Sorti en 2020 au moment du trentième anniversaire de l’unification allemande, le livre La RDA après la RDA. Des Allemands de l’Est racontent dresse un état des lieux de ce qu’est encore la RDA trente ans après sa disparition et c’est là, entre autres, que réside son originalité et son apport pour la recherche sur l’Allemagne contemporaine. Plutôt qu’une histoire du quotidien de la RDA, les deux chercheuses françaises en histoire et civilisation allemandes contemporaines, Agnès Arp et Elisa Goudin-Steinmann, contribuent à écrire une histoire de la transition entre la société de RDA et celle de l’Allemagne unifiée. Elles mettent bien en évidence l’actualité d’une telle histoire, qui, plus qu’un mode de compréhension du passé, éclaire aussi le présent, voire ouvre des perspectives pour l’avenir. La RDA « a des choses à nous apprendre » (334) dans le contexte d’aujourd’hui où les dysfonctionnements du système économique occidental sont montrés du doigt, l’idéologie ainsi que les excès du capitalisme et du libéralisme remis en question.
Leur ouvrage s’inscrit dans la continuité d’un tournant historiographique : il se construit délibérément au-delà du paradigme de la dictature et de la répression, longtemps dominant dans l’historiographie de la RDA, pour se placer dans le paradigme du quotidien, de l’expérience vécue. En mettant en avant des regards croisés sur la RDA – racontée par des citoyens « ordinaires » (18) mais analysée avec finesse par les chercheuses – il dépasse la dichotomie histoire de la dictature versus histoire du quotidien, qui reste encore aujourd’hui l’objet de débats entre chercheurs spécialistes de l’Allemagne1.
Le grand intérêt et le caractère innovant de l’approche retenue par Agnès Arp et Elisa Goudin-Steinmann sont de privilégier l’histoire par le bas, l’étude de l’intime, de la vie quotidienne à travers la méthode de l’enquête d’histoire orale. Elles s’appuient dans leur livre sur les entretiens biographiques de vingt personnes (parmi une trentaine interviewées) qui appartiennent principalement à la génération des « nés dedans » 2 ou à celle des « enfants de la transition »3 (9) et qui travaillaient dans des domaines variés en RDA. Si à aucun moment les deux auteures n’ont prétendu avoir mené des enquêtes représentatives ou exhaustives, la catégorie des travailleurs sociaux est très représentée, celle des ouvriers beaucoup moins et on aurait pu s’attendre à y retrouver également le témoignage d’un agriculteur, qui aurait aussi fait partie de la « majorité silencieuse » (18). Les vingt trajectoires de vie retenues sont complétées par de nombreux témoignages de personnalités est-allemandes connues (l’actrice Katrin Sass, la ministre régionale de Saxe Petra Köpping, la journaliste Daniela Dahn, la psychanalyste Annette Simon, l’écrivaine Jana Hensel, etc.) dont on connaît les biographies et les prises de position grâce à leurs écrits ou grâce à la presse. Enfin, l’ouvrage s’appuie également sur d’autres enquêtes, comme celle menée par un enseignant d’histoire d’un lycée de Thuringe, de même que sur les œuvres de divers auteurs, tel que Maxim Leo. Ainsi, La RDA après la RDA propose une réflexion très documentée.
Le livre est organisé autour de quatre parties : trois grandes parties chrono-thématiques dont les titres « Dévalorisation(s) », « Réappropriation(s) » et « Revalorisation(s) » mettent immédiatement en évidence la pluralité des mémoires de la RDA, ainsi qu’une quatrième partie assez déconnectée des trois premières (« Dédiabolisation ? La RDA dans la recherche scientifique »).
A partir des témoignages collectés et de solides connaissances sur ces questions, les auteures proposent dans la première partie (71 pages) un retour sur les aspects politiques, économiques, juridiques et sociaux du processus d’unification. Elles s’attachent à décrire la déstabilisation que ce processus a engendré et qui a pu prendre différentes formes selon les individus (chômage, injustices morales pour les victimes du régime, injustices économiques liées à la restitution des biens confisqués ou au travail de la Treuhand, cet organisme chargé de la transition de l’économie est-allemande vers l’économie de marché). Les récits de vie révèlent que l’on trouve aujourd’hui encore des traces du discrédit jeté sur la RDA par la RFA au moment de la transition. La plupart témoigne de l’expérience collective de dévalorisation de leurs biographies et du sentiment d’injustice et d’asymétrie qui en a découlé. Il est donc question de « ruptures », mais également de « réajustements biographiques », selon que l’unification a constitué « une remise en cause fondamentale [des] projets de vie » ou « une chance inespérée » (70) pour les personnes interviewées. A cette phase de dévalorisation a succédé un phénomène de réappropriation collective et individuelle du passé, qui fait l’objet de la deuxième partie du livre.
La partie « Réappropriation(s) » (68 pages) traite ensuite de différentes mises en récit du quotidien en RDA, de mémoires familiales considérées comme « un mécanisme de défense face à la dévalorisation brutale des vies des Allemands de l’Est » (112). Ces « autres mémoires de la RDA » (148) permettent de nuancer le récit de la RDA comme Etat répressif. Cette deuxième partie débute sur un sentiment d’appartenance qui transparaît à un double niveau temporel : les témoignages recueillis mettent en avant le sentiment qu’il existait une plus grande solidarité entre les gens du temps de la RDA que dans l’Allemagne actuelle. Et ce sentiment de solidarité, ce « nous », dont on se souvient a posteriori, serait également ce qui créerait aujourd’hui un sentiment d’appartenance commune en tant qu’expérience que les Allemands de l’Ouest n’ont pas vécue et « ne comprennent pas car ils ne s’y intéressent pas » (109). D’autres points communs sont évoqués dans les récits de vie comme autant d’éléments disparates du quotidien qu’il s’agit de se réapproprier, comme l’éducation antifasciste ou le rapport complexe à la liberté. Désamorcer les « jugements à l’emporte-pièce » (141) portés sur la RDA, expliquer le manque de représentants est-allemands parmi les 'élites' du pays, ou encore le comportement électoral et le score remporté par l’AfD (Alternative für Deutschland) dans les nouveaux Länder, en rappelant par exemple la manière dont le processus d’unification a été mené, permet aux Allemands de l’Est une forme de réappropriation du passé et de leur propre histoire.
La troisième partie, à la fois plus conséquente (112 pages) et plus hétéroclite, est consacrée aux conséquences de ce mouvement de réappropriation, à savoir la revalorisation des parcours de vie en RDA. Comme le soulignent Agnès Arp et Elisa Goudin-Steinmann, le temps qui passe atténue les souvenirs de l’appareil répressif au profit des avantages du modèle de société de RDA. « Si les questions de politique ont tendance à s’effacer, les sujets liés au mode de vie de nos sociétés prennent le dessus » (193). Cet autre récit de la RDA permet de mettre en valeur des aspects de la société est-allemande considérés comme des avantages aujourd’hui, au regard des critiques de plus en plus nombreuses à l’encontre de la mondialisation, du libéralisme économique ou de la société de consommation entraînant inégalités, catastrophe écologique et crise économique. La protection sociale, le système de santé, l’éducation, la place des femmes, la sexualité, le rôle de l’Etat dans le secteur culturel, etc. sont autant d’éléments de la RDA cités dans les témoignages correspondant à un modèle de société alternatif qui revient sur le devant de la scène. On retiendra la volonté des deux auteures de nuancer et remettre en perspective chaque élément. Ainsi précisent-elles par exemple l’ambivalence de la condition féminine en RDA. On est toutefois surpris à la lecture de cette troisième partie qu’une aussi large place soit accordée au secteur artistique (36 pages). L’analyse de l’héritage artistique de la RDA ou des transformations qu’a connues ce secteur avec l’unification est très riche et intéressante mais dénote un peu au milieu des autres aspects traités dans cette partie. En outre, les sous-parties consacrées à l’art s’appuient essentiellement sur les témoignages écrits ou prises de position de divers artistes de RDA et non sur les récits des personnes interviewées par les deux auteures, à une exception près (le témoignage de l’écrivaine Gabrielle Andersen, dont le nom a été modifié, 246 sq). En raison de son volume et de l’hétérogénéité des thèmes qui y sont abordés, le lecteur peut avoir tendance à perdre le fil conducteur lorsqu’il est question par exemple de la thématique du logement dans une sous-partie consacrée à l’éducation. Mais cette disparité reflète certainement aussi l’hétérogénéité des récits de vie recueillis.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la RDA dans la recherche scientifique et se distingue des trois premières aussi bien par sa brièveté (35 pages) que par son mouvement qui est parallèle aux trois autres et non dans leur continuité. Il n’est plus question ici de la RDA telle qu’elle se décline dans les mémoires individuelles ou familiales, mais de l’évolution des travaux sur la RDA et de l’image de la RDA dans la recherche en sciences sociales. Après une phase de concentration sur l’appareil répressif, la dictature, les sources officielles, les chercheurs se sont tournés vers l’histoire sociale, l’histoire du quotidien, les gens ordinaires et les « petits faits » (300) de l’histoire. Les dernières approches scientifiques profitent de l’ouverture offerte par les études post-coloniales, et s’intéressent désormais aussi aux expériences individuelles dans les trente années qui ont suivi l’unification. Cette partie constitue un très bon état de la recherche (principalement française et allemande) sur la RDA, commenté, que le lecteur averti auquel s’adresse principalement cet ouvrage scientifique aurait attendu en introduction, même si cela aurait repoussé encore le moment de combler les attentes du lecteur et d’entrer dans le vif du sujet : la RDA racontée par des Allemands de l’Est.
De ce point de vue, La RDA après la RDA répond pleinement aux attentes de ses lecteurs. On y trouve bien des mémoires individuelles, familiales, plurielles et vivantes de la RDA. On retient particulièrement les images nuancées de la vie quotidienne en RDA, « un pays aux mille et une nuances de gris » (Droit 2020 : 7), grâce à la pluralité des trajectoires de vie qui sont présentées mais également à la contextualisation des témoignages par les deux chercheuses. Elles précisent que les souvenirs de la RDA dépendent beaucoup de la manière dont l’unification a été vécue et ressentie par ces témoins. Parmi les citoyens « ordinaires » dont elles ont recueilli les témoignages, celui d’un homme anciennement membre de la Stasi permet d’apporter un éclairage différent et participe au sentiment d’être au plus près de la réalité « vécue » (18) par les citoyens de RDA.
Les nombreux apports théoriques ou scientifiques d’Agnès Arp et d’Elisa Goudin-Steinmann sont particulièrement appréciables. On retiendra entre autres l’utilisation des travaux sur l’économie du bonheur (Claudia Senik), sur la stratégie de l’émotion (Anne-Cécile Robert), sur le concept de l’infrapolitique (James Scott), sur le raisonnement contrefactuel (Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou) ou encore la définition approfondie du concept de 'quant à soi'4 (Alf Lüdtke) ou les passages éclairants sur les 'politiciens de l’histoire'5 (Ilko-Sascha Kowalczuk). Mis très à propos en regard des récits de vie recueillis, ces apports renforcent l’exhaustivité du livre et font de La RDA après la RDA un excellent ouvrage de référence.