1.
Les sociétés occidentales du XIXe siècle ont inventé les matérialisations spatiales et institutionnelles d’un temps logiquement ordonné, en tant que dispositifs d’expérience collective, partagée à large échelle. Au sommet de cet édifice symbolique – associant donc la réalité physique d’un espace, une structure institutionnelle et des pratiques sociales – figurent le musée et le site archéologique, où – en première apparence du moins – s’est trouvée systématiquement valorisée, voire sacralisée la domestication rêvée du temps.
Certes, comme l’ont montré Krzysztof Pomian (2020), pour le musée, et Alain Schnapp (1993), pour l’archéologie, ces dispositifs trouvent leurs conditions de possibilité et leurs premières réalisations bien auparavant, aux débuts de la Renaissance en Italie. Certes, également, ces réalisations se sont appuyées sur une « conquête de l’exactitude » temporelle, selon l’expression de Krzysztof Pomian (1984 : 263), qui remonte au XIVe siècle, lorsque Nicolas Oresme compare l’univers à une horloge, et qui atteint son premier apogée avec la définition par Newton d’un temps rigoureusement quantitatif, soumis au savoir mathématique au même titre qu’un objet dans l’espace. Culturellement, c’est le moment où l’application de la notion astronomique de période au champ des affaires humaines suggère que les articulations du temps historique empruntent leur logique aux récurrences parfaites des cycles cosmiques (Dumoulin et Valéry 1991 ; Groult 2004 ; Gibert et al. 2014). L’arithmétique est alors donnée pour principe légitime conférant sa véracité à la pensée du passé, sous les espèces de la chronologie. Les spéculations sur une « chronologie » biblique, s’efforçant de faire coïncider l’historique et le sacré, datent de ces premiers moments de quantification stricte du temps et, par l’étrangeté même de leurs minutieux décomptes, sont un symptôme parmi les plus aigus de la puissance d’attraction sur les esprits savants, fussent-ils dévots, de ce temps arraisonné par les nombres (Daniel 1963 : 24 ; Schnapp 1993 : 267-286).
Cela dit, il n’en a pas moins fallu attendre le sacre de la technique industrielle en tant que principe impérial de civilisation, au XIXe siècle, et son enracinement dans les pratiques quotidiennes de tous, à la fin de ce même siècle, pour que la « standardisation du temps » (et non plus seulement, désormais, sa mathématisation) aboutisse à une « entrée du temps quantitatif dans tous les domaines de la civilisation occidentale » (Pomian 1984 : 272 et 291). Comme l’a montré Peter Galison, c’est alors que « la synchronisation des horloges a conduit à normaliser non seulement les procédures mais aussi les langages de la science et de la technologie » (2006 : 43) ; que « le temps technologique, le temps métaphysique et le temps philosophique se sont croisés dans les horloges électriquement synchronisées d’Einstein et de Poincaré » (ibid. : 54). Cette emprise – avec ce qu’elle implique de laïcisation du temps, « défini de façon pragmatique et conventionnelle sans égard pour les vérités éternelles » (ibid.) – coïncide aussi avec le règne sans partage de l’histoire telle que la célèbre Renan en 1852 (II-IV), « forme nécessaire de la science de tout ce qui est soumis aux lois de la vie changeante et successive », manteau qui recouvre de ses innombrables trames narratives, tissées sur la même chaîne numérique, les accès aux divers savoirs des choses humaines et naturelles (et l’on sait que la gloire en revenait intégralement, selon Renan, à la « science critique » et au « sens rationaliste » de la « race indo-européenne », que l’historien et philologue racialiste opposait au prétendu goût des ténèbres de « l’Orient sémitique », avec une violence révélatrice d’une sorte de panique). C’est aussi le moment où le musée et le site archéologique, même si l’on doit faire remonter leurs premières manifestations aux débuts de la Renaissance, ont été multipliés et érigés en théâtres souvent grandioses, toujours environnés de respect, de cet historicisme généralisé qui, suivant le mot de Jacques Le Rider (1999 : 210), « accompagne la modernité comme son ombre ».
Ombre, c’est bien de cela qu’il s’agit, tant la temporalité clivée qui en résulte, déchirée entre foi progressiste et scepticisme historique, se trouve d’emblée obscurcie par l’angoisse. Souterrainement, l’affirmation triomphante d’un ordre du temps, dirigé vers des lendemains meilleurs, ne peut qu’être troublée par l’insistante résonance de ses apories, sur deux plans : l’un qui a trait à la structure des mouvements temporels, l’autre à leurs contenus, qui, l’un et l’autre, devraient fonder la logique du progrès mais en révèlent en fait la fragilité essentielle. La mise en avant de la mutabilité du réel substitue à la méditation métaphysique sur la vanité de toute chose terrestre la perception d’une instabilité immanente au processus historique lui-même, faisant constamment peser sur l’état présent des choses la menace de son écroulement, quand bien même ce serait pour l’avènement d’un état futur supposément meilleur. C’est ce que Giorgio Vasari (1981 : 233) appelait déjà, en 1550, « la malignité des temps », facteur d’instabilité spécifique, distinct de « la volonté du Ciel qui ne semble pas vouloir beaucoup maintenir l’intégrité des choses d’ici-bas », et de nature à saper la foi dans l’idée de progrès en art en lui substituant celle de cycles indéfiniment recommencés de croissance et de déclin. De quoi, par ailleurs, est faite la matière de ce temps malin qu’on voudrait pourtant dirigé vers toujours plus de lumière ? Quels sols originaires pourraient quant à eux contribuer à prouver que le mouvement, sur ce fondement, peut suivre en effet un chemin ascendant ? C’est ce que l’exploration des profondeurs temporelles, inhérente à la démarche historiciste, ne rejoint jamais, confrontée in fine à l’expérience d’une irréductible indistinction. L’obscurité, bien en amont de celle des « âges sombres », est celle d’un voilement essentiel du savoir sur les origines, qui fait de la « nuit des temps » – une métaphore qui s’installe dans la langue française à partir du XVIIe siècle – une épreuve des limites infranchissables de la cognition historique. Ce que dévoile l’histoire, en-deçà des phases de progression et de régression, c’est l’impénétrabilité principielle d’un temps touffu autant que mouvant, épais autant que profond, ce « sombre abîme du temps » dont l’expression est attribuée à Buffon (Rossi : 1984 ; Olivier : 2008) et dont tous, après lui, ont senti de plus en plus vivement que la maîtrise, en dépit des professions de foi scientistes, ne serait jamais assurée. En somme, la désorientation est le résultat paradoxal du désir de maîtrise. En quantifiant le temps, en le linéarisant et le vectorisant, ce désir fait l’épreuve que le vecteur temporel n’a ni point d’origine ni rythme de développement qu'on puisse contrôler avec certitude. Autrement dit, tant par son mouvement, qui ne peut que laminer un jour ou l’autre le présent (fût-ce au bénéfice d’un possible progrès), que par ses contenus, dont les fondements ne peuvent que se perdre dans la nuit du passé, la temporalité instituée par l’histoire ourle inévitablement d’angoisse la promesse d’une logique à l’œuvre dans les processus temporels.
Seule la prise en compte de ces interférences plus ou moins douloureuses, brouillant la ligne mélodique moderne d’un temps rationnellement ordonné, permet de parvenir à une pleine compréhension de la réaction, à la fin du XIXe siècle, contre ce qui fut donc vécu comme une tyrannie historiciste. D’un point de vue théorique, cette réaction trouve sa condition de possibilité dans le « dédoublement du temps » (Pomian 1984 : 276-277) formalisé par Newton en 1687, dualisme opposant un temps mathématique et un temps vulgaire, l’un absolu et divin, l’autre relatif et humain. Il s’agissait certes pour Newton de réclamer la réduction mathématique du second au premier. Mais l’inverse devenait également possible, dès lors que le premier terme de ce dualisme, celui de l’ordre mathématique du temps, était arraché à l’ontologie divine. C’est ainsi que, par un renversement des valeurs, une temporalité organique, celle de la durée vécue, a été créditée d’une authenticité vitale qu’auraient ignorée, pire, qu’auraient violentée le temps objectif et quantitativement organisé de la période astronomique et, sur ce modèle, celui de la chronologie historique. À la fin du XIXe siècle, l’insistance sur la relativité des mesures scientifiques du temps, que relayaient la technologie de la synchronicité et la coordination conventionnelle des horloges, n’a pas seulement creusé l’abîme entre temps technologique, fondamentalement contre-intuitif, et temps de la conscience (Galison 2006) ; elle a aussi renforcé a contrario la légitimité du second, ancré dans une profondeur existentielle inobjectivable.
Il ne s’agit certes pas ici de décrire à nouveau les constituants complexes de ce « fardeau de l’histoire » (White 1966) et, partant, de cette « crise de l'’historicisme » (Troeltsch 1922 ; Bambach 1995), accompagnée d'un essor des revendications de la durée subjective : de Nietzsche (1993 : 952) dénonçant le « devenir écrevisse » d’une humanité historienne, avançant à reculons dans l’inconnu de la vie, à Bergson (1959 : 70) célébrant « la pure durée » comme « une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre » ; de Péguy, dans sa critique de la « situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes », en 1906, à Husserl, dans son élucidation de la responsabilité du positivisme historique pour la « crise de l’humanité européenne », en 1935 (1992). Il faut en revanche rappeler les liens étroits qui rattachent ce malaise dans l’historicité à la valorisation toujours plus accentuée de l’expérience artistique, valorisation spécifiquement moderne qu’on est en droit d’attribuer pour une part significative au fait que cette expérience arrache l’objet qui lui sert de support à son objectivité même, fissure en lui la dimension documentaire – aliment de l’historien positiviste – et le projette dans l’immédiateté d’une perception où les strates de passé se fragmentent, entrent en collision et finalement se fondent dans un sentiment de présence anhistorique. Un certain nombre de penseurs de l’art y ont, comme on sait, activement collaboré, en faisant jouer, comme Gottfried Semper en 1860, l’anthropologie contre l’histoire pour approcher la notion de « style » (Hvattum 2004) ou en admettant, comme Aby Warburg dans les années 1920 (2012), que « l’histoire des images est une histoire d’objets temporellement impurs, complexes, surdéterminés, […] une histoire d’objets polychroniques, d’objets hétérochroniques ou anachroniques » (Didi-Huberman 2000 : 22).
2.
La critique contemporaine de l’ordre du temps consiste moins en une inversion qu’en une mise en chaos, dont l’anachronisme fait figure d’emblème, par l’assentiment esthétique, sinon épistémologique, qu’il suscite de plus en plus. Devenu un « lieu commun de notre époque intellectuelle » (Bayard 2009 : 126), il atteste le besoin de faire de l’état de crise des représentations et des vécus temporels une condition désirable. Paradoxalement, ce faisant, il renvoie à l’enracinement de l’historicisme, cultivé par les voies de sa critique même, dans la culture contemporaine. Avec la montée en puissance d’une pensée plurielle des « expériences du temps » (Hartog 2015), nous sommes loin de la table rase ordinairement associée au cliché d’une modernité militante. Aux antipodes d’un idéal d’amnésie qu’une conscience d’avant-garde pourrait rendre légitime, la dimension post-utopique de notre présent, depuis la Seconde Guerre mondiale, implique de renoncer à éradiquer le passé et de considérer au contraire comme un destin son tissage avec le présent. Au cœur des pulsions présentistes, autrement dit, travaille obstinément une obsession du passé. En revanche, l’état de crise de cette temporalité stratifiée entretient un désir plus ou moins fébrile de bouleversement – plutôt que de renouvellement – des mises en relation entre les différentes dimensions du temps.
Cette sensibilité contemporaine exacerbée aux vertus de l’anachronisme s’exprime dans l’apologie d’un passage de la linéarité chronologique au buissonnement temporel, apologie qui emprunte notamment aux relectures contemporaines de Darwin (Bredekamp 2008) la conviction que le foisonnement, la multiplicité, voire la réversibilité constituent des attributs de la condition du vivant, plutôt que de son hypothétique logique. Symptomatiques à cet égard, parmi beaucoup d’autres exemples possibles, sont à la fois la démarche méthodologique et le succès mondial de l’ouvrage d’Anna L. Tsing, Le Champignon de la fin du monde (2017 : 57), dans lequel son auteure entend rapprocher, d’une part, les « multiples filières temporelles qui s’entrelacent » « au sein d’une même espèce » de champignon, pour parfaire ses processus adaptatifs, et, d’autre part, la « fabrication multispécifique du temps » dans les usages économiques, sociaux et culturels associés à la collecte et à la consommation de cette espèce : « La curiosité dont je me fais ici l’avocate », annonce-t-elle, « suit à la trace de telles temporalités multiples. […] Agnostiques quant à une direction qui serait en train d’être prise de manière inéluctable, il s’agit plutôt de chercher du côté de ce qui a été ignoré, de ce qui n’a jamais concordé avec la linéarité du progrès » ni avec « son rythme effréné », avec son « tempo impérieux ». Cette dimension essentiellement positive et programmatique de l’attention à la dynamique des feuilletages temporels relève de la réparation : réparation anthropologique d’une construction classiquement historiciste du temps, jugée à la fois inadéquate d’un point de vue épistémologique et destructrice d’un point de vue politique et social ; réparation littéraire, comme l’a montré Jacques Rancière (2014 : 87-88) à propos de Michelet, par l’invention d’un « récit anti-mimétique […] assurant le glissement des temps et des personnes dans le présent du sens ».
Dans les procédures de l’anachronisme se trouveraient alors contenues, premièrement, sur le plan du savoir, la mise au jour d’une vérité auparavant occultée par l’impérialisme de la raison ; deuxièmement, sur le plan politique, l’appel au ralentissement, qui accompagne l’idée de foisonnement du temps – on ne se déplace pas dans un hallier comme on avance sur une voie rapide –, valorisant la lenteur autant que l’épaisseur, couple symétrique de celui de la linéarité et de l’accélération, propre à l’idéologie du progrès. Enfin, sur le plan existentiel, les pratiques de l’anachronisme alimentent le désir d’un retour à l’authenticité de la vie, contre ce qu’aurait de macabre le filtrage des profondeurs du vécu par le prisme historiciste. Vitalisme et anachronisme, en somme, marchent d’un même pas, en s’oppposant au biologisme et au progressisme. L’inclination pour des approches anachroniques du réel relève d’une adhésion à la vérité pressentie du vivant, d’une thérapeutique, par conséquent, mobilisée contre ce que Nietzsche (1990) dénonçait comme la maladie de l’histoire, d’une conjuration, aussi, de la peur de la mort en tant qu’attribut fatal d’un excès d’historicisme acritique – culminant dans les appréhensions contemporaines d’une apocalypse à brève échéance.
Mais la faveur nouvelle accordée à l’idée d’anachronisme possède encore une autre caractéristique, qui n’est pas réductible à sa positivité militante : c’est l’attraction qu’elle manifeste pour le renversement des valeurs, en tant que tel. Elle implique en effet d’inverser les règles de la raison jusqu’à l’absurde (d’où la notion de « plagiat par anticipation » forgée par Pierre Bayard [2009]) et de célébrer l’hétérogène, le disjoint, le paratactique, en bref le négatif, par les voies délibérément déconstructrices du court-circuit et par le consentement aux circulations erratiques dans les labyrinthes temporels. Ce faisant, le diagnostic, non dépourvu de mélancolie, de la fin des « grands récits » de l’histoire universelle (Hartog 2010 : 12-13) se mue en adhésion à une condition critique qui fait de la crise un état plutôt qu’un passage (Revault d’Allonnes 2012). Etat de crise : cet oxymore désigne le caractère paradoxal d’une situation où ce qui devrait déboucher sur un dénouement devient un destin, un mode continu d’existence plutôt qu’un nœud événementiel. En lui-même, le goût de l’anachronisme en apparaît à la fois comme le symptôme le plus intense et comme l’allégorie, dans la mesure où il fait du déroutage temporel, du choc et du court-circuit un état naturel de la pensée, sans horizon de sortie en direction d’un futur déterminé. Cette mise en mouvement non-directionnelle ne correspond pas à proprement parler à une quête d’enrichissement ou de vitalisation de la réalité objective par la démultiplication de ses structures temporelles, émancipées du carcan logique de l’historicisme ; mais plutôt à un désir d’approfondissement centripète d’un mode d’existence défini à son fondement même par le renversement critique. Une poétique de l’anachronisme en émane, qui le donne à penser comme une allégorie de l’état de crise, dans sa relation d’inversion avec le temps linéaire des dénouements.
Cette poétique, inassimilable à une simple thérapeutique refondatrice de la richesse du réel, affecte en particulier la question des origines. Reprenons le raisonnement de ce point de vue. Pour se donner une pleine légitimité ontologique, l’historicisme exige la mise au jour d’un commencement qui soit en même temps un fondement, d’une origine stable, autrement dit, à partir de laquelle puisse se mettre en mouvement le récit. Or, autant cette mise au jour d’une origine est désirée, autant elle est interdite par les principes épistémologiques mêmes de la démarche historiciste. De cette contradiction interne, il ressort que tout point de départ se dérobe irrémédiablement à l’emprise d’un savoir positif qui pourtant le recherche et qui échoue à l’arpenter en tant que terrain de connaissance objective. L’échec incite alors à déconstruire le système positiviste qui y a mené et à transformer en travail de deuil effectif la mélancolie inhérente au sentiment d’un manque des origines. C’est à ce travail de deuil que s’attelle la thérapeutique du feuilletage temporel, ou de l’anachronisme, sur les ruines du positivisme. Elle conduit, selon un schéma dualiste, à opposer l’anachronisme buissonnant à l’historicisme linéaire. En les considérant comme extérieurs l’un à l’autre, elle érige le premier en promesse de salut contre le second. Demeurant au fond fidèle à une vision progressiste, elle annonce la correction, épistémique et politique à la fois, des errements dus aux grands récits issus des Lumières et aux fantasmes d’histoire universelle forgés par l’Occident positiviste pour se placer en position dominante.
Cette ambition – cette utopie ? – est certes à l’œuvre dans le goût moderne de l’anachronisme ; elle en constitue même une dimension essentielle. Mais elle ne rend pas compte, on l’a suggéré, d’une attraction spécifique pour le renversement critique, laquelle intériorise au contraire et institue en fondement paradoxal – donc d’essence tragique – les apories constitutives de la temporalité moderne, plutôt qu’elle ne prétend les guérir. A une utopie vitaliste de la réparation se superpose une passion tragique de la criticité, comme mouvement toujours recommencé de renversement des refondations. Considéré sous cet angle, l’anachronisme est renvoyé à la racine même de la démarche de l’historien qui, si l’on en croit Fernand Braudel (1958 : 748), rêve toujours, dès l’origine, de « s’échapper » du temps de l’histoire : le temps ordonné, syntactique dont il se présente comme le gardien apparaît alors plutôt comme une conjuration de son rêve originaire d’échappée et, aussi bien, comme la source de ce rêve, sa condition de possibilité, dans un jeu infini de renversements. Aucune de ces deux temporalités n’est plus originaire que l’autre : tout irréconciliables qu’elles sont, elles se fondent l’une l’autre, résonnent tout autant l’une que l’autre dans les constructions historiennes que dans les intuitions vitalistes, se découvrent, s’explorent et se définissent l’une par l’autre dans le jeu de leurs interversions. Elles ouvrent l’être-au-monde, ce faisant, sur un abîme, permettent que se déplie un rapport abyssal au temps que d’infinies procédures d’occultation et de mise en forme, depuis les origines (ou plutôt : en tant qu’origines), ne servent finalement qu’à creuser selon de multiples modalités. Dans les consciences modernes, durcissements épistémologiques du scientisme et proclamations militantes d’anachronisme, s’engendrant mutuellement, en sont à parts égales les avatars.
On ne peut donc pas vraiment dire que le point d’origine soit manquant. Il se donne plutôt, archéologiquement, comme le mouvement même de quête des origines constitutif de la conscience de soi moderne. Ce qui se découvre, puis se déploie en condition critique, c’est qu’il n’y a d’originaire que le désir de l’origine, de même qu’il n’y a d’historique que le désir d’histoire qui nous fabrique. Méphistophélès l’annonce déjà à Faust, dans le Second Faust de Goethe (2009 : 545), lorsqu’il lui prédit que l’accès aux « Mères », c’est-à-dire aux sources premières, sera l’accès non à des essences stables mais à un milieu de mise en forme incessante, à un milieu mouvant où « l’entretien éternel du sens éternel » est « formation, transformation » et renversements. L’origine, autrement dit, n’est rien d’autre que la pensée qui se meut et qui transforme incessamment ses représentations en questions. C’est aussi ce qu’on peut retrouver dans l’approche par Jacques Derrida de la notion platonicienne de « khôra », à la fois région, emplacement, territoire, et mère, nourrice, réceptacle, matrice, dont la traduction est, selon lui, nécessairement anachronique, emportée par des désirs de « rétrospection téléologique ». Or, cet anachronisme, dans son acte même, ne fait que découvrir la mouvance temporelle propre à l’intraduisible mère-khôra, « la question de l’essence n’ayant plus de sens à son sujet » : « la khôra est anachronique, elle ‘est’ l’anachronie dans l’être, mieux, l’anachronie de l’être. Elle anachronise l’être » (Derrida 1993 : 25).
Encore faut-il souligner, pour conclure le raisonnement, que cette originarité ancrée dans la criticité (Vioulac 2018) ne se réduit pas à un pur effet de sens ; elle possède en elle-même un plein degré d’existence ; impliquant dans son principe une déconstruction du geste déconstructeur, elle s’exhausse, dans son instabilité et sa mouvance mêmes, en tant qu’archè, principe fondateur à part entière – ce pourquoi l’angoisse qui lui fait cortège, cessant de se présenter comme le symptôme secondaire d’un échec historique propre aux contradictions refoulées de la temporalité moderne, devient à son tour un socle originaire : « Ce n’est pas dans la fixité que je cherche le salut, le frisson de peur est la meilleure part de l’humanité » (Goethe 2009 : 545), avait d’emblée annoncé Faust à son guide vers le royaume des Mères.
Revenant à la proposition de départ, il est alors temps de la dépasser et de constater que si le musée et le site archéologique ont été érigés, officiellement, en temples d’un temps domestiqué, en réalité, ils se sont offerts à la conscience moderne, chacun à leur manière, comme des espaces d’expérience de ces renversements immémoriaux du temps en nous. À l’intérieur même de leur structure idéologique, autrement dit, travaillent des désirs inverses de ceux d’une objectivation du temps, des forces dissolvantes des rêves de rationalité qui les dissolvent en retour. C’est par la coexistence paradoxalement fondatrice de ces mouvements contradictoires au sein d’un même dispositif d’allégorisation du temps que non seulement la modernité se reconnaît et s’éprouve elle-même en tant qu’état de crise, mais qu’elle dégage en outre, dans le bain originaire de l’angoisse, la nature anthropologique de cette temporalité clivée, sous-tendant sa situation historique particulière de culture marquée au sceau de l’objectivité techno-scientifique.
3.
Que le musée – dès son institution au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle comme dispositif emblématique de l’identité moderne, quand bien même sa fréquentation restait au départ cantonnée à des fractions réduites (mais toujours croissantes) de la population – ait été animé par une volonté d’arraisonnement du temps, c’est ce que sa configuration spatiale même signifie, plus proche de la succession articulée des galeries et des enfilades que du repliement contemplatif du cabinet : on y progresse plutôt qu’on n’y circule, suivant un parcours prédéterminé qui est la matérialisation physique d’un récit, scandé par des « périodes » présentées comme autant de chapitres dont les œuvres, les objets seraient les mots, eux-mêmes articulés en phrases par les relations logiques (formelles ou matérielles) qu’on s’applique à suggérer entre eux. Mais que le musée d’art – et non pas des sciences, des techniques, de la nature ou de la culture – soit immédiatement devenu l’emblème de cet emblème, la forme canonique de l’idée de musée dans les représentations qu’on s’en fait et dans les projections fantasmatiques qu’elle suscite, c’est aussi le signe d’une attraction de cette temporalisation syntactique, rationnelle et objectivante vers son contraire, l’œuvre d’art, sur un mode qui relève moins, dans son intention première, d’un défi à relever – celui d’arraisonner l’inarraisonnable –, d’une conquête à opérer – celle du temps subjectif par le temps objectif –, que d’une épreuve volontairement critique des renversements du temps à incarner. L’expérience de l’œuvre d’art, à savoir de « la faculté d’entourer les choses d’une présence créatrice » (Nietzsche 1990 : 133), installe d’emblée la conscience dans un temps qualitatif qui non seulement s’éprouve (c’est le choc esthétique) mais se comprend à travers cette expérience même (c’est l’intelligence propre à l’image créatrice). Comme l’a explicité Georges Didi-Huberman (2000 : 10), « devant une image – si ancienne fût-elle – le présent ne cesse jamais de se reconfigurer », de sorte que « la nécessité de l’anachronisme », cette « façon temporelle d’exprimer l’exubérance, la complexité, la surdétermination des images » (ibid., 16), s’offre à l’intellection autant qu’à l’émotion et s’intensifie à mesure même de son auto-compréhension. Ce surgissement d’une temporalité qualitative, subjective, foisonnante et immaîtrisable dans les images, cette puissance de déliaison de la narrativité historique produite par la rencontre avec l’œuvre d’art, cet effet de présence qui submerge les médiations discursives, ont été magnifiés, on le sait, comme foyer symbolique de la modernité, au sein de laquelle le culte de l’art, donc de l’énigme des images a crû au fil des deux siècles précédents comme un succédané du sacré.
Face à cela, le musée, apparemment temple de cette célébration, ne s’est pourtant pas contenté de s’offrir en simple réceptacle, contenant voué à servir sans la contredire la valeur de son contenu « comme un beau cadre ajoute à la peinture … je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté ». Au contraire, ce qui se fait passer pour une union naturelle entre le temple et l’objet du culte s’est constitué dès l’origine comme l’union paradoxale entre deux temporalités incompatibles : à l’opposé de l’expérience de l’œuvre d’art, en effet, le dispositif du musée dresse son ambition de concrétisation d’un temps objectif séparé du présent vécu, d’une historicité rigoureusement articulée en capsules temporelles successives – de sorte qu’en faisant de lui un référent symbolique majeur de la culture moderne, on ne donne pas sereinement un cadre à la valeur suprême de l’expérience artistique mais on met bien plutôt cette dernière à l’épreuve de son arraisonnement et de la transformation des œuvres en documents d’histoire. En célébrant le musée d’art, la modernité ne célèbre pas l’art mais son contraire, du point de vue de la temporalité, ou, plus exactement, elle célèbre un dispositif intrinsèquement contradictoire, au sein duquel se fabriquent l’un par l’autre et se renversent l’un dans l’autre historicisme et anachronisme, chronologie linéaire et courts-circuits temporels, temps objectif et temps subjectif. Elle le fait selon son mode propre, celui d’une civilisation de l’objet : la structure muséale organise donc le déchirement et l’engendrement réciproques entre un monde d’objets arrangé selon une taxinomie temporelle sur-contrôlée et l’œuvre d’art approchée comme évidence d’une respiration outre-temps. Cette matérialisation spatiale d’une temporalité clivée s’est installée en position dominante dans les représentations collectives au XIXe siècle, en tant qu’espace critique d’affrontement entre des conceptions et des épreuves contradictoires du temps. Dans les salles des musées d’art, tels qu’ils ont été voulus par la culture moderne, le temps rationnellement domestiqué simultanément s’institutionnalise et se défait : au-delà des discours savants qui tendent à la circonscrire, une expérience fondamentale des renversements temporels se déploie, entrelaçant représentations mélancoliques du passé et déchirements soudains de ses voiles. Les phénomènes d’anachronisme, tels qu’éprouvés dans les salles de musée, apparaissent alors comme les étincelles produites par la confrontation incessante entre ces pôles, entre les effets de présence artistique et les effets de distance historique : ces ruptures inattendues ou ces emmêlements de la chaîne temporelle ne sont pas seulement un symptôme de la nature contradictoire du dispositif ; ils en constituent également l’expression allégorique et, par là, le font parvenir à la conscience de soi.
Certes, les critiques de l’idée moderne de musée, nées exactement au moment de sa naissance, se sont originairement formulées sur un mode dualiste, celui d’une défense des revendications de l’expérience subjective, hors musée, contre son exténuement dans les salles closes de ces institutions considérées comme macabres. De ce point de vue vitaliste, le musée apparaît comme l’espace univoque d’une temporalité objectivante, d’autant plus coupable qu’elle prétend s’appliquer à ce qui, plus que tout, y oppose son hétérogénéité : l’œuvre d’art comme noyau d’énergie perpétuellement en acte, vouée à se diffuser et à accomplir au présent sa « destination » individuelle et sociale. C’est le sens des dénonciations récurrentes du musée comme « cimetière » de l’art, dont le premier et plus brillant porte-parole fut, on le sait, Quatremère de Quincy sous le Directoire et l’Empire, lorsque grandit en lui la conviction que le musée moderne, loin d’être simplement un effet contingent des excès révolutionnaires et des guerres impériales, puisait la force de son développement dans la structure même des sociétés européennes contemporaines. Le modèle révolutionnaire français du musée, reflet d’un pli plus profond de la modernité, était donc voué non seulement à perdurer mais à s’étendre à travers le monde. Notamment, au-delà des péripéties politiques qui en avaient permis la création (comme le pillage des tombeaux royaux de la basilique de Saint-Denis en 1793), le Musée des monuments français (Bresc-Bautier et Chancel-Bardelot, 2016), avec sa succession de salles consacrées chacune à une entité arithmétique, le siècle, et prétendant chacune, par le rassemblement de fragments d’architecture et de sculpture, donner chair à cette périodisation abstraite, matérialisait l’apothéose d’une organisation quantifiée du temps, au sein de laquelle les objets prenaient inexorablement le pas sur la vie. Dès lors, la critique circonstancielle de Quatremère contre le musée fondé par Alexandre Lenoir dans le couvent des Petits-Augustins s’est muée en révolte générale contre les effets mortifères de l’historicisation appliquée à l’art et contre la promesse, qu’il jugeait mensongère, de donner ainsi vie au passé, alors que n’en surgissaient que des spectres : « Ne nous dites plus que les ouvrages de l’art se conservent dans ces dépôts. Oui, vous y en avez transporté la matière ; mais avez-vous pu transporter, avec eux, ce cortège de sensations, tendres, profondes, mélancoliques, sublimes ou touchantes, qui les environnait ? Avez-vous pu transférer, dans vos magasins, cet ensemble d’idées et de rapports qui répandait un si vif intérêt sur les œuvres du ciseau ou du pinceau ? Tous ces objets ont perdu leur effet, en perdant leur motif. … Déplacer tous les monuments, en recueillir les fragments décomposés, en classer méthodiquement les débris, et faire d’une telle réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c’est pour une nation existante, se constituer en état de nation morte ; c’est de son vivant assister à ses funérailles ; c’est tuer l’Art pour en faire l’histoire ; ce n’est point en faire l’histoire, mais l’épitaphe » (Quatremère de Quincy 1989 : 47-48).
Ces critiques n’ont jamais cessé depuis deux siècles, venues de divers horizons sociaux et intellectuels – à commencer par les artistes et les écrivains – et incarnées du reste par l’expérience que chaque visiteur a pu faire de la « fatigue » muséale (Ruskin 1847, cité dans Pomian 2021 : 233), symptôme du poids d’angoisse, sinon de la morbidité que véhicule l’institution. Si elles n’ont pas eu raison du musée, cependant, si ce dernier semble plutôt les avoir intégrées dans un processus incessant d’autocritique, c’est qu’au fond elles émanent de sa propre économie interne, vivent par lui et en lui autant que contre lui.
La pièce d’époque, ou period room, en est un clair révélateur, elle dont les salles du Musée des monuments français, dès les années 1800, ont esquissé le principe et qui s’est précisée, plus tard dans le siècle, par l’évocation d’environnements fonctionnels spécifiques voire par le déménagement prétendument à l’identique de pièces réelles (Harris 2007) : cuisines, chambres à coucher, salons de châteaux délaissés, chapelles et bouts de cloîtres abandonnés, etc. Dans ces espaces de vie déplacés, des éléments d’usage doivent, par leur agencement environnemental, provoquer une sensation de vie en rapport avec la désignation intellectuelle d’une période historique donnée : ce que le visiteur est censé y éprouver, plutôt qu’y contempler, n’est pas telle ou telle œuvre séparément, mais la portion même de temps à laquelle les objets sont assignés. Ainsi temps objectif et temps subjectif sont-ils appelés à s’unir, le passé analysé appelé à se faire à part entière présent éprouvé. Mais c’est le contraire qui s’y produit : l’excès emphatique des choses y rend plus sensible l’absence des corps vivants ; la trop parfaite exactitude historique de ces éléments matériels fait violence à la réalité de nos espaces vécus, dans lesquels s’entremêlent généralement des éléments de diverses origines temporelles ; la mise en scène d’usages quotidiens – lits préparés, tables garnies de couverts, bûches dans les cheminées, fausses lumières venues de fausses fenêtres, etc. – va de pair avec la mise à distance, de sorte qu’à l’usage effectif est substituée l’exposition d’un usage interdit, à la dépense et au désordre de la vie réelle l’exposition de leur fatale déréalisation dans l’univers muséal de la contemplation et de la conservation. Pour le visiteur confronté à la double contrainte d’être et de ne pas être un usager, un présent sans présence en résulte, hanté par l’historicité comme par un spectre.
Ce monde de fantômes, antithèse de la présence, tout intérieur qu’il est à l’économie du dispositif muséal, doit-il être simplement considéré comme le résultat de l’échec d’un processus autocritique ? Comme la mise en scène de la mélancolie qui forcément accompagne cet échec, dès lors que l’utopie de vivification d’un temps strictement historicisé se résout, non pas en anachronisme foisonnant mais en blocage étanche des différentes dimensions de la temporalité, selon « le style de la perte », pour reprendre la définition proposée par Ludwig Binswanger (1987 : 51) de la mélancolie – passé inaccessible, présent inaccompli, futur figé dans l’immuable ? A vrai dire, c’est précisément l’insistance récurrente de ces « fantasmagories de l’intérieur » (Benjamin 1991 : 298) sur les signes de l’absence et de la claustration – pénombre, rideaux, portes closes – qui conduit à suggérer l’hypothèse contraire : par la logique même de leurs mises en scène, les pièces d’époque, au fond, forment moins les symptômes d’un échec subi de la réconciliation temporelle que le déploiement obscurément désiré d’une allégorie du clivage temporel, conduisant le visiteur à se rendre responsable de ses propres affects et à réfléchir sur l’abîme entre temps de l’histoire et temps de la vie – autrement dit, à transformer l’attitude passive de la mélancolie en réflexivité critique à l’égard des rêves de circulation fluide entre passé et présent. Une poétique critique de l’hétérogénéité des temporalités prend corps : s’y donnent à voir et à comprendre l’engendrement et l’attraction réciproques de la rationalisation du temps et de son contraire, se révélant mutuellement dans leur irréductible différence.
Une seconde hypothèse vient alors renforcer la première : sous couvert d’incarner un désir de réparation des contradictions entre musée et expérience artistique, la pièce d’époque en accomplit en fait la vérité. Elle est en soi une allégorie de l’idée de musée. Ce qui s’y manifeste avec un éclat particulier, à travers les agencements d’objets, c’est le principe fondateur d’un espace spéculaire où se réfléchissent, se reversent et se renversent volontairement l’une dans l’autre des temporalités affrontées.
4.
Ce que le musée d’art est au musée en général, la préhistoire l’est à l’archéologie : à savoir, la poussée à son paroxysme d’un dispositif qui, par-là, révèle son sens profond, aux antipodes de la simplicité apparente de l’idéologie qui l’anime. Comme le musée, le site archéologique proclame en première apparence une domestication univoque du temps, dont l’épaisseur indistincte, inscrite dans celle du sol, serait littéralement rendue à la lumière, soumise à la clarté de l’appréhension rationnelle et, à cette fin, divisée en strates dont les mesures quantitatives sont sommées de correspondre à celles des périodes qui architecturent le magma du temps, de même qu’un monument d’architecture donne forme et rationalité à la masse brute de ses matériaux constitutifs. C’est au nom de cette architecture rêvée du temps que la démarche archéologique a été célébrée et que les sites qui en signalent les victoires sur l’oubli ont fait l’objet de mesures toujours plus étendues de protection, de promotion et d’exposition, partout en Europe, au fur et à mesure du XIXe siècle, en dépit de leur caractère souvent peu spectaculaire : tranchées ouvertes, trous creusés dans la terre humide, caisses de débris d’os et de pierre amassés à ne plus savoir qu’en faire. Les fiertés nationales s’en sont emparé, dans ces pays industriels préoccupés de leur puissance et inquiets de leur emportement dans le cours du temps, comme si le groupe pouvait puiser son identité et sa stabilité dans les richesses culturelles de son sol et dans sa capacité à se les approprier en les exhumant et en les historicisant, pour ajouter au contrôle de leur assignation spatiale celui de leur assignation dans le temps.
Pourtant, l’élucidation de cette matière physique et temporelle se heurtait à d’insurmontables obstacles, au point que, comme la confrontation du musée avec l’expérience artistique, celle de l’archéologie avec l’indistinction des traces du passé dans le sol peut apparaître comme l’expression d’un désir profond de renversement des temporalités les unes dans les autres, plutôt que de simple victoire de l’une sur l’autre, au cœur de l’horizon fantasmatique de la modernité. De ce désir, de cette fièvre archéologique, l’invention et la construction de l’idée de préhistoire humaine ont constitué un point culminant, à partir de la fin des années 1850, en France (Richard 2008) et en Europe. Certes, en surface, cette science nouvelle incarne un désir d’historicité universelle, allant sans discontinuer de l’histoire naturelle à la préhistoire proprement dite puis à l’histoire humaine. Ouvertement, l’ambition s’y exprime d’étendre l’emprise de la chronologie sur la totalité du réel, d’établir jusqu’aux origines le règne de « l’histoire antérieure à tous les renseignements écrits, à toutes les traditions, l’histoire avant les documents historiques, en un mot, si l’on peut s’exprimer de la sorte, l’histoire préhistorique », selon les expressions conquérantes d’un des fondateurs de la science préhistorienne, le positiviste Gabriel de Mortillet, en 1883 (3). Certes, également, les dioramas et autres reconstitutions imaginaires de scènes de la préhistoire, avatars archéologiques et naturalistes des period-rooms pour l’histoire de l’art, ont été chargés de narrativiser cet horizon préhistorique en produisant un effet de présence dont les anachronismes n’étaient guère identifiables en tant que tels, faute de référents suffisamment explicites sur le terrain archéologique.
Mais précisément, la rareté, le caractère fragmentaire, l’illisibilité des sources matérielles exhumées du sol a d’emblée déstabilisé cette narration prétendument historique, fragilement bâtie sur un savoir troué, où les vides sont apparus (et apparaissent toujours) infiniment plus nombreux et plus importants que les pleins. Plus encore, la mise en ordre narrative s’est trouvée purement et simplement démantelée par le fait même de la longue durée, tel qu’il s’est, quant à lui, installé comme une évidence – fût-elle inquantifiable – dans les consciences à partir de la fin du XVIIIIe siècle (Rossi 1984). Tout en s’en tenant au cadre de l’histoire occidentale médiévale et moderne, Fernand Braudel (1958 : 727) a théorisé la « valeur exceptionnelle du temps long » pour mener à « une notion de plus en plus précise de la multiplicité du temps ». La préhistoire – à l’importance épistémologique de laquelle Braudel était d’ailleurs attaché (Braudel 1959) – a manifesté à l’état pur, pour ainsi dire, les effets de cette longue durée sur un plan archéologique. Paolo Rossi (1984) et Krzysztof Pomian ont montré comment les millions d’années, devenus vers la fin du XVIIIe siècle un lieu commun pour caractériser l’histoire universelle, ne pouvaient que demeurer « rhétoriques » (Pomian 1984 : 297) dans la mesure où la perception vécue de la durée restait absolument imperméable à ces décomptes arithmétiques vertigineux. « Les choses changent », en effet, « quand il faut se représenter non une suite de chiffres mais une épaisseur de la durée remplie par des événements ». Lorsque la perception d’une chaîne de générations rapportable à la durée d’une vie humaine se distend et finalement se rompt, dissoute dans la longue durée, l’imagination n’a plus de prise pour transformer en récit l’historicité du temps, pour accomplir ainsi cette « synthèse de l’hétérogène » à laquelle Paul Ricœur (2006 : 10) identifie le discours narratif. Alors, pour des raisons à la fois cognitives et affectives, se produisent une déconstruction de la logique du récit et un désinvestissement émotionnel, au terme desquels « entre les milliers et les millions de siècles, la différence semble insignifiante » (Pomian 1984 : 296) et ne subsiste plus qu’un plan indifférencié où s’effacent les dimensions du temps.
La longue durée, portée à son paroxysme par l’ouverture de l’horizon préhistorique, correspond donc structurellement à une opération de table rase à l’égard de la distinction entre le passé et le présent. Le caractère insurmontable de sa puissance déconstructrice, à cet égard, apparaît clairement dans la tendance à réduire les espaces de temps, chez les défenseurs d’une historicisation des « époques de la nature » (Buffon 1778) ou, plus tard, de la préhistoire humaine. C’est déjà le cas lorsque Buffon choisit d’adopter une chronologie courte de quelques dizaines de milliers d’années pour définir l’âge de la Terre, plutôt que les millions d’années dont il avait pourtant émis scientifiquement l’hypothèse dans ses manuscrits (Rossi 1984 : 108). Parmi tant d’autres exemples, un penseur de la « forme du temps » comme George Kubler, deux siècles plus tard, obéit à la même tendance lorsque, pour pouvoir spéculer sur les rythmes de l’invention culturelle, il fait arbitrairement l’hypothèse que les peintures rupestres paléolithiques ont été produites non pas au cours de « trente ou quarante siècles », mais « par quelques générations de peintres tirés de la routine de l’existence nomade, pendant quelques siècles, par une circonstance favorable de temps et de lieu » (Kubler 2008 : 95).
Une écoute littérale de ces suppositions sans fondement conduirait à interpréter la construction moderne de la temporalité comme une lutte idéologique arc-boutée contre la menace du chaos temporel, quitte à maquiller l’indistinction fondamentale du passé préhistorique. Plus en profondeur, pourtant, comme dans le cas du musée d’art, s’entend la basse continue d’une attraction complexe pour la mise en crise comme telle des dimensions du temps. Le fait que l’idée de préhistoire, dans sa structure intrinsèquement abyssale, ait été d’abord rejetée puis célébrée, témoigne de cette relation d’attraction-répulsion pour le point obscur où la temporalité se dissout. Un désir d’historicité s’ancre, ce faisant, dans un désir symétrique et concomitant d’atemporalité.
Lorsque Hayden White s’est attaché à montrer, par une enquête sur les historiens et les philosophes de l’histoire européens au XIXe siècle, que toute historicisation était d’abord une narrativisation, il en a déduit que la « crise de l’historicisme », à la fin du XIXe siècle, n’était rien d’autre qu’un moment d’aporie rhétorique, dans « l’impossibilité de choisir » (1973 : 432) entre les différentes modalités discursives qui fondaient la narration historique, ou plutôt l’histoire en tant que narration. Selon les termes de ce narrativisme radical, la crise de l’historicisme est avant tout une querelle de formes ; elle est formaliste et pas réaliste : il n’est pas question, au fond, de remettre en cause la persistance inéluctable d’un désir d’historicisation, comme médiation fondamentale – et seule possible – de la réalité par le biais du récit. Comme l’a montré Rodrigo Díaz Maldonado, « White n’a jamais mis en question la conscience historique, mais bien plutôt une discipline ankylosée qui éloignait progressivement l’histoire des débats contemporains » (2019). Ce que la conscience occidentale éprouve, selon White, à partir de la fin du XIXe siècle, comme le « fardeau de l’histoire » (1966) relèverait d’une rébellion – en particulier littéraire et artistique – contre une conception restrictive, étroitement positiviste, de son écriture, mais pas d’un rejet de la nécessité intrinsèque de la narration historique en tant que médiation du réel. Or, avec la crise anti-historiciste engendrée – ou révélée – par l’idée de préhistoire, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : d’un ébranlement de la médiation narrative en tant que telle, contredite, défiée à son fondement même par une expérience immédiate, apophatique, de la présence. Autrement dit, à travers l’explosion de la possibilité même du récit en préhistoire, la discursivité de la médiation historique s’est trouvée confrontée à une exigence radicale, non-médiatisable, de réalisme.
Au bout de l’expérience et de la pensée de la préhistoire, en effet, il n’y a simplement plus de passé. En dépit des prétentions scientifiques ou des mises en scène populaires, le présent du spectateur moderne n’éclaire pas à proprement parler un passé de l’acteur préhistorique, ni dans sa différence ni dans sa ressemblance, puisque ce passé, structurellement, glisse en dehors des cadres mentaux de la représentation. Dans cette obscurité principielle, dans cet aveuglement profond, les tentatives d’imposition rationnelle d’une grille historique ou les représentations burlesques de pseudo scènes préhistoriques pèsent au fond de peu de poids au regard de la fascination profonde pour le renversement de l’abîme du temps en suspens du temps. Pourquoi avoir inventé la préhistoire, comme idée et comme fantasme, si ce n’est pour produire cette conflagration, ce court-circuit entre l’histoire et sa désactivation abyssale, portant l’indistinction temporelle jusqu’à son essence dans une poétique de l’immémorial, c’est-à-dire dans une désactivation de la structure dimensionnelle du temps ? Les faits matériels étaient là ; de tout temps, les regards pouvaient s’y attacher. Mais pour qu’ils fussent intégrés aux dispositifs de l’idée de « préhistoire », il a fallu que précipite, comme on le dit d’un composé chimique, cette rencontre spécifiquement moderne de désirs contradictoires à l’égard de la temporalité.
Emblème de cet emblème du suspens des dimensions du temps, la grotte ornée paléolithique en a produit une concrétisation spatiale bouleversante, qui, comme pour l’idée de préhistoire dans son ensemble, explique à la fois les réactions de rejet, au nom d’une logique historiciste progressiste, pendant quelques décennies après les premières découvertes de la fin du XIXe siècle (Fraenkel 2007 ; Groenen 2014), et le culte qu’on voue désormais, depuis plus d’un siècle, à ces hauts-lieux de notre horizon symbolique contemporain. Comme la period room à l’égard du musée d’art, la grotte ornée constitue à l’égard du site archéologique préhistorique une montée aux extrêmes, révélant l’économie profonde du dispositif dans lequel elle s’inscrit. L’une et l’autre forment des structures où la modernité investit son désir de conflagrations temporelles, plutôt que de maîtrise du cours du temps.
Mais elles le font sur des modes radicalement divergents. Tandis que la pièce d’époque, au sein de l’univers muséal, est conçue comme un espace allégorique, essentiellement critique, du clivage entre temps de l’histoire et temps de la vie, la grotte ornée, quant à elle, au sein de l’univers archéologique, se donne comme l’espace aporétique d’un suspens du temps. Dans l’environnement muséal, le présent sans présence de la pièce d’époque se trouve théâtralisé avec tant d’insistance qu’une sensibilité critique à l’hétérogénéité des régimes temporels semble en être le véritable horizon, au-delà des délices flottants de la mélancolie. Dans l’espace incernable de la caverne, en revanche, se déploie une présence sans présent, c’est-à-dire sans distinction entre les dimensions nombrées du temps – passé, présent et futur. Les traces humaines, que leurs datations incertaines dérobent à l’appropriation historiciste, s’y manifestent dans le silence et l’obscurité d’un espace lui-même en suspens, indifférent aux incessantes métamorphoses de la surface du monde. Seules des présences muettes mais puissamment sensibles s’offrent à la perception : détachées d’un récit devenu inintelligible, elles ne font apparaître que l’énigme de leur tracé, dont la stabilité environnementale de l’espace souterrain a préservé la singulière fraîcheur. Un milieu physique en suspens, immobile et noir, est à la fois la condition de possibilité et la représentation spatiale d’un suspens du temps des images ; à la fois le berceau et le symbole d’une syncope de l’historicité en elles.
Cela dit, ce sentiment de présence n’en est pas moins enfoui dans une épaisseur temporelle, comme l’espace souterrain l’est dans la matière du sol. Le temps s’y éprouve par l’inquiétante étrangeté des motifs – animaux disparus et signes devenus ininterprétables – et par la rythmique déconcertante des interventions humaines – effleurements, superpositions, agissements à la fois hâtifs et évidemment concertés, interruptions et reprises obéissant à des décisions dont les modalités nous échappent. A la proximité produite par l’évidence des gestes se mêle un sentiment d’infranchissable distance, que l’historicisme moderne interprète aussitôt en termes temporels. Intraversable, cette profondeur de temps déjoue la mémoire ; mais elle s’impose pourtant à la conscience et défie donc aussi l’oubli. Ni mémoire ni oubli, imprégnée d’un inexplicable sentiment de présence, elle relève de l’immémorial.
En somme, tandis que, sous les espèces de la pièce d’époque, le musée conduit les consciences modernes à une pensée critique des conflits de temporalité, dans un jeu sans fin de renversements, la préhistoire, quant à elle, sous les espèces de la grotte ornée, ouvre à une épreuve mystique du suspens de ces contradictions. Renversement du renversement ? À l’horizon de la condition moderne s’esquisserait l’exigence de rompre le cercle de la criticité, de le renverser comme on renverse une idole paradoxale. Inexplicablement, dans une pure événementialité sans cause, il se passerait alors quelque chose : le fatal tournoiement sur soi de l’état de crise se muerait en consentement muet, à l’égard de ces apories du temps dont les grottes ornées préhistoriques ont été si passionnément instituées en fragiles et inapprochables gardiennes.