La tétralogie de Yirminadingrad1 est un objet complexe. Le premier ouvrage, Yama Loka Terminus, écrit par Léo Henry et Jacques Mucchielli, a été publié chez l’Altiplano en 2008. Bara Yogoï, des mêmes auteurs mais avec la collaboration de l’illustrateur Stéphane Perger, est ensuite publié chez Dystopia Workshop en 2010. Tadjélé (Dystopia Workshop, 2012) voit l’équipe d’auteurs s’agrandir pour accueillir Laurent Kloetzer. Quant à Adar, sorti également chez Dystopia Workshop en 2016, il diffère des autres tomes dans la mesure où il comprend des textes d’auteurs et autrices qui se sont emparé de l’univers de Léo Henry et Jacques Mucchielli. Stéphane Perger, l’illustrateur, a conçu treize images, qu’il a envoyées aux auteurs et autrices (Stéphane Beauverger, David Calvo, Alain Damasio, Mélanie Fazi, Vincent Gessler, Sébastien Juillard, Laurent Kloetzer, luvan, Norbert Merjagnan, Jérôme Noirez, Anne-Sylvie Salzman et Maheva Stephan-Bugni). Ceux-ci ont ensuite écrit un texte qui apparaît dans le recueil mais sans que leur nom soit signalé. On ne sait donc pas quel auteur ou quelle autrice a écrit quel texte. Au cœur de tous ces volumes de nouvelles, la ville fictive de Yirminadingrad.
Le rapport au lieu fictionnel est un des éléments clés des littératures de l’imaginaire, puisqu’il peut cristalliser le déplacement qu’opère le récit avec le monde tel que nous le connaissons. Dès lors, ce lieu construit peut être porteur de l’hypothèse sous-tendant le récit science-fictionnel et inscrire le novum (Darko Suvin 1977) dans un espace physique et mental à explorer. Dans la tétralogie de Yirminadingrad, le lieu n’est pas un cadre mais bien le support même d’un questionnement sur sa propre nature et sur sa construction en tant qu’image, voire en tant que mythe.
Trois éléments de définition anthropologique du mythe peuvent être mobilisés pour analyser la tétralogie. D’une part, sa nature de récit des origines, telle que décrite par Mircea Eliade : « […] le mythe raconte comment […] une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment. » (1988 : 16-17). De là vient sa dimension de vérité, ou plutôt sa portée épistémologique : le mythe explicite le monde tel qu’il existe via une forme narrative : « Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du Monde est là pour le prouver ». (Eliade 1988 : 17) Enfin, le mythe est la somme de ses versions, comme l’a montré Lévi-Strauss (1974 : 249). Tous ces éléments sont au cœur de la tétralogie, non seulement de manière thématisée, puisque la ville de Yirminadingrad elle-même devient un espace mythique, mais aussi dans sa façon de produire une multiplicité de récits aux auteurs divers, articulant poétique, métaphysique et politique, dans un mouvement réflexif sur le geste imaginaire. L’espace mythique et narratif de Yirminadingrad incarne ainsi l’articulation entre image et politique. C’est pourquoi sa construction comme mythe est particulièrement signifiante. La tétralogie travaille, dans son organisation narrative et esthétique, les structures mêmes qui sont celles du mythe dans le traitement de la multiplicité des sources et dans celui d’un rapport entre poésie, narration, savoir et idéologie. Dans un premier temps, il s’agira de voir comment la tétralogie, par la construction d’un rapport spécifique au temps et à l’espace, travaille la manière dont le mythe semble toujours préexister à l’ensemble de ses versions, et comment cette notion de palimpseste est liée, dans ces nouvelles, à une violence originelle. Puis, il s’agira de montrer que Yirminadingrad construit une mythologie interne et qu’elle interroge par ailleurs la valeur de ce système de références dans une réflexion philosophique et politique, et enfin que l’écriture polyphonique et collective de la tétralogie résonne avec sa réflexion sur la place du mythe.
1. Entre histoire et légende
Yirminadingrad. On y reste. On en part. On en rêve. On s’en souvient. Léo Henry et Jacques Mucchielli ont inventé un univers – ni tout à fait le nôtre, ni tout à fait un autre – dont d’autres artistes se sont emparés. Au fil des volumes, se dessine un monde elliptique et tragique, marqué par les conflits armés, l’exil et la pauvreté, au centre duquel la ville de Yirminadingrad est comme un mythe qui semble préexister à tout ce que l’on peut en écrire et qui, dans le même temps, n’existe que parce qu’on le raconte. En raison de la construction spatiale et temporelle de la tétralogie, la ville devient, au niveau intra-diégétique, la somme des histoires qui sont racontées à propos d’elle, dans une structure d’écriture qui rappelle la définition du mythe par Lévi-Strauss.
Chaque ouvrage de la tétralogie fonctionne, en un sens, comme un fix-up2. Les textes sont autonomes mais rassemblés ; ils forment une unité qui dessine en creux l’histoire d’un lieu et de ses habitants. Les personnages n’y sont jamais les mêmes. La chronologie est indécidable. Il n’y a pas de grand récit, mais des petites histoires qui viennent jouer dans les interstices et qui construisent, pourtant, une chambre d’écho dont on ne peut qu’espérer saisir furtivement le son d’origine. « La vérité se cachera peut-être dans les interstices », écrit la narratrice de « Sur les murs, le visage de ma mère » (Beauverger et alii 2016 : 95).
Ces petites histoires elles-mêmes ont un statut ambigu et l’on ne sait jamais quel est leur degré de vérité. Dès la première nouvelle de Yama Loka Terminus, c’est par le biais de l’ouï-dire, dans l’incertain de la rumeur et de la légende, qu’est ancré le texte. « Mon père est mort le lendemain de ma conception. Je ne connais personne qui l’ait vu tomber de ses propres yeux, mais tous les sans-retraites de Yirminadingrad ont une version de l’histoire à raconter. » (Henry, Mucchielli 2008 : 6) Ou encore : « Ma mère avait quatorze ans. On dit qu’elle aurait mis plus de trois mois pour se rendre compte qu’elle était enceinte […]. ». (Henry, Mucchielli 2008 : 6) Et plus loin : « Je ne suis pas difforme et cette version est celle de la légende. » (Henry, Mucchielli 2008 : 6) Le vocabulaire lié au champ de la narration, l’utilisation du conditionnel ou de structures de discours indirect avec des pronoms indéfinis sont légion dans les nouvelles dès ce premier volume.
La narration fait allusion aux moments fondateurs de l’histoire de la ville (la guerre, la catastrophe industrielle) mais toujours comme un avant qui n’est jamais le récit central des nouvelles. Les protagonistes des textes sont eux-mêmes à la marge de l’histoire, ancrés dans des contextes individuels sur lesquels la grande histoire déteint, presque toujours de manière dramatique, mais sans qu’ils puissent précisément agir sur son cours. De ces fragments et de ces incertitudes naît la dimension mythique de la ville, qui existe comme une image sous-jacente d’un passé lointain, devenu presque anhistorique, agissant pourtant sur le présent et auquel on se réfère pour comprendre ou pour dire le monde dans lequel on vit.
A cette question de la tension entre histoire et légende, répond un travail sur la construction de l’espace. L’organisation des récits et des tomes dessine en effet un jeu entre centre et marges. Le premier volume, Yama Loka Terminus, se situe au cœur de Yirminadingrad, ville imaginaire d’Europe de l’Est, au bord de la mer Noire. La parole y est donnée à ses habitants, témoins et victimes de la guerre et de la dictature. Bara Yogoï s’éloigne de ce centre pour évoquer une ville-usine détruite par une catastrophe dont on ne connaît pas exactement la teneur. Dans le troisième volume, la parole est laissée à celles et ceux qui ont quitté Yirminadingrad après sa chute, exilés aux quatre coins du monde. Adar, enfin, revient au centre, et montre à nouveau la ville originelle mais cette fois par le biais de regards qui lui sont étrangers et qui la découvrent. La présence/absence dans laquelle se construit toujours la ville est donc propice à la naissance de récits pluriels qui permettent aux personnages de dire leur propre identité individuelle ou collective.
Au fur et à mesure de la lecture, il devient évident qu’il ne s’agit pas seulement d’une construction elliptique3 mais bien du fait que l’histoire n’est précisément pas racontable, car elle est celle du trauma et parfois celle de ceux qui ne sont jamais revenus : « Ils ne reviennent pas. Aucun ne fait parvenir de rapport, un témoignage ou un signe. Les ruines restent muettes. Elles ont toujours été là et, bien après, demeurent : l’ensemble des discours produits autour appartient au genre des littératures de l’imaginaire. » (Henry, Mucchielli 2010 : 108-109) La trace que l’on explore, et qui semble exister depuis toujours, c’est-à-dire depuis le hors-temps du mythe (« le temps primordial », Eliade 1988 : 33), ne reste qu’un objet d’interprétation tout comme le texte des nouvelles lui-même. Yirminadingrad devient un mythe dont on aurait perdu le sens et que l’on peut, par conséquent, réinvestir d’une polysémie toujours renouvelée. Au mythe répond la ruine, à la poésie l’archéologie. Il s’agit de tenter de faire parler ces traces par les récits que l’on se transmet.
De ce fait, cette citation (« l’ensemble des discours produits autour appartient au genre des littératures de l’imaginaire ») vient désigner et commenter ce qu’est la tétralogie elle-même dans un geste métafictionnel. En tant que littérature de l’imaginaire, elle produit de manière performative une ville qui n’existe que dans les traces qu’elle en suggère. Au lieu de présenter l’illusion d’une complétude, la tétralogie interroge directement la dimension fragmentaire de tout univers fictionnel4. Yirminadingrad est ainsi un lieu « aux frontières de l’inexistence » (Henry, Mucchielli, Kloetzer 2012 : 325). Elle existe par les récits qui en sont faits au cours des nouvelles et c’est pourquoi son univers y relève davantage d’une matrice que d’une encyclopédie.
L’univers fragmentaire que dessine l’ensemble des textes est organisé autour de ce centre vide qu’est la ville, nous échappant constamment alors que tout semble toujours y ramener. Dans « Les mauvais jours finiront », la ville est soupçonnée d’être un symbole vide qui ne renverrait à rien. « Il fallait bien sortir, il fallait bien qu’on nous jette sur la route parce que, sinon, Yirminadingrad aurait cessé d’exister pour de bon. Il n’y aurait plus eu personne pour la raconter. Plus rien à dire » (Henry, Mucchielli, Kloetzer 2012 : 19), peut-on lire dans Tadjélé. La ville finit même par n’être désignée que par son initiale, comme dans cette nouvelle, mais aussi par exemple dans la seconde nouvelle d’Adar, « (en Y, la fuite des amants) ».
Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il y ait, dans la première nouvelle d’Adar, une référence structurelle au Stalker de Tarkovski. Dans ce film, l’espace est construit de manière transcendante par le récit performatif, pourrait-on dire, du guide, et la « zone » y est précisément un lieu de traces du passé échappant aux tentatives de la définir ou de la saisir, à l’image de Yirminadingrad elle-même qui existe parce qu’on la raconte, même de manière diverse et même de manière incertaine.
Les textes sont comme des palimpsestes emplis des couches de l’histoire, tels les ruines des usines désaffectées de Bara Yogoï, le lieu de la catastrophe, traité de la même manière que Yirminadingrad :
Ogoï B-Y était une ville fantôme, pensée sur le modèle des plates-formes pétrolières. Elle oscillait aux frontières de l’inexistence, mais quand Guernica eut abattu celui qu’elle pensait être le chef de clan au cours d’un duel truqué, les autochtones consentirent à se mettre aux ordres des nouveaux venus, et la cité abandonnée devint le chantier d’une œuvre sans pareille dans l’histoire des hommes. (Henry, Mucchielli, Kloetzer 2012 : 325)
L’espace est toujours le lieu de la sédimentation des temps et des récits et c’est en cela qu’il devient mythique, en trouvant son identité dans la somme de ses altérités.
2. Des mythes fictifs
La dimension mythique de la construction de l’univers fictionnel fait aussi écho à la récurrence de références à des mythes5 (fictifs) dans le texte même. C’est une véritable mythologie qui se construit dans la diégèse et à laquelle les personnages et les narrateurs et narratrices font constamment allusion comme un socle de leur représentation du monde. Il ne s’agit pas ici tant d’intertextualité que d’intratextualité, dont l’enjeu est de construire un système de références entres les nouvelles. L’histoire de Yirminadingrad plonge ses racines dans un passé mythique où rêve une « scolopendre au centre du monde », et qui met en scène le couple légendaire Yirmin et Adina. Cette histoire, ce mythe des origines, au sens de Mircea Eliade, affleure régulièrement et pointe vers le pouvoir de la narration. Il indique que le monde dans lequel nous nous promenons est un monde d’histoires, un monde qui est ce qui se raconte :
La Scolopendre au centre du monde rêvait de tours ombilicales rouillées, de blocs de métal écrasé agrippés par des bras d’acier, de bulles de verre crevées, noires. Elle frémit dans la boue sous la terre et ses segments raclèrent les granits. La vague se propagea, d’écrasements en dilatations, à dévoiler le brun, le sombre sous le vert des prairies, à décharner les vents, à faire béer le monde sur son passage. Elle se rapprochait du campement des hommes, plus rapide que les plus vifs oiseaux de proie, ceux qui vous font aveugles avant d’être cadavres. (Henry, Mucchielli 2010 : 133)
Les textes brouillent d’ailleurs le rapport au temps, au point que l’on ne sait plus si ces mythes sont modernes ou archaïques, s’ils existent a priori ou sont construits a posteriori, et même à vrai dire quel statut il faut donner à chaque histoire.
Bien des personnages rencontrés dans les nouvelles possèdent d’ailleurs des noms qui leur attribuent une fonction symbolique, comme par exemple « Le Protecteur » dans une nouvelle de Bara-Yogoï au style à la fois apocalyptique et proche des récits mythologiques : « Le Protecteur avait essayé d’empêcher la catastrophe et avait échoué » (Henry, Mucchielli 2010 : 53). Or le statut de ces personnages est dès lors indécidable. Sont-ils allégoriques ou bien ont-ils une réalité dans la diégèse ? Dès lors, un personnage peut devenir légendaire alors qu’une légende s’ancre peut-être dans le vrai. C’est sur cette ambiguïté constante que se fonde la tétralogie, précisément en faisant jouer les textes l’un avec l’autre, voire l’un contre l’autre, dans un effet d’étrangeté toujours plus grand. Dès lors que l’on croit commencer à mettre de l’ordre dans cet univers, l’œuvre suivante vient déstabiliser nos attentes, comme dans une quête permanente qui n’est pas seulement celle du lecteur ou de la lectrice mais aussi celle des auteurs. Ceux-ci semblent explorer également les possibilités que leur offre leur propre matrice qui les a dépassés.
Le mythe est ainsi une dimension sous-jacente de l’univers de Yiminadingrad, ce qui se situe en-dessous de ce que l’on perçoit, ce qui l’explique, d’une manière ou d’une autre, peut-être même ce qui lui donne vie de manière performative. Or l’un des thèmes majeurs de la tétralogie est la question des origines, des traumatismes qui ont causé et causent toujours la souffrance des personnages. Ainsi, si ce sont d’abord les maux d’une guerre d’un camp contre un autre, de l’épuration ethnique et du totalitarisme qui semblent visés, il devient rapidement évident que l’un et l’autre camp ne sont pas exempts d’exactions. C’est ainsi également la normalisation des sociétés capitalistes modernes qui est dénoncée, ça et là.
Yirminadingrad devient dès lors un espace de fiction mythique et politique. C’est ce qui explique la diversité des nouvelles et la possibilité de passer d’un texte semblant être du fantastique à un autre qui ne porte pas d’éléments imaginaires explicites. De manière générale, la tétralogie se fonde sur une structure de science-fiction, empruntant à la dystopie, voire parfois au post-apocalyptique, qui devient la matrice d’histoires en tous genres, où les éléments visibles de la science-fiction ne sont pas toujours nécessairement mis en avant. Ce qui compte est le cadre qui ouvre à ces potentialités et à cette diversité, de même que le cadre de la ville et de son histoire ouvre à des tranches de vie dans ses marges. Ces histoires sont donc toujours périphériques mais elles réinvestissent un esprit, des motifs et des images qui renvoient constamment en creux à une unité profonde.
Le mythe, à son cœur, tel que le définit Mircea Eliade, induit un rapport de détermination du présent par un passé inscrit dans un système signifiant. Or le monde de Yirminadingrad est ancré dans des schémas qui semblent tragiques, des cercles dont on ne peut sortir, des douleurs auxquelles on ne peut échapper, parce que le mal a toujours déjà été fait, précisément dans ce temps indéfini de l’avant sur lequel les personnages n’ont pas de prise. Le monde de ces nouvelles semble souvent arrêté, sans possibilité de construire un futur.
Face à cela, la construction narrative de la tétralogie interroge en elle-même les systèmes. Au lieu de présenter une réflexion politique explicite et contextualisée, elle vient construire des images ambiguës qui se heurtent les unes aux autres. Le mythe y est certes une autre forme de système, mais ici conscient de lui-même et de la polysémie de ses images. Par ce biais, le « système » mythique y est fondamentalement méta-narratif et invite à une réflexion sur les cadres idéologiques de nos sociétés, dont nos perceptions du réel sont de toute façon dépendantes.
Dans ce contexte, Yirminadingrad devient, au sein de l’univers fictionnel, un symbole politique, un cri de résistance. L’histoire de la ville est repensée comme mythe a posteriori pour dessiner l’image d’un monde en ruines, d’un terrain d’affrontement qu’il faut réinvestir de nouvelles forces, d’un élan presque anarchiste attaquant tous les systèmes. La lutte politique est d’ailleurs un thème explicitement abordé dans certains des textes, comme par exemple « L’usine », dans Yama Loka Terminus, une nouvelle qui a la particularité d’être écrite à la deuxième personne du singulier. Le personnage de cette nouvelle est une ouvrière qui travaille dans une usine inutile, mais dont l’activité se poursuit néanmoins, simplement pour que les personnes aient un emploi. Ce que fabrique l’atelier A est démonté le lendemain par l’atelier B, et ainsi de suite. Or les ouvriers apprennent que les cadences vont être augmentées et essaient de s’organiser pour résister à la direction. La deuxième personne du singulier est en fait utilisée par cette ouvrière comme une manière de montrer la déshumanisation des personnes dans le rapport au travail, et surtout la place du travail dans l’idéologie dominante. La situation absurde que pointe le texte n’est qu’une amplification de dynamiques qui préexistaient :
Tu pourrais en rire si tu savais encore le faire. Mais tu as arrêté de sourire il y a bien longtemps, avant même que l’usine ne devienne ce qu’elle est. Aujourd’hui, tu es vide et tu ne te regardes pas dans les miroirs. Tu ne dis plus jamais je, tu parles à peine, et ta haine s’est tournée vers ton propre corps, dont la souffrance est la seule preuve de ton existence, la seule chose qui t’empêche de croire que le vide s’est enfin emparé de toi. (Henry, Mucchielli 2008 : 120)
C’est bien la dissolution de l’identité, qui amène à ne plus pouvoir se penser comme sujet et donc à ne plus pouvoir se raconter à la première personne, qui résonne dans ce texte. A la fin de la nouvelle, l’ouvrière prend la parole dans une réunion avec ses collègues. C’est cette lutte qui lui redonne un sens et lui rend la possibilité d’exprimer un « je » : « Alors tu te lèves et tu dis » et plus loin, « Puis j’ajoute que j’ai une proposition pour le texte » (Henry, Mucchielli 2008 : 132). Le travail sur une contrainte de narration est donc fondamentalement lié aux problématiques du texte, et l’effet d’étrangeté de la seconde personne rend concrète pour le lecteur l’aliénation qui est celle du personnage. Par le biais de nouvelles plus explicitement politiques comme celles-ci, les enjeux de l’ensemble du projet se révèlent. Yirminadingrad est un support allégorique pour penser notre propre monde, et c’est en cela également qu’elle fonctionne comme un mythe, non pas comme un récit vrai au sens de « racontant des événements réels », mais comment disant, voire comme révélant le réel via la construction d’une image. Or, comme dans notre monde, les images telles que la scolopendre ou Yirmin et Arda sont repris au sein de la tétralogie dans de multiples contextes, de l’engagement politique à l’installation artistique, du tatouage au graffiti, parfois investis d’un sens révolutionnaire et parfois récupérés par le monde marchand. La coexistence du rapport entre image et récit et de la structure en expansion autour d’un centre vide est donc une manière de construire du sens sans le figer dans un système.
3. Polyphonie et écriture collective
Tous ces textes construisent donc une dialectique entre divers éléments : stylisation et brutalité, centre et marges, image et narration, etc. L’ensemble ne se saisit toujours que par contraste, et il en est de même pour l’univers fictionnel. Comme dans les structures mythiques, la tétralogie est écrite de telle manière qu’il ne soit plus possible d’attribuer les textes à un auteur unique. Tous les textes, dès le duo de départ, se fondent dans un geste à plusieurs qui rend floue la question de la genèse.
Au sein de cette diversité, il est finalement logique que d’autres créateurs se soient emparés de Yirminadingrad. Il s’agit d’une œuvre ouverte par essence et d’une œuvre-support, qui n’existe toujours que dans les extensions d’un centre que l’on ne verra jamais. Nous arrivons toujours après, nous regardons toujours d’ailleurs. L’œuvre se construit donc comme un ensemble de voix, non seulement celle des personnages mais aussi celle des différents auteurs. Dès le départ, le projet de Léo Henry et de Jacques Mucchielli, qui est décédé peu avant la sortie du troisième volume, était d’accueillir les propositions d’autres écrivains ou artistes. Yirminadingrad est de fait devenu un univers transmédia6.
Pour Adar, le projet, en termes d’écriture, s’est renouvelé en sollicitant directement un groupe d’auteurs et d’autrices. Leur seule consigne était de s’inspirer de l’image attribuée par Stéphane Perger et d’écrire une nouvelle qui se déroulerait dans la ville de Yirminadingrad, mais en ayant pour narrateur un personnage venu de l’extérieur de la cité. Parce que ces nouvelles ne sont pas attribuées à leurs auteurs et autrices, le recueil collectif nourrit dès lors la notion de mythe, où les récits se détachent de l’identité de leurs auteurs pour venir alimenter un imaginaire pluriel par une multiplicité de versions, de voix, d’interprétations. Les voix se mêlaient déjà dans les premiers recueils, mais Adar change l’échelle du dispositif et le radicalise dans le sens de la polyphonie et d’une écriture anonyme qui souligne sa dimension mythologique. La ville de Yirminadingrad est donc un support de rêverie, plus ou moins cauchemardesque, et un support de création, qui porte la possibilité d’un espace d’hétérogénéité, de confrontation à une altérité toujours renouvelée.
De fait, la posture du récit bref est aussi à mettre en valeur, dans la mesure où elle implique une multiplication des points de vue et permet une diversité de personnages, d’approches mais aussi d’écritures. L’un des éléments fondamentaux de Yama Loka Terminus est le fait qu’à chaque texte correspond une contrainte d’écriture différente. Certaines sont aisées à remarquer – la nouvelle « Tarmac/penthouse – dernier rapport de télésurveillance », par exemple, repose sur le principe formel de faire cohabiter trois niveaux de récits différents (piste 1, piste 2, piste 3) proposés sur la même page en trois colonnes -, d’autres beaucoup moins. Il ne s’agit en rien d’un travail formaliste mais plutôt d’une manière de tirer parti de la contrainte pour explorer une altérité toujours renouvelée. Les textes deviennent ainsi des voix qui, l’espace de quelques pages, laissent entendre leur vision du monde.
La tétralogie, dans le même esprit, pratique aussi le mélange des genres. Certaines nouvelles appartiennent à la science-fiction, d’autres au fantastique. Ainsi dans Adar, le récit « Les terrains de golf sont tout ce qu’il reste de l’altérité » se rattache très visiblement à la science-fiction. Cette nouvelle part en effet d’une prémisse typiquement science-fictionnelle, la duplication technologique du cerveau d’un individu, et elle l’associe à un parti-pris narratif spécifique : c’est ce cerveau non humain qui nous raconte l’histoire, dans une hétérogénéité typographique et de voix qui tient à sa nature. Or ce travail sur le genre et sur la narration est lié à une réflexion sur la question de la portée politique de l’urbanisme (notamment ici dans une volonté de normalisation et de gommage de l’altérité) et du rapport de l’humain à la technologie. En revanche, d’autres textes ne présentent aucun novum spécifique à la nouvelle et s’inscrivent simplement dans l’univers général de Yirminadingrad, par le biais du quotidien d’un personnage qui pourrait très bien exister dans notre monde. Cette multiplication des modalités de rapport au monde fictionnel introduit une ambiguïté toujours plus grande sur le statut des textes et de leurs histoires. Ce qui ressemble formellement à un mythe est-il nécessairement plus allégorique que d’autres textes en apparence davantage ancrés dans le réel ? Rien ne nous permet de le savoir.
Beaucoup de textes jouent d’ailleurs sur des contraintes d’écriture qui relèvent de catégories génériques. Les nouvelles empruntent parfois la forme et la langue du reportage, du texte universitaire ou du témoignage. Dans Bara Yogoï, le texte « L’atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons sans échappée possible » reprend ainsi des extraits de ce qui semble être un carnet d’ethnologue. On y reconnaît la forme de la prise de notes et un vocabulaire spécialisé :
Rôle du masque. Symbole, parure, individuation, protection. L’acte de nutrition impose, pour de brefs laps, son retrait. […] Essentiel du temps passé sous le masque : univers clos, utérin, la tête prise dans ses propres excrétions. Dissociété ou asociété ? Rémanence de rite communautaire dans la prise de l’antidote. La tribu s’organise, parfois avec l’aide des autorités. (Henry, Mucchielli 2010 : 100)
C’est précisément la forme du recueil de récits brefs qui facilite cette hétérogénéité et cette liberté formelle. De fait, ces textes ne sont pas faciles à comprendre parce qu’ils demandent constamment de réfléchir à la question de savoir d’où ils parlent et de quoi ils parlent. L’effet d’étrangeté est toujours extrêmement fort, non seulement en raison de ce qui est raconté mais surtout à cause de la manière dont cela est raconté. Par conséquent, le lecteur est obligé de céder, de se laisser porter par l’écriture pour expérimenter le texte. C’est ainsi qu’il peut toucher à ce qui est au cœur de ces œuvres, l’humain. Précisément, en faisant entendre toutes ces voix, en expérimentant tous ces rapports au monde (intellectuels, sensoriels, etc.) les textes réintroduisent de l’humain dans un monde qui paraît cauchemardesque. La violence est grande dans ces recueils, décrite de manière parfois très crue. Mais il y aussi une violence fondamentale qui ne consiste pas seulement à décrire des crimes, mais aussi à faire sentir à quel point ce monde fait violence aux personnages, comme le montre notamment la fin d’une nouvelle de Yama Loka Terminus :
Un rire d’enfant à la fin du monde,
Les larmes d’un vieil homme,
Seul, assis dans les ténèbres.
Le désir, violent, douloureux.
Les applaudissements d’une jeune femme à la mort d’un homme,
Le goût du sang sur mes lèvres,
Mourir, sans savoir si Yirminadingrad vivra. (Henry, Mucchielli 2008 : 302)
À cette violence répond la manière dont le texte nous fait violence, précisément par son étrangeté, par l’ellipse entre les textes brefs, par les chutes des nouvelles. La tétralogie est tout l’inverse d’un lieu rassurant, elle est constamment dans une entreprise de déstabilisation, ce qui n’empêche pas la construction d’une beauté noire dans la fascination pour une dimension cauchemardesque qui fait image.
La tétralogie, dans une démarche métafictionnelle, construit donc Yirminadingrad comme un lieu imaginaire à investir, et son histoire comme un avant, situé dans le temps primordial des commencements. De ce fait, elle demeure à la fois inaccessible et déterminante. Par ailleurs, les contraintes stylistiques et la polyphonie donnent la possibilité de construire la tétralogie comme une matrice, comme une source infinie d’histoires. Par sa structure complexe et ses références au mythe, elle invite donc toujours à penser les fonctions du récit, en termes esthétiques, politiques et métaphysiques. Le mythe, tel qu’il a été pensé par l’anthropologie, fournit une porte d’entrée et un modèle d’appréhension de ces textes, puisqu’il y est à la fois mis en scène, exploré et interrogé dans un contexte idéologique et politique qui est celui du monde contemporain. La tétralogie implique de regarder dans les interstices, de croiser les systèmes, d’écouter les voix dissonantes. Le fonctionnement du dernier volume, Adar, est par là même une radicalisation et une mise en abyme du fonctionnement de Yiminadingrad dans son ensemble. Les auteurs s’invitent dans cet univers et le disent avec leurs propres mots. Léo Henry a expliqué que Yirminadingrad est un outil d’écriture. Tel un mythe, elle peut donc toujours être réinterprétée et ressaisie dans un nouveau récit porté par une nouvelle voix.