Hela Ouardi (éd.), L’Androgyne en littérature, 2009

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Hela Ouardi (éd.), L’Androgyne en littérature, Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, Simpact Imprimerie & Éditions, 2009. Préface de Frédéric Monneyron. Ouvrage publié avec le concours de l’Ambassade de France en Tunisie

Texte

Cet ouvrage est l’édition des Actes du colloque international « L’Androgyne en littérature », tenu à Carthage (Tunisie) en décembre 2001. Les études rassemblées ici interrogent un thème récurrent et protéiforme dans la littérature, si l’on qualifie d’androgynie tous les phénomènes d’ambiguïté sexuelle à l’œuvre dans le « travestissement », les « supercheries littéraires » et les « jeux d’inversion sexuelle ». Au-delà de ces aspects ponctuels, le parti pris de l’organisatrice du colloque et éditrice de l’ouvrage Hela Ouardi consiste à tourner le dos aux conceptions communautaristes qui découpent la création littéraire en « écritures féminines » ou « masculines » pour rappeler, à l’inverse, que la création est par essence androgyne, équilibre entre les principes fondamentaux représentant le féminin et le masculin : de cette façon, la genèse créatrice perpétue le mythe originel de l’androgyne décrit par Platon tout aussi bien que la « bisexualité psychique » proposée par Freud. Ce sont les avatars de cette « bisexualité psychique » dans la création littéraire (et artistique pour ce qui concerne Léonard de Vinci et Michel-Ange dans l’article de Frédérique Villemur) qu’explore cet ouvrage collectif, vingt ans après les précédents ouvrages collectifs sur le phénomène de l’androgynie dirigés par A. Faivre et F. Monneyron.

Le corpus traversé par cette étude collective rassemblant des chercheurs français, tunisiens et américains est principalement européen (à l’exception de la réflexion de Charles Bonn sur le roman maghrébin représenté par Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun), français en particulier : Euripide, Virginia Woolf et C.J.L. Almqvist sont les seuls écrivains non francophones traités dans un recueil convoquant également Isabelle Eberhardt, Balzac, Claude-Louis Combet, Marivaux, Scarron, Marguerite Duras, Michel Tournier, Raymond Queneau et Hélène Cixous.

Le recueil est découpé suivant quatre parties thématiques à l’intérieur desquelles prennent place les articles, quatre par partie, et qui semblent correspondre aux demi-journées du colloque correspondant. La première : « L’androgyne, mythe et idéal », est inaugurée par l’article de Camille Dumoulié : « La Jouissance de l’Autre sexe, du mythe à l’écriture », qui pose la question de la « jouissance double », de la perversion à l’origine de la « jalouissance », et de la non-masculinité de l’écriture. Le « mythe » proprement dit est abordé dans l’étude faite par Colette Astier de l’ambiguïté sexuelle de Dionysos dans Les Bacchantes d’Euripide, à partir de laquelle provient peut-être le sens même de la tragédie. C’est à Frédéric Monneyron qu’il revient d’élargir l’espace géo-littéraire des études sur l’androgynie en y incluant Drottningens Juvelsmycke de C.J.L. Almqvist, dans une intervention qui lui donne l’occasion de fournir un point d’Histoire littéraire sur l’évolution de la perception de l’androgynie depuis les Lumières jusqu’au romantisme européen. Quant à l’« idéal », il est celui des peintres de la Renaissance, Vinci et Michel-Ange, de « corriger la nature » dans la conception de corps humains qu’il faudra bien qualifier d’androgynes (Frédérique Villemur).

C’est le désir d’androgynie qu’interroge la deuxième partie de l’ouvrage : « L’androgyne, rupture ou plénitude ? », à commencer par celui prôné par l’« idéal romantique de l’androgynie littéraire » : Alain Vaillant rappelle que l’androgyne est une des figures mythiques du xixe siècle, et que cette figure est aussi bien représentée par l’idéal de fusion du couple formé par l’homme et la femme que par celui de l’être double, entier parce qu’à la fois homme et femme. Flora Larsson, à rebours des idées reçues, montre qu’en dépit des allégations de Marguerite Duras sur la spécificité d’une écriture féminine qu’elle revendique, son écriture est symptomatique du « désir souterrain de retrouver l’unité androgynique perdue » (« Ecriture et rêve de l’unité perdue : Marguerite Duras ». « L’auto-représentation sexuée du roman maghrébin, ou la fécondité de l’étrange » permet à Charles Bonn de parler de cette littérature « post-coloniale » des années 1950 à 1970 (Feraoun, Yacine, Boudjedra, Ben Jelloun) dont l’expression est celle de l’écriture du désir, littérature fortement sexuée, et de montrer comment l’identité sexuelle y est vacillante. Autre idéal : celui de la « vocation androgyne de l’écriture dans l’œuvre de Claude Louis-Combet » analysée par Stéphane Lavauzelle, expliquant de quelle manière la « quête infuse de la figure originelle de l’Androgyne » concerne aussi bien les personnages de Combet que l’auteur lui-même.

L’androgynie, qu’elle soit assumée, recherchée ou feinte, offre la perspective de jeux d’identité qui font l’objet de la troisième partie : « L’androgyne et ses masques ». Le cas de figure le plus évident est celui où l’auteur masculin crée un personnage de narratrice, situation correspondant au cas particulier étudié par Abdejelil Karoui (« De l’écriture androgyne à travers La Vie de Marianne de Marivaux ») : outre d’être une voix « féminine », Marianne livre son point de vue « féminin » sur sa perception du monde mais également sur la façon dont son sexe perçoit les hommes. Spécialiste de la mystification littéraire, Jean-François Jeandillou analyse en général ce cas de figure et ses manifestations, qu’il nomme des « Pseudogynies hétéronymiques », Mérimée et Clara Gazul, Apollinaire et Louise Lalanne, Marcel Duchamp et Rrose Sélavy, Raymond Queneau et Sally Mara… Autre cas de figure, ou plutôt cas inversé : celui où l’auteure Eberhardt choisit la double hétéronymie d’un homme arabe pour sa traversée du désert et le récit de celle-ci, double odyssée dont Bernadette Ginestet-Levine rappelle les détails ( « Eberhardt, de la multiplicité des masques à l’unité du “je” »). Le jeu de « masques » peut bien entendu être interne à la fiction : c’est le cas en particulier des « masques » des comédiens jouant des personnages féminins dans Le Roman comique de Scarron, mais aussi des jeux de travestissement propres aux récits de cette époque où à l’inverse ce sont les femmes qui se déguisent en hommes (Chebila Souissi Boubaker, « Polyphonie et identité dans Le Roman comique de Scarron »).

À l’idéal et au désir d’androgynie qui étaient les thèmes des deux premières parties répond logiquement celui de la jouissance dans l’androgynie qui est celui de la quatrième, qui conclut l’ouvrage : « L’androgyne : jubilation de l’autre ». Jubilation de l’auteur affublé du masque de la narratrice, croisé plus haut : Balzac dans un roman par lettres, presque exclusivement féminines, étudié par Philippe Berthier : « Accoucher au masculin (Balzac : Mémoires de deux jeunes mariées) », Queneau dans la peau de Sally Mara (Hela Ouardi : « Co-naître et jubiler dans l’écriture au féminin : Le Journal intime de Sally Mara par Raymond Queneau »). Si pour Philippe Berthier, Balzac « possède [les deux sexes] à la fois », pour Hela Ouardi, dans Sally Mara « ce n’est pas une femme qui écrit, ni un homme, encore moins un homme déguisé en femme ». Ces deux propositions s’équivalent-elles ? L’androgynie est en tout cas irreprésentable : telle est l’affirmation qui sous-tend la démonstration de Nadia Setti analysant Orlando de Virginia Woolf, confronté aux textes d’Hélène Cixous (« Fictions et scènes de plusautres »). La conclusion reviendra à l’approche psychanalytique de Georges Nonnenmacher, rapprochant ce qu’il en est de « la lecture comme croisement » avec ces autres croisements que sont le texte et d’abord l’androgyne (« L’androgyne et l’expérience de lecture : une théorie des croisements »).

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Hela Ouardi (éd.), L’Androgyne en littérature, 2009 », Textes et contextes [En ligne], 7 | 2012, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=372

Auteur

Hervé Bismuth

MCF en Littérature française, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Lettres et Philosophie, 2 bd Gabriel, F-21000 Dijon

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