L’ouvrage collectif coordonné par Anne-Marie Reboul, Professeure en Etudes Françaises à l’Université Complutense de Madrid, propose, à travers une introduction et treize contributions, de faire le point sur ce qu’il est advenu, dans les premières décennies du XXI° siècle, de ces « romans de l’artiste » que le XIX° avait vu éclore, depuis le künstlerroman allemand et les romans dits « de formation » ou « du poète », que la présence de trois axes permet d’identifier: la mise en scène d’un artiste voué à son travail dans une volonté d’incarner l’idéal ; l’univers de l’atelier de l’artiste comme espace de la quête et une forte composante métadiscursive. Interpelée par le retour et même le foisonnement d’une mise en scène de l’art et de l’artiste dans la fiction sur les deux dernières décennies, l’équipe a souhaité interroger des productions ultra-contemporaines en langue française et espagnole pour en actualiser le panorama. Elle a, pour ce faire, a obtenu un financement de recherche national I+D dans la catégorie « Projet d’Excellence » qui a permis, depuis 2018, des séminaires et journées d’études dont l’aboutissement est cet ouvrage.
Une riche introduction permet de poser des bases conceptuelles et de situer dans son évolution historique la sphère assez large à laquelle peut renvoyer la présence de l’artiste et son œuvre dans la fiction. Une bibliographie initiale de vingt-neuf références marque les principales pistes de recherche, et sera complétée par d’autres, spécifiques aux différents articles. Après avoir mis en perspective les différentes contributions pour montrer la pertinence de leur sélection pour un tel ouvrage de synthèse, Anne-Marie Reboul propose un prolongement. Observant la coïncidence du retour du « phénomène de ces ’fictions de l’artiste’ » avec l’émergence d’une culture visuelle entendue comme un « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images1 », elle suggère aux historiens de l’art de puiser à leur tour dans les œuvres littéraires et cinématographiques pour affiner définition et compréhension de la culture du XXI° siècle, dans un va-et-vient aux promesses fructueuses.
Les contributions sont classées en trois parties d’inégale ampleur, laissant apparaître la complexité de la délimitation de l’objet. Si la première, intitulée « Ecrivains médusés devant l’art et l’artiste », comporte sept articles, la deuxième, pensée non plus autour des créateurs mais des vecteurs, « Bande dessinée et cinéma au service de l’art et de l’artiste » apporte quatre analyses. La dernière, plus périphérique, « Réel et fiction dans les arts visuels et l’histoire de l’art » regroupe deux visions personnelles, dans le but revendiqué d’apporter « un contrepoint du réel à la fiction ». Celle d’une artiste elle-même, Isabel Llarena Reino qui observe, en étayant son propos d’illustrations, différents processus créatifs dans les arts visuels. Celle encore d’un historien de l’art, Daniel Lesmes, qui cherche à construire « une histoire des anecdotes constitutives de l’histoire de l’art et de la représentation même de l’artiste ».
Il est difficile de saisir l’objet en question ici sous le terme de fiction, en soi déjà hétérogène et relevant de sous-genres narratifs divers. Si l’on ajoute à cela l’empreinte d’un XX° siècle marqué par de profonds bouleversements et ayant remis en question tous les codes romanesques, l’ouvrage cherche à montrer, par la recherche d’invariants, comment se fait ce retour de la figure de l’artiste-créateur dans de nombreux romans et films. Il choisit de construire la démonstration en prenant le parti de les associer, mais sans adopter une perspective comparatiste, en gommant partiellement les spécificités des langages convoqués, qu’ils soient textuels (roman et roman graphique), ou cinématographique (fiction et documentaire).
De la même manière, « l’artiste » qui figure dans le titre de cette étude, et auquel il est fait référence dans les différentes contributions, est pluriel. Le plus souvent relevant des arts visuels (peinture, photographie), il est à quelques occasions écrivain, mais aussi auteur-compositeur-interprète. C’est parfois également l’art, plus généralement -art de masse, art-marchandise-, qui est en ligne de mire. Le tout permet aux auteurs d’affirmer qu’une postérité des « romans de l’artiste » au XXI° siècle est effective. Alors l’étiquette, qui ne permettait pas d’inclure des manifestations hors du champ de la littérature, et même du seul romanesque, devient pour les besoins de l’ouvrage « fictions de l’artiste », afin de rendre compte de l’expansion du phénomène.
Bâtir un récit de ce retour en force, tenter d’approcher le mystère de l’expérience artistique par l’analyse de la prégnance de l’artiste dans la fiction contemporaine, l’ampleur du projet était telle que les sujets-artistes évoqués s’annonçaient divers et les objets observés nécessairement multiples. Les contributions portent donc sur des textes d’Yves Bonnefoy, Dany Laferrière, Pierre Michon, Annie Ernaux et Marc Marie, Jean Echenoz, mais aussi des espagnols Antonio Gala et Rafael Chirbes, sur l’adaptation cinématographique par Manuel Martín Cuenca d’un roman de Javier Cercas, sur le biopic musical présentant « la vie héroïque » de Gainsbourg, sur un roman graphique autour de Camus par José Lenzini et Laurent Gnoni, sur des films d’Iñaki Lasaki.
Dans la première partie, Patrick Née met en avant la création par Bonnefoy d’un genre nouveau, « le récit en rêve », où la fiction rêve à l’art ou à l’artiste, et dans lequel se creuse une réflexion sur l’art et se tisse un lien avec la poésie. Dans le cas présent, c’est l’ombre dans la peinture occidentale qui mobilise l’analyse et « l’ombre portée » qui propulse le peintre vers le grand voyage de l’art.
Françoise Dubosquet Lairys déchiffre avec Gala la voie de reconnaissance et d’émancipation qui se dessine à travers les liens entre littérature et peinture, quand se joue, sur les traces d’une autofiction, une médiation pour recouvrer la mémoire à travers trois épisodes de la série télévisuelle Paisaje con figuras, consacrées à des figures emblématiques de l’art espagnol, Goya, Murillo et Le Greco.
La belle contribution de Catherine Orsini-Saillet s’attache à expliciter les nombreuses références à l’art chez Chirbes, en faisant ressortir les interprétations de trois niveaux narratifs complémentaires : discours idéologique et critique faisant part d’une relation entre art et pouvoir, espace de dialogue sur des idées-clé avec le lecteur, ou mise en abyme de la création picturale, en particulier baroque, dans la poétique du romancier.
Pilar Andrade Boué souligne le regard d’aujourd’hui de l’écrivain sur le musicien dans le Ravel de Echenoz, en même temps qu’elle interroge le statut de l’art et de l’artiste il y a un siècle, lorsque la massification transformait l’industrie culturelle.
Martha Asunción Alonso Moreno décrypte dans une analyse méta-créative le métissage à l’œuvre chez Laferrière par son dialogue avec les images de toutes natures, dans lequel description et évocation débouchent sur la construction d’un objet original.
María Esclavitud Rey Pereira aborde l’œuvre d’un Michon, représentant majeur d’une écriture liée à l’art, et son personnage de peintre fictif dans Les onze, soulignant la tension entre fictionnel et référentiel-historique.
Enfin, Manuel Rodríguez Avís se place aux côtés d’Annie Ernaux et Marc Marie pour mettre en évidence une implicite poétique de l’image dans le roman hybride L’usage de la photo, où le corps fait le lien entre photographie, peinture et littérature autobiographique, lorsque l’écriture naît du terrain photographique mais que de la conscience et du passé, ne ressort que l’absence.
La deuxième partie de l’ouvrage ouvre sur une adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire avec María Luisa Guerrero Alonso. Si El móvil, roman de Cercas met en son centre un personnage d’apprenti-écrivain, le long métrage de Martín Cuenca, El autor, ramène aux méandres du processus de création littéraire et du marché littéraire, avec un héros plus que jamais aux prises avec le rôle du mensonge dans son œuvre.
L’article d’Isabelle Marc fait une place méritée à un paradigme de la culture populaire, le biopic musical, comme fiction mettant en scène l’artiste, génie individuel et solitaire, et son travail créateur ; un destin hors du commun et qui contribue à l’écriture d’un nouveau récit national dans la post-modernité.
Silviano Carrasco Yelmo découvre le discours sur l’œuvre caché derrière le discours sur l’homme dans le roman graphique Camus, entre justice et mère du scénariste Lenzini et de l’illustrateur Gnoni, objet hybride fonctionnant sur la complémentarité entre texte et image.
Manuel Pacheco observe finement le processus créatif de Barceló et l’histoire de François Augiéras vus par Lasaki entre documentaire et fiction. Cinéaste, peintre et écrivain développent dans un travail quasi artisanal une réflexion sur l’art, à rebours de la tradition classique, mêlant technique et hasard, monde extérieur et représentation, monde intérieur et pensée. De la réflexion sur la place et la fonction de l’artiste dans différents types de sociétés découle le regard que ce dernier projette de lui-même et de sa production.
Si l’on peut apprécier la variété et les nombreuses pistes ouvertes par toutes ces contributions de qualité, cela est nécessairement un peu préjudiciable à l’approfondissement de l’une ou l’autre des directions empruntées.
Précisons enfin que les œuvres concernées par ces études relèvent aux deux-tiers de productions en langue française (France et Haïti) eu égard à l’omniprésence soulignée du phénomène. Un tiers seulement concerne des productions en espagnol, du fait que le phénomène semble moindre en Espagne, pays dans lequel les années de démocratie auraient davantage vu naître des œuvres orientées vers le triptyque histoire, mémoire et identité que vers la question de l’artiste. Il pourrait toutefois s’avérer pertinent de creuser une possible relation entre les deux phénomènes, comme plusieurs contributions y invitent.
Un index des auteurs complète utilement la publication et des résumés des articles en fin d’ouvrage rendent celui-ci d’une utilisation facile et en font une halte indispensable avant d’envisager de futurs travaux dans ce domaine.