L’œuvre de science-fiction de Cordwainer Smith, pseudonyme de l’écrivain américain Paul Myron Anthony Linebarger1, consiste en un roman, Nostrilia2, et une trentaine de nouvelles3 réunies en 1993 sous le titre The Rediscovery of Man. Les éditions françaises ont publié à diverses reprises l’ensemble du cycle sous le titre Les Seigneurs de l’Instrumentalité4.
Ce cycle porte une éthique spécifique, qui s’exprime chez les protagonistes par la recherche d’une identité propre et par l’attention aux divers êtres qui peuplent le monde, à travers une empathie qui dessine la perspective morale de l’auteur5. Outre cette quête d’identité dans un parcours initiatique, la « redécouverte de l’humanité » et l’affranchissement des « sous-êtres » constituent les thématiques fondamentales de l’univers du cycle. La dimension science-fictionnelle est par ailleurs visiblement en lien avec un fonds de mythes et de légendes où se croisent des éléments civilisationnels occidentaux et orientaux6. Dans cette configuration, les thèmes vecteurs et les protagonistes humains et non-humains font écho à des éléments littéraires et ethno-religieux de l’une et l’autre sphères culturelles, le tout collaborant au sense of wonder d’une œuvre complexe7.
Au vu de la densité du corpus, on s’intéressera ici plus particulièrement à un choix de récits pour y considérer les régimes symboliques et les structures archétypales de l’imaginaire qui sous-tendent les thématiques fondamentales : le roman Norstrilia, quatre nouvelles (« Le crime et la gloire du commandant Suzdal », « La ballade de C’mell », « Boulevard Alpha Ralpha », « La Dame défunte de la Ville des Gueux »), et les récits qui forment la suite « La Quête des trois mondes »8.
Cette approche de l’imaginaire symbolique de l’auteur dans le contexte des années 50 à 60 vise, d’une part, à éclairer une perspective éthique où se manifeste une forte tension religieuse9 : son approche science-fictionnelle, avec l’utilisation d’éléments mythiques transculturels, sans être aussi “ethnologique” que celle d’Ursula K. Le Guin, apparaît en effet fortement marquée par une prise en compte de la consistance de l’Autre. D’autre part, on verra que ce fonds mythographique composite qui fait partie de la xénoencyclopédie auctoriale permet, dans une « suspension volontaire de l’incrédulité »10, de conférer une profondeur supplémentaire à la temporalité des récits.
1. L’univers narratif des Seigneurs de l’Instrumentalité
1.1. Les principales caractéristiques de l’œuvre
Le cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité se présente comme une série de récits au fil d’une saga de l’humanité couvrant une période allant de 1945 à quelques 16500 ans après J.-C. Il s’agit à la fois d’une histoire du futur11 et d’un livre-univers, tirant son originalité d’éléments de style qui confèrent aux narrations une atmosphère fabuleuse, visiblement en lien avec des mythes. Ce fonds hybride comporte en effet des « légendes philosophiques » et des « figures sensibles » d’un « roman du monde »12 qui dérivent de motifs mythologiques.
Plusieurs des récits de Smith sont annoncés et commentés par un narrateur hétérodiégétique qui, depuis un futur lointain, leur attribue explicitement la qualité de légendes13. La structure des récits du cycle correspond ainsi à celle de nombreuses narrations mythologiques traditionnelles14, lesquelles consistent en un ensemble de récits, selon plusieurs versions, qui se croisent et se répondent. Tout au long des fils narratifs des nouvelles et du roman, des éléments réémergent sporadiquement. Par exemple, le roman qui raconte les aventures du jeune Rod McBan comporte des liens avec différentes nouvelles dont il est le relais : il est donc quelque peu difficile de lire Norstrilia sans connaître certains événements et protagonistes des nouvelles du cycle15, et le cycle constitue une sorte de galaxie narrative dont le roman serait le noyau. Ainsi, au fil des récits, l’auteur a construit une xénoencyclopédie (Saint-Gelais 1999 : 135-141) que ses lecteurs doivent assimiler pour pouvoir s’y retrouver, en s’aidant au besoin de la Chronologie et du Glossaire. L’univers du cycle comporte également, outre les éléments propres au méga-texte16 purement science-fictionnel, des éléments importés d’une encyclopédie exogène – à savoir un certain nombre de motifs et de figures relevant d’imaginaires occidentaux ou orientaux, littéraires ou ethno-religieux17 – et qui font écho aux perspectives thématiques du cycle.
1.2. Les protagonistes et les thématiques porteuses
La « redécouverte de l’humanité » constitue la toile de fond d’une grande partie des récits du cycle, où l’Instrumentalité (la bienveillante mais implacable caste gardienne des destinées des humains18) a décidé de restituer à ceux-ci leur obsolescence19 car l’espèce ayant atteint les limites du progrès scientifique20 donne des signes d’ennui, voire de dégénérescence. Le mythe de rattachement est ici celui du renouveau, à la manière des Métamorphoses d’Ovide, mais aussi selon les croyances bouddhistes du samsâra et du dharma21. Il s’agit à la fois d’une nouvelle vie (une forme de renaissance spirituelle à des éléments culturels ancestraux, avec la variété des langues, les littératures, les traditions) et de la perte d’un statut privilégié (au moyen de transformations physiologiques et socio-politiques, les humains retrouvent la maladie, la mort, l’argent, les gouvernements et les problèmes liés aux cultures passées, dont font partie les différences et les inégalités).
Cependant, l’évolution de l’humanité a laissé de côté les « sous-êtres »22 : des animaux anthropomorphes dont l’existence est purement utilitaire et que l’on tue s’ils sont malades ou s’ils sortent du territoire qui leur est réservé. Une révolution, suscitée par la fille-chien D’Jeanne23, a donné l’espoir de sortir de l’apartheid dans lequel les maintiennent les humains, tandis que quelques Seigneurs de l’Instrumentalité cherchent à les faire accéder à la liberté24. Un certain nombre des nouvelles du cycle25 mettent en relief les vicissitudes de cette population cantonnée dans une gigantesque ville souterraine de la Vieille Terre. Le « sous-peuple » occupe une place de choix dans des événements cruciaux, comme la rencontre de Rod McBan et de C’mell, la fille-chat qui le conduit auprès du guide des sous-êtres, l’E’telekeli26, ou celle du Seigneur Jestocost qui fait participer C’mell à son projet de libération. Dans le cycle, cette thématique de la libération est en lien avec les faits sociaux et raciaux bien réels que l’auteur avait pu constater dès sa jeunesse en Asie : le « Nouveau Grand Jeu » (contrôle de l’Eurasie par les Occidentaux) voyait se manifester dans les sociétés chinoises, malaises ou indiennes des tensions sociales, politiques et religieuses qui allaient s’exacerbant au sein des communautés cherchant à s’affranchir27.
Ce contexte et la connaissance des cultures locales, le tout allié à une sensible empathie de Smith pour les persécutés (et pour les animaux), semble avoir alimenté son imaginaire. Dans ses récits, il associe à la dimension libératrice le renouveau de la « Vieille Religion Forte », un culte inspiré du christianisme primitif qui apparaît dans certains récits avec l’évocation du « Signe du Poisson »28. Mais dans les destinées de ses personnages se rencontrent tout autant la foi chrétienne que certains aspects des religions orientales : cette conjonction tient à la biographie de Smith, dont le point de vue est visiblement « situé » car le religieux chrétien y domine. On peut par ailleurs considérer que les deux thématiques (libération du « sous-peuple » et « redécouverte de l’humain ») tendent à l’idée, philosophique et religieuse, d’espoir d’un rééquilibre des existences.
Le motif du périple initiatique est lui aussi une constante dans le cycle, en particulier avec Rod McBan dans Norstrilia et Casher O’Neill dans La Quête des trois mondes, mais ce motif est également le moteur de quête d’autres protagonistes : le couple de « Boulevard Alpha Ralpha », la fille-chat et le Seigneur Jestocost de « La ballade de C’mell », la « sorcière » Elaine et la fille-chienne D’jeanne dans « La Dame défunte de la Ville des Gueux », ainsi que les héros des découvertes de l’« Espace2 » et de l’« Espace3 » (dimensions cosmologiques qui permettent les voyages interstellaires) dans « Les Sondeurs vivent en vain », « La Dame aux étoiles » ou « Le colonel revient du Grand Néant ».
Dans les évolutions de protagonistes comme McBan ou O’Neill, on retrouve le thème du héros à la recherche de son identité, d’une vérité et d’une justice, que l’on peut lier aux vicissitudes de personnages mythologiques comme Ulysse ou Énée, mais aussi comme Œdipe ou Héphaïstos (le handicap de McBan consiste en l’incapacité de communiquer par télépathie, mode courant des échanges sur sa planète), ou comme Prométhée ou Jason pour O’Neill, avec sa volonté de vengeance contre le dictateur de Mizzer. Les rituels d’initiation de McBan et d’O’Neill ont bien des aspects de la « morphologie de l’élection » évoquée par Mircea Eliade (Eliade 1957 : 102-103).
Orphée est également une figure mythologique lisible chez ces deux héros puisqu’ils sont amenés à affronter, chacun à sa manière, une descente aux Enfers29. D’autre part, McBan et O’Neill peuvent aussi être liés au personnage d’Osiris : pour le premier à cause des traitements chirurgicaux auxquels il est soumis (il est découpé en morceaux pour être envoyé sur Mars, puis transformé en homme-chat) afin de pouvoir arriver sur la Vieille Terre ; pour le second, du fait que sa planète natale (Mizzer30, la Planètes des Sables) et ses Douze Nils à l’aura mystique évoquent d’emblée l’Égypte ancienne, et parce qu’il passe par des épreuves durant lesquelles il y va de sa vie.
Enfin, dans Nostrilia, le périple de Rod McBan est conforme à la tradition du Bildungsroman : on le voit sortir difficilement de son adolescence prolongée, aidé par un ordinateur qui va lui procurer à la fois une immense richesse et bon nombre d’ennemis31, puis former sa personnalité au fil de son odyssée avec C’mell sur la Vieille Terre, la plus marquante de ses actions étant l’aide qu’il apporte au sous-peuple, avant de revenir sur Norstrilia « riche et bon »32. Le « vagabond des planètes » Casher O’Neill acquiert pour sa part des pouvoirs de héros quasi invincible au fil de ses rencontres (une disciple de la Vieille Religion Forte, la fillette-tortue T’ruth, Dame Celalta) qui le font parvenir au « lieu ultime et le plus paisible parmi tous ceux dont on se met en quête » (SI2, 460).
Tandis que pour les malheureux protagonistes de « La planète Shayol » (une sorte de camp de la mort dans le cosmos) vivent tragiquement une quête de vérité et de justice, d’autres destinées apparaissent sous un jour mélancolique. Ainsi, au début de la Redécouverte de l’Homme, dans « Boulevard Alpha Ralpha », Paul et Virginie33 consultent l’oracle qu’incarne l’ordinateur Abba Dingo et découvrent combien il peut être douloureux de vouloir connaître l’avenir. « La ballade de C’mell » évoque comment le Seigneur Jestocost et C’mell offrent au sous-peuple les premiers gages d’une liberté à venir, un projet mené en « amoureux de la liberté » (SI2, 176) aux dépens de la jeune femme. Tel qu’il apparaît à la fin de « La ballade de C’mell », Jestocost est lui-même une sorte de Prométhée qui vise à tromper l’attention de ses pairs pour mener à bien son projet de libération des sous-êtres.
Il est également difficile de ne pas percevoir un avatar de l’Ulysse homérique dans le héros malheureux du récit « Le crime et la gloire du commandant Suzdal », confronté au chant mortifère des « sirènes » de la planète Arachosia et qui, au moment du départ pour son odyssée interstellaire destinée à durer des milliers d’années, se voit s’efforçant de « conserver [ses] esprits tandis que le temps et l’espace rouleront autour de [lui] en grosses vagues » (SI1, 388). Si la trame de la nouvelle a peu à voir avec celle de la saga grecque, le combat de Suzdal contre les « klopts34 » créés par la généticienne Astarté Kraus (sorte de sorcière du futur assimilable à la Circé homérique) y fait assez clairement écho.
Chez les personnages et dans les péripéties narrées, il semble donc bien y avoir confirmation de ce qu’« […] une partie du sense of wonder de la science-fiction provient de la réactivation d’une imagerie mythique et religieuse. » (Bréan 2014 : 173)35, et dans le cycle, cet état des choses se vérifie effectivement aux niveaux narratologique et contextuel.
1.3. Atmosphères et modalités narratives
En évoquant des œuvres comme Dune (Frank Herbert) et les Cantos d’Hypérion (Dan Simmons), Anne Besson constate que « [l]es fictions de monde établissent […] une sorte de zone de contact entre les “genres de l’imaginaire” » (Besson 2015 : 80). Ce phénomène est visible dans Les Seigneurs de l’Instrumentalité, où la poétique spécifique de l’auteur met en jeu une scientificité (parfois naïve, souvent visionnaire) alliée à différents mythèmes et à une dynamique narrative typique des légendes, avec des protagonistes dotés d’une forte sensibilité, le tout dans des atmosphères teintées de merveilleux, et à l’occasion, des récits non dépourvus d’humour36. Les environnements des récits comportent diverses réalisations technologiques37, mais n’en laissent pas moins transparaître le merveilleux et le poétique38, comme l’astroport de « Boulevard Alpha Ralpha » (Paul et Virginie cherchant à connaître leur avenir auprès d’un ordinateur-pythie), les trois planètes39 où se déroule la quête de Casher O’Neill40, ou encore l’odyssée des machines de guerre dans « Une étoile pour trois »41.
Un autre lieu en relation directe avec la dimension mythologique est la planète Shayol, un monde où les condamnés sont utilisés pour produire des organes à partir de leur corps, soumis à des souffrances que seul un traitement spécial permet de supporter. Le nom de la planète renvoie de manière assez évidente au Shéol hébraïque, mais avec une dimension technologique inquiétante (les condamnés passent par un hôpital en orbite, puis sont pris en charge par un homme-bovidé qui sert d’infirmier et tempère les douleurs provoquées par les « dromozoaires »).
Les déplacements de monde à monde (systèmes stellaires, étoiles, planètes) font certes appel à des techniques qui mettent en jeu les « Espace2 » et « Espace3 » et différents vaisseaux interstellaires : nefs « planoformes », artefacts géants (le Vaisseau d’Or de la nouvelle éponyme) et autres engins. Mais dans « Le bateau ivre », il est plus poétiquement dit du héros, « Artyr Rambo de Terre Quatre » (le nom – déformé avec malice – est visiblement inspiré de celui d’un célèbre poète français) :
[…] il vola plus loin, fila plus loin, sauta plus loin que toutes les machines qui avaient existé avant […]. On aurait presque pu penser qu’il était allé si vite qu’il en avait percuté les grandes voûtes des cieux, et que l’antique poème n’avait été écrit que pour lui seul. « J’ai vu des archipels sidéraux et des îles dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur. »42
L’entrée en matière de ce récit est par ailleurs exemplaire d’un procédé dont Smith use à maintes reprises. Les récits comportent des caractères narratologiques et stylistiques (incipit de contes, intertextualité, animaux parlants, ambivalences et paradoxes, mouvements dialectiques) qui les apparentent à ceux, traditionnels, de la mythologie. S’y ajoutent le polylinguisme de l’onomastique43 et les croisements de codes entre les aires asiatiques et occidentales, qui contribuent au sense of wonder. Il arrive aussi que le récit commence par une adresse au lecteur (procédé caractéristique des contes occidentaux, mais aussi de diverses légendes chinoises) :
Peut-être s’agit-il de l’anecdote la plus triste, la plus folle, la plus démentielle de toute l’histoire de l’espace. Il est vrai que personne n’avait rien fait de pareil auparavant – voyager à de telles distances, à de telles vitesses et par de tels moyens. Son héros avait l’air d’un homme si ordinaire – au premier regard. Ensuite… Ah !… c’était différent ! (SI2, 11).
L’incipit de « La Dame défunte de la Ville des Gueux » est tout aussi explicite : « Vous connaissez déjà le dénouement : le drame immense du Seigneur Jestocost, septième du nom, et la façon dont C’mell, la fille-chat, lança le vaste complot. […] » (SI1, 433).
Cet habitus de l’écrivain est révélateur de sa volonté de présenter ses récits à la façon d’histoires mythiques, en « oralisant » son texte. L’auteur met ainsi en scène une oralité destinée à reproduire les dispositifs fictionnels des contes, en ouvrant au monde des « il était une fois » où une vérité peut se cacher sous un mensonge, où le doute sur ce qui est énoncé fait partie du jeu fictionnel44.
Le dispositif du conte fait passer d’un monde à un autre par des formules d’ouverture – qui ouvrent à l’univers de la fiction – et de clôture – qui restituent l’auditeur/lecteur à son monde propre (ce qui est le cas par exemple de l’épilogue de récits comme « Le crime et la gloire du commandant Suzdal » et « Le jour de la pluie humaine »). La modalité énonciative de ces passages est assertive (elle se combine éventuellement avec la négation et vient éprouver la pensée de l’interlocuteur) : elle révèle la subjectivité de ce qui est dit, tandis que la modalité d’énoncé peut osciller entre épistémique et aléthique, mettant en jeu la vérité du discours et appuyant le sentiment de merveilleux, comme on peut le lire dans l’incipit de « Le cerveau brûlé » :
Je vous le dis en vérité, c’est triste, plus que triste, effrayant – c’est vraiment un cauchemar que d’aller dans le Grand Extérieur, de voler sans voler, et d’évoluer parmi les étoiles tel un phalène parmi les feuilles un beau soir d’été. (SI1, 337).
Cette modalisation a posteriori45 permet de placer le narrateur dans la position de commenter son histoire et de lui donner une profondeur poétique (comme dans cet extrait), tout en dessinant un espace scénique de narration.
Un autre trait de style vient renforcer cette ambiance d’oralité (un conteur s’adressant à son public) propre aux mythes, au moyen des ballades qui scandent différents récits et qui apparaissent aussi dans le roman : les chansons qui ponctuent le récit de « La Dame défunte de la Ville des Gueux » ; les couplets que le « superviseur humain » en charge de l’ordinateur « Programmeur de la Population » est occupé à fredonner, ou ceux qui racontent la naissance accidentelle et l’épopée d’Élaine, la « sorcière » thérapeute qui permet que D’jeanne, la fille-chien, devienne l’héroïne légendaire46 du « sous-peuple » et que les « Vrais-Humains » finissent aussi par reconnaître47.
Smith construit ainsi ses mondes et leurs contextes à partir d’éléments puisés à différentes mythographies, tant orientales qu’occidentales, tout en les projetant dans un futur, le plus souvent dystopique, mais supposé évoluer vers un monde meilleur. Alors même que les forces « politiques » présentes dans ses textes (l’Empire, l’Instrumentalité) offrent des atmosphères proches de celles d’Orwell et d’Huxley48, les narrations évoquent l’espoir de la « redécouverte de l’Homme » (le mythe réinventé par Smith) et l’épilogue de « Sous la Vieille Terre » illustre cet aspect, avec la décision de Dame Alice More49 de redonner « à l’homme les maladies, le danger et la misère pour renforcer son bonheur » (SI1, 617). On est bien là dans le monde paradoxal des mythes.
2. Variété et consistance de la mythographie
Selon la mythocritique de Gilbert Durand, en reprenant les situations et les décors des grands mythes qui ont une valeur heuristique, un écrivain dissémine dans sa narration des récits préexistants qui participent à la signification de celle-ci. Toute élaboration poétique fondée sur ce terrain culturel présente dès lors un « bassin sémantique » (Durand 1996 : 105 ; 149) de trois types de mythes : ceux formés dans le passé et qui se sont imposés, ceux qui coïncident avec le « style » du moment, et ceux qui seront les mythes dominants de l’avenir.
Les contextes narratifs que Cordwainer Smith met en jeu dans sa science-fiction comportent de fait des éléments socio-anthropologiques50, et le fonds mythographique dans les récits (qui intègre des motifs mythiques sous la forme de légendes attestées ou inventées) permet d’affiner les caractères propres à la poétique de l’écrivain.
2.1. Croisements de mythes littéraires et ethnographiques
D’une part, comme il a été mentionné, les récits de Smith sont caractérisés par le fait que différents fils narratifs répartis dans les textes sont reliables les uns aux autres et créent ainsi une transtextualité (Genette 1982 : 7). Au fil des récits se construit une toile spatio-temporelle (vertigineuse, au vu de la chronologie évoquée) qui dessine tout un univers en évolution. Il y a déjà là un aspect qui renvoie à la notion de mythe, car ce dernier peut être considéré comme « une superstructure généralisante construite a posteriori » et qui « ne saurait s’identifier à un seul récit, ni même s’y incarner spécifiquement. » (Bost-Fievet, Provini 2014 : 171)51.
D’autre part, avec leur déploiement de fictions technoscientifiques, les textes des Seigneurs de l’Instrumentalité constituent à proprement parler une « tentative de mythe »52 : les thématiques de la redécouverte de l’humain et de l’affranchissement des sous-êtres remettent en jeu le conflit ancien entre ordre et désordre et entre vie et mort, des thèmes qui ont eu, bien avant Smith, différentes manifestations poïétiques.
Une résurgence de celles-ci est lisible dans les doutes du couple de « Boulevard Alpha Ralpha » où, au-delà « des machinations des Seigneurs qui avaient modelé [leurs] personnes » (SI2, 112) et en dépit d’une volonté farouche portant « à édifier un monde imparfait » (SI2, 99), Virginie cherche une raison d’être (« Qu’est-ce que Dieu, Paul ? On nous a donné des mots, mais je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. » SI2, 113) auprès de l’Abba Dingo, l’ordinateur encore apte à énoncer une vérité « à condition qu’on l’aborde par le côté Nord » (SI2, 117). On peut voir là deux motifs mythiques en surimpression : l’un inspiré explicitement d’un roman du XVIIIe siècle finissant (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, lié à des motifs encore antérieurs ayant trait aux amours malheureuses) ; l’autre inspiré de la mythographie antique et « modernisé » avec la présence d’une sybille computationnelle.
Le recours à ces figures ouvre à une temporalité en quelque sorte sans limites et qui, pour les lecteurs des XXe et XXIe siècles, fait le lien entre des situations très loin dans le futur et les histoires d’un passé tout aussi lointain que sont les légendes dont s’inspire l’auteur, alors même que le narrateur se situe forcément encore plus loin dans le futur et a connaissance de tous les événements qu’il rapporte (ou les a inventés).
Deux autres exemples de cette “atemporalité” mythologique, toujours avec la thématique de l’amour, sont repérables dans « Le cerveau brûlé » et dans « La Dame aux étoiles », qui convoquent explicitement les figures d’Abélard et Héloïse, avec le couple Magno Taliano et Dame Dolorès Oh (pour le premier récit) et M. Plusgris et Hélène Amérique (pour le second).
Cette configuration composite, à la fois « survivance et camouflage de mythes53 », se retrouve dans d’autres occurrences du cycle, cette fois dans la sphère d’influence culturelle asiatique.
Un des interprètes de l’œuvre de Smith, Han-Chang Lin, a proposé une analyse comparative de certains des récits avec La Pérégrination vers l’Ouest de Wu Cheng’en et L’Épopée des Trois Royaumes de Luo Guan-zhong54. De son analyse, il ressort que ces deux mythographies (les textes chinois ont eu des antécédents oraux et écrits) ont été sans doute surtout des sources d’inspiration pour Smith, car leurs contenus et structures ne correspondant que de loin aux contextes de récits comme « La ballade de C’mell » ou Norstrilia55. Cependant, pour Han-Chang Lin, ces contes « glorifient l’humanité et illustrent l’universalité de l’humain chez toutes sortes d’êtres, en tous temps et tous lieux56 », tout comme dans les fictions de Smith : c’est là une universalité qui s’inscrit dans une adéquation assez souple aux règles du huaben, l’une des formes traditionnelles des contes chinois57. John J. Pierce, un autre commentateur de l’œuvre de Smith, voit précisément dans « La Dame défunte de la Ville des Gueux » un exemple d’application des règles du huaben, en précisant que cela se limite, d’une part, aux ballades qui rythment les récits et, d’autre part, aux entrées en matière et aux épilogues qui prennent souvent la forme d’énoncés paradoxaux où une visée morale est accompagnée d’une dimension ludique (Pierce 1975 : xiii), comme on le voit dans l’incipit et l’explicit du récit « Le crime et la gloire du commandant Suzdal » :
Ne lisez pas ce récit ; tournez vite la page. Cette histoire risquerait de vous bouleverser. De toute manière, vous la connaissez sans doute déjà. C’est une histoire très angoissante. Tout le monde la connaît. On a raconté la gloire et le crime du commandant Suzdal de mille façons différentes. Tâchez d’oublier que cette histoire n’est que la vérité vraie. Car elle ne l’est pas. Pas du tout. […] (SI1, 385).
[…] Voilà l’histoire. C’est une triste, une merveilleuse histoire. L’Instrumentalité cherche à réconforter toutes les espèces qui composent l’humanité en leur disant que cette histoire n’est pas véridique, que c’est simplement une ballade. […] Telle est l’histoire. D’ailleurs elle n’est pas vraie. (SI1, 413).
Le motif mythique se révèle dans le discours du narrateur qui en énonce les caractères (étrangeté, excentricité, variété, universalité) et appâte son public par un jeu de contrastes. En outre, les interventions d’un narrateur dans le récit font partie de la stylistique du huaben, comme dans « La ballade de C’mell » qui s’inspirerait de L’Épopée des trois Royaumes58. Ces débrayages narratifs du locuteur se retrouvent dans d’autres textes, y compris dans Norstrilia, avec le « Thème et prologue » qui commence ainsi :
Intrigue, lieu et temps : tels sont les éléments essentiels.
L’intrigue est simple. Il était une fois un adolescent qui acheta la planète Terre. Cela nous le savons, à nos dépens. Cela n’arriva qu’une fois, et nous avons veillé à ce que cela ne puisse plus jamais se reproduire. Il vint sur la Terre, obtint ce qu’il désirait, et repartit en vie, après une série d’aventures remarquables. Telle est l’intrigue. / Le lieu ? C’est la Vieille Australie du Nord. Sinon, où ? […] (SI3, 9).
Selon Han-Chang Lin, Norstrilia pourrait avoir été inspiré par La Pérégrination vers l’Ouest, si l’on tient compte en outre du fait que les personnages (le Singe « égal du ciel » et le prêtre voyageur Tripitaka) du roman chinois apparaissent recomposés et adaptés dans le roman de Smith59. Han-Chang Lin a mis en parallèle différentes séquences des deux livres et cette étude détaillée le porte à conclure à une convergence dans le personnage de Rod McBan du Singe et de Tripitaka, compte tenu du parcours d’épanouissement personnel du protagoniste de Norstrilia, des rôles d’arrière-plan de C’mell et des deux Seigneurs (Redlady et Jestocost, assimilables aux deutéragonistes de la Pérégrination), avec aussi une identification de l’E’telekeli à un avatar du Bouddha.
Une autre affinité de l’auteur pour les mondes orientaux se retrouve ainsi dans les textes, à un niveau qui n’est pas mimétique au sens strict : si Smith s’est inspiré de textes traditionnels chinois, c’est en prenant beaucoup de libertés et en faisant preuve d’originalité. L’affinité avec la culture chinoise est surtout à voir dans l’interaction entre les humains et les autres êtres dotés d’intelligence (qu’il s’agisse d’animaux60, d’êtres dérivés d’animaux ou de robots équipés de cerveaux d’animaux ou d’humains chez Smith). Cette fiction d’interdépendance est constituée par un auteur sensible tant aux pensées taoïste et bouddhiste – des philosophies qui conçoivent l’engagement spirituel en relation avec un engagement éthique et écologique61 – qu’à une morale chrétienne soucieuse de rédemption et d’une co-existence « honnête » (franciscaine, en quelque sorte) avec le créé.
L’éthique de Smith repose ainsi sur une conception empathique de l’existence, que l’on retrouve par ailleurs dans la symbolique de la « Vieille Religion Forte » (la croix et le signe du poisson), très présente notamment dans la saga de Casher O’Neill, et dans les allusions à cet héritage de la spiritualité chrétienne. Cette religion est fondée sur l’amour (un amour de la vérité vu comme moteur existentiel), une conviction réitérée à plusieurs reprises, notamment dans « La Dame défunte de la Ville des Gueux » :
[…] La mort, ce n’est rien, pas plus pour vous les vrais humains avec vos quatre-cents années de vie que pour nous les animaux avec l’abattoir pour perspective. La mort, ce n’est qu’une question de temps. Elle est la même pour tout le monde. Ne vous inquiétez pas. Allez de l’avant et vous trouverez peut-être la miséricorde et l’amour, qui valent plus que la mort. […] Il ne s’agit pas de l’amour qu’on ressent pour un amant, fillette, mais de l’amour tout court. L’amour de la vie, l’amour de tous les êtres vivants. Même de l’amour de moi. Votre amour pour moi : pouvez-vous imaginer une chose pareille ?62
Tous les événements qui suivent vont réaffirmer cette foi des sous-êtres en une « guerre de l’amour qui commence », qui conduit D’jeanne au martyre mais prépare aussi la naissance du Seigneur Jestocost, l’un des futurs bienfaiteurs des réprouvés.
On retrouve cette affirmation dans Norstrilia à plusieurs reprises, par exemple quand l’E’telekeli explique à sa fille E’lamélanie, déçue que Rod McBan ne soit pas l’« Annoncé » :
[…] Nous savons que tout ce qui aime a une valeur en soi, et qu’en conséquence cette non-valeur des sous-êtres n’est qu’un leurre. Nous sommes forcés de regarder au-delà de l’heure et de la minute présente vers le lieu où aucune horloge ne bat et aucune aube ne pointe. Il existe un monde en dehors du temps, et c’est à lui que nous en appelons. Je sais que tu aimes la dévotion, mon enfant, et je t’en félicite, mais ce ne serait qu’une pauvre foi que celle qui attendrait le passage d’un voyageur ou qui croirait qu’un miracle ou deux peuvent redresser la nature des choses. […] (SI3, 299).
Dans les nouvelles de la « Quête des trois mondes », plusieurs rencontres de Casher O’Neill sont autant d’occasions d’être confronté aux symboles de la « Vieille Religion Forte » :
Dans l’esprit [de la femme-chien], il aperçut le signe d’un poisson griffonné sur un mur noir, et il sentit qu’elle lui disait en pensée : Ainsi, vous aussi connaissez un peu « la science sombre et merveilleuse » qu’il n’est pas encore temps de révéler à toute l’humanité ? Il lui renvoya par la pensée l’image d’une croix puis tourna son esprit vers le cheval, de peur qu’on ne surprenne leur échange télépathique […]63.
Vers la fin de son odyssée, ayant renoncé à sa vengeance et ayant acquis confiance et pouvoirs qui font de lui une sorte d’Élu, Casher se prépare à atteindre « le sanctuaire des sanctuaires, le Treizième Nil » :
Brusquement revint à son esprit le souvenir d’Henriada, la planète où le vent soufflait en tornades. Il revit le pâle et fin visage de T’ruth et se rappela ce que celle-ci tenait à la main. Le signe magique. Le signe secret de la Vieille Religion Forte. Celui de l’homme cloué pour y mourir sur deux morceaux de bois. C’était le mystère caché derrière la civilisation de toutes les étoiles. […] Maintenant Casher savait ce qu’il avait à faire […]64.
Au terme de son aventure initiatique, Casher se prépare à une sorte de mort-régénération : son séjour dans la contrée mystérieuse du Treizième Nil va lui permettre de passer d’une existence chaotique à une nouvelle naissance, créative ; comme le lui dit Celalta, l’ancienne Dame de l’Instrumentalité devenue son mentor, ce dernier voyage consiste à trouver « […] un lieu où nous puissions nous trouver nous-mêmes, afin d’être nous-mêmes, et je ne suis pas sûre que ce lieu existe ailleurs qu’ici. » (SI2, 460).
Les épilogues de la plupart des récits expriment cette idée de renaissance, dans laquelle on peut faire le lien entre les imaginaires religieux oriental et occidental, d’une part, et les imaginaires littéraires traditionnels des deux sphères civilisationnelles, d’autre part. Cette convergence se matérialise au sein des parcours initiatiques qu’effectuent les protagonistes des récits que nous avons sélectionné ici, où la variété des expériences est sous-tendue par cette symbolique de la renaissance-reconnaissance de soi et des autres.
2.2. Les ancrages symboliques et les régimes de l’imaginaire
Explicitement présentés comme des « contes », les récits des Seigneurs de l’Instrumentalité abondent en êtres qui renvoient à des symboliques eurasiennes, avec les animaux à forme humaine composant le « sous-peuple ». Dans cet environnement qui renvoie autant à l’imagerie des divinités égyptiennes qu’à celle des déités et idoles hindouistes, une dimension messianique est attribuée à certains protagonistes, comme C’mell ou D’jeanne, et plus encore à l’E’telekeli. Cette foi en une « redécouverte de l’humain » et celle qui meut la rédemption à conquérir par les « sous-êtres » passent par une forme de régénération spirituelle : celle-ci occupe plusieurs récits et devient dans les exposés du narrateur un motif central pour tout le cycle.
2.2.1. Le symbolisme dans le « sous-peuple »
Parmi les sous-êtres dominent ceux qui ont pour origine revendiquée65 les chiens et, encore plus présents, les chats. Ces derniers, compagnons de longue date des humains, ont anthropologiquement un statut symbolique ambigu, leur valence chtonienne étant contre-balancée par leur bienveillance généreuse66. Les chiens sont le plus souvent associés au « monde du dessous » et vus comme des intercesseurs dans le passage vers la mort67. Le cheval68 est lui aussi une figure chtonienne, symbole d’une psyché inconsciente (dans la psychologie jungienne), ainsi qu’une figure lunaire dont l’impulsion naturelle est à l’élévation69. Tous sont des êtres psychopompes, et on peut comprendre que D’jeanne et C’mell soient des deutéragonistes au statut d’héroïnes de légende, que l’on évoque et invoque : elles accompagnent le sous-peuple et l’humanité sur le chemin d’une coexistence. Symboliquement, la tortue évolue elle aussi entre les dimensions chtonienne et ouranienne70 et c’est la composante animale de T’ruth (un être porteur de vérité, comme son nom le suggère), la deutéragoniste que Casher rencontre sur la planète des tempêtes. Enfin, les oiseaux sont des symboles du monde céleste dans diverses civilisations : ils représentent la relation terre-ciel, les états spirituels, l’immortalité de l’âme et, dans l’hindouisme, le Kinnara – l’amoureux exemplaire, le musicien céleste71 – est représenté sous la forme d’un être mi-oiseau mi-homme72. Chez Smith, cette figure apparaît avec l’E’telekeli, le plus remarquable parmi tous les oiseaux qui se manifestent dans différents récits73. Du fait de sa nature à la fois humaine, animale et divine, initiateur et psychopompe, doté de pouvoirs télépathiques inédits, cet être exceptionnel renvoie aussi bien à la figure du Christ (l’aigle a des affinités avec le symbole de la croix) qu’à celle de divinités orientales comme Garuda. Il représente pour le sous-peuple dont il est le chef le relais qui permettra rédemption et renaissance, comme on le lit dans les derniers chapitres74 de Norstralia, quand Rod le rencontre pour sceller leur pacte (l’immense richesse de Rod contribuera à la libération des sous-êtres).
Cette symbolique des personnages se double d’une dynamique qui laisse voir la perspective pour ainsi dire « poéthique » de l’œuvre : une poésie humaniste, préoccupée par la question de « l’habitation dans le monde ».
2.2.2. Les structures anthropologiques de l’imaginaire
Dans les récits ici pris en compte, les parcours respectifs des protagonistes ont pour caractéristique commune de suivre une trajectoire allant d’un régime « diurne » à un régime « nocturne », selon la terminologie de la mythocritique de Gilbert Durand. Dans le cadre de la « classification isotopique des images » (Durand 1968 : 90-91) de cette approche de l’imaginaire, les odyssées de Rod McBan et de Casher O’Neill – ainsi que celles de Paul et Virginie, D’jeanne, Élaine, C’mell ou Jestocost – évoluent d’une structure « schizomorphe / héroïque » (adversités à affronter, recherche d’identité, ténèbres versus lumière) à celle qualifiable de « synthétique / dramatique » et « mystique » (initiation, acquisition, partage). Pour les protagonistes des récits, cela se vérifie dans une évolution spirituelle qui les fait aller d’un repli sur soi (par son handicap, Rod pourrait être qualifié d’autiste qui s’est constitué une « tanière »75, de même que Casher, qui est défini essentiellement comme « assoiffé de justice ») à une ouverture à l’Autre76. Dans la terminologie durandienne, pour l’un comme pour l’autre de ces protagonistes, le « schème verbal » passe de « distinguer » à « relier » et les archétypes évoluent d’une antithèse polémique « inconnu versus connu »77 à une dramatisation mystique. La mise à l’épreuve initiatique modifie une dominante « posturale » en une dominante « copulative » et « digestive »78 : autrement dit, la relation du personnage à son monde se transforme pour atteindre une intimité censée le sortir de l’inertie qui entrave sa liberté79.
D’autre part, on peut observer dans les récits que les parcours des protagonistes passent par l’épreuve d’une descente dans un monde chtonien (c’est en particulier le cas de Rod et d’Élaine quand ils doivent s’enfoncer dans le labyrinthe vertical de la cité du sous-peuple) ou d’un périple dans des univers inquiétants : les territoires étranges des trois planètes pour Casher, la « chaussée des empires oubliés » (SI2, 120) que doivent parcourir Paul et Virginie pour atteindre l’Abba Dingo ; l’espace et la menace de la planète maudite pour Suzdal80.
Ces différents parcours rendent compte par conséquent d’un imaginaire qui vise à fonder un équilibre anthropologique, contre l’entropie qui guette toutes existences, les Seigneurs eux-mêmes finissant par avoir conscience de n’être que des instruments dans leur caste bien nommée (l’Instrumentalité du Genre Humain), d’autant que la contestation de leur pouvoir se matérialise au sein de leur propre groupe81. Pour le narrateur des Seigneurs de l’Instrumentalité, ces histoires du futur sont à lire comme autant de légendes, en construisant une constellation de mythes que les lecteurs puissent interpréter comme des anticipations : des « mondes possibles », dotés d’une temporalité complexe.
2.3. Mythes et temporalité
En considérant les thématiques de la « redécouverte de l’humain » et de l’affranchissement du « sous-peuple » comme des « mises en forme de mythes »82, on voit que le mouvement général de l’évolution que Cordwainer Smith a mis en fiction consiste bien en ce que « l’avenir est un long passé » et que « l’histoire se répète et ne cessera de se répéter » (Tesser 2012 : 32). La réflexion de Tesser portait surtout sur la dimension politique de l’œuvre : selon elle, l’Instrumentalité (celle des Jwindz comme celle des Seigneurs) serait à considérer comme une métaphore de tout pouvoir vouée à prendre le contrôle du libre arbitre des individus, un contrôle que le temps – et les bonnes volontés, y compris dans les rangs du pouvoir même83 – se charge de modifier.
Or, le « plaisir du texte » dans les récits de Smith réside dans le traitement de la temporalité mise en fiction. En construisant des récits qui se présentent comme des légendes (du passé pour le narrateur, de l’avenir pour les lecteurs, compte tenu de la perspective temporelle énoncée), Smith construit une « feintise ludique » (Schaeffer 1999) qui ouvre la profondeur du temps dans le narré. Cette « feintise » ou « suspension d’incrédulité » comporte même des contradictions de la part du narrateur, qui parfois semble dédire ce qu’il vient d’énoncer (dans une distanciation qui sème le doute84) ou joue avec le lecteur-narrataire, par exemple au début de Norstrilia :
[…] Que se passe-t-il dans l’histoire ?
Lis-la.
Quels sont les personnages ?
[Suivent des explications sur les personnages et la trame]
Il s’en sort.
Il s’en est sorti. Voilà l’histoire. Vous n’avez plus besoin de la lire.
À part les détails.
Ils suivent.
(Il a aussi acheté un million de femmes, soit un trop grand nombre pour qu’un seul garçon en ait l’usage, mais il n’est pas sûr, ô lecteur, que tu découvres ce qu’il en a fait.)85
La construction narrative qu’a imaginé Linebarger-Smith semble bien correspondre à ce que proposait Richard Saint-Gelais, selon qui « la science-fiction est une aberration temporelle, […] chaque récit y provoque un certain nombre de désordres avec lesquels aussi bien l’écrivain que le lecteur doivent composer, et […] la dynamique du genre repose en grande partie sur ces aberrations, certaines inévitables, d’autres consenties, exploitées même par les récits. » (Saint-Gelais 2013 : 1).
Le temps est effectivement une dimension essentielle dans Les Seigneurs de l’Instrumentalité. Il trame une épopée, humaine et non-humaine, qui raconte une évolution constante : celle de l’humanité, avec ses découvertes technologiques, l’essaimage sur les planètes de différents systèmes solaires, ses progrès mais aussi ses stases et ses rétrocessions, ses modifications politiques86. Et il trame aussi celle des laissés pour compte, les sous-êtres qui doivent gagner leur liberté, alors que les humains, censés être enfin libres, sont en proie aux doutes, y compris les… maîtres (ce qui suggère qu’effectivement la liberté est un concept tout relatif).
Qui plus est, la temporalité concerne des fictions déclarées en tant que telles : si la science-fiction est une « mythologie du futur »87, Linebarger-Smith en a fait une poétique qui, effectivement, « invente des mythes sur des matériaux nouveaux », mais notre parcours sélectif dans l’œuvre montre que des mythes anciens – appartenant à une diversité de territoires civilisationnels – ont aussi été intégrés, en contrepoint des nouveaux mythes.
Ainsi, mythes nouveaux et anciens créent une forme d’eurythmie : par exemple l’amour de Paul et Virginie dans « Boulevard Alpha Ralpha » ne peut que faire écho à celui des personnages de Bernardin de Saint-Pierre, et celui des protagonistes des nouvelles « Le cerveau brûlé » et « La Dame aux étoiles » à celui d’Héloïse et Abélard.
La science-fiction de l’auteur est donc bien caractéristique de l’anticipation, un genre où se manifeste un « entrecroisement de temporalités » (Saint-Gelais 2013 : 1). Dans le dispositif narratologique qu’a créé Cordwainer Smith, destinateur et destinataire se trouvent aux deux pôles d’une perspective passé-futur dans laquelle les thèmes engagés sont ceux d’un monde possible où les réalités humaines s’inscrivent dans une toile du Temps, à savoir, pour les protagonistes, une allégorie de l’être88. Les lecteurs se trouvent ainsi confrontés à une structuration de l’expérience du temps à travers un acte de configuration narrative89 d’ordre pragmatique.
Saint-Gelais soulignait que la fiction consiste en « […] un acte de langage obéissant à d’autres règles que les assertions “sérieuses” » et qu’elle « […] propose des assertions feintes […] c’est-à-dire des énoncés produits sans que le locuteur ne s’engage à propos de leur véracité » (Saint-Gelais 2013 : 3). Dans le cas de notre auteur, on a pu voir que, de fait, le narrateur joue ce jeu de « feintise » et que l’anticipation qu’il met en œuvre est en correspondance avec ce que suggère Saint-Gelais, c’est-à-dire qu’elle « prend le futur comme point de repère temporel » (Saint-Gelais 2013 : 7) et joue avec la véracité des récits. Il s’agit dès lors, comme le suggère Saint-Gelais, de l’un de ces « décrochages » qui permettent à l’anticipation de s’émanciper par rapport au présent de l’écrivain.
Dans ce jeu que mène Cordwainer Smith, mythes nouveaux et anciens, littéraires et ethno-religieux trament la temporalité de l’œuvre et ouvrent sa profondeur, dans une mise en espace diégétique qui dynamise des histoires d’un futur, mais toujours en lien avec un passé en résurgence, le tout entretenant le « sense of wonder ».
3. Conclusions
Dans les récits de Cordwainer Smith, il semble donc que les mythes ou, plus précisément, les effets de légendarisation, aient une présence pour ainsi dire naturelle, en tant que structures enracinées dans l’imaginaire qui servent de points d’appui à la mise en fiction, mais aussi en tant qu’inventions « sur des matériaux nouveaux » (Le Guin 2016 : 76). En outre, il est loisible de voir dans l’« ailleurs et demain » que l’auteur invente un « ici et maintenant », avec les conflits et aspirations – scientifiques, politiques et sociales – de la réalité contemporaine de l’auteur qui transparaissent dans ses fictions. Réalité et fiction se trouvent ainsi mises en contact par le biais d’un narrateur qui « noue le Temps » (ou les temps) comme il est dit dans la ballade fictive qui sert d’exergue à la nouvelle « Lui-même en anachron » : « Et le Temps est / Et le Temps était / Et le Temps continue, avant… […] » (SI1, 369).
Au bout du compte on ne peut qu’être d’accord avec Ursula Le Guin quand elle estime que le mythe est l’expression de l’une des « nombreuses manières par lesquelles les êtres humains, dans leurs corps et leurs âmes, perçoivent le réel, le comprennent et entrent en contact avec lui » (Le Guin 2016 : 74). L’auteur des Seigneurs de l’Instrumentalité a utilisé cette même perception pour dessiner une véritable histoire du futur qui donne à voir, outre le « merveilleux scientifique » d’une anticipation, l’ancrage transfictionnel de différentes formes d’univers légendaires. L’œuvre de Cordwainer Smith s’inscrit ainsi dans le cadre des poétiques mettant en œuvre des fresques fictionnelles de la très longue durée (celles notamment de Stapledon, d’Asimov, de Herbert) qui jalonnent l’histoire de la science-fiction.