre religion : les pèlerins avec qui il voyage ne font pas montre d’un comportement très catholique, et Ricote affirme vouloir vivre son exil dans la ville d’Augsbourg, où a été signée en 1555 la ‘paz de Augusta’, qui autorisait les princes allemands à imposer le Protestantisme au lieu du Catholicisme dans leurs Etats. Or, la question de la versatilité religieuse est fondamentale dans le débat autour de la communauté morisque, puisque les Nouveaux-Chrétiens sont constamment soupçonnés de crypto-islamisme. Cette accusation d’hérésie est d’autant plus facile que la religion musulmane autorise la pratique de la taqiyya, ou précaution, qui désigne l’acte par lequel le Musulman isolé dans un groupe social hostile s’abstient de pratiquer sa religion en feignant d’adopter extérieurement la religion qu’on veut lui imposer ; le fidèle devra seulement conserver au fond de son cœur sa foi musulmane (Cardaillac 1977 : 87-88).

Bien conscients de cette réalité, les Vieux-Chrétiens ne croient qu’à moitié, ou pas du tout, à la sincérité de la foi des morisques. Le déguisement suspect de Ricote est le premier symptôme de son altérité fondamentale et de sa clandestinité ; le deuxième serait sa marginalisation spatiale : pour éviter de faire de mauvaises rencontres, il se tient, significativement, à l’écart du chemin royal12. Ricote n’est identifiable ni tout à fait comme musulman, ni tout à fait comme chrétien ; situé dans cet entre-deux inconfortable, il est, de plus, confronté à l’expérience singulière du retour, qui fait de lui un proscrit, un étranger dans son pays natal. Son voyage a donc mis en marche des processus dynamiques et originaux d’autodéfinition, qui n’auraient pas pu avoir lieu sans le départ et, surtout, sans le retour13.

2. Le processus de construction de l’identité morisque de Ricote

Quels sont les éléments que Ricote choisit de mettre en avant pour construire cette nouvelle identité ? A vrai dire, Cervantès fait de lui un morisque idéal à tous points de vue. Notons que si le processus d’autodéfinition peut avoir lieu, c’est grâce à la présence de Sancho Panza, qui agit à la fois comme miroir et comme repoussoir pour le morisque. C’est donc la proximité entre les deux hommes qui sera le premier élément identitaire retenu : Ricote appelle Sancho « mi caro amigo », « mi buen vecino » (le terme de « vecino » est employé à trois reprises), rappelle qu’il était le « tendero de tu lugar » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 960), soulignant ainsi ses liens profonds avec un représentant incontestable de la société vieille-chrétienne14. Leurs retrouvailles sont simples, sincères, et manifestent la joie de deux vieux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps et se reconnaissent comme membres d’une même communauté : « Sancho, l’examinant avec plus d’attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou. »15 Un deuxième élément s’ajoute dès les premiers instants de la rencontre : Ricote maîtrise la langue castillane à la perfection ; la narration insiste lourdement sur ce point fondamental dans la controverse au sujet des morisques, puisque l’un des griefs le plus souvent retenu contre eux était précisément leur refus d’abandonner l’arabe pour l’espagnol. Ricote, quant à lui, parle « d’une voix haute, en bon castillan »16 ou encore « sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan »17. Il est donc capable d’échanger sans aucune entrave avec Sancho, comblant ainsi le fossé linguistique qui s’était creusé entre ce dernier et le groupe de pèlerins tudesques au début de la rencontre, les forçant à communiquer par gestes plutôt que par mots18.

Les retrouvailles font ensuite place à un banquet, au cours duquel tous, morisque, Vieux-Chrétien et tudesques, s’assoient ensemble et partagent la même nourriture. Là encore, nous sommes face à un enjeu essentiel de la polémique anti-morisque des XVIe et XVIIe siècles. En effet, dans l’impossibilité de scruter le fond des cœurs pour déterminer la sincérité de la foi chrétienne, la Couronne et l'Inquisition se sont attachées à traquer les signes extérieurs qui seraient des preuves d’attachement à la religion musulmane. Parmi ceux-ci, l’habit et la langue, mais aussi la nourriture et la boisson, figurent en bonne place. Sera musulman celui qui refuse de manger du porc et de boire du vin, comme nous le voyons dans cette déclaration de l’évêque de Segorbe (García Arenal 1975 : 163) – un exemple parmi tant d’autres :

ils s'abstiennent tous de vin et de lard, et il n'y a pas de doute qu'ils ne le font pas pour macérer la viande ou pour faire pénitence de leurs péchés, puisqu'ils ne se confessent pas de les avoir commis, mais ils le font parce que c'est un précepte de Mahomet et qu'ils sont ses disciples ; cette cérémonie a aussi été prise par Mahomet des Juifs en ce qui concerne le lard19

Or, le repas partagé au bord de la route par Ricote et Sancho comporte, précisément, des « des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. »20 Le vin ne manque pas non plus

Mais ce qui brillait avec le plus d’éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c’étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac ; et le bon Ricote lui-même, qui s’était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur.21

La formulation de la phrase autorise ici un doute : Ricote buvait-il du vin avant d’être expulsé d’Espagne ? Ou bien sa « transformation » en allemand ou tudesque, autrement dit son voyage, ont-ils ancré en lui une coutume jusque-là non pratiquée, voire refusée, par lui ? Il est possible que, dans l’exil, il ait choisi de mettre en avant cet élément envisagé comme caractéristique de l’identité espagnole vieille-chrétienne : trait imposé au départ, récupéré ensuite comme marqueur distinctif, formant partie d’une identité désormais choisie et assumée, l’identité de ce pays perdu et regretté. Si nous ne pouvons donc pas être certains que Ricote buvait du vin avant 1609, il est en revanche tout à fait sûr qu’il a désormais fait sien ce trait de culture vieille-chrétienne, comme l’atteste le verbe « transformar », qui signale un changement substantiel de l’être – nous y reviendrons.

La teneur même de l’échange entre Sancho et Ricote achève de faire de celui-ci l’incarnation du morisque idéal, espagnol au-delà de tout soupçon, puisqu’il ne cesse de proclamer son amour pour sa patrie :

Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. […] nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie.22

Il dénonce également le système de fraude mis en place par les pèlerins qu’il accompagne, qui contribuait à aggraver la crise économique du début du XVIIe siècle23. Enfin, ce personnage se présente comme un être isolé : il ne forme pas bloc avec le reste de sa communauté, ce qui éloigne le péril d’une conspiration généralisée contre l’Espagne, fréquemment invoqué pour justifier l’expulsion. Au contraire, Ricote veut vivre son exil uniquement avec sa femme et sa fille, loin d’Alger24 ; la cellule familiale de base est encore réduite par la disparition inexpliquée de la mère, puisqu’à la fin de l’aventure, seuls le père et la fille sont réunis. La mère, elle, n’est plus mentionnée ; cette ellipse est fondamentale pour terminer de désamorcer les peurs vieilles-chrétiennes. Les femmes morisques sont l’objet de représentations déformantes peut-être plus prégnantes encore que celles des hommes – on les voit, en général, comme séductrices ou sorcières –, et elles sont aussi connues pour être les garantes des traditions musulmanes au sein du cercle familial (Vincent 2017 : 101-110). La disparition de la mère, même si elle n’est pas nécessairement propre au récit morisque, fait partie de ces stratégies de désamorçage de la peur provoquée par l’Autre morisque.

A toutes les étapes de la rencontre, Ricote présente donc les éléments attendus de l’identité chrétienne, en particulier la langue et la nourriture, qu’il a adoptés et revendique maintenant clairement. Mais ce n’est pas tout : si Ricote est l’archétype du morisque idéal, c’est également parce qu’il recoupe des discours ou des images issus du réel, qui circulaient au moment de la publication de l’œuvre, et qui nourrissaient le débat autour de la communauté morisque. Nous percevons ainsi des traits négatifs habituellement attribués à cette communauté, des traits immédiatement reconnaissables car bien implantés dans l’imaginaire social de l’époque, et qui différencient malgré tout le morisque du reste de la population. En effet, selon l’idée développée par Christina Lee (2016), ce n’est pas parce que les morisques (ou les convers, ou les roturiers) sont différents qu’ils inquiètent, mais au contraire parce qu’ils sont tellement semblables au reste des Espagnols, qu’ils pourraient très facilement se faire passer pour l’un d’eux et infiltrer de cette façon, sans que personne ne s’en rende compte, la société majoritaire, compromettant sa pureté et son intégrité morale et religieuse. C’est ce que Christina Lee appelle « l’angoisse du même ». Or, Ricote, là encore, correspond admirablement bien aux stéréotypes concernant sa communauté, ce qui permet de l’identifier immédiatement comme morisque et, partant, de l’intégrer à la société espagnole. A aucun moment il ne cherche à se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas, c’est-à-dire, pour un Vieux-Chrétien. Dans le récit de sa vie, il s’identifie en tout temps avec l’ensemble de la communauté morisque : il utilise le terme « mi nación » et une première personne du pluriel qui revient régulièrement (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963). Il ne cherche pas à cacher son ascendance, et il ne montre aucune volonté de pénétrer la société vieille-chrétienne, puisqu’il critique l’amour que ressent le Vieux-Chrétien don Gregorio pour sa fille Ana Félix25. Dans ses comportements, Ricote correspond là encore exactement à l’image que se font ses contemporains de sa communauté : il proclame que sa foi est plus chrétienne que musulmane, mais sans chercher à se faire passer pour plus croyant que les autres. De fait, le « Dieu » qu’il mentionne dans sa réplique reste vague, et le contenu précis de cette foi, inconnu :

[C]ar enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que More, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir26.

Surtout, il montre un penchant très prononcé pour l’argent qui fait écho à l’énoncé parémiologique oro / moro / tesoro, une association aussi connue que diabolique27, que Cervantès (1995 [1613] : 349-350) reprend de manière virulente à travers le personnage du chien Berganza dans sa nouvelle exemplaire El Coloquio de los perros28. Ricote correspond bien à ce stéréotype du morisque enrichi : il fait allusion par trois fois au fameux trésor qu’il a laissé enterré dans son village29, et quand Sancho lui explique qu’il vient de quitter son poste de gouverneur de l’île Barataria, Ricote ne peut que lui demander « ¿Y qué has ganado en el gobierno? » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 966)30 traduisant immédiatement en termes monétaires une expérience que Sancho a vécue sur les plans physique, moral et presque spirituel. Les traits caractéristiques de Ricote ne laissent donc aucune place au doute : il est clairement identifié comme morisque, et cette reconnaissance est le préalable à toute acceptation de ce personnage par la société vieille-chrétienne.

Enfin, le discours de Ricote est une façon de le réintégrer de fait, sinon de droit, dans la communauté espagnole vieille-chrétienne : nous reconnaissons dans sa tirade du chapitre 54 et dans ses interventions au chapitre 65 des expressions propres à la controverse de l’époque, que l’on retrouve aisément dans d’autres textes comme ceux des apologistes de l’expulsion – notamment dans l’Expulsión justificada de los moriscos españoles de Pedro Aznar Cardona (1612) ou dans la Corónica de los moros de España de Jaime Bleda (1618)31. Ricote insiste sur les deux griefs les plus fréquemment retenus contre la « nation » morisque, l’apostasie et la sédition :

Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’État.32

Le personnage développe cette idée d’« ennemis intérieurs » à travers un répertoire fleuri d’images typiques de la polémique, telles que celle du serpent, de la propagation de la maladie, de l’onguent face à la cautérisation ou encore la métaphore végétale33. Toutes ces images sont parfaitement repérables dans les textes issus du débat autour de l’expulsion des morisques. D’autres accusations sont également formulées, de manière moins directe, dans le discours de Ricote : c’est l’interprétation que l’on peut faire de l’expression « nuestra muchedumbre » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1053), une façon, peut-être, d’évoquer la démographie prétendument florissante des morisques, qui provoque la peur panique de la société chrétienne34. Ce discours d’auto-accusation s’apparente alors à une confession inquisitoriale, puisque la reconnaissance de ses torts par l’accusé est la première étape vers la réconciliation, et donc la réintégration au corps social. Cet acte de confession est fondamental : il justifie, vérifie, entérine, les cadres de fonctionnement de la société dominante. Ainsi, le discours de Ricote est conçu de manière à être exactement ce que la communauté vieille-chrétienne attend d’un morisque : une auto-inculpation, dans laquelle le sujet se distancie de ses pairs sans pour autant prétendre devenir l’homologue exact d’un Vieux-Chrétien.

C’est un personnage fondamentalement paradoxal que Cervantès présente dans cet épisode, un homme rendu clandestin dans son propre pays, au terme d’un processus d’expulsion qui ne fait pas l’unanimité. Cervantès braque ses projecteurs sur ce personnage illégal et lui forge une identité à la croisée des discours ou des images issus du réel, des sphères officielles ou de l’imaginaire collectif. C’est là un pari risqué et l’on pourrait croire que la pensée de l’altérité s’expose à être détruite avant même d’être formulée, par cette vision stéréotypée et orientée négativement. Evidemment, rien n’est aussi simple, et la mise en fiction du personnage de Ricote permet au contraire de s’éloigner de ces discours officiels : sous des apparences lisses et aseptisées, le personnage n’est pas exempt d’ambiguïtés, et il se constitue, entre les lignes, comme l’incarnation d’un discours clandestin, d’un contre-discours aux modalités bien particulières.

3. Ricote, incarnation d’un contre-discours

Guillaume Carbou (2015 : 4) explique que « les contre-discours peuvent ne pas être seulement des désaccords sur un point spécifique mais de véritables propositions d’image du monde concurrentes ». Il ajoute que ces images créent « différents cadres d’intelligibilité » (Carbou 2015 : 5) dans le discours social, construisant des représentations du monde parfois opposées du tout au tout, à tel point qu’elles peuvent mener les interlocuteurs à un « dialogue de sourds confinant à la coupure cognitive » (Carbou 2015 : 11). Or, la mise en fiction du personnage de Ricote permet de tenir ce contre-discours entre les lignes, tout en lançant un processus de rénovation de la création littéraire qui, précisément, évite l’écueil de l’impossibilité de penser, du renvoi dos-à-dos de deux discours ou de deux visions du monde incompatibles. Quelles sont les conditions d’énonciation de ce discours clandestin ? Soulignons pour commencer la singularité du personnage de Ricote au sein du corpus d’œuvres appelées ‘morisques’. Il est l’un des rares à porter un discours directement impliqué dans la question morisque, c’est-à-dire un discours précisément daté35, et qui parle sans fards au nom d’une collectivité, celle des morisques persécutés par la monarchie espagnole. Dans cet épisode, le clandestin sort alors en pleine lumière, et devient le véhicule de ce que nous pourrions appeler un ‘discours-caméra’, qui s’adresse directement aux autres personnages au nom d’un ‘nous’ identifiable aux communautés morisques du moment de l’expulsion.

Cependant, pour avoir une chance d’exister, ce contre-discours ne peut pas être tenu de manière frontale : il est, au contraire, souterrain, et prend place dans des incohérences apparentes de la narration, qui sont en fait des stratégies discursives de contestation. Nous avons vu que Ricote emploie un certain nombre d’images qui renvoient directement à la polémique anti-morisque ; pourtant, il ne s’agit pas uniquement, pour Cervantès, de réutiliser ces canons discursifs qu’il connaissait sans doute très bien, mais de les remettre en question, à travers un procédé d’ironisation. Ainsi, l’argumentaire de l’expulsion mobilisé par Ricote, qu’il présente sur le mode des faits admis et incontestables, se trouve renversé par des syntagmes qui modifient complètement le sens premier des phrases. Au chapitre 65, dans le portrait qu’il dresse du plus zélé exécuteur de l’expulsion, don Bernardino de Velasco, comte de Salazar, des glissements de l’énoncé permettent subrepticement de contredire ce qui semblait affirmé sans hésitations :

Non, dit Ricote, qui assistait à l’entretien ; il ne faut rien espérer de la faveur ni des présents ; car, avec le grand don Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières, larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu’il unit la miséricorde à la justice ; mais, comme il voit que tout le corps de notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit.36

Alors que le comte de Salazar semble être présenté comme un homme droit, qui ne cède ni devant les « promesses » (promesas) ni devant les « présents » (dádivas) – une qualité indispensable pour qui est en charge d’une tâche si délicate –, le texte ajoute, dans un registre plus pathétique, qu’il est également insensible aux « prières » (ruegos) et aux « plaintes » (lástimas). L’accumulation permet de juxtaposer tous ces éléments sans attirer l’attention dessus, tout en signalant discrètement que don Bernardino ne semble pas beaucoup faire usage de la miséricorde, bien qu’il se positionne en fervent défenseur de la foi chrétienne. La suite de la phrase continue à décrédibiliser le personnage : « Avec la prudence et la sagacité qu’il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu’il inspire, il a porté sur ses fortes épaules l’exécution de cette grande mesure »37. Le dernier syntagme de l’accumulation, « con miedos que pone », vient, une fois de plus, contredire le portrait mélioratif qui semblait être en train de se construire, mettant en place, dans ces retournements de la narration, le contre-discours.

Cette stratégie de renversement et d’ironisation du discours hégémonique s’étend à l’ensemble de sa première longue réplique du chapitre 54, dans laquelle Ricote suit en fait un schéma discursif bien connu de l’époque, celui des décrets d’expulsion (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963-964). François Martinez (1999) découpe ce schéma en différentes étapes : l’énonciation (qui s’adresse à qui ?), la justification, et l’ordre (qui doit être expulsé, quand et comment). Or, tous ces éléments se retrouvent dans le discours de Ricote. L’énonciation tout d’abord : en fonction des régions, ce sont les vice-rois ou le roi lui-même qui s’adressent à la population38. Dans le Quichotte, Ricote attribue à Philippe III la publication de l’édit d’expulsion : il parle de « l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de [s]a nation »39. La justification, ensuite : de manière générale, les décrets cherchent à prouver que l’obstination des morisques ne laisse pas d’autre solution au roi, qui agit « con razón de bueno y cristiano gobierno »40 ; des preuves sont apportées du danger qu’ils représentent. Les textes mentionnent également de prudents conseillers avec lesquels le roi s’est entretenu avant de prendre sa décision, et qui lui ont tous recommandé une mesure radicale41. Ricote, là encore, passe par toutes ces étapes. L’apostasie et la sédition du peuple morisque constituent les raisons principales de l’exil, comme nous l’avons déjà vu. Ricote se porte lui-même garant de ces vérités, se plaçant comme le témoin qui apporte la preuve du méfait : « forzábame a creer esta verdad saber yo […] ». Enfin, le roi s’est concerté avec le plus avisé des conseillers, puisque « fue inspiración divina la que movió a Su Majestad a poner en ejecución tan gallarda resolución ». La dernière étape est la formulation de l’ordre d’expulsion en lui-même, qui, dans les paroles de Ricote, atteint un « nous » général, sans les exemptions qui étaient parfois considérées dans les décrets : « finalmente, con justa razón fuimos castigados con la pena del destierro ». Le schéma argumentatif est donc complet ; pourtant, au froid texte législatif se mêlent les commentaires de Ricote qui raconte son expérience vécue, et nous parle de douleur humaine. Dès la première étape, celle de l’énonciation, le jeu des sentiments vient troubler la mécanique bien réglée du décret : « Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. »42. L’ordre d’expulsion est vu et vécu comme une menace angoissante par les concernés. Certes, les Chrétiens sincères sont peu nombreux ; mais « il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens »43, précise Ricote. La décision royale, motivée par l’inspiration divine, est juste ; mais aussitôt après l’avoir reconnu, le morisque se lance dans un pathétique récit d’amour patriotique qui donne à voir toute l’étendue de ce drame qui arrache des familles entières à leur terre natale. La fin de sa réplique fait alterner un « nosotros » qui représente le destin tragique, mais peut-être mérité, d’une collectivité, et un « yo » qui porte le ressenti individuel, le témoignage direct d’un déchirement que rien ne saurait justifier. C’est un discours hybride qui se crée ici, dans lequel la voix du personnage renverse l’argumentaire de l’expulsion. Sous l’effet de ce témoignage, le discours hégémonique apparaît singulièrement creux, délié de la réalité de terrain et d’une souffrance réelle que Cervantès met en mots en faisant dialoguer les représentations acquises, fruits d’un appareil discursif qui trouve sa source hors-texte, et un contre-discours qu’il construit à travers son personnage de fiction. Cette confrontation tourne à l’avantage du second, et invite à une prudente réserve quant aux discours qui configuraient les représentations stéréotypées de la communauté morisque.

Le personnage de Ricote n’est donc pas aussi lisse qu’il n’y paraît à première vue : il s’affiche, dans toute son ambiguïté, sur le devant de la scène, mais la parole, elle, est devenue clandestine : exposée en pleine lumière, son sens politique se construit en réalité de manière souterraine, dans des failles de la narration. Le récit morisque s’affiche comme un espace de transgression, indissociable de la forme intercalée commune à toutes les œuvres du corpus morisque, exploitée également par Cervantès : la marginalité de cette forme devient la condition d’existence de ces personnages eux-mêmes marginaux, porteurs d’un discours si peu orthodoxe.

4. Le clandestin Ricote : un rouage clé de la poétique cervantine

D’une façon qui peut sembler paradoxale, c’est précisément dans cette forme périphérique, à l’écart du reste du roman mais toujours reliée à lui, que va se cristalliser la modernité de la pensée cervantine. Ricote acquiert un rôle clé dans la matrice fictionnelle du roman, tout d’abord parce que son intervention est décisive dans la poétique de construction de trois personnages de la trame principale, Sancho Panza, don Antonio Moreno et don Quichotte lui-même. Nous nous concentrerons ici sur les deux premiers. Sancho est le seul à entrer en contact de manière directe et prolongée avec le morisque. La rencontre entre les deux hommes lance alors l’écuyer dans un processus d’autodéfinition, qui lui permet d’affirmer une nouvelle identité qui s’est construite tout au long de la Seconde partie, et plus particulièrement encore à la suite de son expérience de gouverneur. En abandonnant l’île Barataria, il déclarait en effet :

Je souhaite le bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur, que nu je suis né, nu je me trouve ; je ne perds ni ne gagne ; je veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement, et que j’en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font d’habitude les gouverneurs d’autres îles44.

Il renchérit un plus loin : « puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n’est pas besoin d’autre preuve pour justifier que j’ai gouverné comme un ange »45. Il manifeste également à ce moment sa loyauté envers son maître : « revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d’être gouverneur de toutes les îles du monde. »46 Son départ de Barataria confirme donc le changement de sa personnalité qui se dessinait depuis le début de cette Seconde partie : entre la revendication d’un salaire et l’affection de son maître, Sancho préfère la seconde. Or, la rencontre avec le morisque va fonctionner comme un catalyseur, qui permet à ces virtualités du personnage de s’exprimer pleinement. En effet, Ricote propose à l’écuyer de trahir son maître et son roi pour l’accompagner déterrer son trésor, en échange d’une récompense substantielle destinée à pallier ses difficultés financières : « je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n’ignore pas que tu en as de plus d’un genre. »47 Cependant, Sancho résiste, et ne se laisse pas tenter par le profit mal acquis :

- Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux ; autrement, je n’aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j’aurais pu garnir d’or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d’argent. Pour cette raison, et parce qu’il semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n’irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m’en donnerais quatre cents ici, argent comptant.48

Un peu plus loin, il réitère ce refus. A travers cet échange avec le morisque, Sancho prend acte des changements survenus en lui à la suite de son séjour à Barataria ; d’ailleurs, dans sa réplique, il fait explicitement le lien entre sa réponse et la brève période de son gouvernement. La rencontre avec Ricote fonctionne alors comme une mise à l’épreuve, mais aussi, plus concrètement, comme le « juicio de residencia » auquel les gouverneurs doivent se soumettre, comme le majordome l’avait signalé au chapitre 53, au moment du départ de Sancho :

[P]ersonne n’ignore que tout gouverneur est tenu, avant de quitter l’endroit où il a gouverné, à faire d’abord résidence1. Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés depuis qu’elle a le gouvernement, et qu’elle s’en aille ensuite avec la paix de Dieu.49

Sancho refuse de différer son départ, mais la rencontre avec le morisque lui donne en fait l’occasion de satisfaire à ces exigences légales. Ayant triomphé de la tentation, c’est en toute bonne conscience qu’il peut aller se présenter au Duc pour rendre compte de son mandat : « Moi, seigneurs, parce qu’ainsi Votre Grandeur l’a voulu, et sans aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »50 Cette formule est devenue un leitmotiv dans la bouche de Sancho, qui la répète à satiété au début du chapitre 57, lorsque maître et écuyer décident de quitter le palais ducal : « En fin de compte, je suis entré nu dans le gouvernement, et nu j’en sors, de façon que je puis répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n’est pas peu de chose : Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »51 Il réitère également devant le Duc sa décision de rester fidèle à don Quichotte52. La réaffirmation de ces nouvelles valeurs, de part et d’autre de l’épisode de Ricote, montre bien que celui-ci est un rouage clé dans la définition d’un nouveau Sancho : le morisque lui donne l’occasion de montrer à tous, y compris à lui-même, à quel point il est un homme changé. Cela n’a rien d’anecdotique, puisque la capacité des protagonistes à évoluer et devenir meilleurs, plus sages et plus raisonnables, fait partie de la stratégie cervantine de riposte face au Quichotte apocryphe, publié un an plus tôt par un certain Alonso Fernández de Avellaneda, qui mettait en scène des personnages jugés caricaturaux par Cervantès. En ce sens, l’épisode morisque est déterminant dans la poétique de la deuxième partie du Quichotte, en ce qu’il autorise une redéfinition de Sancho.

Dans cette série de confrontations entre le héros du récit intercalé et les figures de la trame principale, le cas le plus intéressant est sûrement celui de don Antonio Moreno, le gentilhomme barcelonais qui accueille don Quichotte au chapitre 61. Don Antonio, dès sa première apparition dans le roman, se présente comme un être mixte, un moyen terme entre le contre-Etat représenté par le bandit Roque Guinart et la société officielle incarnée par les autorités catalanes : s’il bénéficie manifestement d’un statut privilégié à Barcelone, le premier groupe nominal qui se réfère à lui le désigne néanmoins comme « el avisado de Guinart » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/61, 1019)53. Don Antonio lui-même précise ensuite que « nous sommes tous vos serviteurs et grands amis de Roque Guinart »54. Or, dès ce chapitre 61, ce personnage reçoit don Quichotte « con grita, lililíes y algazara » (II, 61, p. 1019) ; ces trois mots méritent que l’on s’y arrête un instant. Les termes « lililíes » et « algazara » renvoient directement à des réalités musulmanes : le premier signifie, selon le Diccionario de la Real Academia, « vocerío de los moros » ; le second est construit sur le mot arabe « gazarah » et signifie également « ruido, gritería de una o de muchas personas juntas, que por lo común nace de alegría » ou encore « vocería de los moros y de otras tropas, al sorprender o acometer al enemigo ». Enfin, « grita » peut signifier « confusión de voces altas y desentonadas » ou être un synonyme de « algazara ». Uni aux deux substantifs précédemment analysés, le mot « grita » complète donc cette description de festivités issues du monde musulman. L’association de ces trois termes est hautement significative, d’autant plus que quelques pages plus loin, au chapitre 67, don Quichotte fait à Sancho une petite leçon de linguistique au cours de laquelle il rappelle que les vocables castillans formés avec le préfixe al- viennent de la langue arabe (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/67, 1062). Cervantès, dont l’amour pour les mots est immodéré, se montre bien conscient du poids de l’héritage maure dans la langue espagnole, et ce n’est pas un hasard s’il décide de mobiliser ces termes en relation avec don Antonio Moreno, qui semble ne pas pouvoir s’empêcher de recourir à des démonstrations d’allégresse issues du monde arabe lorsqu’il accueille un invité de marque chez lui. Certes, il s’agit là d’un classique des festivités urbaines, dont nous trouvons nombre de traces chez les chroniqueurs du Siècle d’or ; cependant, c’est une exception dans le roman cervantin, puisque la famille de don Diego de Miranda et le Duc et la Duchesse adoptent des modèles bien différents lorsqu’ils reçoivent don Quichotte chez eux. Au chapitre 61, au contraire, le ton est donné dès le début, et le lecteur est tout prêt à voir en ce « moreno » don Antonio un morisque, dont le nom même signale l’origine, si nous en croyons la définition que donne Covarrubias du terme « morena » : « Color, la que no es del todo negra, como la de los moros, de donde tomó nombre, o de mora »55. L’onomastique rapproche donc dangereusement ce représentant de l’autorité des morisques hors-la-loi qui croiseront bientôt sa route, et auprès de qui il sera amené à jouer un rôle privilégié, qui confirmera les soupçons qui pèsent sur son ascendance. De fait, il témoigne aux deux morisques, surtout à Ana Félix, pour laquelle il se passionne, un grand intérêt, décidant sans hésiter de les accueillir chez lui, pour le plus grand plaisir de sa femme :

La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l’histoire, sentit un grand plaisir à voir Ana Félix dans sa maison. Elle l’y reçut avec beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son amabilité ; car la Morisque brillait également par l’esprit et par la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de cloche la voir et l’admirer56.

La femme de don Antonio se montre-t-elle heureuse de retrouver enfin une jeune fille de sa communauté ? La solidarité morisque passait essentiellement par les réseaux féminins, et l’expression « a campana tañida » pourrait bien acquérir, dans ce cas, un sens ironique. Don Antonio, de son côté, semble venir occuper la place laissée vide par les oncles d’Ana, désignés par Sancho Panza comme « finos moros » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 965), dont nous perdons la trace à Alger : si ce sont eux qui ont au départ décidé du sort de la jeune morisque, c’est désormais le gentilhomme barcelonais qui prend en mains son destin, et il n’acceptera aucune contestation57. Il est évident par ailleurs que si quelqu’un peut sortir les morisques d’affaire, c’est bien lui : il rappelle qu’il est habitué aux intrigues de cour et aux stratégies de négociations :

Don Antonio s’offrit à aller solliciter cette licence à la cour, où l’appelaient d’ailleurs d’autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la faveur et des présents, bien des difficultés s’aplanissent.58

Or, qui mieux qu’un morisque peut savoir que tout est possible à la cour, surtout si l’on a un protecteur influent et quelques deniers de côté ? Les chroniques nous montrent qu’au XVIe siècle, les négociations étaient courantes et souvent bénéfiques à la communauté morisque. Don Antonio représenterait alors le morisque parfaitement intégré, celui dont la « discreción » – c’est ainsi qu’il est caractérisé – lui permet de passer totalement inaperçu, de se couler dans des moules différents en fonction de ce que la société attend de lui, celui qui cristallise cette « angoisse du même », étudiée par Christina Lee.

A travers cette figure trouble, qui crée l’incertitude et l’inquiétude chez le lecteur, Cervantès remet en cause un modèle de comportement que nous avons déjà croisé. A l’orée du chapitre 62, don Antonio est présenté comme l’archétype de l’honnête homme :

L’hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C’était un gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec décence et bon goût. Lorsqu’il vit don Quichotte dans sa maison, il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans toutefois nuire à sa personne ; car ce ne sont plus des plaisanteries, celles qui blessent, et il n’y a point de passetemps qui vaille, si c’est au détriment d’autrui.59

Il semble capable d’incarner un contre-modèle par rapport au Duc et à la Duchesse, rencontrés au chapitre 30, qui n’économisaient ni les coups ni les artifices les plus démesurés dans le seul but de se divertir aux dépens de don Quichotte. C’était déjà l’attitude des personnages d’Avellaneda : à Madrid, don Álvaro Tarfe et ses amis enferment don Quichotte, Sancho et Bárbara dans un palais pour mieux les transformer en bouffons60. Cependant, le comportement de ces nobles n’est jamais problématisé. Ils rient de don Quichotte car celui-ci est ridicule et arrogant, mais ont en même temps pitié de lui, et cherchent à lui éviter des démêlés avec la justice. Rien n’est aussi simple chez Cervantès. La mascarade du palais ducal est explicitement dénoncée à deux reprises dans le texte cervantin (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/32, 794 et II/70, 1077), mais cette critique est renforcée, de manière plus subtile, avec le personnage de don Antonio, qui finit par agir de la même manière que les nobles madrilènes et aragonais, manipulant et enfermant les morisques pour prolonger le divertissement qui avait été offert par don Quichotte. L’exemplarité de ce comportement est alors remise en question par les soupçons qui pèsent sur l’ascendance de don Antonio, une figure janusienne jamais totalement limpide, que le lecteur a du mal à appréhender. C’est bien le récit intercalé et, plus particulièrement, la rencontre avec les morisques qui complètent et nuancent le portrait initialement positif de don Antonio, soulevant des questions qui resteront sans réponse et modulant la caractérisation univoque des personnages nobles d’Avellaneda.

Ricote, figure de l’étranger et de l’étrange, est ainsi capable de tendre un miroir révélateur aux personnages de la trame principale, et les invite à voir l’Autre en eux-mêmes : c’est là que réside la modernité de la pensée de l’altérité élaborée par Cervantès. A travers ce personnage de clandestin, l’auteur met en place une dialectique de l’Autre et du Même qui trouve sa transposition narrative dans les rapports qui unissent trame intercalante et récit intercalé. En effet, si Ricote peut être l’Autre de Sancho, de don Antonio, ou de don Quichotte, c’est aussi parce que le récit intercalé est l’Autre du roman dans sa globalité, et devient un terrain de réflexion poétique, depuis lequel penser l’élaboration de la fiction. Les épisodes morisques intercalés sont alors les lieux de cristallisation d’une nouvelle forme de fiction romanesque. L’ouverture de l’épisode de Ricote est, à cet égard, significative : depuis le chapitre 44 de la Seconde partie, c’est-à-dire depuis le départ de Sancho pour la fausse île Barataria, nous avons une alternance parfaite entre les chapitres consacrés à don Quichotte et ceux consacrés à Sancho Panza. Le cinquante-troisième se concentre sur Sancho ; en toute logique, le cinquante-quatrième devrait en revenir à don Quichotte, et c’est bien ce qu’il semble se passer au début. Pourtant, ce retour au personnage principal est superficiel ; don Quichotte est négligemment écarté de la narration après quelques lignes : « Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d’autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho. »61 Cette rupture de l’ordre narratif en recoupe une autre, temporelle : don Quichotte s’apprête à faire face à un défi monté de toutes pièces par le Duc et la Duchesse, qui, de nouveau, mettent en scène pour lui le monde des livres de chevalerie ; cet univers s’accompagne d’une distorsion du temps, puisque don Quichotte « attendait […], plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles »62. Cette temporalité éternelle, mythifiée, presque atemporelle des livres de chevalerie, va laisser la place dans le roman à une situation issue du contexte historique du XVIIe siècle, de la même façon que le personnage de don Quichotte se dilue peu à peu dans la narration pour être remplacé par celui de Ricote. De nombreux parallèles peuvent être établis entre ces deux protagonistes, d’autant que la même séquence phonique -ote, lourde de sens, résonne dans leurs deux noms. Ce sont des figures de la marginalité, de l’exclusion, de la folie, et ces ressemblances présagent leur interchangeabilité ; d’ailleurs, Ricote remplace déjà don Quichotte dans son rôle de compagnon de Sancho, même si ce n’est que provisoire. Le morisque prend donc la place du chevalier dans sa dimension de créateur d’aventures ; des aventures qui n’ont plus rien à voir avec l’éternité merveilleuse mais fallacieuse des livres de chevalerie et qui sont, au contraire, ancrées dans le réel. Cette poétique de la modernité reste, cependant, tout aussi fascinante que les livres de chevalerie qui ont rendu fou don Quichotte : c’est ce que nous montre l’emploi du verbe « transformar » dans la phrase déjà citée « hasta el buen Ricote, que se había transformado de morisco en alemán o en tudesco […] » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 962). Ce verbe « transformar » est exceptionnellement fort, dans le Quichotte, pour désigner un changement d’apparence, comme nous nous en rendons compte en comparant les différents épisodes du roman qui mettent en scène un personnage déguisé : par exemple, dans le cas de Dorotea, dans la Première partie, la narration emploie le verbe « disfrazar » à plusieurs reprises (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/28, 276-277). Dans la Seconde partie, les vêtements de Claudia Jerónima font l’objet d’une attention particulière, ce qui signale que la métamorphose est seulement ponctuelle, accidentelle, et n’atteint pas l’être du personnage (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/60, 1009). Au contraire, avec « transformar », c’est un changement essentiel que la narration nous signale ; ce choix pourrait bien faire écho aux multiples transformations qui ont lieu dans le Quichotte – les géants en moulins, les châteaux en auberges, les belles princesses en vulgaires paysannes –, et dont le héros éponyme rend responsables les mauvais enchanteurs des livres de chevalerie. Avec le personnage de Ricote, nous assisterions donc à une transposition de ce motif de la métamorphose du merveilleux traditionnel à la fiction moderne cervantine : le topos littéraire s’actualise dans la personnalité trouble et nuancée du morisque. Ce passage d’une forme de fiction à l’autre se fera explicite à l’issue du deuxième volet de cet épisode morisque, avec le personnage d’Ana Félix, qui, à Barcelone, se présente comme la seule capable d’incarner une fiction à la fois vraie et extraordinaire, ancrée dans l’histoire espagnole et capable de fasciner les lecteurs.

Conclusion

Avec le personnage de Ricote, Cervantès exploite le plus possible le caractère paradoxal du clandestin dans sa propre patrie : il fait de lui un morisque idéal, qui récupère et assimile les principaux traits de l’identité nouvelle-chrétienne forgée par les préjugés contemporains, tout en gardant explicitement ses distances avec le reste de la société. Pourtant, ce personnage est loin d’être lisse et univoque : c’est un être double, à l’identité multiple, qui transgresse des frontières géographiques, culturelles, religieuses, et qui se fait le véhicule d’un surprenant contre-discours, tenu depuis la clandestinité, et depuis la périphérie du roman. Le rapport entre dissidence et forme intercalée est évident dans le cas de Ricote comme des autres récits morisques63 : il oblige les auteurs à la fois à passer par des stratégies de contestation innovantes, et à explorer tous les ressorts du procédé de l’intercalation. Cette expérimentation narrative, menée à la marge du roman, éclate alors en pleine lumière barcelonaise pour devenir la pierre de touche d’une rénovation des formes de fiction traditionnelles. De la sorte, les personnages morisques du Quichotte se trouvent investis d’une nouvelle sorte d’exemplarité, toute littéraire, qui en fait des vecteurs privilégiés de cette réflexion en actes sur la création romanesque.

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Vincent, Bernard, L’Islam d’Espagne au XVIe siècle. Résistances identitaires des morisques, Saint-Denis : Bouchene, 2017.

Notes

1 Les Musulmans, au moment de leur conquête de l’Espagne, ont en effet appliqué cette politique envers les vaincus chrétiens, autorisés à conserver leur foi en échange d’un impôt spécial – ils constituent la communauté des ‘mozarabes’. Tout au long de la Reconquête, les Espagnols firent de même avec les Musulmans, appelés alors, une fois soumis politiquement aux Chrétiens, ‘mudéjars’. La différence est que les mozarabes bénéficiaient d’un statut prévu et réglementé par la loi coranique, alors que la législation chrétienne ne prévoyait pas ce cas de figure, et dut improviser constamment. Voir Las Cagigas (1950, 506-538). Retour au texte

2 « La intolerable ambigüedad de la situación morisca ». Retour au texte

3 Ce corpus est composé de l’anonyme Historia del Abencerraje y la hermosa Jarifa (1550), des Guerras civiles de Granada de Ginés Pérez de Hita (1595 et 1619), de l’« Historia de los dos enamorados Ozmín y Daraja », intercalée dans le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán (1599), des chapitres 37 à 41 de la Première partie du Quichotte de Cervantès (1605), et des chapitres 54 et 63-65 de la Seconde partie (1615). Retour au texte

4 « Las imágenes antitéticas del buen abencerraje y del moro sanguinario, violador y fanático son, al fin y a la postre, perfectamente reversibles: inseparables una de otra, emergen guadianescamente a lo largo de ocho siglos de literatura según nuestras conveniencias y sicosis como caras de una misma moneda ». Retour au texte

5 Ainsi, au XVIIIe siècle, nous trouvons encore des traces d’une présence morisque suffisamment importante pour inquiéter l'Inquisition : « Así, entre los meses finales de 1727 y enero de 1728 son encarceladas 328 personas. Las detenciones son tan masivas y la histeria tan grande que en un momento dado la Inquisición de Granada se plantea si no sería conveniente que el Rey decretara una nueva expulsión de los moriscos, y así se lo propone a la suprema. » (Garcìa Ivars 1991 : 185). Retour au texte

6 « Como la mayoría de los moriscos castellanos hablaban muy bien el castellano y se vestían al igual que sus convecinos cristianos, era imposible detectarlos, especialmente si volvían no a su pueblo de origen sino a otro donde no eran conocidos, algo que sabemos que hicieron al principio hasta que no había peligro en volver a sus casas. » Retour au texte

7 François Martinez (1999) réunit tous les textes des différents décrets d’expulsion qui ont été promulgués entre 1609 et 1614 ; on y trouve plusieurs « Cédulas reales para la expulsión de los moriscos vueltos y quedados » ou encore « ocultos y rezagados ». Retour au texte

8 Pour simplifier l’appareil bibliographique, nous ne citerons que les sources directement utilisées dans cet article. Néanmoins, le renvoi à des travaux fondamentaux sur la poétique cervantine et ses liens avec la question morisque reste indispensable. Nous pensons notamment aux ouvrages de Marquez Villanueva (1991 ; 2011). Retour au texte

9 Clandestin : « A. [En parlant d’un être inanimé concret et abstrait] Qui existe, fonctionne, se fait de manière secrète, en dehors de ceux qui exercent l’autorité, à l’encontre des lois établies, de la procédure normale et licite. B. [En parlant d’une personne] Qui se soustrait par nécessité aux représentants de l’autorité en place et vit en marge des lois ; qui échappe à la procédure normale. » Retour au texte

10 « Yo tendré lugar de contarte lo que me ha sucedido después que me partí de nuestro lugar, por obedecer el bando de Su Majestad, que con tanto rigor a los desdichados de mi nación amenazaba, según oíste. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 961) Les traductions citées dans cet article sont celles de Louis Viardot (1978). Retour au texte

11 « Que cualquiera de los dichos Moriscos que publicado este Bando, y cumplidos los tres dias fuere hallado desmandado fuera de su proprio lugar por caminos, o otros lugares hasta que sea hecha la primera embarcacion, pueda qualquier persona sin incurrir en pena alguna prenderle, y desbalijarle, entregandole al Justicia del lugar mas cercano; y si se defendiere, le pueda matar. […] Item, que qualquiera de los dichos Moriscos que escondiere, o enterrare ninguna de la hazienda que tuviere, por no la poder llevar consigo, o la pusiere fuego; y a las casas, sembrados, huertas, o arboledas, incurran en la dicha pena de muerte los vezinos del lugar donde esto sucediere. » (García-Arenal 1975 : 253). Il s’agit là du tout premier décret d’expulsion, celui qui fut publié à l’encontre des morisques de Valence le 22 septembre 1609. Les décrets suivants s’en inspirent. Retour au texte

12 « Si tú no me descubres, Sancho –respondió el peregrino–, seguro estoy que en este traje no habrá nadie que me conozca; y apartémonos del camino a aquella alameda que allí parece […] Hízolo así Sancho, y, hablando Ricote a los demás peregrinos, se apartaron a la alameda que se parecía, bien desviados del camino real. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 961). Retour au texte

13 Selon Julia Kristeva (1998 : 16-17), c’est même parce que le voyage a eu lieu que l’homme peut se définir : « Car ses hôtes dédaigneux n’ont pas la distance qu’il possède, lui, pour se voir et pour les voir. […] Car eux ont peut-être des choses, mais l’étranger a tendance à estimer qu’il est le seul à avoir une biographie, c’est-à-dire une vie faite d’épreuves – ni catastrophes ni aventures (quoiqu’elles puissent arriver les unes autant que les autres), mais simplement une vie où les actes sont des événements, parce qu’ils impliquent choix, surprises, ruptures, adaptations ou ruses, mais ni routine ni repos. » Retour au texte

14 Sancho, de fait, ne cesse de revendiquer cet « honneur du pauvre » qu’est l’ascendance vieille-chrétienne : « Sea par Dios –dijo Sancho–; que yo cristiano viejo soy, y para ser conde esto me basta. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : I/21, 197) ; « […] y aunque pobre, soy cristiano viejo […] » (Cervantes [1605-1615] 2009 : I/47, 489) ; « […] que a fe de buen escudero que si hubiera dicho de mí cosas que no fueran muy de cristiano viejo, como soy, que nos habían de oír los sordos. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/3, 571). Retour au texte

15 « Sancho […] finalmente le vino a conocer de todo punto y, sin apearse del jumento, le echó los brazos al cuello » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 961). Retour au texte

16 « en voz alta y muy castellana » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 960). Retour au texte

17 « sin tropezar nada en su lengua morisca, en la pura castellana » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963). Retour au texte

18 « todos juntos comenzaron a cantar en su lengua lo que Sancho no pudo entender […] Entonces uno de ellos sacó una bolsa del seno y mostrósela a Sancho, por donde entendió que le pedían dineros, y él, poniéndose el dedo pulgar en la garganta y extendiendo la mano arriba, les dio a entender que no tenía ostugo de moneda » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 960). Retour au texte

19 « Item, todos se abstienen de vino y tocino y es cosa sin duda que no lo hacen por macerar la carne ni por hacer penitencia de sus pecados, pues no confiesan cometerlos, sino que lo hacen por ser precepto de mahoma y ser ellos sus discipulos; esta ceremonia tambien la tomo mahoma de los judios en lo que toca al tocino. » « Parecer de don martín de salvatierra, obispo de segorbe, acerca del estado en que están los moriscos » cité également par Boronat (1901, I, 619-633). Traduction par l’auteur. Retour au texte

20 « huesos mondos de jamón, que si no se dejaban mascar, no defendían el ser chupados. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 961). Retour au texte

21 « Pero lo que más campeó en el campo de aquel banquete fueron seis botas de vino, que cada uno sacó la suya de su alforja: hasta el buen Ricote, que se había transformado de morisco en alemán o en tudesco, sacó la suya, que en grandeza podía competir con las cinco. » Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 961-962). D’autre part, Ricote, en voyant Sancho, s’exclame « ni estoy ahora borracho » (II/54, 960), sous-entendant ainsi qu’il lui arrive de l’être. Une telle insistance sur la question de l’alcool ne saurait être gratuite. Retour au texte

22 « Finalmente, con justa razón fuimos castigados con la pena del destierro, blanda y suave al parecer de algunos, pero al nuestro la más terrible que se nos podía dar. Doquiera que estamos lloramos por España, que, en fin, nacimos en ella y es nuestra patria natural; […] No hemos conocido el bien hasta que le hemos perdido; y es el deseo tan grande que casi todos tenemos de volver a España que los más de aquellos, y son muchos, que saben la lengua, como yo, se vuelven a ella y dejan allá sus mujeres y sus hijos desamparados: tanto es el amor que la tienen; y ahora conozco y experimento lo que suele decirse, que es dulce el amor de la patria. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II, 54, 963-964). Retour au texte

23 Ricote explique en effet : « junteme con estos peregrinos, que tienen por costumbre de venir a España muchos de ellos cada año a visitar los santuarios de ella, que los tienen por sus Indias, y por certísima granjería y conocida ganancia: ándanla casi toda, y no hay pueblo ninguno de donde no salgan comidos y bebidos, como suele decirse, y con un real, por lo menos, en dineros, y al cabo de su viaje salen con más de cien escudos de sobra, que, trocados en oro, o ya en el hueco de los bordones o entre los remiendos de las esclavinas o con la industria que ellos pueden, los sacan del reino y los pasan a sus tierras, a pesar de las guardas de los puestos y puertos donde se registran. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 964). Au sujet de ce système, voir Liu (2007 : 53-66). Retour au texte

24 « Ahora es mi intención, Sancho, sacar el tesoro que dejé enterrado, que por estar fuera del pueblo lo podré hacer sin peligro, y escribir o pasar desde Valencia a mi hija y a mi mujer, que sé que están en Argel, y dar traza como traerlas a algún puerto de Francia y desde allí llevarlas a Alemania, donde esperaremos lo que Dios quisiere hacer de nosotros. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 964-965). Retour au texte

25 « Siempre tuve yo mala sospecha –dijo Ricote– de que ese caballero adamaba a mi hija, pero, fiado en el valor de mi Ricota, nunca me dio pesadumbre el saber que la quería bien, que ya habrás oído decir, Sancho, que las moriscas pocas o ninguna vez se mezclaron por amores con cristianos viejos, y mi hija que, a lo que yo creo, atendía a ser más cristiana que enamorada, no se curaría de las solicitudes de ese señor mayorazgo. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 967). Retour au texte

26 « Que, en resolución, Sancho, yo sé cierto que la Ricota mi hija y Francisca Ricota mi mujer son católicas cristianas, y aunque yo no lo soy tanto, todavía tengo más de cristiano que de moro, y ruego siempre a Dios me abra los ojos del entendimiento y me dé a conocer cómo le tengo de servir. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 965) . Retour au texte

27 On trouve la formule « quien tenia Moro tenia oro: y quanto mas Moros, mas oro, o mas ganancia » chez Bleda (1618 : 886). Chez Correas (2000 : 662), « Puede meter moros en Castilla » est accompagné de l’explication « De uno que es muy poderoso y rico ». Retour au texte

28 « todo su intento es acuñar y guardar dinero acuñado, y para conseguirle trabajan y no comen; en entrando el real en su poder, como no sea sencillo, le condenan a cárcel perpetua y a escuridad eterna; de modo que ganando siempre y gastando nunca, llegan y amontonan la mayor cantidad de dinero que hay en España. » (Cervantès [1613] 1995, p. 299-359). Retour au texte

29 « mira si quieres venir conmigo, como te he dicho, a ayudarme a sacar el tesoro que dejé escondido (que en verdad que es tanto que se puede llamar tesoro) » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 966) ; « volví […] a buscar mi hija y a desenterrar muchas riquezas que dejé escondidas » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/63, 1042) ; « ofreció Ricote para ello más de dos mil ducados que en perlas y en joyas tenía » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/63, 1043). Retour au texte

30 Nous soulignons. Retour au texte

31 Ce texte est, certes, légèrement postérieur au roman étudié ici ; néanmoins, les arguments qu’il mobilise sont tributaires de schémas bien établis, qui circulaient probablement depuis déjà un siècle au moins. Tous les textes produits par les apologistes de l’expulsion sont donc des témoins privilégiés des constructions discursives autour de la communauté morisque. Retour au texte

32 « […] y forzábame a creer esta verdad saber yo los ruines y disparatados intentos que los nuestros tenían, y tales, que me parece que fue inspiración divina la que movió a Su Majestad a poner en efecto tan gallarda resolución, no porque todos fuésemos culpados, que algunos había cristianos firmes y verdaderos, pero eran tan pocos, que no se podían oponer a los que no lo eran, y no era bien criar la sierpe en el seno, teniendo los enemigos dentro de casa. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963). Retour au texte

33 « no era bien criar la sierpe en el seno » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963) ; « como él ve que todo el cuerpo de nuestra nación está contaminado y podrido » ; « usa con él antes del cauterio que abrasa que del ungüento que molifica » ; « porque no se le quede ni encubra ninguno de los nuestros, que como raíz escondida, que con el tiempo venga después a brotar y a echar frutos venenosos en España » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1052-1053). Retour au texte

34 On retrouve d’ailleurs cette accusation dans la bouche de Berganza, là encore : « Entre ellos no hay castidad, ni entran en religión ellos ni ellas ; todos se casan, todos multiplican, porque el vivir sobriamente aumenta las causas de la generación. » (Cervantès 1995 [1613] : 350). Cependant, Bernard Vincent (2017 : 39-48) montre qu’il s’agit d’un mythe plus que d’une réalité, la forte mortalité infantile des morisques venant rectifier une natalité peut-être légèrement supérieure à celle des Vieux-Chrétiens. Retour au texte

35 Au chapitre 36, une lettre de Sancho à sa femme, écrite le 20 juillet 1614, permet de situer avec une exactitude tout à fait exceptionnelle dans le Quichotte le moment de la rencontre entre l’écuyer et son voisin morisque. Retour au texte

36 « No –dijo Ricote, que se halló presente a esta plática– no hay que esperar en favores ni en dádivas; porque con el gran don Bernardino de Velasco, conde de Salazar, a quien dio su Majestad cargo de nuestra expulsión, no valen ruegos, no promesas, no dádivas, no lástimas; porque aunque es verdad que él mezcla la misericordia con la justicia, como él ve que todo el cuerpo de nuestra nación está contaminado y podrido, usa con él antes del cauterio que abrasa que del ungüento que molifica » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1052). Retour au texte

37 « y así, con prudencia, con sagacidad, con diligencia y con miedos que pone, ha llevado sobre sus fuertes hombros a debida ejecución el peso de esta gran máquina » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1052). Retour au texte

38 Le premier décret publié, celui du royaume de Valence, dit : « El Rey, Y por su Magestad, Don Luis Carrillo de Toledo, Marqués de Caracena, señor de las Villas de Pinto, y Ynés, Comendador de Chiclana, y Montizon, Virrey Lugarteniente, y Capitán general en esta ciudad y Reino de Valencia por el rey nuestro señor. A los Grandes, Prelados, Titulados, Barones, Caballeros, Justicias, Jurados de las ciudades, villas, y lugares, Bayles generales, Gobernadores, y otros cualesquier ministros de su Majestad, Ciudadanos, vecinos, y particulares deste dicho Reino. » (Martinez 1999) Retour au texte

39 « el pregón y bando que Su Majestad mandó publicar contra los de mi nación » Retour au texte

40 Il s’agit d’une expression que nous retrouvons dans de nombreux décrets d’expulsion, et qui n’est pas sans rappeler les débats de l’époque autour de la « raison d’Etat » de Machiavel. Retour au texte

41 « Entendido tenéis lo que por tan largo discurso de años he procurado la conversión de los Moriscos deste Reino, y del de Castilla, y los Edictos de gracia que se les concedieron, y las diligencias que se han hecho para instruirlos en nuestra santa Fe, y lo poco que todo ello ha aprovechado, pues se ha visto que ninguno se haya convertido, antes ha crecido su obstinación. Y aunque el peligro, e irreparables daños que de disimular con ellos podía suceder, se me representó días ha por muchos, y muy doctos, y santos hombres, exortándome al breve remedio a que en conciencia estaba obligado, para aplacar a nuestro Señor, que tan ofendido están desta gente: asegurándome, que podía sin ningún escrúpulo castigarlos en las vidas, y haciendas, porque la continuación de sus delitos, los tenía convencidos de herejes, apóstatas, y proditores de lesa Majestad divina, y humana. » (Martinez 1999). Nous soulignons. Retour au texte

42 « Bien sabes, ¡oh Sancho Panza, vecino y amigo mío!, cómo el pregón y bando que Su Majestad mandó publicar contra los de mi nación puso terror y espanto en todos nosotros » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963). Nous soulignons. Retour au texte

43 « algunos había cristianos firmes y verdaderos ». Retour au texte

44 « Vuestras mercedes se queden con Dios y digan al duque mi señor que desnudo nací, desnudo me hallo: ni pierdo ni gano; quiero decir que sin blanca entré en este gobierno y sin ella salgo, bien al revés de como suelen salir los gobernadores de otras ínsulas. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/53, 957). Retour au texte

45 « cuanto más que saliendo yo desnudo, como salgo, no es menester otra señal para dar a entender que he gobernado como un ángel » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/53, 958). Retour au texte

46 « vamos a acompañar a Sancho que entre alegre y triste venía caminando sobre el rucio a buscar a su amo, cuya compañía le agradaba más que ser gobernador de todas las ínsulas del mundo » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 959). Retour au texte

47 « yo te daré doscientos escudos, con que podrás remediar tus necesidades, que ya sabes que sé yo que las tienes muchas » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 965). Retour au texte

48 « - Yo lo hiciera –respondió Sancho–, pero no soy nada codicioso, que, a serlo, un oficio dejé yo esta mañana de las manos donde pudiera hacer las paredes de mi casa de oro y comer antes de seis meses en platos de plata; y así por esto como por parecerme haría traición a mi rey en dar favor a sus enemigos, no fuera contigo, si como me prometes doscientos escudos me dieras aquí de contado cuatrocientos. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 965). Retour au texte

49 « Ya se sabe que todo gobernador está obligado, antes que se ausente de la parte donde ha gobernado, dar primero residencia: dela vuesa merced de los diez días que ha que tiene el gobierno, y váyase a la paz de Dios. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/53, 958). Il s’agit là d’une formalité judiciaire. Le Diccionario de la Real Academia Española donne pour le verbe residenciar la définition suivante : « Dicho de un juez: tomar cuenta a otro, o a otra persona que ha ejercido cargo público, de algo, especialmente de la conducta que en su desempeño ha observado. » Retour au texte

50 « Yo, señores, porque lo quiso así vuestra grandeza, sin ningún merecimiento mío, fui a gobernar vuestra ínsula Barataria, en la cual entré desnudo, y desnudo me hallo: ni pierdo ni gano. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/55, 973). Retour au texte

51 « En efecto, yo entré desnudo en el gobierno y salgo desnudo de él, y así podré decir con segura conciencia, que no es poco: “Desnudo nací, desnudo me hallo: ni pierdo ni gano” » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/57, 980). Retour au texte

52 « […] doy un salto del gobierno y me paso al servicio de mi señor don Quijote, que, en fin, en él, aunque como el pan con sobresalto, hártome a lo menos, y para mí, como yo esté harto, eso me hace que sea de zanahorias que de perdices. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/55, 974). Retour au texte

53 Pour le verbe avisar, le Diccionario de la Real Academia Española donne comme sens : « Dar noticia de algún hecho », « Advertir o aconsejar », « Llamar a alguien para que preste un servicio » ou encore « Prevenir a alguien de algo ». Tous les sens possibles du mot renvoient donc à un lien privilégié entre don Antonio Moreno et Roque Guinart, soit que celui-ci soit un conseiller du noble barcelonais, soit qu’il l’ait fait avertir de l’arrivée imminente de don Quichotte et Sancho par l’intermédiaire d’un messager. Retour au texte

54 « todos somos sus servidores y grandes amigos de Roque Guinart » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/61, 1020). Retour au texte

55 Tesoro de la lengua castellana o española, Madrid, Iberoamericana, 2006, p. 1297. Retour au texte

56 « La mujer de don Antonio Moreno cuenta la historia que recibió grandísimo contento de ver a Ana Félix en su casa. Recibiola con mucho agrado, así enamorada de su belleza como de su discreción, porque en lo uno y en lo otro era extremada la morisca, y toda la gente de la ciudad, como a campana tañida, venían a verla. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/64, 1044). Retour au texte

57 Le futur à valeur d’injonction dans la réplique suivante le montre bien : « Una por una, yo haré, puesto allá, las diligencias posibles, y haga el cielo lo que más fuere servido –dijo don Antonio–. Don Gregorio se irá conmigo a consolar la pena que sus padres deben tener por su ausencia; Ana Félix se quedará con mi mujer en mi casa, o en un monasterio, y yo sé que el señor visorrey gustará se quede en la suya el buen Ricote, hasta ver cómo yo negocio. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1053). Nous soulignons. Retour au texte

58 « Don Antonio se ofreció venir a la corte a negociarlo, donde había de venir forzosamente a otros negocios, dando a entender que en ella, por medio del favor y de las dádivas, muchas cosas dificultosas se acaban. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1052). Retour au texte

59 « Don Antonio Moreno se llamaba el huésped de don Quijote, caballero rico y discreto y amigo de holgarse a lo honesto y afable, el cual, viendo en su casa a don Quijote, andaba buscando modos como, sin su perjuicio, sacase a plaza sus locuras, porque no son burlas las que duelen, ni hay pasatiempos que valgan, si son con daño de tercero. » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/62, 1021). Retour au texte

60 « Dos o tres días tuvieron los del palacio semejantes y mejores ratos de entretenimiento a todas horas con los tres huéspedes, que jamás los dejaron salir de casa, conociéndoles el humor y cuán ocasionados eran para alborotar la corte. » (Avellaneda 1971 : 400). Retour au texte

61 « Dejémoslos pasar nosotros, como dejamos pasar otras cosas, y vamos a acompañar a Sancho » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 959). Retour au texte

62 « esperaba los cuatro días, que se le iban haciendo, a la cuenta de sus deseos, cuatrocientos siglos » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 959). Retour au texte

63 C’est aussi ce que suggère l’analyse de Marc Angenot (1989 : 17-18) : « Le discours social d’une époque est organisé en secteurs canoniques, reconnus, centraux. Aux marges, à la périphérie de ces secteurs de légitimité, s’établissent dans un antagonisme explicite des « dissidences » : c’est là, apparemment, qu’il faut chercher l’hétéronome. » Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marine Ansquer, « Un clandestin espagnol en Espagne : le personnage du morisque Ricote dans le Don Quichotte de Miguel de Cervantès (1615) », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 07 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3954

Auteur

Marine Ansquer

Professeure agrégée d’espagnol, IHRIM (UMR 5317), Université Lyon 2 et ENS de Lyon, 15 parvis René Descartes, BP 7000, 69342 Lyon Cedex 07

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