Tout au long du XIXe siècle, et notamment dans sa seconde partie, les peintres académiques comptèrent dans leur rang ce que Théodore Pelloquet (1851), un homme de lettre proche de Nadar, nommait « les fanatiques du passé », ceux dont l’attention se portait en priorité sur les grandes civilisations de l’Antiquité. Louis Auvray, le directeur de la Revue artistique et littéraire, qui était aussi connu comme sculpteur, remarquait en 1859 que ce mouvement, régulièrement jugé obsolète, maintenait encore et toujours son influence : « Le Salon actuel semble accuser une tendance de retour à la grande peinture historique. En effet, les grandes toiles sont nombreuses [et] quelques-unes ont trait à l'histoire de l'Antiquité », notait-il (Auvray 1859 : 11). Charles Moreau-Vauthier (1900 : 22), qui publia beaucoup sur l'art en marge de son activité de peintre, s’en souvenait encore en 1900 lorsqu’il évoquait Jean Lecomte du Noüy, un de ces artistes qui s’était tourné vers l’Egypte ancienne, avec notamment Les Porteurs de mauvaises nouvelles, un tableau de 1871 qui fait aujourd’hui partie des collections du musée d’Orsay (Fig. 1) : « Sous le Second Empire, nos artistes français représentèrent dans des œuvres très diverses la vie pittoresque des bords du Nil. Si la plupart figurèrent le présent, quelques-uns voulurent évoquer le passé ».
Inutile de dire combien cette aspiration à peindre l’Antiquité en plein XIXe siècle, dans son principe même, était destinée à susciter de multiples commentaires sur la posture à tenir, de la part des artistes, face à l’histoire. On pourrait s’attendre à ce qu’on examine ici la part d’erreurs et de maladresses qui pouvaient émailler ces tableaux prétendant donner à voir les civilisations du passé avec une exactitude relative, et il est vrai que la critique du moment se prêta volontiers à cet exercice. Mais si cette peinture a pu être jugée anachronique (pour reprendre un mot qui était déjà utilisé à l'époque), ce n’était pas seulement pour ses mises en scènes exotiques, c'était aussi pour elle-même ― en tant que style d’arrière-garde ― et pour la désinvolture avec laquelle elle osait parler d’une Antiquité qu’on avait jusqu’ici l’habitude de rendre sensationnelle, morale et magistrale. Les commentaires de l'époque illustrent bien ces différents type d'anachronismes que l'on reprochait à l'anticomanie du second XIXe siècle, et c'est pourquoi (une fois n'est pas coutume) notre propos se concentrera sur ces témoignages1 : leurs divergences et même leurs contradictions suffisent en effet à montrer, en négatif, que cette peinture antiquisante si singulière, longtemps mise au ban des collections publiques françaises, participait d'une mise en demeure inédite des catégories historiques qui motivait également les autres courants artistiques de l'époque ― ceux-là même que l'on associe plus volontiers à la modernité.
1. Un « archaïsme » sous surveillance
Curieusement, la critique qui apporta son soutien à ce type de peinture d’histoire se plut à en complimenter les artistes phares en jouant précisément de leur aspect anachronique au sein de la scène artistique. Jean-Léon Gérôme ― le peintre emblématique de l’école néo-grecque en France ― était ainsi tant attaché à l’Antiquité romaine que J.-H. Duvivier (1859 : 6-7), un critique qui se montrait un peu dubitatif sur l'évolution de l'art à son époque, le présenta avec malice comme un véritable « citoyen de Pompéi ». Les commentaires qui vantaient « l’archaïsme » de ces peintres étaient légion : « M. Gérôme, dans son Intérieur grec, fait preuve de plus d'archaïsme, de plus de science du détail de mœurs que M. Devéria », lisait-on par exemple chez Jules Labeaume (1851 : 23), un historien qui commenta le Salon en 1850 ; « M. Lecomte du Noüy a la finesse, la précision et l’exactitude archaïque de M. Gérôme » écrivait de son côté Théophile Gautier (1865 : 887) au sujet de La Sentinelle grecque, un autre tableau de Lecomte du Noüy ; Emmanuel Bénézit, dans son dictionnaire (1911 : 36), se souvenait lui-même de Léopold Burthe comme d’un peintre « soucieux d’un certain archaïsme». Séduit par la démarche, A. Descubes (1877 : 250) évoquera encore dans la Gazette des lettres, des sciences et des arts « cette école archaïque mise à la mode par M. Gérôme, qui fouille dans le passé le plus lointain pour en reconstituer scientifiquement les scènes les plus ignorées ». Mais aussi savante était-elle, cette peinture, on le devine, donna rapidement lieu à des railleries concernant la fidélité des reconstitutions qu’elle proposait. Alma-Tadema, un des peintres les plus en vue du Classic Revival, en témoignait lui-même en se souvenant d’une mésaventure rencontrée avec son Sappho and Alcaeus (fig. 2) : « Un critique m’avait dit que, dans cette peinture, j’avais peint un fauteuil d’une autre époque. C'est pourtant moi qui avait raison, car on peut voir ce fauteuil sur de nombreux vases grecs », se rappelait-il (Swanson 1990 : 582). Bien que souvent complimentés pour leur atmosphère et la qualité de leur mise en scène, les tableaux d’Alma-Tadema prêtèrent souvent le flanc à ce type de réserves, comme lorsque Mario Proth, un journaliste très actif qui n'hésitait pas à être tranchant, ironisa sur une toile présentée au Salon de 1875 (A Picture Gallery) dans laquelle le peintre avait figuré un siège recouvert de tissu : « Après un examen approfondi qui est la pénitence de notre inattention première, nous nous promettons de demander à quelque tapissier érudit si les Romains pratiquaient le capiton », se moquait le critique (Proth 1875 : 15).
Les libertés prises avec l’art et l’histoire étaient jugées avec sévérité : « Rien n’est plus disparate, plus choquant que de rencontrer, dans un temple d’architecture grecque ou romaine, une peinture ou une sculpture imitée du gothique. Ces anachronismes révolteront toujours les hommes de goût », considérait ainsi Louis Auvray (1859 : 13). Au-delà des accessoires, même l’éclairage des scènes devait correspondre à ce que nous en disait l’histoire, sauf à être jugé inadapté. Henry Houssaye, un critique helléniste, condamna à ce propos Lecomte du Noüy pour sa Folie d’Ajax, en 1868 : « La lueur qui l’enveloppe lui donne l’aspect diaphane d’un spectre. On la croirait éclairée par la lumière électrique», déplorait-il (Montgailhard 1916 : 116). Les attitudes des personnages devaient également être en accord avec la mentalité du temps et non celle du XIXe siècle. On le sent bien quand Gautier émet des doutes sur les réactions du collège de vieillards qui découvrent le corps dénudé de Phryné, dans le tableau éponyme de Gérôme présenté en 1861 (fig. 3) :
Ils paraissent émus sensuellement par la nudité découverte à leurs yeux. C’est là un effet tout moderne. Des Grecs habitués aux luttes du gymnase […], aux cérémonies choragiques, aux concours de beauté, entourés d’un peuple de statues sans draperies et sans feuilles de vigne, ne devaient pas se troubler ainsi à la vue d’une femme dépouillée de ses voiles (Gautier 1861 : 79).
Aussi Jules Bosmans (1881 : 9) se montra très sévère au sujet de la rigueur historique en peinture et de la formation des artistes qui voulaient se lancer dans le genre : « L'étude ! voilà ce qui manque […] voyez certains tableaux d'histoire : ne sont-ils pas remplis d'anachronismes ? D'où cela vient-il ? Du manque d'étude !», s’exclamait-il.
2. L'anticomanie au défi du présent
Il n’était pas seulement question de l’habileté des peintres et de leur capacité à illustrer avec vraisemblance les grandes périodes de l’Antiquité. Ce qui faisait tout autant débat, c’était la pertinence même de leur démarche et, de façon générale, leur approche de la peinture à l’heure du triomphe des réalismes. Très influent dans la presse, Jules Claretie, lorsqu’il commenta en 1876 le travail de Jean-Louis Hamon, un des artistes majeurs de l’école néo-grecque, avouait ainsi sans détour vouloir « demander à l’artiste autre chose que des pastiches de l’Antiquité » (Claretie 1876 : 318).
La question, en fait, était celle du lien à l’histoire, avec pour les artistes l’injonction de trancher entre leur goût pour le passé et leurs devoirs envers le présent. « C’est à l’œil nu et non à travers la lunette d’Herculanum, qu’on voit le monde contemporain », jugeait à ce titre Jules-Antoine Castagnary (un des critiques les plus acerbes du moment, qui ne cachait pas son affection pour le réalisme de Courbet) au sujet des images de Gérôme en 1859 (Castagnary 1892 : 99). Les artistes victoriens étaient logés à la même enseigne, comme lorsque le marquis de Villemer ― Charles Yriarte de son vrai nom, un critique féru de voyage qui était certes plus sensible à l'art espagnol et à l'art italien ― évoquait les tableaux d’Alma-Tadema (qui exposait Un Empereur romain à Paris) en conseillant au peintre une autre voie :
Nous voudrions voir cet artiste aborder la vie moderne ; nous le prenons bien pour ce qu’il est et nous ne lui contestons nullement le droit de vivre dans la contemplation de l’Antiquité ; mais la nature de ses qualités nous fait regretter, encore une fois, qu’il ne s’attaque pas aux sujets qui nous touchent de plus près (Villemer 1872 : 2-3).
D’autres étaient moins policés, et la critique, loin d’être unanime, regrettait sans trop de scrupule cet engouement pour ce que Pierre Paget (1889) appelait « les souvenirs de l’histoire ». René Schneider, qui oeuvra beaucoup à l'Institut d'Art et d'Archéologie de Paris, se souvenait en 1930 d’une peinture « qui ne s’attache qu’au passé », des sortes de « tableautins », comme il le disait, qui n’ont d’autres prétentions que de laborieusement reconstituer l’Antiquité. Schneider, au final, se montrait implacable : « L’art des Pompéiens sent le renfermé », concluait-il (Schneider 1930 : 26).
3. « Soyez de votre temps ! »
La Revue des deux mondes, à l’occasion du Salon de 1869, trouvait de son côté que cette anticomanie qui sévissait depuis le milieu du siècle, non contente de s’évertuer à figurer des périodes évanouies depuis longtemps, avait elle-même un aspect désuet et ne faisait que reprendre les idées des générations précédentes, entre esthétique troubadour et retour à l'Antique post-révolutionnaire :
M. Viger cultive toujours avec succès l’archéologie intime de 1810. Ces souvenirs d’une précision savante et parfois puérile exhalent un parfum de fleur fanée qui doit faire pâmer les survivants de l’époque […]. On a que trop copié depuis vingt ans les erreurs et les ridicules du Premier Empire (About 1869 : 751).
Arthur Duparc, sous-inspecteur des Beaux-Arts (et qui connaissait bien Henri Régnault), dira un peu la même chose quelques années plus tard au sujet de Léon Glaize, qui présentait au Salon sa toile Conjuration aux premiers temps de Rome (1875) ― un tableau du musée de Châtillon sur Seine qui fut très endommagé en 1940, aujourd’hui conservé par le musée d’Orsay : « Cet artiste, qui emprunte ses inspirations à Plutarque, les rend comme l'eût pu faire David » (Duparc 1875 : 815). Même Bouguereau, un des peintres académiques les plus coté, n’échappera pas à la suspicion dans ce domaine, notamment lorsqu’il présenta sa fameuse Vénus en 1879 : « N'est-ce pas une sorte de décalque des maîtres du passé que cette Naissance de Vénus de M. A. Bouguereau ?», se demandait Paul Sébillot, qui exposa lui aussi au Salon (1879 : 5-6).
Les peintres concernés, notamment ceux de « l’école des pointus », comme Baudelaire surnommait les néo-grecs qui s’étaient regroupés autour de Gérôme et que le poète trouvait trop maniérés, étaient jugés dépassés : Théodore Pelloquet les appelait les « artistes en vieux » (1851 : 336) et Charles Blanc, le fondateur de la Gazette des Beaux-arts, qui fut également appelé à la tête de l'administration des beaux-arts en France, reprenait en 1866 le conseil qu’on leur lançait souvent ― en attendant d’eux qu’ils renouvellent leur style autant qu’ils s’intéressent à leur époque : « Soyez de votre temps » (Blanc 1866 : 30).
Léonce Bénédite, le conservateur en titre du musée du Luxembourg (dont le musée d’Orsay reçut une partie des collections), prit certes un peu leur défense à la fin du siècle : « Les événements contemporains ne semblent pas fournir beaucoup d’éléments à la peinture historique, expliquait-il. On est trop près pour les comprendre, et leur décor extérieur n’est pas fait pour passionner » (Bénédite 1895 : 38). Louis Énault (1871 : 3), qui était sensible au réalisme en dépit de sa formation classique, avait fait une lecture inverse de la situation à la sortie de la guerre de 1870, en reprochant à Tony Robert-Fleury de consacrer un grand tableau à la Prise de Corinthe (musée d’Orsay) alors que l’actualité dramatique récente lui offrait un sujet tout aussi noble qui pourrait répondre à ses envies d'histoire :
M. Tony Robert-Fleury n’est que trop encouragé par les événements que déroule devant lui le cours de l’histoire contemporaine à persévérer dans la voie douloureuse qu’il a choisie. Les sujets dramatiques et saisissants ne lui manqueront plus désormais chez nous, et il n’aura pas besoin de franchir la distance des siècles.
Parallèlement, il est vrai aussi que certains rejetaient le présent pour se réfugier dans une sorte de passé idéal, tel Edward Burne-Jones et William Morris, qui cherchaient à s’éloigner de ce qu’ils nommaient la « mer nauséabonde » (« putrid sea ») que représentait pour eux la laideur moderne. Burne-Jones se rappelait de leurs échanges à ce sujet : « Nous discutions de la disparition des bonnes vieilles choses3 » (Lago 1982 : 65).
4. Une vision de l'Antiquité moins désuète qu'elle le paraît
On pourrait donc croire que le débat esthétique, alors, se résumait à opposer ces peintres dont la personnalité autant que les tableaux accumulaient les anachronismes ― et dont la manière même de concevoir la peinture serait périmée ― à ces nouvelles vedettes de la scène artistique qui portaient toute leur attention à leur époque et à ses drames. La critique se montra pourtant ambiguë sur ces questions et, loin de désavouer en bloc la peinture d’histoire à sujets antiquisants, elle n’eut de cesse de relever ce qui la rendait actuelle, aussi bien en ce qui concernait ses thèmes (qui faisaient pourtant clairement référence aux anciens temps), que son style si particulier.
Charles Clément, un écrivain prolifique connu pour son texte fondateur sur Géricault, signale par exemple en 1872 « une jolie figure drapée à l’antique, mais d’un sentiment un peu moderne » imaginée par M. Aubert ; Castagnary, en 1863, relevait déjà qu’Horace à Tibur, un tableau de Joseph Lecointe, « poursui[vai]t un accord difficile entre les belles lignes du paysage antique et le charme pénétrant du paysage moderne » (Castagnary 1892 : 126). Alexandre Stani (1872) observait la même inflexion chez Alma-Tadema lorsque le peintre exposa à Paris son tableau La Fête intime (A Bacchic Dance) :
M. Alma-Tadema a adopté une forme plutôt décorative. Les figures de danseuses, de joueuses de flûte, se suivent et s’enlèvent isolément sur le mur d’un jardin qui sert de fond uniforme. Il faut résolument accepter cette toile comme une frise antique appropriée au goût moderne.
Même Charles Asselineau (1864 : 275), qui était pourtant très sensible aux audaces artistiques du moment, admettait aussi que les tableaux d’Alma-Tadema avaient quelque chose de réellement nouveau et ne se contentaient pas de perpétuer un style ou des astuces hérités de la tradition d’atelier, avec Pastimes in Ancient Egypt comme exemple : « Je ne crois pas le moins du monde que M. Alma-Tadema ait voulu faire de la peinture archéologique », écrivait Asselineau, « il n’est point tombé dans la puérilité d’un de ses anciens, M. Guignet, qui vers 1845 nous peignit, sous l’aspect maigre et roide d’un décalque de papyrus, le Pharaon se faisant expliquer ses rêves par Joseph ».
Bénédite, déjà cité, déchiffra bien cette tendance qui voyait les artistes anticomanes mettre au goût du jour leur vision, en adoptant les préceptes du moment :
Les peintres d’histoire ou d’abstraction ont constamment recours à la science et à l’observation pour rafraîchir leurs restitutions par des sensations plus neuves du décor extérieur […] Aux anciennes inspirations, qui jadis suffisaient à alimenter l’imagination des artistes, se sont ajoutées certaines conceptions essentiellement modernes (Bénédite 1895 : 50).
Contre toute attente, ces peintres qui se plaisaient à mettre en image des civilisations disparues, peu enclins à se satisfaire d’une imagerie fantasmatique, feraient montre d’une réelle attention à l’aspect des choses, selon les mêmes modalités que les mouvements les plus audacieux de l’époque. Eugene Benson, dans The Galaxy, n’hésitait pas, en tout cas, à les comparer aux réalistes :
[Alma-Tadema] enquête à la manière d’un antiquaire ; il est aussi rigoureux que les peintres classiques, aussi audacieux que les romantiques, et il est plus réaliste qu’aucun autre artiste de sa génération […] Tel un esprit moderne, il voyage, il explore, il cherche, et il essaye de cerner totalement son sujet4 (Weinberg 1984 : 23).
La méticulosité de ces artistes, sur laquelle la critique revenait souvent, participait finalement d’une même démarche que celles des peintres qui, à la même époque, s’attachaient à peindre le présent. Pour complimenter la qualité des reconstitutions, on insistait d’ailleurs souvent sur le fait que l’Antiquité était figurée avec tant d’authenticité qu’elle se confondait avec le présent : « La Rome des Césars vit là tout entière sous nos yeux », disait ainsi Louis Jourdan (1859 : 37) au sujet des images de Gérôme et de son Cirque Romain.
5. « Habiller à la mode grecque les idées et les gens de notre temps »
On a vite repéré aussi que l’attitude des personnages ne relevait plus de la gestuelle héroïque qui étaient habituelle pour ce type de peinture : l’idéalisation avait cédé la place à des mises en scènes qui se voulaient exactes, banales voire triviales, avec au final des personnages qui n’avaient plus de véritables différences avec les hommes et des femmes du XIXe siècle. Alma-Tadema était souvent cité à ce propos, par exemple lorsque Paul Mantz évoque A Sculpture Gallery (fig. 4), exposé à Paris en 1878 et qui fait aujourd’hui partie des collections du Hood Museum of Art (Dartmouth College), aux États-Unis :
Nous connaissions pour les avoir vues aux Champs-Elysées la plupart des peintures exposées par M. Alma-Tadema dans la section anglaise : on retrouve avec plaisir la Galerie de peinture, la Galerie de sculpture, intérieurs clairs où sont regroupés des Londoniens habillés à l’antique.
On remarqua des dispositions identiques chez les peintres français, notamment le cercle de Gérôme, directement cité par Henri Delaborde (1866 : 172) lors du Salon de 1861 : « On sait que, depuis quelques années […] un groupe d’artistes a pris à tâche d’habiller à la mode grecque les idées et les gens de notre temps, ou de mettre en circulation de maigres moralités sous un costume mi-parti antique, mi-parti moderne », écrivait-il sur le tableau Alcibiade et Aspasie (fig. 5). Le Journal du Salon de 1863 reprenait exactement la même expression au sujet de Toulmouche, un peintre néo-grec apprécié des milieux aisés pour ses figures aimables, « des poupées revêtues d’un costume mi-partie antique, mi-parti moderne » (Pelloquet 1863). La critique jugea à ce titre que certains modèles étaient décidément trop « vrais » ― le mot est souvent utilisé, comme chez Ernest Chesneau (1888 : 28-29), qui accordait à Alma-Tadema la faculté de « faire vivre ses personnages vrais dans leur vrai milieu » ― pour être de dignes représentants de l’Antiquité tels que les définissaient les codes académiques relatifs à l'idéalisation des formes et à « la grandeur sereine » héritée de Winckelmann. Olivier Merson (1873), le père de Luc-Olivier Merson, amené à devenir un des chefs de file de la peinture d'histoire fin de siècle, raillait surtout les images de Bouguereau :
Non, ni romaines, ni grecques, ces jeunes filles aux chaires lisses et satinées, aux grâces molles et languissantes, aux cheveux peignés au cold-cream […] Ce sont tout bonnement des demoiselles de Paris, et je soupçonne même l’Arcadie qu’elles remplissent de leurs ébats folâtres, baignés par la Bièvre.
Avec parfois de réelles réticences à ce sujet, notamment au milieu du siècle, tant la manière de figurer l’Antiquité et ses modèles étaient encore sacralisée. Mathilde Stevens se montrait en tout cas radicale sur L’Amour en visite, de Jean-Louis Hamon :
Cette peinture mièvre, lymphatique et léchée, a la prétention de vouloir imiter la peinture athénienne. Hélas ! j’ai beau appeler toute ma bonne volonté, et toutes mes illusions à mon aide, je ne vois que les agaceries maladroites et le sourire plâtré d’une de nos Parisiennes demi-monde (Stevens 1859 : 18).
Si ces figures posaient problème, ce n’était donc plus parce qu’elles apparaissaient incongrues en plein XIXe siècle mais, au contraire, parce qu’elles présentaient l’allure des Européens de l’époque. Pour Claude Vignon (1851 : 118), connue en tant que sculptrice mais qui publia aussi beaucoup sur les Salons au milieu du siècle, les modèles qui avaient posé pour les figures antiques de Gérôme avaient en effet un aspect trop parisien pour ne pas créer, en bout de course, « un léger anachronisme».
6. L'Antiquité au goût du jour… et les critiques à la traîne !
Mais ces réserves, autant que les critiques élogieuses, mettaient tout autant en lumière combien ce type de peintures, que l’on serait tenté de réduire (à tort) à de simples illustrations séduisantes du passé, donnaient finalement à voir l’immuabilité des émotions humaines et la fraternité qui nous lie, par-delà les époques, à nos ancêtres éloignés. Dans une des leçons qu’il donna en 1872 à la Royal Academy, Edward Poynter relevait précisément que « l’aspect des hommes […] est le même à toutes les époques » (Arscott 1999 : 1395). Il est significatif que Tullo Massarani, un homme de lettre italien qui s'investit pour la protection du patrimoine culturel, faisait rivaliser Poynter avec Alma-Tadema (Massarani 1880 : 80), comme pour dire que leurs démarches communes reflétaient les convictions du moment. Max Rooses, un critique de la toute fin du siècle, attribuait surtout à Alma-Tadema cette faculté d’annuler les millénaires et de parler de sa propre époque sous couvert de l’Antiquité :
Le spectateur se sent transporté hors de son temps et de son milieu sans se sentir le moins du monde dépaysé […]. Les figures sont à la fois romaines et dix-neuvième siècle, de costumes, d’attitude, de gestes et d’expression. C’est un nouveau pays et un autre peuple qu’on vous montre, cependant ce pays touche au vôtre et ceux qui l’habitent sont des frères et sœurs (Rooses 1901 : 161).
Dès lors se joua une sorte de renversement, car ce qui devenait anachronique, finalement, était la mise sous cloche de l’antiquité telle qu’elle continuait à être soutenue au nom de la tradition et des usages académiques. Paul Mantz, par exemple, conservait une position réellement équivoque à ce propos en 1847, lorsque le Combat de Coqs de Gérôme et les Romains de la Décadence, de Thomas Couture (deux tableaux aujourd’hui au musée d’Orsay), firent parler d’eux : d’un côté, Mantz encense « les disciples de cette grande école qui, amoureuse de la réalité, la poursuit et l’atteint par la passion, par la couleur et par la lumière » ; de l’autre, il étrille aussi bien Gérôme que Couture pour l’aspect vulgaire et commun de leurs figures (Mantz 1847 : 8). Le réalisme, en d’autres termes, était sans conteste un mouvement d’avenir, sinon la voie à suivre pour les artistes sérieux, tant qu’il ne s’appliquait pas à l’Antiquité, dont les sujets devaient être traités avec emphase, cérémonie et majesté. C’était là ne pas voir que la peinture épique avait évolué et intégré comme ambition celle de figurer l’homme et le monde tels qu’ils sont, sans ajout ni artifice. Gustave Haller, lui, avait bien senti ce goût nouveau pour la « vérité » (Haller 1902 : 24‑25), même s'il reste un peu réservé à ce sujet :
Jadis le tableau d’histoire était une composition noblement ordonnée, où le roi, les princes, les personnages célèbres, les grands guerriers se trouvaient seuls en vedette. À notre époque, ce n’est plus assez. Les peintres, animés par l’ardent souci de la vérité, tiennent à reconstituer comme décor, mobilier, costume, l’heure passée qu’ils doivent représenter.
Considérer que la peinture antiquisante devait conserver ses atours traditionnels était finalement devenu une idée d’arrière-garde, celle d’une partie des artistes qui se cramponnaient à l’héritage classique, celle aussi d’une critique conservatrice qui ne parvenait pas à appréhender les mutations du genre. Eugène Guillaume, lors du Salon de 1879, avait en revanche pleinement conscience de cette extension du réalisme au domaine de l’histoire, qui avait d’un coup rendu obsolète (anachronique) les anciennes recettes :
On dit aujourd'hui que le grand art s'en va : on entend déplorer sa décadence. Mais d’abord, qu’est-ce que le grand art ? Admettons que ce soit celui qui s'inspire uniquement des religions, de l'histoire sacrée et profane […]. Est-il vrai que les idées de cet ordre soient délaissées ? Nullement, et cela n'est pas possible. Une certaine manière de les mettre en œuvre est seule abandonnée ; elle est déjà d'un autre temps (Guillaume 1879 : 86).