Introduction
1492 est une année clé pour l’Espagne : c’est celle de la fin de la Reconquista, de l’expulsion de la communauté juive, et du premier voyage de Christophe Colomb en Amérique. Ces événements fondamentaux, et les reconfigurations qu’ils entraînent au siècle suivant, obligent l’Espagne à se poser la question de son identité. En d’autres termes, il s’agit de se demander qui sera intégré au corps social en formation, et qui en sera rejeté et rendu illégal ; c’est la religion qui servira de critère discriminant, puisque ce grand royaume, à l’aube du XVIe siècle, cherche à se définir, avant tout, comme chrétien. Or, malgré l’expulsion des Juifs et la chute de la dernière enclave musulmane, l’altérité religieuse perdure en Espagne, puisque les habitants de l’ancien royaume de Grenade ont été autorisés à conserver leur foi, selon la politique qui avait été appliquée tout au long de la Reconquista dans le reste du pays. Cette tradition de cohabitation, vieille de plusieurs siècles1, ne peut cependant pas survivre à 1492 ; la politique initiale des Rois Catholiques se réoriente donc dès les premières années du XVIe siècle, avec les baptêmes de masse organisés à Grenade par le Cardinal Cisneros. Tous les Musulmans du royaume sont progressivement convertis, de gré ou de force, au Christianisme et, en 1526, l’Islam est, officiellement du moins, éradiqué de la Péninsule. Une nouvelle minorité est née : on les appelle ‘morisques’, ou encore ‘Nouveaux-Chrétiens’, par opposition aux ‘Vieux-Chrétiens’ – ceux dont les ancêtres ont toujours professé cette religion.
Qu’est-ce que la minorité morisque ? En réalité, ce statut, qui n’en est pas vraiment un, constitue une sorte de trou dans le tissu légal qui réglemente les rapports entre les communautés, une zone grise que personne ne peut, ou ne cherche à remplir. Bernard Vincent et Antonio Domínguez Ortiz (1978 : 69) parlent à cet égard de « l’ambiguïté intolérable de la situation morisque »2. Intolérable, avant tout, pour la société vieille-chrétienne, incapable d’établir avec certitude les traits caractéristiques de ces morisques, si semblables et pourtant voulus différents ; intolérable, aussi, pour les morisques eux-mêmes, jamais totalement intégrés au reste de leurs nouveaux coreligionnaires, constamment soupçonnés d’apostasie et de sédition. Le XVIe siècle est alors le théâtre d’une montée imparable des tensions entre les deux communautés, entre édits royaux, négociations et explosions ponctuelles de violence. Au même moment, en franc décalage avec cette situation de crispation, naît un nouveau genre littéraire, appelé ‘récit morisque’ et qui, à la suite des compositions poétiques du XVe siècle, met en scène des Maures et des Chrétiens qui partagent le même code de valeurs et sont ainsi capables d’établir des relations apaisées, voire amicales3. Le paradoxe n’est qu’apparent : ce modèle d’entente et de tolérance est en fait le versant positif d’une autre représentation du Maure ou du morisque qui circule à ce moment-là et qui en fait l’exact opposé et l’ennemi irréductible des Chrétiens. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire à un paradigme déformant, qui échoue à prendre en compte la singularité de l’Autre, dans la mesure où l’altérité est soit gommée au profit d’une bienveillance qui fond les différences jugées inacceptables, soit caricaturée afin de faire du morisque l’Autre par excellence, celui qui doit être éradiqué de l’Espagne en construction. Comme le synthétise Juan Goytisolo :
Les images antithétiques du bon Abencérage et du Maure sanguinaire, violeur et fanatique sont, en fin de compte, parfaitement réversibles : inséparables l’une de l’autre, elles surgissent sporadiquement à travers huit siècles de littérature selon nos convenances et nos psychoses comme les deux faces d’une même pièce. (Goytisolo 1988 : 609)4
La méconnaissance de l’Autre ne pouvait aboutir qu’à une résolution dramatique de ce « conflit de civilisations » selon l’expression qu’emploie Fernand Braudel (1947 : 397). Le point de rupture est atteint en 1609, quand le roi Philippe III décrète l’expulsion de tous les morisques du territoire espagnol. La mesure fait polémique : ce sont des Espagnols chrétiens que l’on prétend bannir. Selon des estimations récentes, ce sont 275 000 morisques qui prennent alors le chemin de l’exil (Vincent 2017). En 1614, l’expulsion est déclarée achevée ; pourtant, beaucoup de morisques ne sont jamais partis, ou bien sont revenus5 : ils sont obligés de se cacher pour échapper aux sanctions prévues par la loi, et ils deviennent des clandestins dans leur propre patrie. Le phénomène des retours est amplement documenté par la critique. Trevor Dadson, par exemple, montre qu’il commence dès 1610, depuis la France, et qu’il est facilité par les nombreux morisques qui avaient été autorisés à rester en Espagne, et qui constituaient un appui matériel pour ceux qui voulaient revenir. Les nobles chrétiens ont également pu y contribuer, dans le but de récupérer leurs vassaux morisques, ou, parfois, en raison de liens personnels. Il est impossible de dire combien sont revenus : leur statut de clandestins les forçait à la discrétion et, d’autre part,
[c]omme la plupart des Morisques castillans parlaient très bien l'espagnol et s'habillaient comme leurs voisins chrétiens, il était impossible de les repérer, surtout s'ils retournaient non pas dans leur village d'origine mais dans un autre où ils n'étaient pas connus, ce qu'ils faisaient au début jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité. (Dadson 2015 : 96)6
Nous pouvons cependant avancer qu’un nombre assez important de morisques a fait le choix du retour, malgré les risques. Nous en avons des témoignages significatifs dans plusieurs textes de l’époque, aussi bien législatifs7 que littéraires ; c’est sur l’un d’eux que s’appuiera ce travail.
Au chapitre 54 de la seconde partie de son Don Quichotte, publiée en 1615, Miguel de Cervantès met en scène la rencontre entre l’un des personnages principaux, Sancho Panza, et un ancien voisin, Ricote, un morisque qui a quitté l’Espagne et qui y revient, déguisé, dans le but de retrouver sa famille ainsi qu’un trésor qu’il a laissé enterré dans son village. Après une brève mais amicale discussion, les deux hommes se séparent pour se croiser de nouveau une dizaine de chapitres plus loin, à Barcelone, au moment où Ricote retrouve sa fille, Ana Félix, elle aussi revenue en Espagne sous un déguisement à la suite de péripéties dignes d’un roman byzantin. Dans les deux cas, il s’agit d’épisodes intercalés comme une incise dans les aventures des deux héros : c’est une narration marginale et périphérique qui s’empare de ce personnage du clandestin pour l’exposer en pleine lumière. Quelle image Cervantès nous donne-t-il alors de cet être fondamentalement paradoxal, le ‘morisque qui revient’, clandestin dans le pays où il est né ? Le personnage de Ricote est-il en mesure de s’éloigner des deux paradigmes déformants évoqués, et de proposer une autre vision de l’altérité morisque ? En quoi ce personnage de clandestin, qui se tient à la marge du pays comme du roman, est-il, paradoxalement, fondamental dans la matrice fictionnelle mise en place par Cervantès tout au long du Quichotte8 ?
1. Ricote, « morisco que vuelve » : les stigmates de la clandestinité
Nous nous pencherons d’abord sur la représentation de Ricote comme personnage clandestin, pris dans un processus d’autodéfinition loin d’être neutre dans le contexte de la ‘question morisque’. Si nous partons des définitions données par le Trésor de la Langue Française Informatisé, nous constatons que le clandestin se définit avant tout par un écart par rapport à la norme, plus particulièrement la norme légale9. Ricote est tout à fait au courant de l’édit d’expulsion qui a été promulgué, comme il le rappelle lui-même :
j’aurai le temps de te conter ce qui m’est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation.10
Comme nous le voyons, il se trouve, en quelque sorte, doublement en infraction par rapport à la loi : non seulement il est revenu en Espagne, mais en plus il y a enterré une partie de ses richesses dans le but de revenir les chercher plus tard, ce qui est explicitement défendu dans le décret d’expulsion.11
Par conséquent, ce personnage hors-la-loi est obligé, pour revenir dans son pays et pour y circuler, de se cacher : Sancho Panza le croise en compagnie d’un groupe de faux pèlerins tudesques, déguisé en l’un d’eux, et il le reconnaît à peine. Ricote a donc adopté, pour les besoins de sa cause, une autre nation, voire une autre religion : les pèlerins avec qui il voyage ne font pas montre d’un comportement très catholique, et Ricote affirme vouloir vivre son exil dans la ville d’Augsbourg, où a été signée en 1555 la ‘paz de Augusta’, qui autorisait les princes allemands à imposer le Protestantisme au lieu du Catholicisme dans leurs Etats. Or, la question de la versatilité religieuse est fondamentale dans le débat autour de la communauté morisque, puisque les Nouveaux-Chrétiens sont constamment soupçonnés de crypto-islamisme. Cette accusation d’hérésie est d’autant plus facile que la religion musulmane autorise la pratique de la taqiyya, ou précaution, qui désigne l’acte par lequel le Musulman isolé dans un groupe social hostile s’abstient de pratiquer sa religion en feignant d’adopter extérieurement la religion qu’on veut lui imposer ; le fidèle devra seulement conserver au fond de son cœur sa foi musulmane (Cardaillac 1977 : 87-88).
Bien conscients de cette réalité, les Vieux-Chrétiens ne croient qu’à moitié, ou pas du tout, à la sincérité de la foi des morisques. Le déguisement suspect de Ricote est le premier symptôme de son altérité fondamentale et de sa clandestinité ; le deuxième serait sa marginalisation spatiale : pour éviter de faire de mauvaises rencontres, il se tient, significativement, à l’écart du chemin royal12. Ricote n’est identifiable ni tout à fait comme musulman, ni tout à fait comme chrétien ; situé dans cet entre-deux inconfortable, il est, de plus, confronté à l’expérience singulière du retour, qui fait de lui un proscrit, un étranger dans son pays natal. Son voyage a donc mis en marche des processus dynamiques et originaux d’autodéfinition, qui n’auraient pas pu avoir lieu sans le départ et, surtout, sans le retour13.
2. Le processus de construction de l’identité morisque de Ricote
Quels sont les éléments que Ricote choisit de mettre en avant pour construire cette nouvelle identité ? A vrai dire, Cervantès fait de lui un morisque idéal à tous points de vue. Notons que si le processus d’autodéfinition peut avoir lieu, c’est grâce à la présence de Sancho Panza, qui agit à la fois comme miroir et comme repoussoir pour le morisque. C’est donc la proximité entre les deux hommes qui sera le premier élément identitaire retenu : Ricote appelle Sancho « mi caro amigo », « mi buen vecino » (le terme de « vecino » est employé à trois reprises), rappelle qu’il était le « tendero de tu lugar » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 960), soulignant ainsi ses liens profonds avec un représentant incontestable de la société vieille-chrétienne14. Leurs retrouvailles sont simples, sincères, et manifestent la joie de deux vieux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps et se reconnaissent comme membres d’une même communauté : « Sancho, l’examinant avec plus d’attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou. »15 Un deuxième élément s’ajoute dès les premiers instants de la rencontre : Ricote maîtrise la langue castillane à la perfection ; la narration insiste lourdement sur ce point fondamental dans la controverse au sujet des morisques, puisque l’un des griefs le plus souvent retenu contre eux était précisément leur refus d’abandonner l’arabe pour l’espagnol. Ricote, quant à lui, parle « d’une voix haute, en bon castillan »16 ou encore « sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan »17. Il est donc capable d’échanger sans aucune entrave avec Sancho, comblant ainsi le fossé linguistique qui s’était creusé entre ce dernier et le groupe de pèlerins tudesques au début de la rencontre, les forçant à communiquer par gestes plutôt que par mots18.
Les retrouvailles font ensuite place à un banquet, au cours duquel tous, morisque, Vieux-Chrétien et tudesques, s’assoient ensemble et partagent la même nourriture. Là encore, nous sommes face à un enjeu essentiel de la polémique anti-morisque des XVIe et XVIIe siècles. En effet, dans l’impossibilité de scruter le fond des cœurs pour déterminer la sincérité de la foi chrétienne, la Couronne et l'Inquisition se sont attachées à traquer les signes extérieurs qui seraient des preuves d’attachement à la religion musulmane. Parmi ceux-ci, l’habit et la langue, mais aussi la nourriture et la boisson, figurent en bonne place. Sera musulman celui qui refuse de manger du porc et de boire du vin, comme nous le voyons dans cette déclaration de l’évêque de Segorbe (García Arenal 1975 : 163) – un exemple parmi tant d’autres :
ils s'abstiennent tous de vin et de lard, et il n'y a pas de doute qu'ils ne le font pas pour macérer la viande ou pour faire pénitence de leurs péchés, puisqu'ils ne se confessent pas de les avoir commis, mais ils le font parce que c'est un précepte de Mahomet et qu'ils sont ses disciples ; cette cérémonie a aussi été prise par Mahomet des Juifs en ce qui concerne le lard19
Or, le repas partagé au bord de la route par Ricote et Sancho comporte, précisément, des « des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. »20 Le vin ne manque pas non plus
Mais ce qui brillait avec le plus d’éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c’étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac ; et le bon Ricote lui-même, qui s’était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur.21
La formulation de la phrase autorise ici un doute : Ricote buvait-il du vin avant d’être expulsé d’Espagne ? Ou bien sa « transformation » en allemand ou tudesque, autrement dit son voyage, ont-ils ancré en lui une coutume jusque-là non pratiquée, voire refusée, par lui ? Il est possible que, dans l’exil, il ait choisi de mettre en avant cet élément envisagé comme caractéristique de l’identité espagnole vieille-chrétienne : trait imposé au départ, récupéré ensuite comme marqueur distinctif, formant partie d’une identité désormais choisie et assumée, l’identité de ce pays perdu et regretté. Si nous ne pouvons donc pas être certains que Ricote buvait du vin avant 1609, il est en revanche tout à fait sûr qu’il a désormais fait sien ce trait de culture vieille-chrétienne, comme l’atteste le verbe « transformar », qui signale un changement substantiel de l’être – nous y reviendrons.
La teneur même de l’échange entre Sancho et Ricote achève de faire de celui-ci l’incarnation du morisque idéal, espagnol au-delà de tout soupçon, puisqu’il ne cesse de proclamer son amour pour sa patrie :
Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. […] nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie.22
Il dénonce également le système de fraude mis en place par les pèlerins qu’il accompagne, qui contribuait à aggraver la crise économique du début du XVIIe siècle23. Enfin, ce personnage se présente comme un être isolé : il ne forme pas bloc avec le reste de sa communauté, ce qui éloigne le péril d’une conspiration généralisée contre l’Espagne, fréquemment invoqué pour justifier l’expulsion. Au contraire, Ricote veut vivre son exil uniquement avec sa femme et sa fille, loin d’Alger24 ; la cellule familiale de base est encore réduite par la disparition inexpliquée de la mère, puisqu’à la fin de l’aventure, seuls le père et la fille sont réunis. La mère, elle, n’est plus mentionnée ; cette ellipse est fondamentale pour terminer de désamorcer les peurs vieilles-chrétiennes. Les femmes morisques sont l’objet de représentations déformantes peut-être plus prégnantes encore que celles des hommes – on les voit, en général, comme séductrices ou sorcières –, et elles sont aussi connues pour être les garantes des traditions musulmanes au sein du cercle familial (Vincent 2017 : 101-110). La disparition de la mère, même si elle n’est pas nécessairement propre au récit morisque, fait partie de ces stratégies de désamorçage de la peur provoquée par l’Autre morisque.
A toutes les étapes de la rencontre, Ricote présente donc les éléments attendus de l’identité chrétienne, en particulier la langue et la nourriture, qu’il a adoptés et revendique maintenant clairement. Mais ce n’est pas tout : si Ricote est l’archétype du morisque idéal, c’est également parce qu’il recoupe des discours ou des images issus du réel, qui circulaient au moment de la publication de l’œuvre, et qui nourrissaient le débat autour de la communauté morisque. Nous percevons ainsi des traits négatifs habituellement attribués à cette communauté, des traits immédiatement reconnaissables car bien implantés dans l’imaginaire social de l’époque, et qui différencient malgré tout le morisque du reste de la population. En effet, selon l’idée développée par Christina Lee (2016), ce n’est pas parce que les morisques (ou les convers, ou les roturiers) sont différents qu’ils inquiètent, mais au contraire parce qu’ils sont tellement semblables au reste des Espagnols, qu’ils pourraient très facilement se faire passer pour l’un d’eux et infiltrer de cette façon, sans que personne ne s’en rende compte, la société majoritaire, compromettant sa pureté et son intégrité morale et religieuse. C’est ce que Christina Lee appelle « l’angoisse du même ». Or, Ricote, là encore, correspond admirablement bien aux stéréotypes concernant sa communauté, ce qui permet de l’identifier immédiatement comme morisque et, partant, de l’intégrer à la société espagnole. A aucun moment il ne cherche à se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas, c’est-à-dire, pour un Vieux-Chrétien. Dans le récit de sa vie, il s’identifie en tout temps avec l’ensemble de la communauté morisque : il utilise le terme « mi nación » et une première personne du pluriel qui revient régulièrement (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963). Il ne cherche pas à cacher son ascendance, et il ne montre aucune volonté de pénétrer la société vieille-chrétienne, puisqu’il critique l’amour que ressent le Vieux-Chrétien don Gregorio pour sa fille Ana Félix25. Dans ses comportements, Ricote correspond là encore exactement à l’image que se font ses contemporains de sa communauté : il proclame que sa foi est plus chrétienne que musulmane, mais sans chercher à se faire passer pour plus croyant que les autres. De fait, le « Dieu » qu’il mentionne dans sa réplique reste vague, et le contenu précis de cette foi, inconnu :
[C]ar enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que More, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir26.
Surtout, il montre un penchant très prononcé pour l’argent qui fait écho à l’énoncé parémiologique oro / moro / tesoro, une association aussi connue que diabolique27, que Cervantès (1995 [1613] : 349-350) reprend de manière virulente à travers le personnage du chien Berganza dans sa nouvelle exemplaire El Coloquio de los perros28. Ricote correspond bien à ce stéréotype du morisque enrichi : il fait allusion par trois fois au fameux trésor qu’il a laissé enterré dans son village29, et quand Sancho lui explique qu’il vient de quitter son poste de gouverneur de l’île Barataria, Ricote ne peut que lui demander « ¿Y qué has ganado en el gobierno? » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 966)30 traduisant immédiatement en termes monétaires une expérience que Sancho a vécue sur les plans physique, moral et presque spirituel. Les traits caractéristiques de Ricote ne laissent donc aucune place au doute : il est clairement identifié comme morisque, et cette reconnaissance est le préalable à toute acceptation de ce personnage par la société vieille-chrétienne.
Enfin, le discours de Ricote est une façon de le réintégrer de fait, sinon de droit, dans la communauté espagnole vieille-chrétienne : nous reconnaissons dans sa tirade du chapitre 54 et dans ses interventions au chapitre 65 des expressions propres à la controverse de l’époque, que l’on retrouve aisément dans d’autres textes comme ceux des apologistes de l’expulsion – notamment dans l’Expulsión justificada de los moriscos españoles de Pedro Aznar Cardona (1612) ou dans la Corónica de los moros de España de Jaime Bleda (1618)31. Ricote insiste sur les deux griefs les plus fréquemment retenus contre la « nation » morisque, l’apostasie et la sédition :
Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’État.32
Le personnage développe cette idée d’« ennemis intérieurs » à travers un répertoire fleuri d’images typiques de la polémique, telles que celle du serpent, de la propagation de la maladie, de l’onguent face à la cautérisation ou encore la métaphore végétale33. Toutes ces images sont parfaitement repérables dans les textes issus du débat autour de l’expulsion des morisques. D’autres accusations sont également formulées, de manière moins directe, dans le discours de Ricote : c’est l’interprétation que l’on peut faire de l’expression « nuestra muchedumbre » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/65, 1053), une façon, peut-être, d’évoquer la démographie prétendument florissante des morisques, qui provoque la peur panique de la société chrétienne34. Ce discours d’auto-accusation s’apparente alors à une confession inquisitoriale, puisque la reconnaissance de ses torts par l’accusé est la première étape vers la réconciliation, et donc la réintégration au corps social. Cet acte de confession est fondamental : il justifie, vérifie, entérine, les cadres de fonctionnement de la société dominante. Ainsi, le discours de Ricote est conçu de manière à être exactement ce que la communauté vieille-chrétienne attend d’un morisque : une auto-inculpation, dans laquelle le sujet se distancie de ses pairs sans pour autant prétendre devenir l’homologue exact d’un Vieux-Chrétien.
C’est un personnage fondamentalement paradoxal que Cervantès présente dans cet épisode, un homme rendu clandestin dans son propre pays, au terme d’un processus d’expulsion qui ne fait pas l’unanimité. Cervantès braque ses projecteurs sur ce personnage illégal et lui forge une identité à la croisée des discours ou des images issus du réel, des sphères officielles ou de l’imaginaire collectif. C’est là un pari risqué et l’on pourrait croire que la pensée de l’altérité s’expose à être détruite avant même d’être formulée, par cette vision stéréotypée et orientée négativement. Evidemment, rien n’est aussi simple, et la mise en fiction du personnage de Ricote permet au contraire de s’éloigner de ces discours officiels : sous des apparences lisses et aseptisées, le personnage n’est pas exempt d’ambiguïtés, et il se constitue, entre les lignes, comme l’incarnation d’un discours clandestin, d’un contre-discours aux modalités bien particulières.
3. Ricote, incarnation d’un contre-discours
Guillaume Carbou (2015 : 4) explique que « les contre-discours peuvent ne pas être seulement des désaccords sur un point spécifique mais de véritables propositions d’image du monde concurrentes ». Il ajoute que ces images créent « différents cadres d’intelligibilité » (Carbou 2015 : 5) dans le discours social, construisant des représentations du monde parfois opposées du tout au tout, à tel point qu’elles peuvent mener les interlocuteurs à un « dialogue de sourds confinant à la coupure cognitive » (Carbou 2015 : 11). Or, la mise en fiction du personnage de Ricote permet de tenir ce contre-discours entre les lignes, tout en lançant un processus de rénovation de la création littéraire qui, précisément, évite l’écueil de l’impossibilité de penser, du renvoi dos-à-dos de deux discours ou de deux visions du monde incompatibles. Quelles sont les conditions d’énonciation de ce discours clandestin ? Soulignons pour commencer la singularité du personnage de Ricote au sein du corpus d’œuvres appelées ‘morisques’. Il est l’un des rares à porter un discours directement impliqué dans la question morisque, c’est-à-dire un discours précisément daté35, et qui parle sans fards au nom d’une collectivité, celle des morisques persécutés par la monarchie espagnole. Dans cet épisode, le clandestin sort alors en pleine lumière, et devient le véhicule de ce que nous pourrions appeler un ‘discours-caméra’, qui s’adresse directement aux autres personnages au nom d’un ‘nous’ identifiable aux communautés morisques du moment de l’expulsion.
Cependant, pour avoir une chance d’exister, ce contre-discours ne peut pas être tenu de manière frontale : il est, au contraire, souterrain, et prend place dans des incohérences apparentes de la narration, qui sont en fait des stratégies discursives de contestation. Nous avons vu que Ricote emploie un certain nombre d’images qui renvoient directement à la polémique anti-morisque ; pourtant, il ne s’agit pas uniquement, pour Cervantès, de réutiliser ces canons discursifs qu’il connaissait sans doute très bien, mais de les remettre en question, à travers un procédé d’ironisation. Ainsi, l’argumentaire de l’expulsion mobilisé par Ricote, qu’il présente sur le mode des faits admis et incontestables, se trouve renversé par des syntagmes qui modifient complètement le sens premier des phrases. Au chapitre 65, dans le portrait qu’il dresse du plus zélé exécuteur de l’expulsion, don Bernardino de Velasco, comte de Salazar, des glissements de l’énoncé permettent subrepticement de contredire ce qui semblait affirmé sans hésitations :
Non, dit Ricote, qui assistait à l’entretien ; il ne faut rien espérer de la faveur ni des présents ; car, avec le grand don Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières, larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu’il unit la miséricorde à la justice ; mais, comme il voit que tout le corps de notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit.36
Alors que le comte de Salazar semble être présenté comme un homme droit, qui ne cède ni devant les « promesses » (promesas) ni devant les « présents » (dádivas) – une qualité indispensable pour qui est en charge d’une tâche si délicate –, le texte ajoute, dans un registre plus pathétique, qu’il est également insensible aux « prières » (ruegos) et aux « plaintes » (lástimas). L’accumulation permet de juxtaposer tous ces éléments sans attirer l’attention dessus, tout en signalant discrètement que don Bernardino ne semble pas beaucoup faire usage de la miséricorde, bien qu’il se positionne en fervent défenseur de la foi chrétienne. La suite de la phrase continue à décrédibiliser le personnage : « Avec la prudence et la sagacité qu’il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu’il inspire, il a porté sur ses fortes épaules l’exécution de cette grande mesure »37. Le dernier syntagme de l’accumulation, « con miedos que pone », vient, une fois de plus, contredire le portrait mélioratif qui semblait être en train de se construire, mettant en place, dans ces retournements de la narration, le contre-discours.
Cette stratégie de renversement et d’ironisation du discours hégémonique s’étend à l’ensemble de sa première longue réplique du chapitre 54, dans laquelle Ricote suit en fait un schéma discursif bien connu de l’époque, celui des décrets d’expulsion (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 963-964). François Martinez (1999) découpe ce schéma en différentes étapes : l’énonciation (qui s’adresse à qui ?), la justification, et l’ordre (qui doit être expulsé, quand et comment). Or, tous ces éléments se retrouvent dans le discours de Ricote. L’énonciation tout d’abord : en fonction des régions, ce sont les vice-rois ou le roi lui-même qui s’adressent à la population38. Dans le Quichotte, Ricote attribue à Philippe III la publication de l’édit d’expulsion : il parle de « l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de [s]a nation »39. La justification, ensuite : de manière générale, les décrets cherchent à prouver que l’obstination des morisques ne laisse pas d’autre solution au roi, qui agit « con razón de bueno y cristiano gobierno »40 ; des preuves sont apportées du danger qu’ils représentent. Les textes mentionnent également de prudents conseillers avec lesquels le roi s’est entretenu avant de prendre sa décision, et qui lui ont tous recommandé une mesure radicale41. Ricote, là encore, passe par toutes ces étapes. L’apostasie et la sédition du peuple morisque constituent les raisons principales de l’exil, comme nous l’avons déjà vu. Ricote se porte lui-même garant de ces vérités, se plaçant comme le témoin qui apporte la preuve du méfait : « forzábame a creer esta verdad saber yo […] ». Enfin, le roi s’est concerté avec le plus avisé des conseillers, puisque « fue inspiración divina la que movió a Su Majestad a poner en ejecución tan gallarda resolución ». La dernière étape est la formulation de l’ordre d’expulsion en lui-même, qui, dans les paroles de Ricote, atteint un « nous » général, sans les exemptions qui étaient parfois considérées dans les décrets : « finalmente, con justa razón fuimos castigados con la pena del destierro ». Le schéma argumentatif est donc complet ; pourtant, au froid texte législatif se mêlent les commentaires de Ricote qui raconte son expérience vécue, et nous parle de douleur humaine. Dès la première étape, celle de l’énonciation, le jeu des sentiments vient troubler la mécanique bien réglée du décret : « Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. »42. L’ordre d’expulsion est vu et vécu comme une menace angoissante par les concernés. Certes, les Chrétiens sincères sont peu nombreux ; mais « il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens »43, précise Ricote. La décision royale, motivée par l’inspiration divine, est juste ; mais aussitôt après l’avoir reconnu, le morisque se lance dans un pathétique récit d’amour patriotique qui donne à voir toute l’étendue de ce drame qui arrache des familles entières à leur terre natale. La fin de sa réplique fait alterner un « nosotros » qui représente le destin tragique, mais peut-être mérité, d’une collectivité, et un « yo » qui porte le ressenti individuel, le témoignage direct d’un déchirement que rien ne saurait justifier. C’est un discours hybride qui se crée ici, dans lequel la voix du personnage renverse l’argumentaire de l’expulsion. Sous l’effet de ce témoignage, le discours hégémonique apparaît singulièrement creux, délié de la réalité de terrain et d’une souffrance réelle que Cervantès met en mots en faisant dialoguer les représentations acquises, fruits d’un appareil discursif qui trouve sa source hors-texte, et un contre-discours qu’il construit à travers son personnage de fiction. Cette confrontation tourne à l’avantage du second, et invite à une prudente réserve quant aux discours qui configuraient les représentations stéréotypées de la communauté morisque.
Le personnage de Ricote n’est donc pas aussi lisse qu’il n’y paraît à première vue : il s’affiche, dans toute son ambiguïté, sur le devant de la scène, mais la parole, elle, est devenue clandestine : exposée en pleine lumière, son sens politique se construit en réalité de manière souterraine, dans des failles de la narration. Le récit morisque s’affiche comme un espace de transgression, indissociable de la forme intercalée commune à toutes les œuvres du corpus morisque, exploitée également par Cervantès : la marginalité de cette forme devient la condition d’existence de ces personnages eux-mêmes marginaux, porteurs d’un discours si peu orthodoxe.
4. Le clandestin Ricote : un rouage clé de la poétique cervantine
D’une façon qui peut sembler paradoxale, c’est précisément dans cette forme périphérique, à l’écart du reste du roman mais toujours reliée à lui, que va se cristalliser la modernité de la pensée cervantine. Ricote acquiert un rôle clé dans la matrice fictionnelle du roman, tout d’abord parce que son intervention est décisive dans la poétique de construction de trois personnages de la trame principale, Sancho Panza, don Antonio Moreno et don Quichotte lui-même. Nous nous concentrerons ici sur les deux premiers. Sancho est le seul à entrer en contact de manière directe et prolongée avec le morisque. La rencontre entre les deux hommes lance alors l’écuyer dans un processus d’autodéfinition, qui lui permet d’affirmer une nouvelle identité qui s’est construite tout au long de la Seconde partie, et plus particulièrement encore à la suite de son expérience de gouverneur. En abandonnant l’île Barataria, il déclarait en effet :
Je souhaite le bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur, que nu je suis né, nu je me trouve ; je ne perds ni ne gagne ; je veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement, et que j’en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font d’habitude les gouverneurs d’autres îles44.
Il renchérit un plus loin : « puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n’est pas besoin d’autre preuve pour justifier que j’ai gouverné comme un ange »45. Il manifeste également à ce moment sa loyauté envers son maître : « revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d’être gouverneur de toutes les îles du monde. »46 Son départ de Barataria confirme donc le changement de sa personnalité qui se dessinait depuis le début de cette Seconde partie : entre la revendication d’un salaire et l’affection de son maître, Sancho préfère la seconde. Or, la rencontre avec le morisque va fonctionner comme un catalyseur, qui permet à ces virtualités du personnage de s’exprimer pleinement. En effet, Ricote propose à l’écuyer de trahir son maître et son roi pour l’accompagner déterrer son trésor, en échange d’une récompense substantielle destinée à pallier ses difficultés financières : « je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n’ignore pas que tu en as de plus d’un genre. »47 Cependant, Sancho résiste, et ne se laisse pas tenter par le profit mal acquis :
- Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux ; autrement, je n’aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j’aurais pu garnir d’or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d’argent. Pour cette raison, et parce qu’il semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n’irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m’en donnerais quatre cents ici, argent comptant.48
Un peu plus loin, il réitère ce refus. A travers cet échange avec le morisque, Sancho prend acte des changements survenus en lui à la suite de son séjour à Barataria ; d’ailleurs, dans sa réplique, il fait explicitement le lien entre sa réponse et la brève période de son gouvernement. La rencontre avec Ricote fonctionne alors comme une mise à l’épreuve, mais aussi, plus concrètement, comme le « juicio de residencia » auquel les gouverneurs doivent se soumettre, comme le majordome l’avait signalé au chapitre 53, au moment du départ de Sancho :
[P]ersonne n’ignore que tout gouverneur est tenu, avant de quitter l’endroit où il a gouverné, à faire d’abord résidence1. Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés depuis qu’elle a le gouvernement, et qu’elle s’en aille ensuite avec la paix de Dieu.49
Sancho refuse de différer son départ, mais la rencontre avec le morisque lui donne en fait l’occasion de satisfaire à ces exigences légales. Ayant triomphé de la tentation, c’est en toute bonne conscience qu’il peut aller se présenter au Duc pour rendre compte de son mandat : « Moi, seigneurs, parce qu’ainsi Votre Grandeur l’a voulu, et sans aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »50 Cette formule est devenue un leitmotiv dans la bouche de Sancho, qui la répète à satiété au début du chapitre 57, lorsque maître et écuyer décident de quitter le palais ducal : « En fin de compte, je suis entré nu dans le gouvernement, et nu j’en sors, de façon que je puis répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n’est pas peu de chose : Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »51 Il réitère également devant le Duc sa décision de rester fidèle à don Quichotte52. La réaffirmation de ces nouvelles valeurs, de part et d’autre de l’épisode de Ricote, montre bien que celui-ci est un rouage clé dans la définition d’un nouveau Sancho : le morisque lui donne l’occasion de montrer à tous, y compris à lui-même, à quel point il est un homme changé. Cela n’a rien d’anecdotique, puisque la capacité des protagonistes à évoluer et devenir meilleurs, plus sages et plus raisonnables, fait partie de la stratégie cervantine de riposte face au Quichotte apocryphe, publié un an plus tôt par un certain Alonso Fernández de Avellaneda, qui mettait en scène des personnages jugés caricaturaux par Cervantès. En ce sens, l’épisode morisque est déterminant dans la poétique de la deuxième partie du Quichotte, en ce qu’il autorise une redéfinition de Sancho.
Dans cette série de confrontations entre le héros du récit intercalé et les figures de la trame principale, le cas le plus intéressant est sûrement celui de don Antonio Moreno, le gentilhomme barcelonais qui accueille don Quichotte au chapitre 61. Don Antonio, dès sa première apparition dans le roman, se présente comme un être mixte, un moyen terme entre le contre-Etat représenté par le bandit Roque Guinart et la société officielle incarnée par les autorités catalanes : s’il bénéficie manifestement d’un statut privilégié à Barcelone, le premier groupe nominal qui se réfère à lui le désigne néanmoins comme « el avisado de Guinart » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/61, 1019)53. Don Antonio lui-même précise ensuite que « nous sommes tous vos serviteurs et grands amis de Roque Guinart »54. Or, dès ce chapitre 61, ce personnage reçoit don Quichotte « con grita, lililíes y algazara » (II, 61, p. 1019) ; ces trois mots méritent que l’on s’y arrête un instant. Les termes « lililíes » et « algazara » renvoient directement à des réalités musulmanes : le premier signifie, selon le Diccionario de la Real Academia, « vocerío de los moros » ; le second est construit sur le mot arabe « gazarah » et signifie également « ruido, gritería de una o de muchas personas juntas, que por lo común nace de alegría » ou encore « vocería de los moros y de otras tropas, al sorprender o acometer al enemigo ». Enfin, « grita » peut signifier « confusión de voces altas y desentonadas » ou être un synonyme de « algazara ». Uni aux deux substantifs précédemment analysés, le mot « grita » complète donc cette description de festivités issues du monde musulman. L’association de ces trois termes est hautement significative, d’autant plus que quelques pages plus loin, au chapitre 67, don Quichotte fait à Sancho une petite leçon de linguistique au cours de laquelle il rappelle que les vocables castillans formés avec le préfixe al- viennent de la langue arabe (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/67, 1062). Cervantès, dont l’amour pour les mots est immodéré, se montre bien conscient du poids de l’héritage maure dans la langue espagnole, et ce n’est pas un hasard s’il décide de mobiliser ces termes en relation avec don Antonio Moreno, qui semble ne pas pouvoir s’empêcher de recourir à des démonstrations d’allégresse issues du monde arabe lorsqu’il accueille un invité de marque chez lui. Certes, il s’agit là d’un classique des festivités urbaines, dont nous trouvons nombre de traces chez les chroniqueurs du Siècle d’or ; cependant, c’est une exception dans le roman cervantin, puisque la famille de don Diego de Miranda et le Duc et la Duchesse adoptent des modèles bien différents lorsqu’ils reçoivent don Quichotte chez eux. Au chapitre 61, au contraire, le ton est donné dès le début, et le lecteur est tout prêt à voir en ce « moreno » don Antonio un morisque, dont le nom même signale l’origine, si nous en croyons la définition que donne Covarrubias du terme « morena » : « Color, la que no es del todo negra, como la de los moros, de donde tomó nombre, o de mora »55. L’onomastique rapproche donc dangereusement ce représentant de l’autorité des morisques hors-la-loi qui croiseront bientôt sa route, et auprès de qui il sera amené à jouer un rôle privilégié, qui confirmera les soupçons qui pèsent sur son ascendance. De fait, il témoigne aux deux morisques, surtout à Ana Félix, pour laquelle il se passionne, un grand intérêt, décidant sans hésiter de les accueillir chez lui, pour le plus grand plaisir de sa femme :
La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l’histoire, sentit un grand plaisir à voir Ana Félix dans sa maison. Elle l’y reçut avec beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son amabilité ; car la Morisque brillait également par l’esprit et par la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de cloche la voir et l’admirer56.
La femme de don Antonio se montre-t-elle heureuse de retrouver enfin une jeune fille de sa communauté ? La solidarité morisque passait essentiellement par les réseaux féminins, et l’expression « a campana tañida » pourrait bien acquérir, dans ce cas, un sens ironique. Don Antonio, de son côté, semble venir occuper la place laissée vide par les oncles d’Ana, désignés par Sancho Panza comme « finos moros » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 965), dont nous perdons la trace à Alger : si ce sont eux qui ont au départ décidé du sort de la jeune morisque, c’est désormais le gentilhomme barcelonais qui prend en mains son destin, et il n’acceptera aucune contestation57. Il est évident par ailleurs que si quelqu’un peut sortir les morisques d’affaire, c’est bien lui : il rappelle qu’il est habitué aux intrigues de cour et aux stratégies de négociations :
Don Antonio s’offrit à aller solliciter cette licence à la cour, où l’appelaient d’ailleurs d’autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la faveur et des présents, bien des difficultés s’aplanissent.58
Or, qui mieux qu’un morisque peut savoir que tout est possible à la cour, surtout si l’on a un protecteur influent et quelques deniers de côté ? Les chroniques nous montrent qu’au XVIe siècle, les négociations étaient courantes et souvent bénéfiques à la communauté morisque. Don Antonio représenterait alors le morisque parfaitement intégré, celui dont la « discreción » – c’est ainsi qu’il est caractérisé – lui permet de passer totalement inaperçu, de se couler dans des moules différents en fonction de ce que la société attend de lui, celui qui cristallise cette « angoisse du même », étudiée par Christina Lee.
A travers cette figure trouble, qui crée l’incertitude et l’inquiétude chez le lecteur, Cervantès remet en cause un modèle de comportement que nous avons déjà croisé. A l’orée du chapitre 62, don Antonio est présenté comme l’archétype de l’honnête homme :
L’hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C’était un gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec décence et bon goût. Lorsqu’il vit don Quichotte dans sa maison, il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans toutefois nuire à sa personne ; car ce ne sont plus des plaisanteries, celles qui blessent, et il n’y a point de passetemps qui vaille, si c’est au détriment d’autrui.59
Il semble capable d’incarner un contre-modèle par rapport au Duc et à la Duchesse, rencontrés au chapitre 30, qui n’économisaient ni les coups ni les artifices les plus démesurés dans le seul but de se divertir aux dépens de don Quichotte. C’était déjà l’attitude des personnages d’Avellaneda : à Madrid, don Álvaro Tarfe et ses amis enferment don Quichotte, Sancho et Bárbara dans un palais pour mieux les transformer en bouffons60. Cependant, le comportement de ces nobles n’est jamais problématisé. Ils rient de don Quichotte car celui-ci est ridicule et arrogant, mais ont en même temps pitié de lui, et cherchent à lui éviter des démêlés avec la justice. Rien n’est aussi simple chez Cervantès. La mascarade du palais ducal est explicitement dénoncée à deux reprises dans le texte cervantin (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/32, 794 et II/70, 1077), mais cette critique est renforcée, de manière plus subtile, avec le personnage de don Antonio, qui finit par agir de la même manière que les nobles madrilènes et aragonais, manipulant et enfermant les morisques pour prolonger le divertissement qui avait été offert par don Quichotte. L’exemplarité de ce comportement est alors remise en question par les soupçons qui pèsent sur l’ascendance de don Antonio, une figure janusienne jamais totalement limpide, que le lecteur a du mal à appréhender. C’est bien le récit intercalé et, plus particulièrement, la rencontre avec les morisques qui complètent et nuancent le portrait initialement positif de don Antonio, soulevant des questions qui resteront sans réponse et modulant la caractérisation univoque des personnages nobles d’Avellaneda.
Ricote, figure de l’étranger et de l’étrange, est ainsi capable de tendre un miroir révélateur aux personnages de la trame principale, et les invite à voir l’Autre en eux-mêmes : c’est là que réside la modernité de la pensée de l’altérité élaborée par Cervantès. A travers ce personnage de clandestin, l’auteur met en place une dialectique de l’Autre et du Même qui trouve sa transposition narrative dans les rapports qui unissent trame intercalante et récit intercalé. En effet, si Ricote peut être l’Autre de Sancho, de don Antonio, ou de don Quichotte, c’est aussi parce que le récit intercalé est l’Autre du roman dans sa globalité, et devient un terrain de réflexion poétique, depuis lequel penser l’élaboration de la fiction. Les épisodes morisques intercalés sont alors les lieux de cristallisation d’une nouvelle forme de fiction romanesque. L’ouverture de l’épisode de Ricote est, à cet égard, significative : depuis le chapitre 44 de la Seconde partie, c’est-à-dire depuis le départ de Sancho pour la fausse île Barataria, nous avons une alternance parfaite entre les chapitres consacrés à don Quichotte et ceux consacrés à Sancho Panza. Le cinquante-troisième se concentre sur Sancho ; en toute logique, le cinquante-quatrième devrait en revenir à don Quichotte, et c’est bien ce qu’il semble se passer au début. Pourtant, ce retour au personnage principal est superficiel ; don Quichotte est négligemment écarté de la narration après quelques lignes : « Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d’autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho. »61 Cette rupture de l’ordre narratif en recoupe une autre, temporelle : don Quichotte s’apprête à faire face à un défi monté de toutes pièces par le Duc et la Duchesse, qui, de nouveau, mettent en scène pour lui le monde des livres de chevalerie ; cet univers s’accompagne d’une distorsion du temps, puisque don Quichotte « attendait […], plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles »62. Cette temporalité éternelle, mythifiée, presque atemporelle des livres de chevalerie, va laisser la place dans le roman à une situation issue du contexte historique du XVIIe siècle, de la même façon que le personnage de don Quichotte se dilue peu à peu dans la narration pour être remplacé par celui de Ricote. De nombreux parallèles peuvent être établis entre ces deux protagonistes, d’autant que la même séquence phonique -ote, lourde de sens, résonne dans leurs deux noms. Ce sont des figures de la marginalité, de l’exclusion, de la folie, et ces ressemblances présagent leur interchangeabilité ; d’ailleurs, Ricote remplace déjà don Quichotte dans son rôle de compagnon de Sancho, même si ce n’est que provisoire. Le morisque prend donc la place du chevalier dans sa dimension de créateur d’aventures ; des aventures qui n’ont plus rien à voir avec l’éternité merveilleuse mais fallacieuse des livres de chevalerie et qui sont, au contraire, ancrées dans le réel. Cette poétique de la modernité reste, cependant, tout aussi fascinante que les livres de chevalerie qui ont rendu fou don Quichotte : c’est ce que nous montre l’emploi du verbe « transformar » dans la phrase déjà citée « hasta el buen Ricote, que se había transformado de morisco en alemán o en tudesco […] » (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/54, 962). Ce verbe « transformar » est exceptionnellement fort, dans le Quichotte, pour désigner un changement d’apparence, comme nous nous en rendons compte en comparant les différents épisodes du roman qui mettent en scène un personnage déguisé : par exemple, dans le cas de Dorotea, dans la Première partie, la narration emploie le verbe « disfrazar » à plusieurs reprises (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/28, 276-277). Dans la Seconde partie, les vêtements de Claudia Jerónima font l’objet d’une attention particulière, ce qui signale que la métamorphose est seulement ponctuelle, accidentelle, et n’atteint pas l’être du personnage (Cervantes [1605-1615] 2009 : II/60, 1009). Au contraire, avec « transformar », c’est un changement essentiel que la narration nous signale ; ce choix pourrait bien faire écho aux multiples transformations qui ont lieu dans le Quichotte – les géants en moulins, les châteaux en auberges, les belles princesses en vulgaires paysannes –, et dont le héros éponyme rend responsables les mauvais enchanteurs des livres de chevalerie. Avec le personnage de Ricote, nous assisterions donc à une transposition de ce motif de la métamorphose du merveilleux traditionnel à la fiction moderne cervantine : le topos littéraire s’actualise dans la personnalité trouble et nuancée du morisque. Ce passage d’une forme de fiction à l’autre se fera explicite à l’issue du deuxième volet de cet épisode morisque, avec le personnage d’Ana Félix, qui, à Barcelone, se présente comme la seule capable d’incarner une fiction à la fois vraie et extraordinaire, ancrée dans l’histoire espagnole et capable de fasciner les lecteurs.
Conclusion
Avec le personnage de Ricote, Cervantès exploite le plus possible le caractère paradoxal du clandestin dans sa propre patrie : il fait de lui un morisque idéal, qui récupère et assimile les principaux traits de l’identité nouvelle-chrétienne forgée par les préjugés contemporains, tout en gardant explicitement ses distances avec le reste de la société. Pourtant, ce personnage est loin d’être lisse et univoque : c’est un être double, à l’identité multiple, qui transgresse des frontières géographiques, culturelles, religieuses, et qui se fait le véhicule d’un surprenant contre-discours, tenu depuis la clandestinité, et depuis la périphérie du roman. Le rapport entre dissidence et forme intercalée est évident dans le cas de Ricote comme des autres récits morisques63 : il oblige les auteurs à la fois à passer par des stratégies de contestation innovantes, et à explorer tous les ressorts du procédé de l’intercalation. Cette expérimentation narrative, menée à la marge du roman, éclate alors en pleine lumière barcelonaise pour devenir la pierre de touche d’une rénovation des formes de fiction traditionnelles. De la sorte, les personnages morisques du Quichotte se trouvent investis d’une nouvelle sorte d’exemplarité, toute littéraire, qui en fait des vecteurs privilégiés de cette réflexion en actes sur la création romanesque.