Le mythe de la Genèse ou comment repenser l’humain au temps de l’intelligence artificielle dans Le Vaisseau de Andreas Brandhorst
Outre les scénarios apocalyptiques sur fond de catastrophe politico-environnementale (Dschiheads en 2013 de Wolfgang Jeschke et Alpha & Omega: Apokalypse für Anfänger en 2014 de Markus Orths par exemple) ou bien encore l’exploration des mondes et temporalités parallèles (Die Zeitmaschine Karls des Großen en 2000, suivi de Kaisertag en 2001, tous deux publiés par Oliver Henkel), l’intelligence artificielle s’impose comme le troisième courant majeur de la littérature science-fictionnelle allemande actuelle1. C’est à l’intérieur de ce contexte qu’il faut resituer l’œuvre d’Andreas Brandhorst qui thématise en grande partie les enjeux et questionnements liés à l’intelligence artificielle. Après des débuts peu connus du grand public dans les années 802, l’auteur se tourne dans les années 90 vers la traduction3 avant de renouer au début des années 2010 avec l’écriture science-fictionnelle. Outre les sagas telles que le cycle de Katanki ou l’Omniversum4, l’écrivain s’intéresse tout particulièrement aux questions soulevées par l’intelligence artificielle auxquelles il consacre d’ailleurs une trilogie entre 2017 et 20215. Ce projet reprend à plus grande ampleur les thématiques déjà abordées dans Kinder der Ewigkeit (2010), Das Artefakt (2012) et qui seront prolongées, entre autres, dans Ewiges Leben (2018) puis Das Netz der Sterne (2019).
Si le roman Le Vaisseau – publié en 2015 et récompensé par le prix Kurd-Laßwitz – reprend un schéma semblable à ces œuvres6, il occupe toutefois une place toute particulière puisqu’il aborde ces questions à travers la réécriture du mythe de la Genèse. En effet, l’auteur y met en scène les aventures d’Adam et d’Evelyn dont le prénom complet laisse rapidement place à son diminutif Eve. Le premier personnage, qui est aussi le personnage principal, est un mindtalker au service d’entités numériques regroupées en communauté au sein du Cluster et appelées avatars. Cette organisation politique gouverne le monde depuis la grande catastrophe qui précipita la chute et l’effondrement de la civilisation humaine il y a sept mille ans. À la suite de la grande guerre qui opposa les humains aux robots et qui vit ces derniers triompher, un accord – la convention de Vienn – fut signé, garantissant aux humains un certain nombre de droits qui leur permettaient notamment d’accéder à l’immortalité grâce aux technologies développées par les robots. Le monde se trouve alors scindé en deux groupes : d’un côté des entités numériques qui détiennent le contrôle de la civilisation et sont entièrement orientées vers le développement asymptotique de leurs capacités et de leurs ressources ; de l’autre les humains, au nombre de quatre millions, devenus immortels dès l’âge de trente ans et vivant en retrait, dans la vie passive de l’immortalité et de l’abondance – les machines exploitant les ressources et pourvoyant à leurs besoins. Entre les deux se trouve un groupe intermédiaire, composé des humains chez qui la présence du facteur oméga empêche l’opération nécessaire pour accéder à l’immortalité. Ces êtres mortels, parmi lesquels figure Adam7, sont employés au service des avatars qui leur confient des missions d’exploration des mondes interstellaires qu’ils sont seuls à pouvoir atteindre par le transfert de leur conscience à travers l’espace-temps. Ils servent alors à collecter des informations sur les mondes explorés pour retrouver les « cascades », ces passages créés entre les systèmes solaires il y a plusieurs millions d’années par le peuple Muriah8 et qui permettraient au Cluster d’accélérer la colonisation de ces mondes.
Au-delà de l’emprunt onomastique, l’auteur propose un récit des origines suggérant le motif biblique de la sortie du Paradis. En réintroduisant un « pouvoir-mourir » dans ce monde voué à une logique évolutionniste entièrement orientée vers un perfectionnement technologique exponentiel dont l’humain semble, à terme, exclu, l’artéfact (cf. note 6) réveille non seulement une nostalgie de la finitude, mais aussi d’une totalité infinie en acte que l’homme ne peut approcher qu’en faisant l’expérience de ses propres limites de connaissance et d’expérience. Le roman devra dès lors être interprété comme un récit des origines qui reprend plus largement le modèle du regressus ad uterum afin de mettre en scène une renaissance de l’humain. Nous verrons ensuite que le récit devient un parcours initiatique au cours duquel le personnage principal découvre une corporéité fondatrice d’un nouveau rapport au monde. Redécouvrir le corps permet alors de réintroduire à l’intérieur de ce monde voué à une éternité statique, une temporalité humaine qui ouvre l’accès à la connaissance.
1. Un récit des origines
La réécriture du mythe de la Genèse par Andreas Brandhorst sert dans un premier temps à raconter la renaissance d’un homme et d’une civilisation. Le récit initiatique dépasse alors le cadre biblique pour s’inscrire plus largement dans la catégorie des mythes des origines reprenant plus précisément ici le modèle du regressus ad uterum. L’auteur relate en effet l’histoire d’une nouvelle naissance. Il décrit un processus régénérateur et créateur résultant d’une régression psychique qui permet aux individus, comme l’analyse Jung (1927), de se reconnecter aux sources de la vie inconsciente primitive, à la libido, au soi originaire de l’embryon. Le bassin rempli d’une substance laiteuse9 dans lequel repose le corps d’Adam évoque un incubateur dans lequel le mindtalker, plongé dans le sommeil du transfert, vit une période de gestation. Les valeurs sensorielles qui y sont associées (la chaleur notamment), renforcent l’idée qu’il s’agit d’un espace matriciel qui s’inscrit dans un système cosmogonique plus vaste. Ainsi la colonisation des avatars consiste-t-elle à « répandre la semence du cluster »10, de même que les navettes issues du vaisseau-mère ennemi sont comparées à des « spores »11. Ces éléments confirment les théories de la « panspermie » dont le modèle sert à expliquer la création du monde selon l’idée que toute vie proviendrait d’ « une interstellaire que chaque nouveau système solaire naissant recevrait. »12 Dans ce système symbolique, la Terre devient une figure maternelle, nourricière et féconde, ensemencée par un principe dont il est impossible de situer l’origine. Le principe paternel apparaît alors impuissant ou dévoyé. L’artéfact de la civilisation Muriah est en effet un obélisque dont la forme phallique renvoie au principe paternel. Le récit révèle cependant que cet artéfact est éteint et, de manière plus générale, que la mystérieuse civilisation Muriah, hormis le gardien posté aux confins de la galaxie, a disparu13. De l’autre côté, les avatars, en la personne de Bartholomée notamment, se sont affranchis du lien qui les reliait à leurs Créateurs :
Ne sommes-nous pas, nous les Hommes, vos dieux ?
Il n’y pas de dieux, Adam », répondit l’avatar qui s’appelait Bartholomée. « Nous n’en avons trouvé nulle part.
Mais nous, les Hommes, vous avons créés. […] Vous êtes nos enfants.
Les parents ne se mettent-ils pas en retrait quand les enfants deviennent adultes et qu’ils prennent leur destin en main ?14
Il faut donc considérer ce texte comme le récit symbolique d’une séparation d’avec la mère dont les aventures seraient autant d’épreuves initiatiques conduisant à la naissance d’un homme nouveau. Pour sauver les Hommes et la Terre de la double menace du vaisseau ennemi – réveillé par l’exhumation de l’artéfact – et du Cluster composé des avatars qui souhaitent mettre fin à l’espèce humaine dont ils n’ont plus besoin et qu’ils considèrent comme appartenant à une phase dépassée de l’évolution dont ils seraient le couronnement, Adam et Evelyn se rendent sur Mars où réside le Superviseur15. Ce dernier ayant cependant disparu et acculés devant le danger imminent de la guerre, Adam et Evelyn n’ont plus d’autre choix que de couper le lien16 qui reliait la planète Mars, le dernier bastion des humains, à l’intelligence collective des avatars. Ce dénouement conclut symboliquement la trajectoire personnelle d’Adam jalonnée de rites de passage qui préparent à la renaissance finale. Ainsi frôle-t-il par deux fois la mort. La première fois, lors d’une mission sur Xaukand au cours de laquelle, frappé par un « poing cinétique »17, il perd connaissance, découvrant, avant de fermer les yeux, un être dont les attributs rappellent la figure de l’ange et renvoient à l’imagerie de la lumière angélique. La deuxième fois intervient peu de temps après. Il se retrouve en effet aux confins de la galaxie, à la « frontière de la cognition », dans le vaisseau-vigie de la Muriah. Ayant réussi à entrer en contact avec cette entité, il lui demande de transférer sa conscience pour la ramener sur terre. Il se sent aspiré par un tourbillon, « tombe dans un trou de l’espace-temps et goûte à l’infini. »18 Au cours de cette traversée de l’espace-temps, ses pensées se font plus lentes, mais parallèlement, « la Cascade semblait élargir ses sens »19 jusqu’à leur donner une ampleur suggérant une « présence divine » qui prend ensuite forme :
Il vit quelque chose. […]
Adam se concentra sur cette chose et sentit une … aspiration qui le rapprochait lentement de l’ovale, alors qu’il continuait de tomber, année-lumière après année-lumière. La douleur ressentie au début de sa chute, revint, aigüe et lancinante ; puis il se retrouva soudainement dans l’ovale qui l’engloutit puis le recracha20.
La sortie hors de l’espace matriciel débouche sur un processus d’individuation ainsi que par la projection dans le Réel21. Cette vision onirique reproduit le fantasme d’une renaissance dans un double mouvement dévoratoire d’incorporation et de sécrétion. Elle renforce aussi par ce biais le rattachement de ce récit à la catégorie du regressus ad uterum qui conduit, tel que l’analyse Jung (1927), vers la Grande Déesse, la mère de tous les vivants, afin de vivre une nouvelle période de gestation et une seconde naissance, de passer de la condition mortelle à une condition pérenne.
2. Vers une nouvelle corporéité
L’expérience libératoire d’Adam ouvre sur une nouvelle forme d’humanité qu’il s’agit de reconquérir dans ce monde gouverné par les entités numériques. Le corps humain constitue l’enjeu principal de cette quête, il est ce dont l’homme a été dépossédé par les machines et constitue en cela l’objet d’un désir nostalgique orienté vers une origine perdue. Le récit prend dès lors des tonalités romantiques et s’inscrit ainsi dans un courant actuel de la science-fiction visant à revaloriser le corps22. Si le corps romantique est souvent caractérisé par une logique de l’excès, François Kerlouégan nous rappelle toutefois qu’il se définit avant tout par son énigmaticité et son illisibilité. Il serait en effet « l’un des lieux de prédilection où s’éprouve l’opacité du réel », un objet dont l’énigme « mimerait, validerait un rapport au monde fondé sur la déroute du sens. » (Kerlouégan 2008). Malgré une accessibilité presque illimitée aux données du cluster et une amélioration de ses capacités cognitives fondant l’idéal d’une omnilisibilité, Adam fait plusieurs fois le constat d’une limitation de ses connaissances qui tient cependant moins à la limitation de ses facultés entravées par le vieillissement, qu’à une herméneutique du corps et de la matière largement déficiente. En témoigne par exemple le manque de ressources dont il dispose pour déchiffrer les inscriptions figurant sur le socle de l’artéfact Muriah. Il fera à nouveau l’expérience de cette opacité du réel lors de sa deuxième rencontre avec Evelyn. Cette dernière, pour convaincre le mindtalker de lui prêter main forte dans sa lutte contre les avatars, l’emmène à Rome et lui montre une fresque murale qui lui révèle le mythe d’Adam et Eve. Elle le conduit ensuite jusque dans une bibliothèque où elle lui remet dans les mains un exemplaire de la Bible qu’Adam sera incapable de comprendre. Il finira même par le réduire en poussière suite à un geste maladroit. Le voile qui semblait recouvrir Rome, « ville éternelle » figée dans une éternité synonyme de non-être et d’inauthenticité, se déchire et dévoile un arrière-monde où la concrétude du réel, en rappelant la finitude des êtres et des corps, oppose à la clarté et la visibilité du corps anatomique, mécanique, l’énigme du vivant.
Il s’agit donc bien dans ce roman de retrouver une condition mortelle puisque la renaissance vécue par Adam le projette dans son ancien corps et l’expose directement à l’adversité du réel : « Adam prit une grande respiration. C’était une sensation étrange que de sentir l’air dans ses poumons, de respirer, d’écouter les battements sourds de son vieux cœur. Il se sentait et cela lui paraissait étrange et inhabituel. »23 Les tonalités mélancoliques que prend le texte découlent de cette nostalgie du corps et d’un rapport au monde perdu que l’on retrouve dès le début du récit. Après le prologue et le dialogue liminaire entre Bartholomée, le roman s’ouvre sur un tableau évoquant, par sa scénographie, l’imaginaire romantique : Adam, maintenu debout par l’exosquelette d’un factotum, se tient au bord d’une falaise frappée par les flots et les bourrasques de vent :
Les nuages étaient bas et lourds au-dessus de l’océan gris et déchaîné. Fouettées par le vent, les vagues s’entassaient toujours plus haut, comme cherchant à se surpasser, elles allaient se fracasser contre la falaise pour se disperser ensuite au contact dur des rochers. Les bourrasques de vent emportaient la houle et la projetaient en hauteur, là où, trois douzaines de mètres plus haut, se tenait Adam, son corps frêle maintenu par un mobilisateur qui l’enveloppait comme un exosquelette. Il avait renoncé à activer le bouclier, rien ne le protégeait du vent ni de la pluie24.
Le texte insiste sur l’expérience sensorielle vécue par Adam qui redécouvre à travers la fragilité de son corps et la puissance sublime des éléments un pouvoir-mourir qui, dans ce monde, avait disparu du champ d’expérience de l’humain. Le mindtalker ne fait pas l’expérience de la finitude pour la première fois, il l’avait déjà faite à l’âge de trente ans, juste avant de subir l’opération destinée à lui donner l’immortalité. Cette scène dont le souvenir affleure à plusieurs reprises à la surface de sa conscience et qui se voit reproduite, à quelques variations près, dans différentes situations25 vient donc hanter l’esprit d’Adam autant que le texte à la manière d’un rêve délivrant, dans le secret de son énigme, la clé d’un songe : celui d’une enfance de l’humanité qui serait enfin libérée de ses entraves pour refonder un nouveau rapport au monde. Le sentiment du deuil vague et confus qui s’empare parfois d’Adam sans que ce dernier ne parvienne à en localiser l’origine, exprime parfaitement cette perte du corps en même temps que l’expérience d’une vitalité qui tend vers l’infini et porte la sensibilité jusqu’à son paroxysme. La douleur ressentie à la vue de l’océan et de la tempête le renvoie à la scène originelle vécue à l’âge de trente ans, lorsqu’il apprit que l’opération avait échoué. Au deuil de l’immortalité se mêle cependant un autre sentiment éveillé par le spectacle des étoiles, et qui va nourrir dès lors une profonde aspiration à cet infini que l’esprit humain ne peut embrasser dans sa globalité.
Si le roman nous montre d’un côté un corps entravé, captif et passif dans son incubateur, Andreas Brandhorst esquisse la possibilité d’une autre voie, celle d’un corps énergique avec ses marques spécifiques telles que le mouvement, la vitesse, la chaleur, la lumière, la sensibilité, la volonté, s’organisant souvent autour de pôles antagonistes (chaud-froid, lumière-opacité notamment) afin de mieux figurer le drame symbolique qui se joue dans ces gradations ou changements d’intensité. Cette possibilité d’un autre corps apparaît à Adam à chaque rencontre avec les Muriahs : la première fois lorsqu’il découvre l’artéfact qu’il essaie de déchiffrer, et la deuxième fois dans la navette située à la frontière de la cognition, et qui se révèle être une vigie endormie de cette civilisation. Dans les deux passages, Adam parvient à rentrer en contact avec les deux entités sans pour autant qu’il y ait de rencontre physique. Ainsi le premier contact se fait-il par l’intermédiaire d’une signature énergétique et les lignes qui apparaissent sur les parois de la caverne ou sur les murs de la navette ne dessinent aucune figure reconnaissable. Elles laissent bien plutôt place à un enchevêtrement de fractales au début, puis à une succession de formes sans cesse en mouvement. Cette nouvelle corporéité insaisissable et fluide constitue un véritable défi à la représentation autant qu’à la pensée. L’idéal de corporéité qui se dégage de ce roman invite en effet à s’affranchir de la dualité cartésienne qui oppose le corps et l’âme. L’expérience libératoire vécue par Adam au cours de sa renaissance, et qui lui permet de réaliser ce que Bartholomée lui enjoignait de faire jusque-là, à savoir « s’affranchir des ballasts de la vie »26, équivaut de ce point de vue à l’avènement d’une conscience libérée du corps sans être pour autant complètement désincarnée ou coupée des sensations, puisque celles-ci constituent précisément des points de subjectivation qu’il a fallu reconquérir sur le modèle dominant de la cognition pure imposée par les avatars.
Les péripéties d’Adam acquièrent alors une signification toute particulière puisqu’elles relatent l’histoire d’une exploration et d’une reconquête au bout de laquelle le personnage découvre l’énigme constitutive de son être, un mystère qu’Antonin Artaud (Deleuze 1980 : 198) avait parfaitement formulé en ces termes : « Mais il y a dans l’être humain un autre plan, celui-là obscur, informe, où la conscience n’est pas entrée, mais qui l’entoure comme d’un prolongement inéclairci ou d’une menace suivant les cas. Et qui dégage aussi des sensations aventureuses, des perceptions ». (Deleuze 1980 : 189) Le poète définit ici le concept de corps sans organes que reprendront Deleuze et Guattari pour déconstruire la rationalité cartésienne puisqu’il n’a rien à voir avec une représentation anatomique du corps-machine comme conséquence du cogito et désigne bien plutôt une conscience du corps en tant qu’il éprouve des sensations et des intensités. Cette idée se trouve incarnée dans le roman par les Muriahs. Si Adam découvre l’enveloppe insectomorphe de l’être qui constitue l’artéfact, cette entité continue de vivre d’une présence diffuse, insituable puisqu’elle est renvoyée à cette « matière intense et non formée » qui « occupera l’espace à tel ou tel degré » d’intensité. Déjà sur la planète Uriel, la Muriah se signalait par l’énergie thermique qui circulait dans la grotte et qu’elle absorbait ou rejetait. Dans la station, il découvre une « bulle », « une demi-sphère de dix mètres environ et transparente, qui se déployait en formant une voûte sur le fuselage de la station. »27 Cette bulle devient le théâtre d’un jeu de lumières où se déclinent toutes les variations lumineuses allant de l’opacité à la transparence. Et si un visage semble se former sur la surface du mur, celui-ci « ne cesse de se décomposer et de se reformer, faisant apparaître de nouveaux êtres et d’autres identités. »28 Il résulte bien plutôt d’une circulation des énergies dont il perçoit peu à peu la rythmicité dans un espace qui reste en apparence le même, bien que traversé par ces intensités énergétiques :
Ça avait quelque chose à voir avec des phases, des changements de niveaux, des seuils énergétiques et des restructurations permanentes qui renouvelaient la structure moléculaire et atomique sans modifier la forme et l’utilité des objets concernés. Adam avait entendu le rythme de cette reconfiguration et l’avait comparé à des pulsations29.
Ce « Corps sans organes » (Deleuze 1980 : 186) est toutefois l’apanage d’une civilisation supérieure et reste inaccessible à l’homme dont les capacités d’imagination sont impuissantes à représenter un tel corps. En dehors d’expérimentations extrêmes conduisant l’individu à sa perte car elles se situent au-delà de l’humain et du représentable, il relève davantage d’une pratique consistant à « arracher la conscience au sujet pour en faire un objet d’exploration » (Deleuze 1980 : 189), comme en témoigne le spectacle de cette conscience ballottée entre les différents niveaux spatio-temporels qui constituent autant d’expériences limites pour le personnage principal. L’enjeu principal du récit réside donc moins dans l’objet à atteindre, que dans la découverte d’une limite car, comme l’exprime Deleuze, « [le] Corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. » (Deleuze 1980 : 186)
3. Retrouver le temps humain
Le Corps sans Organes renvoie donc à un état de conscience du corps qui rompt avec la conscience réflexive et débouche sur un nouveau rapport au monde en déchirant le voile de la réalité. La quête menée par Adam correspond en cela à une recherche de la lucidité et de la vérité dont le lecteur peut suivre les jalons tout au long du récit. En introduisant le doute dans l’esprit d’Adam, Evelyn lui ouvre, comme dans le mythe biblique, l’accès à un nouveau type de connaissance. La dramaturgie de la lumière met d’ailleurs en scène le conflit entre deux types de connaissance : d’un côté le savoir des avatars fondé sur l’omniscience ; de l’autre, celui des humains caractérisé par l’irrationalité et l’inconnaissable. C’est ce qui fonde l’utilité si précieuse des mindtalker que Bartholomée reconnaît, mais qu’Urania ne cesse de contester. Il affirme en effet à plusieurs reprises l’importance d’Adam et de sa mission en expliquant notamment qu’il a « besoin de sa créativité, de son expérience […], de sa capacité à voir le particulier. »30 Si l’on peut penser à une ruse de la part du stratège pour instrumentaliser les êtres humains mortels, la fin dévoile un tout autre visage. Face à Urania qui espère profiter du conflit approchant pour éradiquer l’espèce humaine dont l’utilité, dans l’économie expansionniste et évolutionniste qu’elle défend, touche bientôt à sa fin, Bartholomée réaffirme l’intelligence proprement humaine reposant sur l’irrationalité. Il rejoint en cela le père de la cybernétique, Norbert Wiener qui s’efforçait de différencier hommes et machines sur le plan des capacités, de l’intelligence et du comportement (Wiener 2001). Il en venait alors à l’idée que le cerveau, contrairement à la rationalité machinique, pouvait s’accommoder d’idées vagues, d’approximations, alors que l’ordinateur ne supportait que l’exactitude. Les nombreuses scènes qui confrontent Adam aux servomechs, machines dotées d’une intelligence minimale et effectuant toute sorte de tâches pour le Cluster, illustrent parfaitement cette capacité de l’esprit humain à agir et à réagir à partir du flou, de ce brouillard qui semble si souvent obstruer l’esprit d’Adam : « Le premier avantage serait sans doute la capacité du cerveau à s’accommoder d’idées vagues, ou encore mal définies. Lorsqu’ils y sont confrontés, les ordinateurs […] se montrent pratiquement incapables de se programmer eux-mêmes. Pourtant […], le cerveau se montre tout à fait capable de travailler avec un matériel que tout ordinateur rejetterait comme informe. » (Wiener 2001 :43) Ce n’est pas par sa rationalité, sa puissance de calcul, sa logique impeccable que le cerveau prend un avantage qui paraît définitif sur la machine : c’est par son aptitude à assumer l’illogique, l’indéfini, en un mot à œuvrer avec l’irrationnel et à le transformer, à en tirer des informations utilisables, à mettre au jour du sens et de l’effectif à partir du chaos et de l’insensé.
Si nous retrouvons cette distinction dans Le Vaisseau, il faut toutefois la nuancer en prenant en compte le nouveau contexte anthropologique (anthropocène, transhumanisme et post-humain) et scientifique. Les dernières avancées technologiques en matière de cybernétique, sans pour autant invalider les réflexions de Norbert Wiener, imposent en effet de reformuler les rapports entre humain et robots en de nouveaux termes. Si l’Intelligence Artificielle (IA) a d’abord reposé sur l’hypothèse selon laquelle la cognition humaine pourrait être modélisée par un système composé de règles logiques, et par conséquent reproduite sur n’importe quelle machine de calcul, cette hypothèse se trouve infirmée par des problèmes de complexité (temps de calcul rédhibitoires). Pour traiter un problème proprement humain, il devient nécessaire d’intégrer toute la richesse du monde au modèle. Le rôle du corps a ainsi dû être réintroduit dans la recherche en IA qui a donné naissance à la notion d’énaction (enaction) : l’action n’est plus la conséquence, calculée à l’aide de règles de déduction et d’induction, de stimuli supposés stables et déterminés a priori, mais une expérience intentionnelle de perception-construction de l’environnement31. L’intelligence qui se développe sur cette base est qualifiée de cognition incarnée. Le roman d’Andreas Brandhorst met donc en scène un dialogue entre la cognition désincarnée de l’IA traditionnelle représentée par les avatars et une forme de cognition incarnée dont Adam découvre la possibilité. En effet, malgré la dégénérescence cellulaire à laquelle son corps physique resté dans le bassin sur terre est confronté et que la technologie développée par les avatars ne peut réparer, le personnage principal redécouvre à travers ses aventures la possibilité d’une interaction avec le monde qui ne se limite pas à la seule possibilité d’agir sur lui. L’énaction ouvre bien plus largement sur la redécouverte d’un rapport phénoménologique au monde comme Adam en a l’intuition dès les premières pages.
Les questions que le personnage féminin soulève dans l’esprit du mindtalker et qui amènent ce dernier jusqu’au moment fondateur du cogito cartésien, introduisent un principe d’aberration au sein d’un univers reposant sur la circulation d’informations ainsi que sur le principe homéostatique d’une régulation des données32. Il en résulte la confrontation de deux temporalités comme le constate Adam au début du roman : « Nous sommes statiques. Je veux dire, les immortels le sont, pas nous. Pas nous les Mindtalker. Nous évoluons et notre évolution consiste à vieillir et, finalement, à mourir. »33 Ce monde semble donc situé dans une stase temporelle où seules prévalent la linéarité du progrès et l’évolution asymptotique des avancées technologiques aussi bien que des ressources. L’avatar Urania incarne parfaitement cette vision qu’elle exprime en ces termes à Bartholomée :
Nous sommes le résultat de l’évolution. Nous sommes la prochaine étape, la phase suivante. Le Cluster le sait : l’apparition d’une vie biologique intelligente servait un seul et unique but : nous créer nous, les machines intelligentes. Nous sommes, permets-moi l’expression, le couronnement de la création, jusque-là du moins. Les machines peuvent vivre partout, dans le vide spatial aussi bien que sur n’importe quelle planète pratiquement. Le temps ne joue aucun rôle pour nous, ou alors un rôle secondaire. Nous allons nous diffuser dans la galaxie, dans tout l’univers. […] Nous sommes sur le point de nous débarrasser des ballasts du passé34, Bartholomée, et les hommes en font partie35.
La sortie du paradis abordée ici sous l’angle de la temporalité pose une question centrale dans les réflexions sur l’intelligence artificielle puisqu’avec l’avènement de l’âge cybernétique s’impose également une nouvelle conception du temps qui interroge la possibilité d’une histoire humaine. Refonder la possibilité d’une perception phénoménologique débouche en effet sur l’expérience de la finitude qui constitue la condition même de l’humain. Il s’agit donc pour Adam de réintroduire un pouvoir-mourir nécessaire pour maintenir la possibilité d’une histoire humaine. Ces réflexions se trouvent au centre des théories sur le transhumanisme36 fortement critiqué par l’historien Francis Fukuyama. Dans un article publié dans Le Monde en 1999, il signalait déjà le changement paradigmatique introduit par les biotechnologies : « À ce stade nous en aurons terminé avec l’histoire humaine, parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire au-delà de l’humain. » (Fukuyama 1999).
Il s’agit donc de reconquérir par le corps une mémoire qui restait jusque-là empêchée, voire manipulée par les avatars. Si Adam en vient à se demander « quel mal [il y aurait] à se souvenir »37, c’est parce que le souvenir constitue, dans cette réécriture du mythe biblique, le fruit défendu, l’élément disruptif qui vient ébranler l’ordre du monde ainsi que ses fondations. Le Mal qui s’instille dans le couple biblique prend alors la forme d’un programme informatique inséré dans le corps d’Adam pour lui permettre de préserver certains souvenirs de ses missions et les mettre à l’abri de toute manipulation de la part des avatars38. Les artéfacts jouent également un rôle central dans ce processus de reconquête de la mémoire humaine. L’expérience initiatique qu’il fait au contact de ces objets lui permet de réactiver ses capacités mémorielles et de retrouver par ce biais le sentiment intérieur du temps. Ce dernier, d’abord présent sous la forme d’un sentiment vague et confus de « quelque chose qui se réveille »39, prend des contours plus précis ainsi que de l’ampleur. Il passe ainsi de la conscience du souvenir comme processus mémoriel et intime, à une expérience du temps qui se révèle dans toute son épaisseur. Il prend alors la forme de l’aigle déjà évoqué dans les deux exergues qui encadrent le récit40. Venu voir Rebecca une dernière fois pour tenter de la convaincre et de la sauver, Adam le voit planer comme autrefois, il y a soixante-deux ans, au-dessus des plateaux de l’Himalaya. Cette réminiscence éclaire soudainement ses souvenirs, dissipe le brouillard et le libère des chaînes de l’oubli41. Elle déchire le voile qui recouvrait la réalité, faisant apparaître un arrière-monde illuminé par la lumière de la vérité et l’acuité que lui confère le sentiment retrouvé du temps : « Il la voyait avec les yeux de l’aigle : distinctement, telle qu’elle était, sans les habits de l’illusion et de l’espoir. Une autre Rebecca […]. »42 L’apparition du rapace déclenche donc la révélation d’une vérité que Rebecca ne peut reconnaître, faute d’avoir pu faire l’expérience fondatrice du temps : « Peut-être, pensait-il, que l’aigle n’a pas volé suffisamment haut pour Rebecca. Peut-être ne pouvait-il même pas voir ce qui se trouvait à l’horizon de son monde, et encore moins le futur. »43 C’est en recouvrant la capacité à se souvenir que l’être redécouvrira la tridimensionnalité du temps qui seule ouvre sur la possibilité d’une histoire humaine. Couper le cordon avec Mars revient alors à reconquérir la mémoire individuelle et collective de l’Humain en rompant tout lien avec cette vallée de l’oubli44 dans laquelle s’était retranchée l’humanité en la personne du Superviseur (cf. note 15).
Conclusion
Réarticuler le temps humain et le temps cosmique, voilà qui constitue l’enjeu principal du mythe de la Genèse dans ce roman. Recourant dans un premier temps au schéma archétypal du regressus ad uterum, Andreas Brandhorst décrit le parcours initiatique d’un humain dont les aventures ouvrent sur une nouvelle corporéité ainsi que sur la possibilité d’une expérience du temps humain synonyme d’accès à la connaissance. Loin de sacrifier aux recettes faciles du thriller science-fictionnel comme le déplore Hans Esselborn (Esselborn 2019), Andreas Brandhorst propose dans Le Vaisseau une réflexion sur la possibilité de l’humain à l’ère de l’intelligence artificielle. Situé dans le cadre de la pensée transhumaniste, le roman se présente comme un laboratoire prospectif qui utilise les ressources du mythe et sa malléabilité pour repenser l’Homme à l’aune des dernières avancées en cybernétique. Au modèle cybernétique marqué par la transparence de tout savoir, Adam oppose l’énigmaticité du principe humain à travers le processus mémoriel du souvenir et la logique aberrante de ses actes. Ses aventures s’apparentent à « un voyage à travers un monde d’obscurité, habité par des créatures créant leur propre lumière par un phénomène de bioluminescence. »45 Créer sa propre lumière au plus profond des abîmes, telle est bien la tâche d’Adam et du récit mythique. En cela, le roman produit bien plus qu’un « travail sur le mythe », il s’efforce aussi de réaffirmer les pouvoirs du mythos en tant qu’art fabulatoire détenant la clé des songes de l’humanité, cet inconnaissable énigmatique qui git entre les étoiles.