Sous le titre séduisant de Maris dupés, Nathalie Dartai-Maranzana propose à la lecture, dans une édition bilingue, deux textes courts particulièrement divertissants de la littérature espagnole du Siècle d’Or. L’intermède cervantin autant que la nouvelle tirsienne offrent au lecteur, novice ou averti, d’amusantes déclinaisons autour du motif traditionnel du vieux mari jaloux, très fécond et populaire depuis la comédie latine. Le personnage fortement codifié du « senex amator » ou du « senex iratus » retrouve un contexte fertile dans la société espagnole du XVIIème siècle qui sert de cadre à El viejo de celoso de Cervantès et à Los tres maridos burlados de Tirso de Molina. Le genre de l’intermède, caractérisé par sa brièveté et sa comicité, permet à Miguel de Cervantès de proposer sa vision satirique des mariages arrangés en suggérant, au-delà de la farce, une réflexion plus profonde sur l’exemplarité et l’idéologie dont elle est l’illustration. La nouvelle de Tirso de Molina, insérée dans les Cigarrales de Toledo, longue œuvre miscellanée majoritairement en prose, décline les stratagèmes de trois épouses rusées et, en mettant en évidence la confusion engendrées par les sens, l’auteur invite à prendre conscience de la dialectique « engaño/desengaño » si féconde à l’époque baroque.
L’introduction rigoureuse de Nathalie Dartai- Maranzana informe le lecteur avec précision d’une part sur les deux œuvres choisies et leurs célèbres auteurs, et d’autre part, sur le travail de traduction et ses circonstances particulières. Nathalie Dartai-Maranzana s’attache tout d’abord à définir cette période exceptionnelle que fut le Siècle d’or espagnol. Puis, l’autrice présente les deux auteurs, « Cervantès le soldat écrivain » et « Tirso le moine dramaturge et conteur » en rappelant l’essentiel de leurs parcours biographiques et littéraires. Elle décrit ensuite le contexte et les structures des deux œuvres avant d’en détailler les caractéristiques communes aussi bien thématiques que formelles. En effet, ces textes ont en partage le thème de la jalousie du vieux mari tournée en ridicule par les effets comiques de la bourle. De plus, l’intermède et la nouvelle sont aussi tous deux porteurs d’une réelle critique sociale dont la dimension satirique s’appuie sur une même efficace théâtralité. Dans la deuxième partie de cette présentation, Nathalie Dartai-Maranzana retrace les conditions particulières qui ont permis d’aboutir aux traductions de ces deux œuvres proposées en regard des textes espagnols. Elle explique ce que furent ces années de travaux « collaboratifs » dans l’atelier de traduction du Master de l’Université de Lyon 2. L’enseignante se présente elle-même comme le « chef d’orchestre » de ces voix multiples et de ces sensibilités différentes qui se sont exprimées lors des nombreuses séances de travail. Cet ouvrage est donc l’aboutissement des efforts communs des quelques 118 étudiants dont les noms sont cités aux pages 201-202, arbitrés et harmonisés par leur professeure pour leur publication. Outre la lecture des œuvres elles-mêmes, c’est probablement la dernière partie de cet ouvrage qui retiendra l’attention des spécialistes car elle interroge l’acte même de traduction et les problèmes spécifiques liés à la mise en français de la langue espagnole classique. L’autrice évoque notamment avec beaucoup d’acuité le souci d’actualisation souvent nécessaire mais dans des limites qui doivent être constamment réévaluées pour conserver l’authenticité du texte. La grande difficulté des œuvres de cette époque, a fortiori de nature comique, demeure la traduction des nombreux jeux de mots, basés sur la paronomase ou l’amphibologie, qui émaillent le discours. C’est un immense défi pour le traducteur que de conserver la saveur comique de ces dialogues ou de ces récits tout en les rendant perceptibles au lecteur contemporain. Les pages 43 et 49 fournissent plusieurs exemples et Nathalie Dartai-Maranzana y détaille la démarche qui a prévalu pour aboutir au choix final en français. Ainsi, la traduction de l’association « llave loba- llave » par « rossignol -petit oiseau » (p. 44) se devait-elle de respecter l’érotisme induit par cet objet et sa métaphore sexuelle qui permet aux jeunes femmes malicieuses de suggérer la défaillance virile de leur vieux maître. Enfin, l’autre difficulté majeure relevée par Nathalie Dartai-Maranzana est celle de la traduction des vers qui a imposé des modifications parfois sensibles entre le texte source et le texte cible. La transposition, l’ajout, la modulation ont été nécessaires pour garantir le rythme et la musicalité de la traduction.
Cet ouvrage devrait atteindre avec profit un public large et varié : du lecteur curieux à l’étudiant studieux, de l’amateur éclairé à l’hispaniste érudit, chacun pourra y trouver matière à satisfaire soif de connaissances et plaisir de la lecture. Il peut s’avérer une excellente façon de s’initier à la littérature du Siècle d’or, aujourd’hui trop souvent réputée à tort d’une lecture trop ardue, et, surtout, d’en savourer l’écriture et d’en percevoir la modernité. Il suffit de constater que, dans El viejo celoso et dans Los tres maridos burlados, ce sont des femmes audacieuses et espiègles qui prennent l’initiative de la tromperie pour se libérer du joug des maris irascibles et jaloux qui leur ont été imposés. La liberté et l’autorité que leur refusait la société leur est rendue par la fiction littéraire : comme souvent dans les farces, il s’agit d’illustrer la revanche du plus faible aux dépens du plus fort, en l’occurrence de la jeune épouse sur le vieux mari et plus largement de la femme sur l’homme.
La lecture de Maris dupés fournit une réjouissante illustration du précepte horacien du « prodesse et delectare » tant l’écriture de ces bourles et leurs dénouements heureux servent avec profit la justice et la liberté légitimement revendiquée par chaque individu.