Marie-Ange Fougère, Le rire de Rabelais au XIXe siècle. Histoire d’un malentendu, 2009

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Marie-Ange Fougère, Le rire de Rabelais au XIXe siècle. Histoire d’un malentendu, Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, « Écritures », 2009

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L’ouvrage de Marie-Ange Fougère développe l’étude d’une réception plutôt paradoxale. C’est en effet dans le siècle qui voit s’instaurer en France le règne de la bourgeoisie — et avec lui ses attributs : mesure, propreté, moralité et bienséance — que l’univers littéraire de Rabelais, régulièrement décrié depuis Ronsard aux notables exceptions près que furent Molière La Fontaine et Boileau, connaît un regain d’intérêt. Si un tel paradoxe est après tout facilement explicable — l’espace de fantaisie dans lequel prend place entre autres Rabelais n’est que la conséquence du sérieux qui habite alors le quotidien de ce siècle —, il n’en engendre pas moins pourtant d’autres paradoxes, à commencer par celui de l’écart existant entre la prégnance de l’œuvre rabelaisienne dans les productions artistiques et critiques et son peu de fréquentation, : la connaissance du monde de Rabelais se ramène alors, jusqu’à la fin du xixe siècle, à un tissu de gloses concernant l’œuvre et son auteur, gloses qui remplacent la lecture effective des ouvrages. De ce malentendu portant sur la connaissance de l’œuvre résulte inévitablement celui portant sur son contenu : d’une collection d’ouvrages subversifs écrits par un auteur proche du peuple et insoumis, n’émerge que le « rire » rabelaisien, ramenant l’œuvre entier à l’expression d’une franche gaieté, n’étaient quelques passages méritant qu’on l’expurge, éventuellement.

Les trois parties de l’ouvrage proposent d’abord un état des lieux de la réception et de l’utilisation de l’œuvre et de l’univers rabelaisiens, tant dans le monde de la littérature que dans ceux de la presse et de la scène, état des lieux qui permet ensuite de décrire la construction de la statue de Rabelais en représentant glorieux du génie national français, puis d’étudier la façon dont le pudibond et bienséant xixe siècle auront appréhendé le rire rabelaisien, en l’enfermant dans le carcan de la « gauloiserie ».

C’est avec le vif intérêt que porta la littérature française du xixe siècle, dès son début, pour la littérature de la Renaissance (critiques historiennes, rééditions, romans et drames historiques) que commence le renouveau de l’intérêt porté en France à Rabelais : dès les années 1820, parallèlement à la multiplication des études sur Rabelais, s’enchaînent les rééditions de ses œuvres à un rythme autrement plus dense que lors des trois siècles précédents. Ces rééditions donnent lieu à un florilège d’illustrations au nombre desquelles les célèbres dessins de Gustave Doré. La critique rabelaisienne se spécialise alors soit dans l’interprétation biographique (Rabelais ecclésiastique débauché ou moine studieux ?) soit dans l’interprétation allégorique (les œuvres de Rabelais comme romans à clefs). La presse utilise le nom et l’œuvre, et l’on croise des titres tels Le Rabelais, Panurge, correspondant à des revues cultivant l’anecdote comique et saugrenue, voire la grivoiserie. Le théâtre de vaudeville et même l’opéra s’emparent de la vie et de l’œuvre de Rabelais, voire du nom de Panurge, dont l’emploi peut reposer sur la seule anecdote des moutons suiveurs du Quart Livre.

C’est dans cette profusion que s’élabore le cliché d’un Rabelais comme l’incarnation de la grande tradition française du rire, accompagnée de la nostalgie que cette grande tradition ait à présent reflué. C’est en effet parallèlement à l’édification du sentiment national et du génie de la race française que Rabelais devient l’icône de la gauloiserie, mais aussi plus tard, pour Bourget tout au moins, de la philosophie, tandis que s’installe un consensus concernant l’écrivain fondateur de la langue française : langue « admirable », s’exclamera Victor Hugo. C’est sous ce triple visage que Rabelais appartient désormais au Panthéon de la Littérature française, et que l’y ont fait entrer les grands écrivains du siècle : Nerval et Musset, Mérimée et Nodier, Stendhal, Balzac et Zola — qui en cultiveront la nostalgie dans un siècle ressenti comme triste, bigot et médiocre —, et en particulier Flaubert, que ses contemporains prendront l’habitude de comparer à l’auteur de Pantagruel.

Rabelais devient de la sorte le miroir inversé de la société et de l’idéologie du xixe siècle, affichant dans ce siècle comme par un retour du refoulé anticonformisme voire anticléricalisme, monstruosité, grivoiseries et gaudrioles. L’enjeu des partis pris en faveur de Rabelais, nostalgiques notamment, est ainsi plus qu’un simple enjeu littéraire : il est aussi un enjeu moraliste. L’évocation de Rabelais est l’occasion de regretter, voire de dénoncer l’hypocrisie et la pudibonderie du temps. Reste que ce miroir inversé est en réalité un miroir déformant, et c’est au prix d’une défiguration que l’œuvre de Rabelais trouve alors son prestige. Car Rabelais incarne avant tout le « rire gaulois », que l’on donne à ce terme une acception édulcorée ou franchement grossière, et la défense de ce rire gaulois s’appuiera la plupart du temps sur la convocation du nom de Rabelais, qui lui sert de patronage. L’auteur de Gargantua se trouve ainsi être le maillon de référence d’une chaine de créateurs représentant la paillardise et la gloutonnerie de l’esprit français, allant de l’auteur du Roman de Renart jusqu’à Voltaire, et sert de modèle aux auteurs irrévérencieux, Flaubert, Maupassant et Gautier, tandis qu’il sert de repoussoir à ceux, tel Lamartine, que sa crudité et son obscénité rebutent ; d’autres auteurs : Nodier, Sainte-Beuve, adopteront une attitude ambivalente, à la fois glorifiant l’homme et l’œuvre et dénigrant leur grossièreté, attitude qui perdurera jusque dans les années 1920 lorsque Anatole France rédigera son Rabelais. C’est pour résoudre les contradictions d’une œuvre jugée à la fois digne d’éloges et outrageuse que furent lancées des éditions expurgées voire réécrites de Rabelais.

Ainsi que l’annonce le titre de l’ouvrage, décrire la réception de Rabelais au XIXe siècle revient à décrire l’« Histoire d’un malentendu ».

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Hervé Bismuth, « Marie-Ange Fougère, Le rire de Rabelais au XIXe siècle. Histoire d’un malentendu, 2009 », Textes et contextes [Online], 7 | 2012, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=370

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Hervé Bismuth

MCF en Littérature française, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Lettres et Philosophie, 2 bd Gabriel, F-21000 Dijon

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