Afin de dissiper d’éventuels malentendus autour de l’acception d’un terme discutée et envisagée depuis différents angles disciplinaires dans ces pages, nous retiendrons pour notre propos un sens large de la notion d’anachronisme qui admet surtout le brouillage et l’entremêlement de chronotopes, en l’occurrence : le passé préhistorique1 et le présent moderne (ou, pour nous, le passé récent du second XIXe siècle). Ces court-circuitages chronologiques peuvent se donner à penser comme les conditions mêmes de la mise en circulation de l’idée de préhistoire dans la mesure où cette période, par définition hors de portée des historien.ne.s, se montre rétive à la conceptualisation. En effet, il apparaît que, dans le texte comme dans l’image, le télescopage des périodes est une constante dans l’imaginaire préhistorique et il est nécessaire d’en observer les paramètres et les conditions pour mieux en comprendre les raisons. Cette contribution sera donc l’occasion d’observer selon quelles modalités ce geste de compression permet la saisie du temps profond. Autrement dit comment l’inscription du présent dans le passé, de l’actuel dans le révolu, accompagne le lecteur ou l’observateur dans un univers qui, sans cela, lui demeurerait radicalement étranger. Ce geste épistémique de mise à disposition de la préhistoire à un public large que favorise l’anachronisme, nous le verrons, est également travaillé par des enjeux idéologiques.
Ces propositions avancées, il reste encore à retracer le maillage qui trame ces motivations épistémiques, esthétiques et idéologiques et à identifier la nature du discours sur lequel il débouche. L’objectif est en somme une meilleure compréhension de la solidarité de ces paramètres et de leur cimentage dans les productions textuelles et visuelles. Nous organiserons nos réflexions suivant un itinéraire balisé par les différentes modalités d’anachronismes possibles : la rencontre, comme mise à proximité délibérée de l’homme et du préhistorique, la rêverie, modalité de voyage dans le temps par l’imagination qui ne requiert pas de dispositif scientifique, la comparaison et l’identification, respectivement conçues comme moyen d’éclairer le lointain dans le temps à la lumière du lointain dans l’espace et inversement, et comme regard porté sur la préhistoire au miroir de notre modernité, et enfin les phénomènes de survivance et de résurgence, autrement dit la préhistoire qui persiste dans le temps ou a été préservée de son écoulement, et celle qui fait retour dans notre époque.
Rencontre
Plutôt qu’une évaluation rétrospective des éventuelles aberrations chronologiques, c’est bien l’examen d’une préhistoire délibérément contrefactuelle que nous mènerons dans cette première partie. Nous pouvons partir d’une acception restreinte et contraignante à juste titre : l’anachronisme tel que défini par Brenda Dunn-Lardeau comme une hétérochronie2 où l’interrelation des époques est visible par le seul lecteur ou observateur. Nous plaçons dans cette catégorie des occurrences où la cohabitation d’espèces que des millions d’années séparent (ou des milliers selon les savoirs de l’époque) ne se trouve jamais justifiée. Un tel court-circuitage peut répondre à des objectifs simplement ludiques : il motive une narration et nourrit une imagerie dépaysante, comme c’est par exemple le cas dans les Aventures d'un petit garçon préhistorique en France d’Ernest d'Hervilly3, où le personnage côtoie des créatures préhistoriques que les savoirs de l’époque suffisaient à dater à une ère bien antérieure à l’apparition de l’homme. Mais on retrouve de tels gestes dans des ouvrages aux prétentions plus didactiques. C’est le cas dans le Voyage au centre de la terre de Jules Verne, non seulement dans les chapitres abordant franchement le thème préhistorique, mais déjà en amont, au détour d’une phrase : le mutique cicérone Hans est comparé à un « homme antédiluvien, contemporain des ichtyosaures & des megathériums »4, précision dont l'inexactitude est déjà évidente dans les années 1860, et qui surprend chez un auteur dont la compilation d’importantes masses documentaires fait partie du processus créatif. Mais nous gageons que ce choix (ponctuel chez Verne) conserve un intérêt épistémique : faciliter l’accès du public à un temps incommensurable.
Il en va autrement pour la mise à proximité du dinosaure et de l’homme (forme d’anachronisme la plus spectaculaire), qui sert bien souvent des visées plus sensationnalistes que didactiques, ce qui explique peut-être le primat de l’image pour se saisir de ce motif (figures 1 et 2). Toujours, c’est la nature agonique de cette rencontre qui est soulignée dans un rapport de force asymétrique tendant à mettre à mal la supposée hégémonie de l’homme. Le cas de Flammarion est intéressant à cet égard : l’image choisie pour la réclame du Monde avant la création de l’homme5(figure 3) accumule les imprécisions et erreurs d’une part, puisqu’on savait que l’animal représenté, un iguanodon, ne possédait ni les dents en pointes ni les plaques sur le dos. D’autre part elle s’accompagne d’une légende supposément informative (« de nos jours, il dépasserait un immeuble de 5 étages ») mais également erronée (la taille est exagérée). L’ambition ici semble donc clairement sensationnaliste et n’est pas à l’image du contenu du livre promu, très technique, ménageant une place très discrète aux dinosaures (figure 4). Cette trahison d’un livre, rigoureux dans sa démarche didactique, par sa réclame, qui joue de l’anachronisme au profit d’un sensationnalisme vendeur, prouve que la vulgarisation ne déroge pas aux nouvelles habitudes de consommation de l’image qu’inaugure l’âge de la publicité. Sur le plan épistémique, la relation de ces contenus au savoir est donc ambivalente : d’un côté, si l’on s’en tient aux généralités, l’anachronisme est de l’ordre de l’erreur et dénote donc un faible potentiel didactique. De l’autre, il permet d’enjoindre un public à se saisir du sujet préhistorique et se révèle donc efficace comme véhicule du savoir scientifique, ici en captant l’attention du lectorat ciblé6.
À ce titre, l’image occupe une place particulière en ce qu’elle est capable de faire cohabiter sur un même plan des temporalités hétérogènes que le spectateur pourra lire en un seul instant. De telles images peuvent faire circuler un savoir dans un large public. Le succès du schéma de l’évolution humaine est à cet égard évocateur et peut se décliner en d’autres variantes permettant la cohabitation de l’homme et des créatures préhistoriques. Il en va ainsi de cette illustration pour Flammarion amalgamant schéma phylogénétique, ou tree of life popularisé par Darwin afin de rendre compte de l’évolution, et scala naturae, l’échelle hiérarchisant les êtres du plus bas au plus accompli depuis l’âge classique (figure 5). Ici, nous retenons du premier schéma l’idée d’évolution que l’on devine inscrite dans le temps, et du second celle de perfectionnement qu’incarne le couple humain adamique, occupant la partie haute de l’image et recevant la lumière de la raison. Cette dernière observation nous encourage à envisager, dans une perspective moins scientifique que poétique, que la cohabitation des périodes au sein de l’image peut servir à signaler le moment d’émergence d’une notion abstraite pour la situer dans un schéma dynamique, que l’allégorie permet parfois de figer, comme c’est le cas chez Rochegrosse (figure 6) : dans cette fresque, la discrète hache de pierre taillée qu’abandonne le personnage du coin inférieur droit détonne avec l’ensemble des autres sujets, dont les tuniques signalent l'inspiration antique, mais suggère l’hypothèse d’une universalité temporelle du sentiment artistique.
Rêverie
La mise en texte de la thématique préhistorique, en revanche, a dû répondre à des enjeux propres à ce mode de représentation : en particulier, au problème du point de vue duquel est racontée la fiction et de l’inscription de l’instance narrative qui la mène. Le choix de Rosny qui, dans La Guerre du feu (1909), mais pas seulement, consiste à nous faire entrer in medias res dans la temporalité préhistorique ne va pas de soi et les vulgarisateurs et romanciers ont d’abord opté pour des solutions narratives à même d’accompagner le lecteur dans la diégèse exotique que constitue la préhistoire. Une classification synthétique des options narratives possibles nous invite à penser que l’élaboration de seuils temporels implique, bien souvent, un recours à l’anachronie. Au sein de la fiction préhistorique, nous pouvons d’abord distinguer deux grands ensembles : la narration préhistorique à proprement parler telle qu’elle a été étudiée en particulier par Marc Guillaumie dans son expression romanesque7, et les récits de résurgences, qui, contrairement au précédent ensemble, se déroulent à une époque plus ou moins contemporaine à celle de leur écriture. Au sein du premier ensemble, Pierre Citti8 distingue deux possibilités : le récit in medias res, dont l'intégralité se déroule en préhistoire (comme chez Rosny), et l’anabase, modèle narratif qui désigne un voyage dans le temps préhistorique à partir du présent, donc implique la co-présence de sujets contemporains et préhistoriques. Au sein du second ensemble, les récits que nous appellerons de résurgences, nous pouvons à nouveau distinguer deux sous-groupes, en mutualisant des travaux déjà existants : ceux d’Evanghelia Stead qui explore les récits de recréations d’hommes préhistoriques (généralement par régression ou hybridation)9, et ceux de Marc Angenot et Nadia Khouri qui étudient les Lost World Tales10, ces histoires narrant les voyages d’explorateurs qui, à l’occasion de la découverte d’une terra incognita, découvrent une flore, une faune, parfois une population, préservées du passage du temps.
Le classement des modes d’insertion du lecteur dans le moment préhistorique proposé ici, mutualisant et prolongeant les autres travaux précédemment cités, peut mettre en lumière des phénomènes d’anachronismes : c’est en particulier le cas des récits de résurgences. Mais l’anabase, dans la fiction préhistorique, contrairement à la situation in medias res, pose au seuil de la narration un récit-cadre au présent duquel les personnages (les contemporains du lecteur) partiront pour s’aventurer en préhistoire. Ce départ depuis le présent peut s’effectuer par le truchement de la rêverie, comme dans Solutré ou les chasseurs de rennes de la France centrale d’Adrien Cranile [Arcelin]11, l’un des premiers romans préhistoriques, ou au cours d’un voyage imaginaire comme dans les Études antédiluviennes de Pierre Boitard, où le narrateur se laisse guider par le démon Asmodée.
Nous sommes ici proches des tropes de la « ville réanimée » et du « rêve », que Brenda Dunn-Lardeau distingue parmi les dispositifs hétérochroniques. Cependant, gardons à l’esprit que la présence anachronique du contemporain en préhistoire sert une visée vulgarisatrice. Qu’il interfère avec l’environnement préhistorique (Arcelin) ou non (Boitard), le personnage voyageur vaut pour son statut de spectateur : narrateur de l’histoire qu’il peut rapporter au terme de son voyage, il est avant tout le lieu d’un point de vue. Dans ces deux exemples, l’exploitation de tropes romantiques (rêverie, paysages réanimés) à des fins didactiques est manifeste, dans la mesure où ils permettent l’insertion du lecteur dans un univers qu’il va découvrir en même temps que le personnage-témoin. L’exploitation de ces tropes largement répandus témoigne aussi d’un besoin de s’en tenir aux normes littéraires admises par un large public dans le second XIXe siècle (besoin probablement motivé par un idéal de clarté) plutôt que d’une volonté d’audace ou de transgression des codes. Mais surtout, et étonnamment, la transmission du savoir scientifique s’insère donc dans un récit-cadre fantastique ou quasi-fantastique, autrement dit, le rationnel se déploie au prétexte de l’onirisme.
Nous avons des exemples (plus tardifs) où le processus s’inverse : le récit vaut pour la rêverie philosophique à laquelle il nous invite, alors que la préhistoire ne semble le nourrir que secondairement. C’est le cas chez Edmond Haraucourt, dans « L’Immortalité », un conte aux accents symbolistes accusés12. L’auteur narre le voyage dans l’au-delà d’un poète qui y rencontre les plus grands esprits de l’histoire de l’humanité, des premiers hommes ayant élaboré les premiers outils jusqu’aux derniers, ultimes esprits lassés, retombés dans une apathie primitive. L’hétérotopie qu’implique le voyage anabatique (au sens strict, ici, puisque le personnage visite le monde des morts) mène bien à une hétérochronie, avec mise en présence du contemporain et du préhistorique. Le thème de l’immortalité fait par ailleurs partie des possibilités de l’hétérochronie recensées par Dunn-Lardeau – dans ce cas, c’est l’immortalité de l’âme qui est au centre de la réflexion de l’auteur et non seulement celle du sujet observateur, suffisant pour faire advenir l’hétérochronie. Ici, le récit ne vaut pas tant pour la focale sur le thème préhistorique, au demeurant très allusif dans le texte comme dans l’image (figure 7), mais bien plutôt pour l’attention portée au mouvement, au passage. Il s’agit plutôt pour Haraucourt de donner à lire une vision du temps : il n’est pas question de s’attacher à transmettre un savoir scientifique, dans ce texte et ces images éthérés, mais de mettre au jour une temporalité cyclique, schopenhauerienne13, dont le moment préhistorique est choisi comme seuil et comme aboutissement. Cette réflexion sur la temporalité sera reconduite et prolongée dans Daah, le premier homme, paru à partir de 1912, roman préhistorique qui nous plonge in medias res dans une ère primitive et condense le processus millénaire d’hominisation dans le récit du personnage éponyme.
Comparaison
La mise à proximité anachronique du contemporain et du préhistorique peut-être soumise à d’autres paramètres si l’on admet, non plus la rencontre de ces deux figures, mais le décalque des caractéristiques de l’une sur l’autre. Il ne sera donc plus question ici de cohabitations entre des hommes modernes et des êtres ou mondes du passé, mais plutôt de l’adoption de mœurs ou d’habitus contemporains par les êtres du passé via leur représentation. Les exemples suivants s’inscrivent le plus souvent dans ce que Serge Zenkine a défini comme « anachronisme métaleptique »14 : « le monde fictionnel se trouve investi d’idées et de perspectives intellectuelles qui ne sont pas de l’époque », des personnages vont énoncer des points de vue ou adopter des attitudes qui dépassent leur horizon historico-culturel.
L’imaginaire préhistorique, qu’il soit véhiculé par des images et des textes savants ou non, est bien souvent tributaire d’une discipline de l’époque qui fait elle-même le choix de l’anachronisme, envisagé comme outil épistémique pour régler le problème de la représentation des peuples disparus : c’est le comparatisme ethnographique. Il s’agit de la méthode, dont le mésusage a pu être critiqué en raison des biais idéologiques pouvant en infléchir l’application, consistant à rechercher dans les populations non-occidentales contemporaines des hypothèses concernant les modes de vie et d’organisation des sociétés préhistoriques. Le caractère discutable de ce regard, sur les plans méthodologiques comme idéologiques, est notamment rappelé par François-Xavier Fauvelle-Aymar, François Bon et Karim Sadr, qui font remarquer que ce geste incite à « penser que les "primitifs" côtoyés lors des voyages de découvertes ou étudiés par les chercheurs de terrain ont quelque chose à nous apprendre sur nos ancêtres. La distance spatiale serait en somme un bon étalon de la distance temporelle. De façon avouée ou non, ce que nous croyons découvrir chez l’autre, c’est ce qui a disparu chez nous-mêmes ; le voyage ailleurs est souvent un voyage avant. »15
Les exemples sont nombreux en littérature (voire systématiques), et en faire un inventaire ici serait fastidieux16. Il s’agit bien là d’un regard anachronique dans la mesure où il postule la stagnation évolutive de peuples non-occidentaux pour deviner les mœurs et apparences des préhistoriques. L’effet de retour en contexte colonial est attendu : la monstration de cette supposée stagnation va légitimer une domination, celle de l’homme occidental, et à plus forte raison français, pour ce qui concerne notre corpus. La mise à proximité systématique du primitif et du non-occidental, dans ces textes et ces images, mais aussi dans les Expositions universelles ou muséales (au jardin d’acclimatation ou au Muséum d’Ethnographie)17, répond donc à un impératif épistémique et didactique : comprendre et rendre représentable les mœurs et l’aspect des ancêtres préhistoriques. Mais en retour, l’ethno-comparatisme participe aussi à élaborer en même temps que diffuser une idéologie : celle de la supériorité de l’homme blanc supposé occuper le plus haut rang sur le plan civilisationnel.
Le réflexe comparatiste voisine bien souvent avec une autre stratégie, que nous nous proposons de nommer « identificatoire ». Ce voisinage est notamment manifeste dans le choix des illustrations de Bayard pour Figuier d’une édition à l’autre de son Homme primitif (figures 8 et 9). La seconde image (réédition de 1873) montre une claire assimilation des préhistoriques aux Lapons tels que connus par les contemporains visible par le large habit de fourrure, le port et la couleur des cheveux, mais aussi les habitations circulaires ouvertes sur le dessus en fond : c’est le réflexe comparatiste. La première montre au contraire des figures dans un contexte familial très assimilable au modèle familial nucléaire tel que promu par la bourgeoisie de l’époque : c’est le réflexe identificatoire.
Identification
L’anachronisme, plus évident, réside ici dans la projection sur des peuples passés des mœurs occidentales contemporaines, avec des enjeux idéologiques différents mais peut-être complémentaires du modèle comparatiste, à savoir la légitimation et la perpétuation des habitus occidentaux au prétexte de leur supposée ancienneté. On observe alors un systématisme dans la reconduction des valeurs bourgeoises propres à la société contemporaine qui produit la fiction : le déficit de données semble alors encourager un geste de projection et de légitimation des valeurs occidentales modernes plus que de comparaison. La société à l’origine du discours se retrouve elle-même dans le passé qu’elle s’attribue et y vérifie le bien-fondé de ses habitus. Cette stratégie permet, en somme, de faire passer pour immuables et biologiques des normes socialement instituées. À partir d’un corpus de textes et d’images allant des beaux-arts à la littérature de vulgarisation, en passant par l’imagerie publicitaire, nous pouvons voir se dégager des caractéristiques communes : la mise en scène d’une famille nucléaire facilement identifiable est récurrente ; ce ménage peut prendre place dans un foyer familial rudimentaire, que l’on situe dans une caverne ou une cabane. De ces observations découle la suivante, celle d’une distribution genrée des tâches mimant la domesticité contemporaine aux auteurs de ces reconstitutions : l’homme est dans une situation d’action, il chasse ou se bat ; la femme assume des tâches domestiques ou maternelles. Le premier protège la seconde contre un rival ou un danger animal.
L’exemple du tableau Deux mères (figure 10), de Maxime Faivre, est intéressant et pour le moins singulier. La mise sur un même plan d’une mère humaine et animale (l’ourse qui s’insinue en fond) indique bien un état primaire animalisant, alors que les canons académiques respectés ici, via le modelé du corps, la fourrure portée comme une tunique et la présence de bijoux, renvoient à la statuaire antique reconduite dans la peinture classique puis romantique. Mais le personnage féminin y est surtout montré, à la différence d’autres expressions de l’imagerie préhistorique, dans un rôle d’action, qui permet néanmoins de flatter le voyeurisme du public masculin sous couvert de reconstitution préhistorienne, mais aussi de protection, qui demeure assujettie à un instinct maternel (d’où la mise en concurrence du personnage avec une femelle). En le mettant en regard du seul autre tableau de Faivre abordant la préhistoire, L’Envahisseur (figure 11), les rapports hiérarchiques véhiculés par l’imaginaire préhistorique du peintre semblent suivre le schéma suivant : l’homme protège la femme qui protège l’enfant. On assiste donc bien à la projection des hiérarchies sociales de la fin du siècle sur les sociétés préhistoriques, telles que les peintres officiels se les imaginent. Dans le même ordre d’idée, on constate également une insistance sur les caractères « masculins » et « féminins ». L’anachronisme ici est à nouveau équivoque : épistémiquement, il permet encore de faciliter le travail de l’imaginaire. Mais en conditionnant cet imaginaire, en le chevillant à une représentation idéalisée de la famille bourgeoise de la fin du siècle, il reconduit des schémas sociaux qui valorisent l’idéologie de l’époque au prétexte de son origine immémoriale et participent à un geste normatif. Une position inverse à ces deux démarches, identification et comparaison, doit être signalée : de nombreux exemples de la littérature de cette époque utilisent le primitif comme comparant pour dévaluer des figures humaines si ce n’est l’humanité entière. Pour des exemples iconographiques, pensons aux caricatures de Darwin en singe, qui projettent les supposées conclusions du savant sur sa propre figure, au moyen d’une rhétorique circulaire. Nous ne ferons pas l’examen de tels exemples ici dans la mesure où la seule référence préhistorique au bénéfice d’une comparaison ne saurait constituer un anachronisme : elle ne fait que mobiliser allusivement un imaginaire pour les besoins d’une démonstration ponctuelle, plus qu’elle ne fait cohabiter deux époques.
Survivances
Nous justifierons en revanche la place accordée aux précédentes entrées de notre typologie par leur importance vis-à-vis de nos préoccupations en matière de reconduction des savoirs scientifiques dans la culture autant que par leur présence massive dans les productions de l’époque, bien que ce traitement de faveur puisse paraître contrintuitif tant la manifestation la plus spectaculaire de l’anachronisme mérite une place dans cette étude : l’irruption du passé dans le présent, empruntant alternativement les deux possibilités que sont la survivance et la résurgence. Dans le premier cas, étudié notamment par Marc Angenot et Nadia Khouri18 et auquel la revue Modernités a consacré un numéro19, on découvre un ou des spécimens vivants d’une espèce censément disparue à l’occasion de la découverte d’une terra incognita. Ce type de récit s’inscrit dans le genre du roman d’exploration ou d’aventure et a notamment été exploité par Conan Doyle et, avant lui, Jules Verne. Il permet d’inviter le dinosaure, dont on a vu le potentiel sensationnaliste par l’image en ouverture de cette étude, dans le texte cette fois : la possibilité de la survivance règle le problème du personnage témoin, qui médiatise le regard humain nécessaire à la narration.
C’est alors le voyage spatial, catabatique, chez Verne, qui rend possible l’observation de ce que le temps avait dérobé à notre vue puisque la progression dans les entrailles de la Terre s’apparente à une descente aux Enfers, mais surtout à une remontée dans le temps. Ce voyage dans le temps passe par l’hétérotopie20 : on ne change pas d’espace parce qu’on change de temps (Boitard, Arcelin…), on change de temps parce qu’on change d’espace. Par ailleurs, pour Dunn-Lardeau, la descente aux enfers constitue l’une des utilisations génésiques de l’hétérochronie21. Jules Verne, en déployant verticalement le roman d’exploration ordinairement horizontal, emprunte peut-être cette voie. Quoi qu’il en soit, un tel schéma permet de dynamiser l’économie narrative par une progression constante dans l’inconnu, comme dans tout récit de monde perdu, tout en métaphorisant l’écoulement du temps long (en paléontologie, ce qui est profond c’est ce qui est ancien), ouvrant peut-être la voie à un certain imaginaire des profondeurs, qui sont aussi celles de la psyché, que revisitera le modernisme du siècle suivant.
Résurgences
Une autre possibilité d’insertion du préhistorique dans l’environnement moderne permet de préserver ce cadre moderne de la diégèse : la résurgence. Autrement dit, non plus la préservation du sujet préhistorique qui traverse les époques, mais sa résurrection après son effective disparition. Ici, c’est davantage le sujet humain (ou pré-humain) qui fait l’objet de ces résurgences que les autres animaux préhistoriques22, puisqu’il réapparaît à la faveur de régressions ou d’éveils de caractères ataviques dont on dénonce éventuellement la dangerosité sociale. Les romans mettant en scène des anthropoïdes préhistoriques sont nombreux, et ce succès du thème peut nous permettre d’envisager une véritable mode du « roman de l’homme-singe ». « Atavisme », « régression », la seule évocation de ces vocables laisse entrevoir l’évidente proximité des théories darwiniennes et l’inquiétude qu’elles ont pu nourrir quant aux questions ontologiques telles que la redéfinition des contours de l’homme, sa proximité avec la bête et, puisque la théorie de l’évolution postule une marche dynamique du vivant, sa possible redescente vers l’animal.
Il est, dans ces contenus, souvent fait usage de « dispositifs pseudo-scientifiques » pour emprunter à nouveau à Brenda Dunn-Lardeau une des possibilités de l’hétérochronie dont elle fait l’examen. Autrement dit, d’une extrapolation fantasmée ou fantaisiste depuis les possibles de la science. Angoisse alimentée par la science, régression, la proximité de ces thématiques avec l’imaginaire décadent, à la même époque, est remarquable et pour cause : ces écoles littéraires et esthétiques ont en effet largement décliné le thème, comme l’a bien remarqué Evanghelia Stead, qui a consacré à ce motif une importante étude23, à laquelle nous devons renvoyer, tant son travail exhume une quantité colossale d’œuvres décadentes manifestant cette obsession24.
Stead fait bien valoir que la mise à proximité du contemporain et de son ancêtre simiesque ressuscité va remotiver les thématiques chères à la poétique décadente. Par ailleurs, la seule évocation des vocables plébiscités par la littérature de l’époque, « régression », « décadence », font manifestement apparaître l’évidence du mariage entre ces notions scientifiques et poético-esthétique. C’est bien entendu de l’humanité, en tant qu’individu (régression) ou que groupe (décadence), qu’on fait alors le procès en barbarie (autre terme alors en vogue). Mais j’ajouterai encore que l’animal préhistorique, en l’occurrence le dinosaure, trouve aussi sa place dans l’imaginaire de l’époque : chez Jean Richepin, qui annonce et accompagne ces écoles, bien qu’avec distance, les « monstres » (titre d’un poème25) préhistoriques, qu’il imagine ré-émerger dans une époque qui leur est étrangère, deviennent des avatars de l’albatros baudelairien. Inversion typiquement décadente : ce n’est plus l’homme moderne qui s’égare et perd pied au milieu des dinosaures, mais le dinosaure ressuscité qui, étranger à l’époque et au monde qui l’entoure, devient une figure du poète. Concluons avec un exemple pictural enfin, qui célèbre à grands bruits cette union de la science et de l’onirisme : ce gant (figure 12) dérobé par un reptile préhistorique, chez Max Klinger, qui veut témoigner cette fois de la conscience tourmentée de l’artiste – ou plus largement du contemporain. Image pré-freudienne de pulsions primitives monstrueuses, le reptile préhistorique a pris son envol, très loin de Verne et de Conan Doyle, pour exprimer non plus l’inquiétante nature extérieure quand l’homme ne la dompte pas, mais la nature humaine, tout intérieure, livrée à elle-même dans l’expérience onirique. C’est au prix de ce renversement de l’extériorité sur l’intériorité que les décadents peuvent se saisir d’une imagerie populaire dont ils veulent pourtant se démarquer.
Outre les résistances idéologiques et les réticences scientifiques que leur ont opposées leurs détracteurs, les premiers médiateurs de la préhistoire, en particulier auprès d’un large public, mais aussi au sein des tendances culturelles plus élitaires, ont eu à dénouer certaines apories apparentes qui semblent constitutives de la discipline. C’est alors une science récente, mais qui s’occupe de fossiles et d’artefacts archaïques ; surtout, elle se propose d’étudier un passé incommensurable dans un siècle qui célèbre l’avènement prochain du Progrès. Si la science préhistorique peut donc sembler elle-même porter la marque d’un certain anachronisme, elle y a également recours. L’anachronisme, compris ici comme stratégie délibérée de mise en coprésence des périodes par les moyens du texte et de l’image, s’offre comme un secours pour prendre la mesure d’une hyper-histoire infigurable, pour reprendre le concept forgé par Rémi Labrusse26, et comme véhicule de la science qui l’étudie. Ce faisant, demeurant un auxiliaire ascientifique permettant le rayonnement de la discipline, il met en lumière les idéologies qui travaillent son époque tout en participant à leur circulation. Paradoxale irruption du contrefactuel qui se fait dans le même temps agent de la diffusion de la science dont il facilite le rayonnement, l’anachronisme s’offre néanmoins comme un objet narratif déconcertant que notre étude, et le classement qui la structure, ne sauraient circonscrire. Ce serait en effet faire l’impasse sur les motivations proprement esthétiques et poétiques qui en motivent le recours et lui permettent de se décliner en autant d’expressions qu’il y a d’auteurs et d’artistes pour s’en saisir : à ce titre, le concept d’hyper-histoire de Rémi Labrusse est encore opérant, mas il convient d’en distinguer les effets épistémiques et purement créatifs, de la même manière que l’anachronisme répond certes à des préoccupations didactiques, mais nourrit aussi des projets poético-esthétiques. Enfin, les exemples que nous avons observés doivent nous inviter à garder un œil avisé et prudent sur chacune de ces vocation et à envisager un discours tiers, entre savoir et création, dont l’anachronisme s’offre comme un lieu désigné pour sacrer l’union.