La science-fiction au miroir du mythe dans les récits brefs de Günter Kunert

Résumés

Günter Kunert, un des auteurs de l’ex-RDA les plus connus et les plus critiques à l’égard du régime est-allemand, a eu recours au registre de la science-fiction afin de dénoncer le caractère totalitaire de cet État à travers des situations quasi archétypales de violence, de crise, d’oppression d’inspiration mythique et notamment biblique. Cette conjonction des thèmes propres au registre de l’anticipation et à l’univers du mythe a inspiré certains de ses meilleurs récits brefs. Elle lui a permis notamment d’établir une analogie entre l’optimisme scientifique du monde occidental au XXe siècle, en particulier celui de la RDA, et le caractère souvent prérationnel de la pensée mythique. Un des mythèmes récurrents de ses récits est la nostalgie du paradis perdu, celui que constituent notre planète et sa richesse naturelle peu à peu épuisée par la surpopulation et la surexploitation de ses ressources. On le retrouve aussi bien dans « Andromède hors saison », de 1976, où toute une population affaiblie par les pénuries attend d’émigrer vers de nouveaux horizons aux ressources prometteuses, que dans « Adam et Evam » (1984), où une guerre nucléaire éclair interdit à deux astronautes en vol géostationnaire dans l‘espace toute possibilité de retour sur Terre, ou dans « Bouteille à la mer » (1984) où l’épuisement des ressources de notre planète favorise l’émergence d’un régime totalitaire particulièrement inhumain. Dans ces trois récits, le mythème du paradis perdu s’associe à celui de l’exode et/ou de l’extermination, perspective monstrueuse à peine suggérée dans « Andromède hors saison » mais nettement affirmée dans le récit dystopique « Bouteille à la mer », où l’extermination des citoyens ensuite transformés en sources de matières premières ou d’énergie est soigneusement planifiée. Dans une perspective un peu différente, le récit « Adam et Evam » associe, sur un mode cocasse et presque farcesque, aux mythèmes bibliques de la chute et de l’exode ceux de l’apocalypse et de la création démiurgique de la femme à partir d’une côte d’Adam. L’échec de la mission impartie aux deux astronautes d’assurer la perpétuation et la survie de l’espèce humaine en transformant l’un d’eux en femme dans un but explicite de reproduction montre bien à quel point le mythe devient pour Kunert un instrument de subversion littéraire des plus sarcastiques.

Günter Kunert was one of the best-known East-German authors and he ranked among the most critical ones of the ex-GDR ; he used the themes of science-fiction combined with the biblical myth to denounce the East-German totalitarianism and dictatorship. This convergence of science-fiction and biblical myths inspired some of his best short stories and enabled him to draw a comparison between the scientific optimism of the western civilisation of the 20th century and the prerational character of the mythic mind. His short stories deal with the recurrent mythic theme of the longing for the lost paradise, that is to say the paradise of the natural abundance provided by our planet Earth that is gradually depleted by overpopulation and overconsumption. This theme occurs in “Andromeda out of season”, published in 1976, in which a population weakened by shortages longs to emigrate to some other planet with a preserved and opulent nature, in “Adam et Evam” (1984) where two astronauts in geostationary space flight cannot return to Earth since it has been destroyed by a lightning nuclear war, or in “Message in a bottle” (1984) where the exhaustion of natural resources paves the way to the emergence of a radical inhuman totalitarianism. These three short stories combine the mythical motifs of the lost paradise and the exodus with the theme of extermination of mankind, which is discretely present in the background of « Andromeda out of season » but clearly stated in “Message in a bottle”. In that tale, the citizens are executed so as to be transformed and make up for raw material and energy shortages. In a rather different way, “Adam and Evam” resorts to some other mythical motifs from the Apocalypse of John and from Genesis like the demiurgic creation of the woman from a rib of Adam. The two astronauts cannot complete the mission they have been assigned in a case of emergency like this namely to turn a man into a woman through an operation in order to reproduce the biblical couple and ensure the survival of mankind. In that way, Günter Kunert uses science-fiction and myth as undeniably sarcastic instruments of literary subversion.

Plan

Texte

Günter Kunert, « un des grands poètes d’Allemagne » et « un des poètes dissidents est-allemands les plus intègres et les plus respectés » (Benoît 2019), s’est intéressé en particulier – car c’était également un grand prosateur – au registre de la science-fiction. En effet, les thèmes et l’évolution de ce genre ont reflété fidèlement dans l’ex-RDA la détérioration de l’image que l’opinion avait du régime, et notamment le basculement de l’utopie socialiste vers une forme tout à fait dystopique et totalitaire de stalinisme. À partir de la déception des espoirs très sincères qu’il avait initialement placés dans le socialisme, c’est à dire vers la fin des années 1950, Günter Kunert n’a pas cessé de critiquer, dans son œuvre poétique, narrative et essayistique, les formes est-allemandes d’un socialisme qui est resté, jusqu’à son effondrement en 1989, extrêmement autoritaire. Dans l’ensemble de ses nombreux récits brefs, il a également exploité largement, à l’instar de ses collègues est-allemands, le potentiel critique d’un univers de référence mythologique dont les situations quasi archétypales de violence, de crise, de tension et d’impuissance lui ont notamment permis de suggérer et de dénoncer indirectement les méfaits du totalitarisme. Ainsi le recueil Retour au paradis (Zurück ins Paradies, Kunert 1984) revisite par exemple le mythe d’Orphée et d’Eurydice dans plusieurs récits : dans « Comment la vie commence » (« Wie das Leben anfängt »), tout d’abord, puis dans « Les Ménades parlent de leurs victimes » (« Die Mänaden sprechen über ihre Opfer »), qui évoque les circonstances de la mort d’Orphée. Dans ce recueil, la figure de Diane chasseresse resurgit sous une forme moderne dans « Diane : reflet inversé » (« Diana : spiegelverkehrt »). Enfin, dans le recueil Dans l’angle mort, un livre de chevet (Im toten Winkel. Ein Hausbuch, Kunert 1992) également, on rencontre des avatars modernes de Morphée et de Sisyphe.

Certes, Günter Kunert n’associe pas toujours strictement l’univers science-fictionnel et l’univers mythologique mais pour lui, la science-fiction, en tant qu’instrument de dévoilement socio-politique, rejoint le potentiel critique de l’inspiration mythologique. L’association de ces deux domaines lui permet notamment de suggérer une analogie entre les formes modernes de notre vision du monde, pétrie de rationalité technique, et le caractère souvent pré-rationnel de la pensée mythique. Car l’image de la science et de la technique que véhiculent les écrits de cet auteur, qui rejetait l’idéalisation du progrès à laquelle succombèrent notamment les régimes socialistes après la seconde guerre mondiale, est tout sauf positive. Le registre littéraire de la science-fiction lui permet ainsi de relayer et d’amplifier les craintes, aujourd’hui très largement partagées, que suscitent la rationalité technico-scientifique et la valeur d’idéologie souvent suspecte qu’elle acquiert à nos yeux. Comme le souligne Martine Benoît, pour Günter Kunert, l’essentiel est « l’exigence de l’individu qui parle et se pose comme sujet contre un monde aliénant : Kunert nous met en face des catastrophes à venir et nous engage à les affronter. » (Benoît 2020). Pour lui, la science-fiction a, comme le mythe, « une fonction herméneutique qui a pour mission d’aider à interpréter le réel » (Drouin-Hans 2011). Elle est à sa façon une « mythologie de notre présent et de notre futur » (Vas-Deyres 2008), ou plus précisément une « mythologisation en devenir, spéculative, réflexive et éthique dans son essence » (Vas-Deyres 2008), à travers laquelle il interroge l’importance menaçante et cependant toujours croissante que prend, dans notre modèle de civilisation et pas seulement dans la sphère du socialisme, la rationalité technico-scientifique. C’est donc l’articulation et l’imbrication étroites de la SF et du mythe que notre réflexion se propose d’envisager chez cet auteur dont les récits visent moins à enrichir l’imaginaire déjà passablement vaste d’un genre établi qu’à servir un propos très critique de dénonciation rigoureuse des travers de la modernité. Science-fiction et mythe deviennent alors dans cette optique des instruments privilégiés de mise en perspective des failles, absurdités et apories de notre réalité contemporaine.

Notre réflexion portera en particulier sur trois récits, « Andromède hors saison » (« Andromeda zur Unzeit », Kunert 1968-2), « Adam et Èvam » (« Adam und Evam », Kunert 1984), et « Bouteille à la mer » (« Flaschenpost », Kunert 1984)1, où l’on trouve formulée sous une forme à chaque fois différente et originale la nostalgie d’un Eden perdu, comme le suggère le titre du recueil comprenant deux de ces trois textes, Retour au paradis. Günter Kunert n’ayant somme toute écrit qu’un petit nombre de récits et de pièces radiophoniques directement rattachables an genre de la SF, le choix de ces trois textes est motivé par le fait qu’ils illustrent de la façon la plus convaincante les formes de l’inspiration science-fictionnelle chez cet auteur, et son intérêt pour un genre qui lui permettait de porter un regard critique original et décalé sur son époque. Ce titre en lui-même un peu énigmatique qui ne reprend celui d’aucun des récits du recueil, renvoie explicitement au mythe biblique de la chute, successive au péché originel, et à la perte de l’insouciance paradisiaque. Il ne prend tout son sens que si on le replace dans le contexte d’une vision très pessimiste – à la fois politique, économique et écologique – et même quasi apocalyptique de l’évolution de la civilisation humaine au seuil du troisième millénaire. Ce paradis, dont l’homme s’est, selon Kunert, lui-même progressivement exclu, c’est notre planète, peu à peu épuisée par la surpopulation et la surexploitation de ses ressources, qui promettent à l’humanité un avenir peu enviable de pénurie et d’extinction.

1. Paradis perdu et voyage interstellaire

1.1. La Terre promise à portée de fusée

L’action du récit « Andromède hors saison » se déroule au trentième siècle de notre ère et s’inscrit précisément dans un contexte de pénurie généralisée, de désastre écologique et de faim chronique. La solution apportée à ce problème est celle que dépeint habituellement le genre science-fictionnel : l’exploration et la colonisation d’une planète habitable de remplacement, une planète « terraformable » selon l’expression consacrée, et le transfert d’une partie importante de la population vers un nouveau lieu de vie aux ressources prometteuses. Ainsi, le dépassement de la crise implique un exode collectif qui, à bien des égards, constitue un saut dans l’inconnu et exige de la part des personnes concernées une solide foi dans l’avenir.

Si le thème central de ce récit est fort classique, son intérêt réside dans le point de vue du narrateur, lui ausi candidat au voyage et se préparant à un départ imminent, mais qui ne connaît les conditions et le déroulement du périple qu’à travers l’image avantageuse et triomphante qu’en montrent les médias et la propagande gouvernementale invariablement positive et optimiste qu’ils véhiculent. À vrai dire, ce récit écrit avant le départ de Günter Kunert de RDA en 1979 illustre le thème dominant la seconde phase de l’évolution du genre en RDA, celui du voyage spatial, mais il reflète aussi la réflexion critique sur les problèmes de société qui fait, en RDA également, son entrée dans ce genre au début des années 1970 (Friedrich 1995 : 277). De fait, il renvoie d’une façon doublement ironique au contexte est-allemand des années 1970. D’une part, le thème de la bienveillance de l’État, tellement appuyée qu’elle en devient suspecte, fait figure en soi de satire de l’utopie socialiste exaltée avec triomphalisme depuis la fondation de la RDA, mais qui a pourtant imposé la répression sanglante de la révolte populaire du 17 juillet 1953. De l’autre, l’ardent désir de la population de quitter la Terre rappelle l’aspiration frustrée et douloureuse des citoyens est-allemands, depuis l’instauration du rideau de fer en 1961, à quitter les frontières de leur pays et à voyager.

Un récit plus ancien intitulé « Bible » (« Bibel »2) illustrait déjà ce thème de l’enfermement à l’échelle d’un pays en proposant une interprétation très originale du mythème biblique de la chute, c’est à dire de l’expulsion d’Adam et Ève du jardin d’Éden. Ayant mangé les fruits de l’arbre de la connaissance, Adam et Ève surmontent leur innocence initiale et prennent enfin conscience de la vraie nature d’un jardin paradisiaque en apparence idyllique, mais dont les portes sont soigneusement gardées par l’archange Gabriel, qui interdit toute sortie. Comme la RDA à partir de 1961, ce paradis est en fait une prison que l’on ne peut quitter qu’en transgressant délibérément l’interdit. Le péché originel apparaît dès lors aux yeux de l’auteur non comme un défaut d’obéissance, comme une faute, mais comme un acte courageux de rébellion contre la tutelle divine, ou plutôt contre les contraintes du socialisme utopique du jeune État est-allemand et des trompeuses promesses de son utopie.

L’ambivalence du discours utopique est précisément ce que veut suggérer, dans « Andromède hors saison », l’attitude volontariste et bienveillante de l’instance étatique, très soucieuse du bien-être de ses citoyens et qui s’efforce de réaliser leur aspiration au bonheur et de les soustraire, par la colonisation d’une autre planète, aux pénuries et disettes de la vie terrestre. Par son côté délibérément appuyé, cette bienveillance suggère d’une part une nette intention satirique car en RDA, on le sait, le système d’économie planifiée ne permettait pas une organisation rationnelle de la production et rendait quasi inévitables les ruptures d’approvisionnement et pénuries diverses.

Mais pour autant, bien que la générosité de l’État est-allemand semble un peu trop théâtralement mise en scène pour être complètement honnête et sincère, l’organisation systématique et à grande échelle de cet exode collectif, dont les citoyens suivent quotidiennement la présentation médiatique récurrente, ne semble dissimuler aucun dessein malveillant. Au contraire, ces voyages collectifs, qui exaucent la « nostalgie d’un jardin d’Éden préservé des souffrances humaines3 » (AHS : 97) de tous les candidats au départ, semblent de nature à répondre à l’aspiration mythique de la population au bonheur. L’évocation médiatique répétitive de ces départs fait figure de promesse quasi biblique d’accession à la Terre promise, de félicité et d’accomplissement personnel. Grâce aux prodiges de la technique, l’État semble ainsi en mesure de réparer la faillite humaine collective des générations antérieures qui n’ont pas mesuré les conséquences de leur prodigalité ni de leur imprévoyance.

1.2. Un voyage sans retour

Dans le récit « Adam et Èvam », le thème central est à nouveau celui du voyage interstellaire, et en s’associant à celui du paradis perdu, il se colore d’une dimension nettement plus tragique et en même temps ironique. Incontestablement, en tant que « mythologie moderne » (Vas-Deyres 2008), la science-fiction s’est « nourrie des mythes, des traditions et de l’imaginaire de la littérature de tous les temps » (Vas-Deyres 2008), et chez Kunert, elle se nourrit une fois de plus du mythe biblique qui, bien plus que dans le précédent récit, joue un rôle de grille de lecture et de schéma explicatif de la diégèse. Le texte biblique devient même une composante de la fiction : trouvé par hasard dans la fusée par les deux astronautes protagonistes de l’action, auxquels il était jusque-là inconnu, il devient pour eux une lecture de chevet et leur fournit une interprétation des événements qu’ils subissent.

Dans ce récit à la fois catastrophiste et farcesque, deux astronautes effectuant un vol géostationnaire au-dessus de la Terre sont les témoins distraits de phénomènes lumineux surprenants, à la surface de la Terre, qui sont en réalité les signes d’une guerre nucléaire généralisée dont ils peinent eux-mêmes à réaliser la véritable signification. Ces deux seuls survivants probables de la catastrophe prennent alors peu à peu conscience d’une situation qu’ils n’osent mettre en mots, et se rendent compte que toute perspective de retour est exclue, ils appliquent donc les instructions qui leur ont été données pour ce type de situation. Ils mettent tout d’abord le cap vers Sirius, où ils espèrent trouver une exoplanète habitable. Puis, à l’aide du matériel chirurgical nécessaire, fourni dans un compartiment scellé, l’un d’eux opère son coéquipier afin de le transformer en femme et d’assurer la survie de l’espèce humaine par la descendance qu’il attend de lui, comme le fit en son temps le couple biblique, l’objectif final étant de perpétuer l’humanité et d’empêcher son extinction.

On voit donc comment le thème en lui-même banal du voyage interstellaire croise celui de l’apocalypse et débouche inopinément sur celui du paradis perdu auquel il confère une originalité incontestable. Ce n’est pas seulement le thème de l’apocalypse, si fécond soit-il et dont on sait le succès qu’il a connu4, qui est ici remarquable, que le fait qu’il entre en collision et en dialogue avec ce que l’on pourrait appeler un bouquet mythique associant le paradis perdu, certes, mais aussi la Genèse, et même l’Odyssée. C’est ce qui explique la richesse de suggestion de ce récit sur lequel nous reviendrons.

1.3. À la rencontre des extraterrestres ? 

Le récit « Bouteille à la mer » semble n’accorder initialement qu’une importance marginale au thème du paradis perdu et s’attacher plutôt à évoquer la possible rencontre de l’humanité avec des formes de vie extraterrestres, qui était, comme le souligne Franz Rottensteiner « également un thème très apprécié dans la science-fiction de la RDA » (Rottensteiner 1981 : 99). Dans une société moderne proche de la nôtre, mais dont l’identité nationale et politique reste indéterminée, des radioastronomes ayant réussi à isoler, au sein du bruit cosmique, un message crypté en provenance de la constellation du Cygne supposent qu’il est l’expression d’une forme de vie non humaine, qu’il s’agit d’un de ces « signes d’une raison étrangère5 » (BM : 139) qu’ils souhaitent depuis toujours capter. Le topos science-fictionnel de l’existence d’une vie extraterrestre est ici introduit avec une série de connotations très positives et le récit fait surgir la perspective d’une rencontre pacifique et enrichissante avec l’altérité. Le caractère positif de cette rencontre est assez inattendu et donc plutôt surprenant, dans l’œuvre de Kunert, qui s’est aussi attaché à dénoncer, dans des récits antérieurs, le regard méfiant et suspicieux que bien des textes classiques de science-fiction portent sur l’Autre.

Le récit « Après l’atterrissage », (« Nach der Landung », Kunert 1968-1) tourne par exemple en dérision, en inversant les points de vue, la supériorité arrogante de la conscience de soi de l’être humain. Après un atterrissage sur une planète inconnue, des astronautes considèrent un extraterrestre avec beaucoup de scepticisme, voire de dédain, mais en réalité, ils ne sont pas, comme le lecteur le suppose spontanément, des êtres humains confrontés à une forme de vie étrangère, mais au contraire des extraterrestres observant un humain, placé dès lors dans la position peu enviable de l’Autre, considéré avec une suspicion dédaigneuse comme un objet.

Un autre récit, « Les petits hommes verts » (« Die kleinen grünen Männer » / Kunert 1972), renvoie par son titre aux inquiétudes suscitées à partir de 1877 par la découverte de canaux ou de sillons sur Mars, qui donna naissance au mythe d’une possible vie extraterrestre sur cette planète et à la crainte d’une invasion martienne. Mais ici, ce n’est pas tant l’altérité qui est menaçante, que les êtres humains eux-mêmes dans lesquels, au terme de l’invasion tant redoutée, les microscopiques petits hommes verts se sont immiscés, et dont ils ont déchaîné les pulsions destructrices. Là encore, Kunert inverse la perspective en suggérant que c’est au sein de la psyché humaine que l’altérité dérangeante se situe, et non a priori chez l’Autre.

Dans « Bouteille à la mer » au contraire, le contexte semble tout à fait propice à une rencontre réussie avec des représentants d’une civilisation extraterrestre. Non seulement les scientifiques ne semblent nourrir aucun préjugé défavorable envers eux, mais l’image même qui est donnée de ces derniers, une fois n’est pas coutume, est excellente. Les radioastronomes qui ont capté le message se situent aux antipodes de l’image convenue du « savant fou », ce sont des chercheurs au cœur pur et aux mains propres qui se placent sous le patronage de la figure éthique d’Einstein, qui représente pour le narrateur un « Parsifal professionnel, comme nous, comme moi6 » (BM :139), en ce qu’il a mené une quête scientifique éloignée de la pratique technique et de ses compromissions. Plutôt que celle d’un paradis perdu, c’est donc bien la perspective d’un nouvel univers mythique à explorer qui semble s’ouvrir au début de ce récit – qui ne tient malheureusement pas ses promesses.

2. Du paradis perdu à l’enfer quotidien

2.1. L’ère du soupçon

Les tonalités de ces trois récits, très différents les uns des autres, sont également très distinctes et, du moins dans leur commencement, à l’exception de « Adam et Èvam », relativement optimistes. Mais très vite, l’auteur introduit un principe de dérèglement et de dissonance tragiques. Dans « Andromède hors saison », la promesse biblique d’accession à la Terre promise laisse apparaître une fêlure dans ce qui se présente comme une idylle collective excluant toute dramatisation. Le narrateur, qui prépare lui aussi son voyage, s’aperçoit un beau jour, assistant devant son écran au départ de la huit mille cinq cent soixante-sixième expédition, que les constellations qu’il aperçoit à l’arrière-plan de cette émission soi-disant réalisée en direct, notamment celle d’Andromède, ne sont pas celles qu’il voit de sa fenêtre. Le doute s’installe alors en lui quant à la véracité des informations officielles selon une logique qui est celle de l’angoisse. Il en vient à ressentir une suspicion insidieuse, qui renvoie au malaise que suscitait, dans l’ex-RDA, le mensonge étatique permanent et la méfiance généralisée qu’il entraînait. Intentionnellement très allusif, le texte doit sa puissance de suggestion à ce qu’il ne formule pas explicitement. Laissant planer une atmosphère de machination et de complot, il fait surgir des craintes vagues mais allant bien au-delà d’une simple inexactitude du message officiel. L’imagination du narrateur, qui ne parvient pas à s’expliquer la contradiction qu’il a découverte, l’amène à ressentir « un sentiment impossible à refouler tel que l’on peut en éprouver lorsque l’on ouvre dans une maison hospitalière une porte derrière laquelle on découvre, au lieu de la pièce accueillante à laquelle on s’attendait, un abîme de ténèbres, une obscurité inconnue7 » (AHS : 98).

En dépit de sa discrétion allusive, ce récit suggère une inversion totale de l’optimisme et de la confiance initialement évoqués et renvoie, d’une façon très indirecte mais impérieuse, si l’on songe aux origines juives de la mère de l’auteur, à des images historiques de déportation, d’extermination planifiée. Kunert relie ainsi le mythe moderne du voyage interplanétaire au souvenir des trains plombés qui expédièrent les Juifs et autres ennemis du régime national-socialiste vers les camps de la mort, et il réfute également avec une vigueur grotesque remarquable « l’idéal utopique » qui constituait, pour des raisons idéologiques évidentes, l’horizon axiologique indépassable de la SF est-allemande (Rottensteiner 1981 : 92).

2.2. L’enfer au quotidien

Mais même si le motif du retour vers la Terre promise paraît ici sérieusement remis en cause, la catastrophe pressentie n’en est encore, dans ce récit, qu’au stade de la potentialité. Il n’en va pas de même dans « Bouteille à la mer » où le décodage, avec l’aide des services du contre-espionnage, du message reçu par les astrophysiciens révèle qu’il a été émis non pas par des extraterrestres, mais par des Terriens vivant sur Terre dans une époque future. Ce message est en quelque sorte « une bouteille à la mer venant d’après-demain8 » (BM : 150), que l’on a pu capter grâce à un « phénomène jusque-là inconnu de la théorie de la relativité, une sorte d’effet de feed-back provenant de la quatrième dimension9 » (BM : 150). De fait, Kunert rejoint ainsi un motif fort prisé de la SF, celui des univers parallèles, dont le premier souci du genre a été, comme le soulignent Gilbert Millé et Denis Labbé, de leur « trouver un fondement scientifique » (Millet, Labbé 2001 : 343). Le message capté illustre les conséquences terribles de l’exacerbation des problèmes de surpopulation et d’épuisement des ressources naturelles surgis à la fin du XXe siècle, c’est à dire l’instauration d’un univers totalitaire parfaitement dystopique. On passe ainsi du récit-cadre à un récit second dont l’action n’est pas inscrite dans un cadre spatio-temporel précis, où rien ne rappelle a priori le contexte de l’ex-RDA. Mais le comportement particulièrement autoritaire de l’officier des services secrets, qui n’autorise au narrateur qu’une lecture rapide du message décrypté dont il lui interdit de conserver une copie, suggère que le régime qu’il représente se sent mis en cause par le contenu d’un document révélant sans doute des évolutions futures déjà en gestation dans le présent.

Le témoignage autobiographique contenu dans le récit second évoque une société soumise à une surveillance absolue, où la liberté de déplacement et d’information n’existe plus, où chaque citoyen est astreint à ne pas quitter un périmètre précisément délimité et où l’ensemble de la vie quotidienne est codifiée, planifiée, encadrée par une instance supérieure étatique omnipotente. Le récit du narrateur est à la fois un appel au secours et une tentative désespérée de transmettre à la postérité une image véridique d’un univers de cauchemar même si, par un improbable prodige technique, dans la temporalité antérieure du récit-cadre, le témoignage posthume devient prophétie, ce qui substitue au motif science-fictionnel du voyage interstellaire celui du voyage dans le temps.

Dans ce contexte, la solution imaginée pour remédier au problème du décalage entre l’excédent de population et l’insuffisance des ressources est tout simplement l’extermination systématique et planifiée de la population – la propagande du régime utilise littéralement les termes « annihilation » et « extermination »10 (BM : 143) –, les corps humains étant ensuite transformés en sources de matières premières ou d’énergie. Le sacrifice individuel volontaire est en outre encouragé grâce à l’attribution d’infimes avantages qui paraissent cependant exorbitants dans cet univers, tel le droit de prendre un bain ou de manger de la viande une fois par semaine.

Du récit « Andromède hors saison » à « Bouteille à la mer », on voit ainsi l’utopie fissurée basculer dans la dystopie explicite, et cela sur un mode qui fait songer au traitement des problèmes de surpopulation par l’euthanasie volontaire et la transformation des cadavres humains en nourriture dans le roman Soleil vert (Make Room! Make Room!, 1974) de Harry Harrison, qui a inspiré le film éponyme de Richard Fleischer, ou par des formes extrêmes d’eugénisme dans Tous à Zanzibar (Stand on Zanzibar, 1968) de John Brunner (Millet, Labbé 2001 : 214). La bienveillance étatique se mue en une froide monstruosité technocratique, qui débouche purement et simplement sur l’organisation d’un génocide technocratiquement planifié au nom, sans doute, d’un impératif de survie collective qui n’est du reste pas explicitement mentionné dans le texte. À l’évidence, le récit fait allusion aux procédures nationales-socialistes d’extermination, à leur extrême rationalisation technique et économique qui visait, outre l’élimination physique, l’exploitation non seulement du travail mais aussi de la matière corporelle des populations exterminées, notamment juives (dents en or, cheveux, etc.). De fait, le texte fait clairement allusion à la tristement célèbre « solution finale » à travers le terme de « but final »11 (BM : 143).

Nous avons donc ici le tableau satirique d’une régression humaine et morale absolue prenant le masque de la nécessité pragmatique et devenant du reste une sorte de nouvelle idéologie, de nouvel impératif catégorique que les citoyens se doivent d’adopter. Au cours du récit, le narrateur découvre que même s’ils parvenaient à échapper à leur « extermination », ses concitoyens ne survivraient pas à l’échéance d’auto-élimination qu’il leur incombe de choisir eux-mêmes, car leur psychisme, sous l’effet du conditionnement collectif, intériorise et met spontanément en œuvre l’impératif d’anéantissement. Ainsi, ce récit évoque un des derniers stades de l’évolution perverse d’une rationalité qui s’abolit, s’auto-détruit elle-même, et c’est sans doute dans cette froide monstruosité que l’on retrouve la violence puissante du mythe, commune à la plupart des religions et omniprésente dans la mythologie antique, à travers le motif traditionnel du sacrifice, transformé ici en auto-sacrifice prescrit, banalisé, désacralisé, automatisé.

2.3. Le déni pour échapper au désespoir

Enfin le récit « Adam und Evam » ne laisse pas, en revanche, émerger les dimensions du tragique et du dystopique car il s’agit d’un huis-clos limité à deux personnages qui renoncent en outre délibérément, pour ne pas céder au désespoir, à évoquer la gravité de leur situation. Les deux astronautes ne s’en trouvent pas moins, après l’échec de l’opération de transsexualisation, dans une situation de détresse et de solitude sans remède qui exclut d’emblée la multiplicité des variations et issues narratives auxquelles le thème de la fin du monde a pu donner lieu dans l’histoire du genre. Publié en 1984, ce texte a été sans aucun doute inspiré par la crise des euromissiles qui, à cette époque, aurait pu se solder, au prix de la destruction de l’Europe, par une guerre nucléaire limitée territorialement et épargnant les USA comme l’URSS. Dans le récit, le cataclysme, certes très brièvement évoqué, paraît néanmoins irrémédiable et contraint les deux astronautes à une errance bien pire que l’exclusion d’Adam et d’Ève hors du paradis. Ils ont bien conscience d’avoir aussi peu de chances de trouver au cours de leur voyage vers Sirius une planète habitable, telle celle qui est justement promise aux populations du récit « Andromède hors saison », que de parvenir à reproduire, ne serait-ce que partiellement, l’histoire du couple biblique. C’est ce que suggère très ironiquement cette réflexion du narrateur : « Sauf qu’il n’est nulle part possible d’imaginer un paradis dont on pourrait être chassé »12 (AE :152). Mais dans ce récit, le tragique s’efface au profit d’une dimension comique et grotesque, qui résulte d’une exploitation savoureuse et vaudevillesque de nombreux mythèmes bibliques.

3. Variations sur l’apocalypse et la Genèse

3.1. Arrogance et naïveté du geste démiurgique

« Adam et Èvam » combine habilement des éléments de l’Apocalypse de Jean avec d’autres, empruntés à la Genèse. Certes, il faut noter que l’apocalypse, en l’occurrence la guerre nucléaire, précède l’expulsion des astronautes hors du paradis qu’était la Terre au lieu de lui succéder, comme l’enseignent la conception chrétienne traditionnelle de l’Histoire et son prolongement eschatologique. Et cette apocalypse se trouve en outre, à la différence des tonalités plus ou moins infernales des deux précédents récits, dépossédée de sa dimension dramatique par la légèreté avec laquelle le narrateur refuse, en dépit de l’inquiétude de son collègue E., de reconnaître la gravité de leur situation, se rendant ainsi coupable d’un déni de réalité :

Au troisième jour de notre vol orbital, E. – qui était de quart – me réveilla à trois heures quinze, heure spatiale, en expliquant que pendant un quart d’heure, il avait vu des éclairs. A. – c’est moi-même – rejeta cette affirmation comme non qualifiée et peu scientifique car sur la face éclairée de la Terre, on ne pouvait distinguer d’orage. Je dis à E. qu’il souffrait d’une crise de mal de l’espace. E. (entre parenthèses, très agité) m’expliqua en bredouillant qu’il avait observé en bas une série ininterrompue d’éclairs qui venait de s’interrompre il y a quelques minutes seulement.

Je lui proposai d’entrer en contact avec la station de contrôle au sol et de signaler ledit phénomène. Cela lui vaudrait un rappel à l’ordre. Mais qu’il le fasse. Je n’y voyais pas d’objection. Cependant, toute tentative de prise de contact échoua. Même sur la fréquence des appels d’urgence, il n’y eut pas de réponse13. (AE :154)

Si l’on songe à la signification du terme grec apocalypsis (ἀποκάλυψις), qui signifie dévoilement, révélation, c’est à dire l’exact inverse de l’attitude intellectuelle du narrateur, on peut aisément lire ce texte comme une dénonciation par Kunert de l’aveuglement métaphysique de l’homme moderne, lié à l’illusion de la maîtrise technique du monde. C’est du reste un thème fréquent de son œuvre.

Mais dans ce récit, l’opération de transsexualisation à laquelle le narrateur procède fait apparaître la « création » d’Èvam, par son caractère de bricolage artisanal improvisé et aventureux, comme une allusion satirique au mythe démiurgique de la Genèse, notamment à la création d’Ève à partir d’une côte d’Adam (Genèse, 2, 21-23). Déjà largement entaché par l’échec concret de l’opération, le mythe démiurgique acquiert en outre une tonalité d’apocalypse lorsque le narrateur compare l’ouverture du compartiment de leur fusée contenant les consignes et le matériel d’opération avec celle du sixième sceau du livre sacré de l’Apocalypse de Jean (Apocalypse, 6, 12), qu’il cite alors. Les phénomènes cataclysmiques annonciateurs de la fin du monde que cette ouverture déclenche (« alors il se fit un violent tremblement de terre, et le soleil devint noir comme une étoffe de crin, et la lune devint tout entière comme du sang…14 » suggèrent l’image d’une transgression inouïe du tabou absolu qu’est le respect de la personne humaine dans son intégrité physique et morale.

La critique du mythe démiurgique est du reste un thème récurrent en science-fiction depuis le Frankenstein de Mary Shelley et L’île du Docteur Moreau d’H. G. Wells, et les dérives auxquelles la science peut à cet égard donner lieu ont été, notamment à travers les thèmes de l’eugénisme, du clonage, de la manipulation génétique et du transhumanisme, abondamment illustrées. Cette critique rejoint celle, désormais classique, de l’irresponsabilité du savant que résume par exemple ce jugement formulé par Edwige Comoy Fusaro à propos de la littérature science-fictionnelle italienne de la fin du XIXe au début du XXe siècle : « les savants sont la plupart du temps représentés en littérature comme des apprentis sorciers enivrés par leur sentiment de toute-puissance, des savants fous de la folie prométhéenne, dont les travaux et les visions confinent généralement à l’horreur. » (Comoy Fusaro 2013).

On est chez Kunert certes plutôt dans un contexte de satire grotesque et donc d’exagération délibérée, mais ce récit tourne en dérision d’une façon à la fois savoureuse et rigoureuse la naïveté insondable de l’hybris techniciste de décideurs politiques qui, forts de leur fantasme d’omnipotence technique, ont pris ici pour argent comptant l’histoire du couple biblique et estimé que le mythe biblique de la Genèse pouvait contenir des enseignements applicables en cas de cataclysme nucléaire. Ayant pour « mission d’assurer la survie de l’humanité15 » (AE : 152), les deux hommes se trouvent par ailleurs également, si l’on fait abstraction de la protection du règne animal (absente du récit de Kunert), dans la situation de Noé réfugié dans son arche (AE : 156).

Au-delà de la monstruosité du geste démiurgique, le texte pointe également le cynisme des politiques qui ont froidement intégré dans leurs prévisions la catastrophe, dont ils sont eux-mêmes co-responsables, et en font peser les conséquences sur les deux astronautes. Cette critique est certainement dirigée d’abord contre l’optimisme scientifique aveugle des dirigeants de l’ex-RDA mais elle vise plus généralement et sans distinction d’appartenance idéologique toute forme d’idéalisation naïve de la technique et de pragmatisme politique cynique.

La critique de la démesure scientifico-technique se prolonge et s’amplifie en outre à travers une série de variations autour de divers mythèmes bibliques. Ainsi le narrateur en vient-il à remettre en cause la pertinence de l’idée même de création, un terme cité trois fois dès la première page du récit16, et à faire reproche à Dieu de l’irresponsabilité et de l’inconséquence foncières dont il s’est rendu coupable en créant l’homme, un être si imprévisible qu’il est en définitive capable de s’autodétruire : « Son entreprise de créer des êtres à son image ne fut-elle pas une faute empreinte de négligence dont nous, les copies, devons payer le prix fort? Lui au moins, aurait dû savoir à quoi s’en tenir.17 » (AE : 151).

3.2. La fâcheuse hybridité d’Èvam

Cette critique abstraite et de nature philosophique se prolonge en outre par une observation très fine des relations des deux personnages au terme de l’opération ratée de transsexualisation. Ayant drogué puis opéré son coéquipier, qui refusait pourtant de subir l’opération, le narrateur se voit ensuite confronté par celui-ci à sa responsabilité. Èvam est certes transformé/e physiquement en femme, au terme de l’opération qu’il ou elle subit à son corps défendant, mais sa stérilité réduit à néant les derniers espoirs, si faibles soient-ils, que les deux astronautes pouvaient avoir de perpétuer l’espèce humaine, et elle contredit également la célèbre injonction divine à la fécondité et à la reproduction qui domine le récit biblique de la Genèse (Genèse, 1, 22 et 28).

De l’Apocalypse de Jean, l’auteur exploite alors d’une façon inattendue un autre motif, sans lien direct avec le contexte science-fictionnel, mais qui nourrit largement le propos satirique : celui de la célèbre figure de la grande prostituée babylonienne, une représentation allégorique d’une instance fondamentalement hostile au peuple juif (Apocalypse, 17 et 18). Ce qui est remarquable est que Günter Kunert dissocie totalement ce motif (qui désigne probablement, dans le texte biblique à bien des égards cryptique et obscur, la corruption de l’empire romain déterminé à soumettre le peuple juif) de sa dimension allégorico-historique initiale pour le transformer en un motif cocasse et farcesque.

La stérilité d’Èvam apparaît en effet comme le produit d’une confusion funeste et grotesque des deux sexes dont, en dépit du succès apparent de l’opération, le prénom d’Èvam, combinaison de ceux d’Adam et d’Ève, est l’expression directe. Bien qu’elle soit dotée d’attributs sexuels féminins, Èvam n’en est pas moins pourvue d’une imposante musculature virile, d’une calvitie et d’une barbe qui ne cesse de croître en dépit de toutes les injections d’hormones féminines qu’elle subit. Et bien que sa stérilité démontre l’échec de la féminisation de son corps, Èvam adopte cependant un rôle résolument « féminin » : elle découvre la coquetterie et en fait largement usage, elle veut séduire le narrateur, moins vigoureux qu’elle, et n’hésite pas à le soumettre à ses désirs par la force, si nécessaire. Arguant de la mission reproductrice qui est la leur, elle lui impose de s’acquitter de son devoir conjugal et on devine que cela relève, de même que la féminité pour le moins ambivalente et fort peu attirante qu’elle revendique et le contraint d’honorer, d’une intention de vengeance.

Cette vision très négative d’une transsexualité inaboutie et caricaturale, très éloignée des réflexions actuelles sur l’identité sexuelle, exprime bien moins un préjugé négatif qu’elle ne traduit une condamnation de la violence que ce changement de sexe non souhaité a fait subir à l’identité sexuelle de l’astronaute. En effet, les postures provocantes qu’adopte Èvam à travers ses tenues et ses poses aguicheuses et de mauvais goût font moins d’elle une incarnation de la séduction et du vice, comme tend à le suggérer l’allusion biblique, qu’elles expriment le sentiment d’exaspération d’une féminité inaboutie et condamnée à une sorte de surenchère. Le comportement d’Èvam peut aussi être interprété comme une réaction de défense, un rôle de substitution destiné à compenser une frustrante stérilité. Èvam s’identifie à une figure satirique de femme fatale, de grande séductrice s’efforçant d’ensorceler son partenaire à l’aide de ses charmes douteux car ses tentatives n’ont pas le même succès que celles de l’Ève biblique de la Genèse.

Fourvoyé dans une relation conjugale sans issue avec une nouvelle compagne exigeante qu’il se voit contraint de flatter hypocritement pour tenter de l’amadouer, le narrateur en vient à se demander s’il n’est pas personnellement responsable de la stérilité de leur union, car il envisage l’hypothèse – ultime élément de satire et de caricature – que son aversion intime envers la féminité ambivalente d’Èvam ait pu provoquer une atrophie définitive de ses cellules sexuelles (AE : 153, 161).

Comme dans le précédent récit, on voit clairement dans celui-ci que le mythe ne joue pas un rôle d’élément d’amplification de la fiction et de l’imaginaire par une association de l’ancien et de nouveau, du mythologique et du scientifique comme c’est souvent le cas en science-fiction ou dans le genre littéraire de la fantasy. Il offre plutôt une grille de lecture de situations extrêmes de crise dont il permet une lecture critique et satirique, qui met en lumière la faillite d’une pensée scientifique techniciste aussi naïve, en définitive, que l’était la pensée mythique. À travers les motifs du voyage interstellaire et du voyage dans le temps, ainsi que les thèmes du paradis perdu et de l’apocalypse, l’auteur interroge notre rapport à la science et la technique sur le mode d’une méditation narrative à la fois pessimiste et sarcastique sur les limites de la rationalité et sur la funeste propension humaine à l’illusion et à l’auto-surestimation. On voit ainsi comment ces récits de Günter Kunert prennent une place particulière dans le panorama de la science-fiction est-allemande qui, comme le souligne fort justement Franz Rottensteiner, « atteint précisément des sommets dans ces domaines où, à première vue, on ne les attendrait pas : non pas dans des visions de l’avenir exposées avec gravité, mais dans l’humour et la satire (…). » (Rottensteiner 1981 : 112)18.

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Notes

1 « Andromède hors saison » sera désormais citée (AHS), « Bouteille à la mer » (BM) et « Adam et Èvam » (AE). Il n’existe pratiquement pas de traduction en français des œuvres de Kunert et toutes les citations ont été traduites par nous. Retour au texte

2 Ce texte a été republié dans (Kunert 1980) et a sans doute été initialement publié dans (Kunert 1968-1). Cette incertitude est due aux nombreuses rééditions des textes de Kunert dans des recueils aux titres changeants et à une certaine imprécision du référencement dans les éditions est-allemandes de l’époque. Retour au texte

3 « Hunger nach dem Garten Eden außerhalb irdischer Nöte ». Retour au texte

4 Cf. l’anthologie de Jacques Goimard, Demetre Ioakimidis et Gérard Klein, Histoires de fins du monde (Goimard 1974), et diverses études telles Chelebourg (2012), Engelibert (2013), Engelibert (2019), Rumpala (2018). Retour au texte

5 « Zeichen fremder Vernunft ». Retour au texte

6 « ein Berufsparzival, wie wir, wie ich ». Retour au texte

7 « nicht zu verdrängen ein Gefühl, wie man es verspüren mag, öffnet in einem einladenden Haus die Hand eine Tür, hinter der sich statt des erwarteten gastlichen Zimmers ein lichtloser Abgrund auftut, eine unbekannte Finsternis. » Retour au texte

8 « Eine Flaschenpost von übermorgen ». Retour au texte

9 « Ein bisher unbekanntes Phänomen der Relativitätstheorie, etwas wie ein Rückkopplungseffekt aus der Vierten Dimension. » Retour au texte

10 Les termes utilisés par Kunert sont les mêmes en allemand : « Anihilation », « Extermination ». Retour au texte

11 « Endzweck ». Retour au texte

12 « Bloβ ein Paradies, um daraus vertrieben zu werden läβt sich nirgendwo vorstellen ». Retour au texte

13 « Am dritten Tag unseres Orbitalfluges weckte mich E. – der Wachdienst hatte – um drei Uhr fünfzehn Raumzeit mit der Bemerkung, es habe eine Viertelstunde lang geblitzt. A. – das bin ich selber – wies diese Behauptung als unqualifiziert und unwissenschaftlich zurück, da auf der Tageseite der Erde keine Gewitter erkennbar wären. E. leide an einem Anfall von Raumkranheit. E. (in Klammern : sehr aufgeregt) erklärte stammelnd : Er habe ein pausenloses Wetterleuchten da unten beobachtet, das erst vor einigen Minuten abgeklungen sei. / Ich schlug ihm vor, mit der Bodenkontrollstation Verbindung aufzunehmen und besagtes Phänomen zu melden. Er würde sich eine Zurechtweisung einfangen. Bitte sehr. Meinetwegen. Jeder Versuch der Kontaktaufnahme miβlang jedoch. Sogar auf der Notruffrequenz kam keine Antwort. » Retour au texte

14 Le récit de Kunert cite dans cette phrase (sans guillemets) la Bible de Luther, dans l’édition de 1912 : « Siehe, da ward ein groβes Erdbeben, und die Sonne ward schwarz wie ein härener Sack und der Mond war wie Blut… » (AE : 155 / La Bible de Jérusalem, 1955 : 2127-2128). Retour au texte

15 « Mission zur Erhaltung der Menschheit ». Retour au texte

16 Le narrateur évoque « l’acte de création » (« Schöpfungsakt »), la Création elle-même (« Schöpfung »), « l’histoire de la création » (« Schöpfungsgeschichte »), in (AE : 151). Retour au texte

17 « War nicht sein Unterfangen, Wesen nach seinem eigenen Vorbild herzustellen, ein fahrlässiger Irrtum, für den wir, die Kopien, teuer bezahlen muβten ? Er immerhin hätte es besser wissen müssen. » Retour au texte

18 « So hat denn die DDR-SF gerade auf jenen Gebieten die Höhepunkte, wo man es auf den ersten Blick nicht erwarten würde : nicht bei den ernsthaft vorgetragenen Zukunftsentwürfen, sondern bei Humor und Satire (…). » Retour au texte

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Référence électronique

Yves Iehl, « La science-fiction au miroir du mythe dans les récits brefs de Günter Kunert », Textes et contextes [En ligne], 17-1 | 2022, publié le 15 juillet 2022 et consulté le 26 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3423

Auteur

Yves Iehl

MCF, laboratoire CREG, EA 4151, Université Toulouse Jean Jaurès, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9

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