Texte

Que se passe-t-il quand le temps lui-même devient « out of joint », dis-joint, désajusté, disharmonique, en dérangement, désaccordé ou injuste ? Ana-chronique ?
Que ne se passe-t-il pas dans cette anachronie !
Derrida 1993.

À l’heure où la vérité historique est ouvertement menacée par les nationalismes résurgents et les médias dits « alternatifs », il semble urgent d’interroger l’usage que nous faisons des retours plus ou moins imaginaires de l’histoire. Si l’on décrit souvent le XIXe siècle comme celui qui a vu se constituer l’histoire en tant que discipline scientifique, l’approche positiviste n’est pas, loin de là, la seule qu’aient pratiquée les historien·ne·s, penseur·se·s, artistes et écrivain·e·s de l’époque contemporaine. En marge d’une vision de l’« histoire » scientifique et rationnelle, se dessine en effet une représentation beaucoup moins disciplinée, beaucoup plus baroque du passé, marquée par la distorsion, la bifurcation, l’incohérence. Parmi ces aberrations, la figure de l’anachronisme semble particulièrement évocatrice. À première vue anecdotiques et amusants, voire ridicules, les décalages de l’anachronisme ouvrent en réalité un vaste champ fertile de significations.

L’anachronisme est souvent le premier indice d’une contrefaçon historique : il signale une réécriture parfois délibérée, parfois inconsciente, mais qui est toujours le témoin de la projection du présent dans le passé à laquelle aucun.e historien.ne ne semble pouvoir entièrement échapper. Pourtant, parce qu’il nous aide à nous identifier au passé et par là à mieux le comprendre, l’anachronisme n’est pas seulement une déviance, mais incarne plutôt une voie d’entrée particulière dans l’histoire. En ce sens, il invite à une réflexion épistémologique pour l’historien.ne, si bien que certain.e.s en arrivent à en faire l’éloge (Loraux 1993). L’institution de l’histoire comme discipline a en effet eu pour grand rival l’essor simultané du roman, qui s’est imposé comme un outil essentiel pour décrire les transformations rapides de la société (comment ne pas penser ici à la Comédie humaine de Balzac, grande fresque de la société en train de se constituer). Elle a coïncidé également avec la naissance de la photographie, dont François Brunet a démontré qu’elle constituait une véritable histoire, mais aussi une contre-histoire (Brunet 2017). Sans céder à la théorie du reflet, on peut considérer que la littérature et les arts visuels, bien qu’ils ne constituent pas nécessairement des sources historiques à strictement parler, peuvent être appréhendés comme des ressources précieuses pour l’histoire (Jablonka 2014).

L’anachronisme permet d’interroger les notions de fiction et de réalité historique, en explorant les richesses de leurs croisements : la manière dont Patrick Boucheron explore la « concordance des temps » et la narration historique est à ce titre exemplaire (Boucheron et Casanova 2013, Boucheron 2008). Dans cette perspective, ce numéro spécial envisage le potentiel créatif de l’anachronisme à travers les appropriations du passé dans les arts visuels, la muséographie, le roman et le théâtre. Il s’agira, comme le suggère Pierre Bayard, de s’affranchir d’une conception linéaire de l’histoire, pour envisager la coexistence – discordante ou au contraire symphonique – de temporalités multiples dans une même œuvre (Bayard 2009, Didi-Huberman 2000).

Qu’il soit intentionnel ou bien inconscient, fruit d’une manipulation pensée ou d’un aveuglement ignoré, l’anachronisme est avant tout une vision du monde, au présent comme au passé, qu’il convient d’examiner comme telle. On s’attachera donc à examiner les enjeux politiques de l’anachronisme. L’anachronisme est, comme tout récit historique, un passé qui parle au présent. Mais il peut en même temps être lu comme une résistance, comme la persistance d’un temps qui refuse de « passer », et qui nous façonne autant que nous le refaçonnons. En instrumentalisant le fait historique, l'anachronisme peut tenter de contribuer à la construction historique ou vouloir asseoir un discours dominant. Inversement, l’anachronisme peut se jouer de la censure, permettre l’émergence d’analogies révélatrices et d’une critique « en creux », dont le sens se développe justement dans l’écart entre la vérité historique et ses réinventions ; il peut aussi remettre en question la lecture établie d’événements familiers.

Parce que le thème de l’anachronisme ouvre à des débats fructueux au-delà des frontières disciplinaires, nous espérons que ce numéro suscitera l’intérêt de nos collègues dans des champs de recherche variés. Le volume réunit les contributions de treize chercheuses et chercheurs issus de disciplines et d’institutions diverses et internationales (universités françaises, allemandes, américaines, Musée d’Orsay, École nationale Supérieure d’Architecture Paris Belleville), sélectionnées à partir du programme du colloque initialement prévu les 19 et 20 mars 2020 au Musée du Temps de Besançon.

Comme le montrent les propos préliminaires de l’historien de l’art Rémi Labrusse, l’anachronisme est aussi une figure de notre modernité, déchirée entre l’historicisation totalisante développée par exemple dans nos musées, et un rapport viscéralement présent aux artefacts du passé. En analysant deux espaces hautement symboliques de la period room et de la grotte ornée, Labrusse met au jour la dimension paradoxale de notre vision du temps.

La première partie de ce volume, intitulée Convergences temporelles : inventer l’histoire, poursuit cette réflexion à travers trois études interrogeant la mise en scène du temps passé dans le long XIXe siècle, réputé être celui qui a inventé à la fois l’histoire et la modernité. Yannick Le Pape examine les tensions inhérentes à l’anachronisme, et les renversements que ce dernier opère à travers une étude de la peinture anticomane. Passée de mode et incapable de refléter son époque pour les critiques, cette peinture se révèle pourtant, avance Le Pape, paradoxalement « de son temps » dans son traitement de faits et de figures révolues. La contribution d’Emmanuel Boldrini envisage quant à elle la construction de la préhistoire dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Boldrini montre comment les préoccupations du Second Empire ou de la IIIe République, comme la légitimation de l’entreprise coloniale ou de la domination masculine, ou encore la promotion du travail comme valeur millénaire, affleurent dans ces représentations de la préhistoire. Matthew Johnston analyse la manière dont les archéologues états-uniens ont, à l’issue de la guerre avec le Mexique, systématiquement dissocié les cultures autochtones locales des artefacts mis au jour par l’archéologie. Alors que dans les représentations de la préhistoire étudiées par Boldrini le passé est un instrument de légitimation, au contraire chez Johnston la légitimité d’une histoire pluri centenaire est refusée aux victimes de l’entreprise coloniale. 

On voit ici se dessiner les enjeux politiques qui forment le cœur de la deuxième partie de ce volume, Contretemps et contrepoints : mobiliser l’histoire. Julie Moucheron analyse l’usage ironique de l’anachronisme par Anatole France, en montrant que, par sa critique acerbe du positivisme historique et de ses corollaires politiques, il est en réalité « le plus “métahistorien” des écrivains français ». Hélène Cottet examine les stratégies littéraires de l’écrivain africain-américain James Baldwin, qui conteste le discours dominant d’une histoire qui incarnerait un progrès linéaire. À travers des raccourcis et des réalignements temporels provocateurs, Baldwin manipule ostensiblement l’histoire pour réactualiser les luttes politiques. Alexandru Bumbas envisage lui aussi un anachronisme tourné vers l’avenir dans son étude des usages dystopiques de l’anachronisme dans le théâtre contemporain. Pour Bumbas, l’anachronisme est non seulement un élément esthétique central de la dramaturgie contemporaine, mais aussi le révélateur de nouvelles archéologies de sens.

La troisième partie de ce volume envisage, comme Labrusse, l’ancrage spatial du temps, mais à travers l’architecture. Vanessa Fernandez et Valérie Foucher-Dufoix examinent le réinvestissement actuel de styles architecturaux du passé par l’architecture de promoteur, qui parsème de nombreuses villes du Grand Paris contemporain de mélanges, pastiches, éclectismes qui brouillent les frontières temporelles. Considérant que l’architecture peut être lue comme un exercice de narration, les autrices interrogent les valeurs, légitimités et significations dont ces architectures sont porteuses, ainsi que les raisons de leur efficacité. Desmond Kraege analyse quant à lui un projet dessiné par Étienne-Louis Boullée pour la bibliothèque du roi à Paris à la fin du XVIIIe siècle, et montre que s’y entremêlent des temporalités complexes, concurremment linéaires et cycliques, qui font écho non seulement aux représentations architecturales alors en vogue (décors de théâtre, peinture de ruines…) mais aussi à des conceptions du temps déterminant la perception de l’évolution de la nation française, de sa philosophie, de son architecture et de son usage du costume.

La quatrième partie de ce volume interroge l’anachronisme comme forme de re-présentation dans la mise en scène de l’identité, individuelle ou collective. Matthew Redmond, à travers sa lecture de « Rip Van Winckle » et « The Art of Book-Making » de Washington Irving considère la question du poids du passé dans la jeune république américaine, et examine comment l'anachronisme y souligne les débordements d’un passé qui empiète sur les libertés des générations suivantes. Maria Bremer montre que les choix artistiques d’une coopérative féministe active à Rome dans les années 1970 s’inscrivaient dans la volonté de présenter une nouvelle vision de l’histoire. Pratiquant une histoire de l’art non linéaire, la coopérative visait par ses expositions à faire (re)découvrir des femmes artistes, jusqu’à remettre en question les prémisses mêmes de l’historiographie. Le numéro se clôt sur l’analyse par l’historienne de l’art Annette Tietenberg des reconstructions successives du Cabinet des Abstraits à partir de sa première réalisation en 1927 par El Lissitzky et Dorner. Ces copies d'exposition, en montages temporels, témoignent de pertes et de destructions, font resurgir d'anciennes visions de l'avenir, racontent les préoccupations d’époques passées et anticipent des développements historiques futurs.

Ces pistes d’exploration proposent une vision qui est bien entendu loin d’épuiser la notion si riche d’anachronisme. Mais nous espérons que les essais réunis dans ce volume donneront à voir ce que Jacques Rancière décrit comme « la multiplicité des lignes de temporalités, des sens même de temps, inclus dans un “même” temps », et que le philosophe voit comme « la condition de l’agir historique… [dont la] prise en compte effective devrait être le point de départ d’une science historique, moins soucieuse de sa respectabilité “scientifique” et plus soucieuse de ce que “histoire” veut dire » (Rancière 1996).

Bibliographie

Bayard, Pierre, Le Plagiat par anticipation. Paris : Editions de Minuit, 2009.

Boucheron, Patrick, Léonard et Machiavel. Paris : Verdier, 2008. 

Boucheron, Patrick, et Vincent Casanova, « L’histoire pour espacer le temps. Entretien avec Patrick Boucheron », Écrire l'histoire 11 (2013) : 75-86. 

Brunet, François, La Photographie histoire et contre-histoire. Paris, PUF, 2017.

Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris : Galilée, 1993.

Didi-Huberman, Georges, Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris : Ed. de Minuit, 2000

Jablonka, Ivan, L'Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : Seuil, 2014.

Loraux, Nicole, « Éloge de l'anachronisme en histoire », Le Genre humain 27 (1993), p. 23-39 ; repris dans Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, 2005 : 127-139.

Rancière, Jacques, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien » Inactuel n°6 (automne 1996) : 53-68.

Citer cet article

Référence électronique

Anne Deffarges et Hélène Valance, « Anachronismes », Textes et contextes [En ligne], 17-1 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3469

Auteurs

Anne Deffarges

Maîtresse de Conférences, Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (C.R.I.T.) EA 3224, Université de Franche-Comté, 4 Place Tharradin, 25211 Montbéliard Cedex

Hélène Valance

Maîtresse de Conférences, Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (C.R.I.T.) EA 3224, Université de Franche-Comté, 30 rue Mégevand, 25000 Besançon

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