Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier : Empires coloniaux, 1890-1914

Référence(s) :

Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier : Empires coloniaux, 1890-1914, Collection « Histoire-Monde », Paris : La Découverte, 2020, 380 p., ISBN 978-2-348-05963-6

Texte

C’est un ouvrage à la fois ambitieux et méticuleux que nous propose Daniel Foliard, comme le laisse deviner la double entrée de son titre. « Combattre, punir, photographier » : l’influence de Michel Foucault sur une tradition critique faisant de la photographie une pratique emblématique de l’articulation entre discours scientifique et contrôle social est assumée. Toutefois, l’inscription de cette étude dans une période historique parfaitement circonscrite, et dont l’auteur ne cesse d’affiner les séquences chronologiques au fil des pages, témoigne d’une volonté tenace de ne pas s’enfermer dans un discours globalisant sur la photographie comme auxiliaire obligée de la violence coloniale. La coïncidence historique entre l’apogée de l’expansion coloniale et l’explosion des usages de la photographie ne doit pas nous amener à déduire un « lien de causalité trop univoque entre les deux phénomènes » (48), même s’il est indéniable que « la photographie joue un rôle central dans l’exposition et l’invention de la violence à la fin du XIXe siècle » (40, c’est moi qui souligne). L’équilibre esquissé ici est difficile à tenir, et il apparaît tout au long de l’ouvrage que l’auteur en connaît les écueils. Par sa dimension réflexive, Combattre, punir, photographier se révèle dès les premières pages une lecture tout à fait passionnante, autant par l’ampleur des sources et des exemples proposés1 que par les pistes méthodologiques qu’elle propose.

Pour résumer très sommairement le propos, il s’agit de décrypter les articulations entre la brutalité de l’entreprise coloniale et ses formes photographiques – qui ne se contentent pas de la documenter et de l’illustrer, mais y contribuent par leur existence même (« la photographie est d’abord un acte », 11). Au plus près de leurs circulations, leurs usages et leurs réceptions, elles n’en révèlent pas moins une « polyphonie morale » (9) au sein des sociétés européennes (c’est-à-dire essentiellement britanniques et françaises ici)2 sur la question coloniale. Rien de tout cela, en réalité, ne va de soi, lorsqu’il s’agit de plonger dans l’archive visuelle des empires au tournant du XXe siècle. Le texte est encadré par un premier chapitre en forme de prolégomènes et par une conclusion qui relèvent autant de l’épistémologie de l’histoire des images que de l’éthique de la recherche historique.

Partant du constat qu’il ne peut y avoir de légitimité à montrer certaines images déshumanisantes que par la nécessité de les comprendre, Daniel Foliard débute par une injonction habituelle, qui décourage le lecteur à feuilleter son ouvrage au lieu de le lire (24). La responsabilité du regard est ainsi posée d’entrée de jeu. Seul un travail d’historisation rigoureuse peut relever le défi qui consiste à « observer l’imagerie de la punition, de la soumission et de la guerre en situation coloniale ou paracoloniale » (15) sans dupliquer dans le même mouvement, en la remettant en circulation, la brutalité du regard impérial lui-même (390). La conclusion de l’ouvrage, qui revient de manière assez originale sur l’illustration de couverture de cette première édition (interrogeant indirectement notre regard de consommateurs de biens culturels), referme la boucle de ce débat éthique, qui implique autant le chercheur que son lecteur. En reconstituant pour ce travail une archive photographique de la violence, en rassemblant ce corpus problématique « pioché » au cours de ses recherches dans une soixantaine de collections publique et privées, sur tous les continents (l’ampleur des sources est l’un des tours de force du livre, et la question du choix des images donne lieu à d’intéressants développements), Daniel Foliard ne manque pas de s’interroger sur sa propre contribution à la circulation des photographies dont certaines n’avaient eu qu’une visibilité très restreinte à la fin du XIXe siècle. « Il y a une circularité inévitable dans un livre sur la photographie qui reproduit des photographies » (393), même si toutes les circulations ne sont pas équivalentes, comme s’attache à le démontrer Daniel Foliard.

Le cœur du livre (chapitres deux à neuf) s’applique à cartographier ces économies visuelles, au plus près des pratiques sociales de l’image. « La photographie comme force » (chapitre 2) montre comment les dispositifs de prise de vue et de diffusion des images étaient un « élément de l’arsenal colonial » qui participèrent à « structurer les pratiques de violence elles-mêmes » (51-52). Au-delà de la constitution de collections anthropologiques ou policières, souvent commentées, c’est en réalité la présence même de l’appareil photo qui « signale un pouvoir » (56) dont les populations coloniales négocient rapidement les usages, soit pour les adopter (élites, photographes africains), soit, plus tard, pour les retourner contre le discours colonisateur. Même les « images-trophées » dont Foliard rappelle l’existence laissent parfois affleurer les fragilités du contrôle censé soumettre les territoires conquis (85-86). Ces questions reviennent plus tard dans l’ouvrage.

Les 3e et 4e chapitres visent ouvertement à réviser l’historiographie de la photographie de guerre. L’un des enjeux principaux est ici chronologique, puisqu’il s’agit de démontrer que ce genre, dont la généalogie convenue passe souvent, dans la littérature, des guerres de Crimée et de Sécession aux années 30 (Guerre d’Espagne surtout), prend largement forme sur les théâtres des ‘petites guerres’ coloniales à partir des années 1850. Ces deux chapitres s’attachent à effectuer ce réajustement chronologique, alternant entre expéditions lointaines et conflits européens (Guerre des Balkans, 1913). L’émergence de visualisations proprement photographiques de la guerre tient à la fois du contexte politique et de mutations technologiques bien connues (111). En 1868, l’expédition britannique en Éthiopie fait pour la première fois l’objet d’une documentation photographique officielle (106). Une autre étape-clef de cette « archéologie » se déroule en 1886, date d’une controverse autour du rôle ambigu de Willoughby Wallace Hooper, officier de l’armée des Indes et photographe de l’exécution de prisonniers ‘dacoit’ en Birmanie (121) : l’événement provoque de vifs débats jusqu’à la Chambre des Communes. Entre 1890 et 1914, la période qui intéresse Foliard, une inflation des pratiques photographiques croisées (militaires, missionnaires, journalistiques, touristiques…), rendues possibles par de nouvelles techniques de production et de diffusion (appareils Kodak, cartes postales…), transforme le rapport aux images. Ce sont souvent les soldats eux-mêmes qui photographient la guerre, et Foliard puise de nombreux exemples dans des albums d’officiers. Certains soldats revendent même des photographies, profitant d’un « marché de l’image extraordinaire » (153) qui peut servir, parallèlement, à terroriser les populations locales, mais aussi susciter des réactions auprès de l’opinion publique européenne (provoquant ainsi les premières réflexions sur la censure). Les images de René Bull au Soudan (1898) témoignent d’un effet-miroir entre technologie de guerre et modernité visuelle, qui définit ces nouvelles représentations (144-5). La révolte des ‘Boxers’ et la guerre des Boers sont deux événements médiatiques majeurs, autour de 1900, au cours desquels les visions héroïques de l’illustration cèdent le pas aux visualisations de la modernité guerrière. Avant la Première Guerre mondiale déjà, le reporter-photographe s’impose comme une figure reconnue de cette nouvelle économie des images, où s’affrontent une logique de dénonciation et une tentation de la censure. Le tournant du XXe siècle est donc une période cruciale « d’expérimentation dans les transformations de l’économie visuelle des violences organisées » (176).

Cette mise en perspective chronologique permet de cartographier, dans les chapitres suivants, les questions de diffusion et de réception de ces photographies dans les opinions publiques françaises et britanniques. On ne saurait rendre justice à ce travail considérable en quelques lignes. Le 5e chapitre s’intéresse aux « régimes de visibilité » qui président à la circulation des images : « ce qui restera pour soi, ce qu’un cercle de camarades pourra regarder, ce que la famille restée en métropole verra, voire […] ce que tout un groupe de colons acceptera. » (185) « L’image pour soi » retrouvée dans les albums de soldats, dit beaucoup de l’expérience combattante et de la façon dont elle se partage – ou non – entre combattants, cercles familiaux ou au sein des communautés coloniales et nationales. Certaines images ne sont destinées qu’à des témoins très peu nombreux, comme en témoignent ses clichés d’exécutions de rebelles malgaches conservées à part par un officier du nom d’Edgar Imbert (194-198). Au-delà de ce que montrent les photographies, l’analyse s’appuie aussi souvent que possible sur la pratique sociale de la photographie : la collecte, le classement, le partage, et la réception, révèlent des mécanismes de dévoilement et d’occultation révélateurs des variations d’une « culture coloniale » loin d’être uniforme. L’expérience intime de la guerre s’éloigne souvent du discours officiel.

Les photographies « subverties ou subversives » qui mettent à mal les discours triomphants du colonialisme, forment la matière du chapitre six. L’auteur en distingue trois types : images renversées et recontextualisées par les discours dissidents, images dénonciatrices produites spécifiquement pour nourrir le sentiment anti-colonial, images manipulées (mises en scène, photomontages, etc.). Certains exemples (Congo Reform Association) sont mieux connus que d’autres. Il est très révélateur de suivre la manière dont les exécutions publiques mises en scène par le pouvoir britannique en Égypte, en 1906, suscitent des critiques aussi bien auprès des nationalistes irlandais que du monde musulman, et même de la propagande allemande dix ans plus tard (242-3). Toujours attentif aux « questions d’échelles », l’auteur rappelle que le discours anticolonial s’inscrit aussi, pour partie, dans une prise de conscience plus générale de la souffrance à distance, à laquelle contribuent des conflits telle que la guerre russo-japonaise (258-9).

Le chapitre suivant s’attache pourtant à décrire la brutalité des images de soumission, de torture ou de profanation des corps emprisonnés, exécutés ou punis lors des conflits coloniaux. Alors même que la gestion des corps sur les champs de bataille entre dans les débats contemporains sur le droit de la guerre, la violence est ici exhibée comme un contrepoint nécessaire aux images apaisées du « progrès » des infrastructures et des institutions coloniales : elle est une réponse aux soulèvements et à la « sauvagerie » (315-6) et Joseph Gallieni, à Madagascar, se révèle un adepte de cette « pédagogie impériale » (288-9).

Qu’en est-il des blessés et des martyrs des forces coloniales ? Ces « cimetières de papier » sont au cœur du chapitre 8, qui remet en cause ce « lieu commun » de l’histoire de la photographie sur « l’absence d’images des morts de son camp » (320). Une fois encore, les albums d’officiers attestent à l’inverse que ces photographies existent, et sont préservées par les combattants eux-mêmes. Durant la guerre des Boers, « la photographie devient un mémorial britannique » (324) et la presse anglaise, plus que la presse française, n’hésite pas à montrer ses héros estropiés. Ce chapitre est l’un de ceux où la comparaison entre les deux puissances coloniales se dessine le plus clairement, à la lumière notamment d’une différence d’appréciation du prestige de ces opérations coloniales au sein de leurs opinions publiques respectives (333). À partir des premières années du XXe siècle, les corps sont montrés de manière beaucoup plus directe, dans un dispositif permettant lui aussi de justifier la nécessité de la violence colonisatrice.

Le dernier chapitre tente de mesurer la visibilité réelle de ces photographies dans l’opinion publique. Les rappels sur l’évolution de la presse illustrée au tournant du siècle (généralisation de la similigravure, naissance des agences photographiques) viennent un peu tardivement, peut-être, mais l’auteur s’attache à rappeler la diversité des contextes de réception des images (conférences illustrées, galeries photographiques, discussions autour de la presse dans les pubs), et insiste sur le fait que les photographies effectivement diffusées ont régulièrement suscité des débats et des prises de position divergentes. Du point de vue d’une histoire culturelle de la photographie, on voit déjà surgir la question de l’obscénité des représentations visuelles de la violence, et même, de manière plus étonnante encore, les premières inquiétudes face à l’apathie du public face aux brutalités auxquelles il est désormais confronté. Le cliché de la « fatigue compassionnelle » popularisé par Susan Sontag (2002 : 20-21) ne date donc pas, tant s’en faut, de la Guerre du Vietnam3.

Ce bref parcours ne suffit pas à évoquer l’ensemble des questions posées, qui vont de la constitution d’un corpus (que disent ces images de violence qui restent minoritaires, en nombre, de l’immense archive photographique des empires ?) à celle de l’anachronisme, qui est peut-être la plus politique. Comment concilier la dénonciation des violences coloniales et la prise en compte nécessaire des contextes de production et de diffusion des images ? Les échos contemporains résonnent à chaque chapitre ou presque, faisant du livre une sorte d’archéologie aux questionnements sur la visualisation des guerres actuelles : à l’heure même où s’écrivent ces lignes, le New York Times nous rappelle à quel point les drones du Pentagone ont multiplié les victimes civiles invisibles en Afghanistan, en Irak et en Syrie (Levenson). Daniel Foliard se méfie pourtant de l’écueil du présentisme (14, 37-41, 400), car toutes les violences et toutes les images ne se valent pas. Son travail méticuleux démontre amplement l’intérêt de cette mise à distance critique.

Il se peut que cela ne suffise pas complètement à éteindre les réserves qu’auront certains lecteurs face à l’affleurement toujours possible, ici et là, d’une forme de relativisme méthodologique (voir page 310, par exemple). Il ne fait pourtant aucun doute, pour l’auteur, que « la circulation de photographies particulièrement brutales dans des publications de masse témoigne […] de la centralité de la violence de masse dans les conceptions des rapports de force entre puissance impériale et populations colonisées ou colonisables à l’aube du XXe siècle » (401). C’est une chose que de le dire. L’ouvrage de Daniel Foliard nous aide à le voir (un peu), mais surtout à le comprendre.

Bibliographie

Levenson, Michael, « What to Know About the Civilian Casualty Files », in The New York Times, 18 décembre 2021, https://www.nytimes.com/2021/12/18/us/airstrikes-civilian-casualty-files-pentagon.html

Sontag, Susan, On Photography, London: Penguin Books, 2002 [1977].

Notes

1 De fait, on aurait apprécié pouvoir s’appuyer sur un index, ou peut-être au moins une chronologie. Retour au texte

2 On ne reviendra guère sur ce point. Si la dimension comparatiste du livre ne manque pas d’intérêt, elle nous semble moins aboutie que l’analyse de problématiques relevant proprement de l’histoire des images. Retour au texte

3 Rappelons pour la forme que l’utilisation du terme compassion fatigue, fréquente dans ce contexte, repose sur un contre-sens. La fatigue compassionnelle est à l’origine un terme utilisé pour désigner l’usure psychologique des soignants (qui tend à provoquer chez eux des phénomènes de remise en cause de leur mission ou des symptômes dépressifs plutôt qu’une indifférence apathique). Retour au texte

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Référence électronique

Didier Aubert, « Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier : Empires coloniaux, 1890-1914 », Textes et contextes [En ligne], 17-1 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3607

Auteur

Didier Aubert

Maître de conférences en civilisation américaine, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, UMR 7172 THALIM, Centre Censier, 13, rue Santeuil, 75231 Paris Cedex 05

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