Novateur, le livre de Laurent Mellet vient bousculer la dichotomie traditionnellement admise entre esthétiques édouardienne et moderniste pour dégager une perspective formelle commune. Prise entre deux titans, le roman victorien et le roman moderniste, la littérature édouardienne a souvent été réduite au statut de littérature de transition, son audace thématique et narrative éclipsée par le modernisme. L’originalité de cet ouvrage tient par ailleurs au prisme choisi, celui du libéralisme et du nouveau libéralisme, mouvements de pensée au cœur de l’identité britannique, ici étudiés non seulement par rapport à la fiction édouardienne mais aussi, plus étonnamment, au modernisme. C’est en effet en dégageant le concept d’alternative libérale, légitimation d’une double voie qui permet la cohabitation des contraires, que Laurent Mellet entend dépasser les étiquettes et oppositions traditionnelles – matérialisme édouardien vs. Modernisme expérimental – pour montrer que ce nouveau mode d’écriture, libéral et contradictoire, est au cœur du projet esthétique des deux mouvements. Il s’appuie pour ce faire sur un corpus de 8 romans publiés entre 1908 et 1929 – The Old Wives’ Tale (1908) d’Arnold Bennet, Ann Veronica (1909) et Tono-Bungay (1909) de H.G. Wells, Howards End (1910) d’E.M. Forster, Of Human Bondage (1915) de Somerset Maugham, The Rainbow (1915) de D.H. Lawrence, Far End (1926) de May Sinclair, To the Lighthouse (1927) de Virginia Woolf – tout en faisant des références plus ponctuelles à six autres : The New Machiavelli (1911) de Wells, Sons and Lovers (1913) et Women in Love (1920) de Lawrence, Night and Day (1919) et Jacob’s Room (1922) de Woolf, et Living (1929) d’Henry Green.
Dès l’introduction, Laurent Mellet prend soin de retracer l’évolution du libéralisme et de souligner les contradictions qu’il porte en lui, puisque déjà John Stuart Mill entendait réconcilier liberté individuelle souveraine et idéal égalitaire démocratique. Contradiction que le nouveau libéralisme embrasse : l’individu ne peut se réaliser pleinement qu’à travers son appartenance active à la société conçue comme un tout organique. Ce renouvellement du libéralisme va donc de pair avec des valeurs humanistes : il s’agit de repenser l’articulation entre individu et société, réflexion philosophique, politique, et intellectuelle qui ne peut qu’avoir un écho chez les romanciers du XXe. Non seulement chez les auteurs édouardiens, où le personnage apparaît comme un individu libéral, mais aussi chez les modernistes. Si l’on a coutume d’associer le nouveau libéralisme édouardien à une idéologie modérée, toute différence pouvant être résolue par le respect et le compromis, et le modernisme à un rejet de ce libéralisme humaniste et démocratique en faveur d’un certain élitisme intellectuel et artistique, Laurent Mellet prend le contrepied de ces thèses. Avec Rachel Potter, il affirme notamment que les nouvelles stratégies narratives modernistes, avec leur représentation de la subjectivité et de la conscience, ne sont pas si éloignées du développement de l’individualité. L’individu y prend une dimension plus esthétique qu’éthique, le corps sensible l’emporte sur le corps social. Les textes modernistes n’en sont pas moins politiques, mais différemment.
Se dessinent ainsi déjà les bases de ce que Laurent Mellet appelle une triple alternative, qui structure son ouvrage en trois chapitres : « Première alternative libérale : naturalisme et singularité », où sont mis en tension l’inscription de l’individu et de ses actions dans son environnement et une singularité politique et esthétique ; « Conflits littéraires entre l’individuel et le collectif », qui explore l’alternative entre individualisme et individualité solidaire ; et enfin « Du milieu à l’alternative : ‘prendre le milieu’ ou ‘[tenir] ensemble les deux versants’ », qui propose une esthétique de l’alternative, libérale et moderniste, entre le choix raisonné du milieu et le risque des extrêmes. Chacun de ces chapitres fait un point théorique avant de proposer des lectures au plus près des textes qui permettent de rendre compte des enjeux formels de ces alternatives. La conclusion, ambitieuse, revient sur la dimension politique de l’esthétique et pose la question d’une « écriture moderniste démocratique ».
Le premier chapitre envisage l’ancrage naturaliste, souvent topographique, et le respect des singularités individuelles, comme deux versants d’une même alternative. Laurent Mellet met au jour les continuités entre naturalisme et modernisme. Elles apparaissent quand le naturalisme est vu non comme une représentation objective du réel mais comme un découpage selon différentes perspectives, « une mosaïque d’espaces évaluatifs juxtaposés » (Hamon), ou quand le naturalisme empirique se dégage d’un réalisme mimétique au profit d’une esthétique scientifique fondée sur l’observation et la représentation de phénomènes – historiques, individuels ou discursifs – ou encore dans l’importance du doute, qui ébranle toutes les certitudes victoriennes tant dans la littérature édouardienne que moderniste. Pour Laurent Mellet, le roman édouardien et moderniste a permis d’offrir une plus grande visibilité au naturalisme en articulant les enjeux esthétiques et éthiques du nouveau libéralisme, présentant un individu considéré à la fois dans sa singularité et comme sujet déterminé par son milieu et ses interactions, au sein de nouvelles stratégies narratives.
Laurent Mellet s’intéresse d’abord au « naturalisme singulier d’Arnold Bennett » dans The Old Wives’ Tale et montre que, contrairement à ce qu’affirmait Woolf, il n’empêche pas la construction de singularités individuelles, grâce notamment à une structure narrative empirique qui ouvre à une connaissance plus fine du personnage.
Dans les romans de Wells étudiés, ainsi que dans Of Human Bondage de Maugham, le naturalisme transparaît par le rôle déterminant de l’espace dans l’assignation de l’identité. Mais chez Wells, cet ancrage n’est pas une fatalité, plutôt un obstacle à surmonter. Grâce à l’interaction avec le monde et autrui, le personnage se définit comme individu, et grâce à l’expérience scientifique, naturaliste, il éprouve une nouvelle individualité, intégrant le doute. Ce dernier est un véritable moteur narratif, et l’expérimentation est aussi formelle et narrative. Les remarques métatextuelles dans Tono-Bungay trahissent un naturalisme d’essence moderniste puisque le projet du narrateur autodiégétique est de mettre sur le papier les impressions multiples et discordantes qui ont marqué sa vie. Accumulation et confusion narratives se retrouvent chez Maugham : la vie est coexistence des contraires et alternative qui respecte les ambivalences sans choisir les extrêmes.
De même chez Lawrence, le conflit entre le monde et le soi est productif car il touche à l’essence de la littérature, qui est subversion et écart, alternative entre extériorité et singularité. La fin de The Rainbow met en scène la crise d’un naturalisme qui nierait toute singularité. L’alternative entre toute-puissance nietzschéenne de l’individu et naturalisme prend, chez Lawrence, la forme d’un naturalisme esthétique porté par une écriture empirique et un travail formel sur le rythme, qui trouve un prolongement chez d’autres écrivains modernistes, comme Sinclair, Woolf ou Green.
Par leurs expérimentations formelles : stream of consciousness, mise en abyme, écriture empirique du doute, topographies complexes et renouvellement des logiques littéraires du naturalisme, réalisme contradictoire et théorie du montage par attraction inventée par Einsenstein, ces auteurs invitent à une nouvelle logique de complémentarité qui dépasse le conflit entre les logiques à première vue contradictoires du réalisme, du naturalisme et du modernisme, réinventant ainsi le libéralisme en plaçant l’individu dans un espace donné tout en lui permettant d’être agent et objet de relations interpersonnelles.
Ce premier chapitre, dense, est étayé par de nombreuses références à la critique qui établissent un dialogue fécond entre l’auteur et d’autres spécialistes, et par des microanalyses éclairantes et fort bienvenues qui donnent corps à un développement complexe dont la progression interne reste parfois ardue.
Le second chapitre propose de revenir sur le conflit entre l’individuel et le collectif, en insistant sur la notion de conflit, inévitable dès lors qu’il y a choix, et donc discrimination, essentiels pour le libéralisme car permettant d’affirmer une singularité. Laurent Mellet se réfère à Paul Ricoeur, pour qui l’individu doit devenir « un être de décision » pour prendre part aux conflits politiques et démocratiques, et y inscrire son combat singulier mais visant toujours le bien commun. À la croisée de l’individuel et du collectif, le conflit chez Ricoeur ne peut se négocier que par l’alternative, qui n’est ni consensus, ni troisième voie hybride. Pour Rancière et Lecercle, la littérature est dissensus politique et esthétique, elle dénoue les liens sociaux pour donner à voir des vies singulières.
Of Human Bondage de Maugham offre un exemple de ce conflit entre l’individuel et le collectif, sans consensus, mais ouvre sur la fin à une alternative, sans dépassement ni synthèse, alternance d’engagement et de renoncement, d’idéal et de pragmatisme. Laurent Mellet s’intéresse ensuite à Night and Day de Woolf, où les conflits entre personnages sont explicites, voire recherchés afin de permettre au sujet de se définir, mais où jamais ne sont perdus de vue l’interpénétration des vies individuelles et le rôle plus universaliste conféré à chacun par la société. Si le roman dépeint les conflits entre l’individuel et le collectif habitant la société édouardienne, il en fait aussi le ressort d’une esthétique moderniste, tant dans ses rythmes, sa structure narrative, que sa caractérisation et l’affirmation de voix féminines singulières. En incarnant, par les liens qu’elle tisse entre les individus, les potentialités narratives de la démocratie, Mary rappelle Howards End auquel Laurent Mellet consacre des pages tout à fait éclairantes, et des analyses stylistiques fines, montrant comment l’individualité y est affaire de voix et de discours. Le travail sur la manière dont la voix narrative très présente libère paradoxalement le personnage et lui permet une autonomie, notamment de discours, est particulièrement riche, tout comme celui sur les glissements entre les instances énonciatives, glissements qui permettent l’émergence d’une individualité jamais stable ou présupposée. Les contradictions formelles et narratives permettent à Forster de rendre compte des tensions philosophiques, politiques et artistiques, de penser le renouvellement du libéralisme et l’alternative entre l’individuel et le collectif. L’invention d’un ethos et d’une littérature modernistes qui repose sur une interdépendance plus humaniste pour proposer une autre communauté que celle de la société moderne capitaliste participe du modernisme de Forster, et son insatisfaction par rapport aux connexions entre l’individuel et le collectif le range aux côtés d’écrivains comme Lawrence.
Dans The Rainbow, Women in Love, ainsi que dans Ann Veronica de Wells, Laurent Mellet voit l’invention de nouvelles formes de solidarité. Si The Rainbow propose un symbolisme érotique où le rapport à autrui permet à l’individu, aux prises avec les tyrannies de la fraternité et de l’égalité, de se réinventer, et va jusqu’à suggérer une complémentarité entre individuel et collectif par laquelle l’interventionnisme pourrait même être garant des libertés individuelles, cette complémentarité est totalement absente de Women in Love. Ici, seules comptent les libertés individuelles et les rencontres sont le plus souvent avortées, ce credo s’imprimant dans la structure narrative même, fondée sur la juxtaposition de scènes. Chez Wells, la crise s’exprime dans la forme même du récit. L’individualité apparaît comme une somme de contradictions, mais chaque élément contradictoire est accepté, dans la relation interpersonnelle comme dans le texte. Mixte et hybride, ouvert et expérimental, le roman édouardien entretient avec le modernisme et le roman victorien des rapports parfois contradictoires qui sont le cœur même de l’alternative.
C’est la dimension métacritique de cette alternative qu’explore le dernier chapitre. Pour Laurent Mellet, le clivage proposé par Woolf condamnant Forster pour ne pas avoir choisi entre réalisme et symbolisme, entre matériel et spirituel, est précisément ce qui fonde l’écriture elle-même, qui choisit de ne pas choisir et pratique une véritable alternative libérale. Forster revendique le droit de suivre une esthétique et l’autre à la fois. Cette indétermination se mue en modération, celle-ci relevant d’un véritable choix. Savoir trouver et tenir l’équilibre entre deux forces opposées est une vertu éthique, un travail. La médiété de l’œuvre est aussi stylistique, générique. Il n'est pas ici question de compromis, ni de synthèse, mais de légitimité de l’alternative, d’oscillation continue et créatrice entre les extrêmes qui entrent en résonance et ne cessent de se redéfinir mutuellement. Entre louange du libéralisme et critique moderniste radicale de ce dernier, l’esthétique de l’alternative établit une relation dialectique critique qui n’annule aucun des pôles mais leur permet de se redéfinir. Les dernières pages de Howards End, dont le narrateur est absent, marquent la résistance du texte à toute interprétation. L’analyse de Laurent Mellet qui voit là une alliance du naturalisme et du modernisme pour inventer une forme d’adieu au récit et à l’herméneutique est particulièrement inspirée.
Même si, pour Wells, le roman est essentiellement didactique et idéologique, Laurent Mellet montre que l’alternative entre le politique et l’intime est avant tout formelle, faisant tenir ensemble le politique et le romanesque. Chez Lawrence, fervent défenseur des libertés individuelles, l’alternative est entre écart et intimité, et les contradictions cohabitent, tant dans l’intrigue, la caractérisation que dans l’écriture hétérogène, paratactique. La médiété qui caractérise les œuvres de Wells, Lawrence et Forster prend une coloration très moderniste chez Woolf, notamment dans son utilisation du stream of consciousness. Il y a dans les oscillations entre plusieurs focalisations et plusieurs modalités narratives de To the Lighthouse une alternative structurelle garante du mouvement, quand tout choix est, pour Woolf, immobilisme. Entre réalisme et modernisme, empirisme et impressionnisme, l’alternative chez Woolf est aussi entre esthétique et politique. L’alternative qui fait tenir ensemble deux versants opposés, sans choisir entre eux, sans nier la tension ni opérer de synthèse, est tout aussi esthétique que politique puisqu’elle refonde les codes du romanesque et fait du libéralisme une reconnaissance tolérante de modes de vie divergents. L’alternative libérale est, pour Laurent Mellet, un outil critique et politique.
Au terme de ce parcours riche et des méandres d’une pensée qui emmène le lecteur au cœur des textes parfois canoniques, parfois moins connus, de grands auteurs édouardiens et modernistes, et les met en regard de manière originale pour en proposer une lecture à rebours de l’opposition convenue qui voudrait que le roman moderniste s’oppose au libéralisme victorien du roman édouardien, Laurent Mellet réaffirme la dimension politique de l’esthétique. Aux innovations formelles du roman édouardien répond la valeur démocratique de la littérature moderniste dont les expérimentations formelles en font le lieu de l’expression plurielle et contradictoire, l’invention d’une nouvelle forme de singularité. La pertinence de la figure de l’alternative comme outil critique, démontrée tout au long de l’ouvrage, prend ici toute sa mesure, Laurent Mellet proposant de substituer ici au terme de conflictualité celui de « compossibilité », le conflit n’en étant plus tout à fait un puisque sa résolution ne s’impose plus. Cette compossibilité « n’est pas étrangère, écrit-il, aux principes démocratiques et à leur défense d’une conversation, entre une chose et son contraire, toujours productrice de sens et qui garantisse une pluralité respectueuse. » L’alternative, pratique de la « décoïncidence » permettant de « faire émerger l’existence », que Laurent Mellet, reprenant les termes de François Jullien, voit dans la littérature édouardienne et moderniste, est aussi au cœur de sa propre démarche critique, stimulante, productrice de sens et invitant le lecteur à interroger toujours plus loin les textes et leurs interprétations.