1. Partition du sauvage urbain
Le sauvage urbain1 semble sonner comme un oxymore. La contraction de deux termes dont les sens seraient éloignés, tenus dans deux mondes séparés. Comment faire sonner ensemble, mettre en chant ces deux mots, ces deux voix aux manières divergentes ? D’un côté, chanter le sauvage, donner voix à la libre prolifération des trépidations primordiales, à cette nature tout en indocilité, force dionysiaque, volcanique, grognante, puissance rebelle teintée de désobéissance civile dès lors qu’opère une mise en plis tout en violence de sa nature profonde, barbare, rustre, non urbaine, voire impolie, même inhospitalière ! Femme sauvage, celle qui chante avec les loups, qui ne plie pas le genou, sorcière vocalisant les terres du ventre. Enfant sauvage, celui qui, main pleine de boue, parle aux renards et aux cailloux. Enfant du sauvage, enfant de la forêt puisque sauvage vient du latin silvaticus, dérivé de silva qui veut dire ‘forêt’. Poétique sauvage, celle qui active à même le corps des lieux où l’ordonnancement des conventions humaines n’est pas majoritaire et qui déborde les étiquetages, les mises en cage, allant là où le vivant chante et qu’on ne peut contraindre à une direction, à un sens. De l’autre côté, louer l’urbain, le civilisé, celui qui s’adresse à l'autre urbain avec courtoisie, qui restreint sa force vive, la domine. Urbain c'est-à-dire de belle coloration, de bon ton, de bon salon. Celui-là qui fait preuve de savoir-vivre, de bonnes manières, raffiné, cultivé, spirituel. Celui-là qui, doté de l’art de civiliser, sait rendre ‘habitable’ au sens de l’art d’aménager un lieu désormais défait de ce qui risque de déranger l’ordonnancement humain, trop humain. Humain urbain, créature sortie de l’état de nature, diront certains, vierge de toute trace d’enforestement, d’ensauvagement. Nulle terre ne péguant les souliers, nulle griffe maculée ornant les organes préhensiles.
Avec cette première répartition des pupitres vocaux, prend corps l’impression d’avoir d’un côté, une voix de nature et de l’autre, une voix de culture. Sommes-nous condamnés à mettre d’un côté la nature et de l’autre la culture et à ainsi chanter selon ce clivage notre rapport au monde ? Pour activer un cheminement de pensée par-delà les dualismes ville/nature, urbain-civilisé-domestiqué/sauvage, nous partirons des livres Vendredi ou les limbes du Pacifique et Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier. Ceux-ci nous permettront d’interroger autrement les mots ‘sauvage’ et ‘civilisé’. À l’issue de ce dialogue, nous proposerons quelques pistes susceptibles de réenchanter le sauvage en milieu citadin et faire chanter en nous la sauvage urbaine.
2. La vie sauvage ou une nouvelle éthique des relations
Les livres de Tournier permettent de faire une expérience de pensée rare. Un être humain, Robinson Crusoé, seul rescapé du naufrage du navire ‘la Virginie’, va devoir vivre sur une île où la civilisation humaine est absente et où s’exprime sans retenue une terre inconnue et indifférente à la tragédie de cet homme. Robinson fomente alors le rêve, si urbain, de domestiquer le sauvage, de mettre en cage tout ce qui menace d’impacter son statut d’être supérieur, de marquer, triturer, violer, ce qui lui échappe afin que le corps de chaque être se souvienne qu’il est le roi et que toutes les créatures lui doivent allégeance. Écoutons son projet :
Désormais, que je veille ou que je dorme, que j'écrive ou que je fasse la cuisine mon temps est sous-tendu par un tic-tac machinal, objectif, irréfutable, exact, contrôlable. Comme j'ai faim de ces épithètes qui définissent autant de victoire sur les forces du mal ! Je veux, j'exige que tout autour de moi soit dorénavant mesuré, prouvé, certifié, mathématique, rationnel. Il faudra procéder à l'arpentage de l'île, établir l'image réduite de la projection horizontale de toutes ses terres, consigner ces données dans un cadastre. Je voudrais que chaque plante fût étiquetée, chaque oiseau bagué, chaque mammifère marqué au feu. Je n'aurai de cesse que cette île opaque impénétrable, pleine de sourdes fermentations et de remous maléfiques, ne soit métamorphosée en une construction abstraite, transparente, intelligible jusqu'à l'os ! (Tournier 1967 : 67)
Un beau vendredi, un réfugié débarque sur l’île. Sauvé accidentellement par Robinson d’une mise à mort par sa propre tribu, celui qui sera baptisé du nom de son jour d’arrivée, se verra privé de la liberté de se conduire comme vent lui chante et sommé d’intégrer la dramaturgie de son sauveur. Robinson lui appliquera scrupuleusement son maniaque régime de contrôle de ce qui oserait s’aventurer à évoluer loin de son autorité. Il lui ôtera au maximum toute possibilité d’un mouvement spontané, toute initiative en matière de natives trajectoires. Malgré l’enchaînement de ses forces vives, Vendredi ne pourra s’empêcher de donner voix aux puissances volcaniques de l’île. Il persistera dans sa tendance à se laisser chorégraphier par les riantes trémors de ses failles, à s’abandonner aux phrasés de ses vents, de ses vagues et de ses bestioles. Ainsi malgré son désir de satisfaire son maître, Vendredi fera, in fine, effondrer l’architecture de la civilisation de Robinson érigée afin de dominer toutes les étrangetés qui ne lui permettent pas d’être tranquillement ‘chez lui’. Mais ce séisme que provoque Vendredi dans l’île intérieure de Robinson loin de le réduire définitivement en cendre ne fera que l’autoriser à enfin vivre autrement, c’est-à-dire, à dimension de ces parts de lui qui guettaient patiemment le moment opportun pour chorégraphier son être à temps plein. Enfin libéré de ces dualismes bâtisseurs d’agencements qui auraient pu très bien être différents, Robinson atteindra à une magie d’une amplitude nouvelle et découvrira enfin qu’un ‘chez soi’ est forcément un ‘chez nous’, une aventure en partenariat équitable avec des altérités imprenables, surprenantes quant à leur capacité à grandir et métamorphoser celui-là qui se donne la joie de s’y frotter. Cette autre manière d’habiter un lieu relève d’un paradigme différent de celui de la civilisation occidentale tenant pour normal que le chez soi en passe par l’extermination ou la domination des nuisibles, des effrayants, qu’ils soient humains ou non humains. Dans ce paradigme, l’image de la nature n’est pas celle d’une nature-esclave, mais bien d’une nature en libre transformation. Il ne s’agit pas non plus d’une nature qui se tient face à l’humain, ce dernier en étant partie composante.
Pleinement présent à la polyphonie de son corps, consonant avec la manière dont la vie sur Terre joue de ses registres de générosité, une toute autre poétique de l’être au monde prendra donc vie dans ce nouveau Robinson devenu mi-boue, mi-lumière, mi-feuille. Celui-ci deviendra embranchement des arbres, rayons du soleil, phrasé du cosmos, célestes épousailles d’un devenir-sauvage. Mais, ne ne nous y trompons pas, si la vie sauvage est une vie en dialogue avec les êtres extra humains en soi et hors de soi (la frontière entre ces deux dimensions étant de plus en plus poreuse), cet ensauvagement ne se fait pas sans l’instauration d’une diplomatie, d’une attention prudente à l’égard de ce qui diffère et fait friction, sans la mise en place de rituels, de pactes qui consistent à aménager des manières de s’adresser poliment et respectueusement à l’île-monde de l’autre. En témoigne la manière dont s’invente une écologie sociale et relationnelle très fine avec des stratégies de réparation des topos où la relation a été endommagée. En effet, on assiste à l’élaboration hautement sophistiquée d’une communication non violente. Celle-ci se fait par la création de saynètes où Vendredi joue à être Robinson et où inversement, Robinson joue à être Vendredi. En se mettant à la place de l’autre, en s’essayant momentanément à un point de vue différent, on entre dans la compréhension que certains de nos actes peuvent être offensants pour autrui.
Raffinement d’une conscience sauvage qui s’opposera bientôt aux actes barbares des ambassadeurs d’un monde dit civilisé débarquant sur l’île et se caractérisant par le manque cruel d’un respect élémentaire, par le viol des terres, par la mise en cage et en case de tout ce qui fait l’amplitude d’un être (ses relations avec le soleil, la lune...). Ces incivilités environnementales décideront Robinson à refuser le contact avec une société qui ne se vit pas en nouage avec la magie du vivant, une société où l’on ne demande pas l’avis aux aigles, aux arbres et aux rochers et où se vivre en ayant l’âge d’une fleur ou d’une petite pierre fossile est passible d’enfermement pour cause de folie. Alors qu’il a l’occasion, après vingt-huit ans passés sur l’île, de rentrer ‘chez lui’, Robinson décidera de demeurer loin de la civilisation. En revenant auprès des humains, Robinson aurait pu, fort de l'expérience de son ensauvagement, prendre à cœur et au corps la mission de se lancer dans le récit de ses aventures et faire sentir à la civilisation moderne que la Terre est vivante, qu'il est de bon ton d'honorer chaque bête qui se fait nourriture, chaque arbre qui se fait abri, chaque forêt qui se fait respiration vitale. Il aurait pu montrer que le temps peut sortir de ses gonds, qu’il n’est pas dominé par l’horloge, qu’il y a autant de tempi que d’êtres dont le cœur bat. Il aurait pu avec patience expliquer comment rendre poli ce monde dit civilisé, exposer quelques belles manières de cheminer avec l’autre humain/non-humain, faire sentir qu’on gagne en joie à collaborer avec le rythme des saisons, en puissance de vivre à moduler ses rythmes sur le cycle de la lune et du soleil. Il montrerait les possibles en matière de robinsonnades ou de vies sauvages urbaines. Mais peu à peu, en se réacclimatant à la culture occidentale, n’aurait-il pas perdu de son acuité, aurait-il pu maintenir sa vision, cette nouvelle image de la pensée où l’humain est intimement noué au non-humain ? N’aurait-il pas connu le syndrome du philosophe David Abram lors de son retour sur le continent américain après son séjour en Indonésie et dans l’Himalaya ? Celui-ci, en effet, éprouve toute la peine de la Terre à garder l’acuité de ses capteurs sensoriels et à communiquer avec les autres vivants ainsi qu’il pouvait le faire quelques semaines auparavant. Écoutons-le à ce propos :
Alors que les alentours expressifs et sentants disparaissaient lentement derrière mes préoccupations de plus en plus exclusivement humaines, menaçant de se réduire à une illusion ou à un rêve, j’ai eu la sensation – en particulier dans ma poitrine et dans mon ventre – d’avoir été coupé d’une source de nourriture vitale. En fait, j’étais en train de me réacclimater à ma propre culture, à ses styles de discours et d’interactions, mais mes sens corporels, eux, semblaient perdre leur acuité, devenaient moins sensibles aux changements subtils et aux motifs réguliers. Le vol des passereaux et des libellules ne nourrissait plus mon intérêt (…) Ma peau avait cessé d’enregistrer les variations du vent (…). (Abram 2013 : 49)
Vendredi, par contre, quel que soit le lieu où ses pieds le mènent, semble pouvoir affirmer cet être poémagique fait de la danse des vents, des vagues et de la lune. Il peut migrer où le chant l’emporte et affirmer en toute occasion la totalité (la nature holistique) de lui-même. Nul ne peut contraindre le vent à une direction, bâillonner le rire des tempêtes, empêcher le volcan de faire effondrer un agencement qui empêcherait une bonne circulation de sa respiration. Il fera ainsi le choix d’embarquer sur le navire à destination du monde moderne.
3. Mise en fabulation
Imaginons désormais que nous soyons confrontés au choix de Robinson et de Vendredi. Après avoir contacté une vie sauvage où pouvait chanter de façon libre la polyphonie de la Terre, nous serions brutalement projetés dans un monde civilisé où les modes humains et urbains d’action, de perception, de fabrication seraient prédominants. Comment cultiver ces graines de vies sauvages et les disséminer ? Vivre en ‘sauvage urbain’ est-il possible sans entrer en marginalité ou se voir taxé de manière péjorative d’inadapté, de fou, d’entendeur de voix ? En combien de temps le béton imposera-t-il sa raison ? En combien de temps les rythmes des hommes, de l’horloge, de la productivité économique, des signalétiques électroniques prendront le pas sur celui des saisons, des cycles naturels, des couchers du soleil ? Quels seraient les intercesseurs, les pactes, les alliances, les agencements qui nous feraient rester loyaux aux esprits des rivières, aux émotions de la Terre ?
4. Boussoles temporelles
En milieu urbain l’une des ripostes à l’imposition d’un temps contre-nature serait de cultiver un temps sauvage, c’est-à-dire un temps à mille temps, temps magique fait de l’entrelacs des multiples tempi du vivant. Ce temps sauvage est décrit par Clarissa Pinkola Estes de la manière suivante :
Il y a le temps humain. Il y a le temps sauvage. Quand j’étais enfant, dans les forêts du Nord américain, je croyais qu’il n’y avait non pas quatre saisons, mais des dizaines : le temps des nuits d’orage, le temps des éclairs de chaleur, le temps des feux de joie dans les bois, le temps du sang sur la neige, le temps des arbres pris par le gel, le temps des arbres courbés sous le vent, des arbres pleurant la pluie, des arbres frissonnant sous le vent, la saison de la neige étincelante, la saison de la neige fumante (…) Ces saisons représentaient en quelque sorte des visiteuses de marque, des visiteuses sacrées, qui envoyaient chacune des signes annonciateurs : pommes de pins ouvertes ou fermées, odeur de feuilles pourrissantes ou de la pluie, bois des portes qui travaillent, vitres couvertes de fils de givre, décorées de blancs pétales humides, constellées de l’or du pollen, piquées de sève collante. Et notre peau, elle-même, avait ses propres cycles : tannée, moite, hâlée, douce. (Pinkola Estès 1996 : 351)
« Percevoir avec la nature en ville », c’est donc déjà pratiquer cette attention à la manière dont les variations de l’environnement informent et rythment notre âme-corps. Que nous dit notre peau lors d’un orage de juin en plein ventre de Bruxelles ? Cette expression du ciel est-elle la même que celle qui délivrera août d’une sécheresse mortelle ? Quelles sont les spécificités, les nuances de son dialecte ? Comment électrise-t-elle notre pensée ? Philosophe-t-on comme d’habitude en sa présence ? Oui, ce grognement du ciel, ces griffes de lumière ne sont pas étrangères à la nervosité de ma prose. Les phénomènes qui animent la Terre entrent en dialogue avec nos corps et sont donc agissants dans les ouvrages d’écriture. Accueillir leur participation dans notre perception, c’est se risquer à faire du hors manuel scolaire, c’est oser penser à la lisière des académismes et philosopher par bonds (comme un chien), en zigzags de sorciers (comme Gilles Deleuze et Félix Guattari) ou de libellules (comme les belles du Marais Wiels2).
Dans les villes où la densité humaine prend la dominante sur les autres dimensions expressives de la Terre, ce nouage de nos cycles intimes à ceux des arbres, de l'eau, de la lune, cette connexion aux temporalités autres qu’humaines, sont vite étouffés par des préoccupations de plus haute importance. Être en disponibilité pour ce temps sauvage, cette valse à mille saisons, demande de ralentir, d’accepter de mettre en suspens le temps de l’horloge pour expérimenter d’autres vitesses. Une ville raconte des histoires d’une autre nature selon qu’on la traverse en voiture, qu’elle nous traverse en métro, qu’on la parcourt à pied, à vélo, au fil de l’eau, au rythme des déambulations des écureuils, du chant des mésanges, ou des voix immémoriales de la chanteuse Lisa Gerrard. Le vaisseau temporel que l’on emprunte est à la fois révélateur et créateur des lieux. Se glisser dans les plis, les fissures, les interstices parfois imperceptibles d’un temps historique et linéaire propre à la conception occidentale dominante du temps, favorise l’accueil de temps lointains, pourtant imbriqués au présent. Cette incursion des microtemporalités (comme celle de la pomme de pin ouverte, des jacinthes bleues) permet de faire parler non pas l’histoire, mais les histoires des lieux, ces temps d’avant le béton, ceux des sols pollués, ceux des luttes, des mondes en gésine et des nouvelles pousses. Il s’agira alors de se situer au niveau des devenirs et des métamorphoses, des ‘faire avec’ d’autres manières d’habiter la Terre. Comment se rythme une journée pour une buse, un platane, une pomme de pin ou un ver de terre ? Cette attention aux détails, aux variations de nos nerfs et de nos peaux quand la ville se printanise, s’orage ou s’assèche, nous ouvre à un temps magique où la perception franchit des portes spatio-temporelles et où des mondes distants/distincts se connectent.
Dans Vivre avec le trouble de Donna Haraway, nous expérimentons un temps sorti de ses gonds. Ce temps est un « présent épais » (Haraway 2020 : 7), fait de connexions multiespèces, de rencontres entre diversités bigarrées. Ce temps multicouche caractérise notre époque, celle d’un monde où il nous faut apprendre à vivre avec les fantômes et les êtres vivants qui séjournent dans les ruines des désastres écologiques (Haraway 2020 : 7-8-296). Vivre avec le trouble, vivre « des temps perturbants et confus, troublants et troublés » (Haraway 2020 : 7) demande d’autres boussoles temporelles. Se situer dans un maintenant épais, c’est ‘faire avec’ des héritages, des souvenirs, des émergences, des nouveautés. Habiter ce temps long à trames multiples, c’est acter qu’on ne part pas de rien, que nos vies sont entremêlées à des pertes irrémédiables et des lignées qui continuent leur aventure sur d’autres niveaux. C’est prendre soin de certains récits qui nous ont fabriqués, accueillir des devenirs qui nous embarquent pour d’autres configurations ontologiques, accompagner des états naissants.
Alors, ici et maintenant, oui, je l’entends : il fut un temps lointain et profond où se dressait une forêt ! Animé par sa vitalité et sa prodigieuse générosité, des êtres humains et plus qu’humains, ont palabré sur comment sauver des (h)êtres en danger. Ils ont pisté, fabulé, créé des manières alternatives d’exister, de se nouer, d’aimer. Poursuivons le chemin de ces racines souterraines, de ces lignes de rêves arbres !
Ces considérations nous amènent à évoquer encore une autre conception du temps, celle du Temps du Rêve des peuples aborigènes d’Australie. Comme le souligne David Abram (2013), le Temps du Rêve, ce temps profond et métamorphique, n’est pas un temps historiquement accompli, il n’appartient pas à un passé révolu, il continue de s’accomplir. Il s’agit d’un temps qui « n’est pas entièrement ailleurs, n’est pas entièrement coupé du présent perceptible » (Abram 2013 : 221). Ce Temps est celui des Ancêtres qui donnèrent lieu aux arbres, aux vallées, aux points d’eau. En marchant, en se déplaçant dans ces lieux arides, ils laissèrent une partition, des lignes de chant. Tout Aborigène est l’héritier d’une strophe. Chanter la strophe, c’est prendre soin du lieu et régénérer le Rêve. Nous l’entendons : la Terre n’est pas muette, elle chante à travers ses enfants. La Terre chantée est une mémoire. Le fait de faire importer un temps du rêve, un temps parallèle, un temps magique, peut se rencontrer (certes très différemment des Aborigènes), dans la manière dont certaines personnes, même en Occident, se rapportent au temps et au lieu. Des événements à l’origine de réalités qui constituent notre environnement se voient vivifiés lors de récits. Ces événements n’appartiennent pas au passé, ils sont comme coexistants et nécessitent des pratiques d’attention. Il fut un temps où ma ville était une forêt, en témoigne la présence de cette Ancienne « le chêne Joséphine »3 ou de ce très vieil hêtre. Ces êtres vivants sont les mémoires de la ville. Ils rappellent des temps sans chemins de fer, sans projets de routes ou d’aménagements écocidaires. Ces précieux témoins sont aussi les gardiens mnésiques de nos histoires personnelles. Se rendre auprès d’un arbre avec lequel nous avons tissé des liens forts a le pouvoir de nous faire récapituler le chant d’une vie. Au contact de sa temporalité d’autres images de la pensée se mettent à éclore, comme si notre pensée était prise dans un langage ou un réseau sémiotique plus vaste. Petite d’humains, mais aussi petite d’arbres, d’algues, de champignons, de lichens, de l’eau et du soleil ! Sa présence nous fait embrasser un autre point de vue. Elle régénère ainsi notre manière de voir le(s) monde(s). Elle ravive des engagements puissants, des engagements en faveur des essentiels dispositifs respiratoires pour les populations présentes et à venir. Faire importer cet arbre, c’est faire importer son intelligence imaginative en matière de création de mondes. La régénérescence a lieu sur différentes trames, tant au niveau des rêves-sources que des foyers d’émergence, l’origine passant dans l’avenir, le lointain dans le proche.
5. Take a walk on the wild side
Faire importer au sein du sujet et d’une conversation entre citoyens les informations que véhiculent le vent dans les arbres, celui du chant d’un crapaud, les palabres d’une corneille, l’inquiétante danse des ombres par nuit de pleine lune, relève d’un acte de résistance. Résistance au désensauvagement, à cette normopathie qui consiste à tout voir du petit côté, celui où l’humain arrête et réduit tout à son existence, sans prendre sur lui la peine tout autant que la joie de penser « comme une montagne » (Leopold 2000 : 168), comme une forêt, c’est-à-dire de manière vaste, large, en se dotant de cette puissante respiration qui prend en compte la multiplicité des interrelations. S'ensauvager demande de devenir perspectiviste par civilité et politesse pour les artisans du vivant, pour les vers, les grenouilles, les abeilles, les renardes et les chouettes. L’ensauvagement du sujet, son enforestement (comme il fut noté au début de ce texte, le mot ‘sauvage’ vient de ‘forêt’) devrait être impérativement au programme des parcours et enseignements citoyens ! Se mettre dans la connivence de nos cellules quant au senti de ces points de vie en extinction et en apparition, se réapproprier aussi le récit de cette généalogie-là, suscite l’activation de pouvoirs différents de ceux d’un humain oublieux de l’animal qu’il est, de l’océan utérin d’où il vient. Questionner son identité sauvage – « Au fond de quelle forêt je viens ? Quelles sont les puissances qui décident de mes trajectoires ? Qui animent mes choix ? » – permet de comprendre avec notre corps les raisons de cette sensation d’asphyxie à la vue des déforestations, cette vastitude des poumons au contact des danses du faucon pèlerin ! Activer les puissances d’un temps sauvage, mais aussi d’un espace sauvage, aussi petit soit-il, fût-il celui de notre corps et de notre esprit qui dès lors ne dit plus « je défends la nature », « je pense avec la nature en ville », mais bien « je suis la nature qui déambule, vit et survit dans cet univers citadin ». Je suis ce monde sauvage, qui n’a jamais été vierge de la présence humaine, mais qui réclame la protection de ses sanctuaires de biodiversité, qui demande le droit à ce que ses enclaves de faune et de flore ne soient pas polluées par les dualismes ravageurs, rongés par les dilemmes empoisonnés de l’ingénierie capitaliste, vidées de ses ressources par ceux-là qui s’estiment légitimes à s’accaparer des rêves comme bon les excite. Bref, je réclame que cette Terre puisse être laissée pour une part en libre évolution, à l’écart de l’humaine prédation. Oui, celle-ci a droit à ses fluides épanchements, à ses déferlantes vocales gorgées de puissantes langues anciennes, puissances de lave, de tremblement, de bourdonnement, de pollinisation, d’imagination végétale, de femme-arbre ou femme-volcan. Oui, celle-ci réclame le temps des sangs mêlés où une poétique aux registres animistes disposerait d’un droit de cité. Oui, mon ventre et le temps de son chant sont une Zone À Défendre !
6. Les intercesseurs
Percevoir non pas la nature en ville, mais percevoir avec les yeux des forêts, avec ceux de l’enfant sans langage verbal qui s’éteint de ne pas être étreint par l’alphabet des arbres, avec les antennes du papillon qui n’a qu’un jour à vivre. Percevoir non pas la nature en ville, mais s’exercer à la vigilante traque du renard, à la patience obstinée du chat, pratiquer la pensée chauve-souris, pensée sonar, celle qui procède par écholocation, pulsant son cri afin de se situer dans la nuit de toutes les interrogations. Aussi, attardons-nous dès à présent sur les alliés, intercesseurs, passeurs qui aideraient à cet ensauvagement du corps. Si la rencontre d’un animal sauvage de type ours ou loup, force à enquêter sur nos dimensions sauvages, j’ai pour ma part découvert en la personne du chien, celui-là que l’on nomme le domestiqué, le mis en laisse, le muselé, une manière de pratiquer la ville au flair et à l’instinct. De par son addiction aux ballades, son obsession des écosystèmes riches en faunes et flores, il force le citadin à la fréquentation des parcs, des bois et des friches. Si par fortune, ce canidé de par sa couleur ocre, son gabarit, sa démarche, éveille l'image du fauve, vous aurez le loisir de rencontrer les humains qui croiseront votre chemin sous l'affect de la peur ancestrale de l'animal féroce et sauvage, mais aussi sous le signe de la fascination devant l'apparition rare, la fabulation de l'être en voie de disparition. Aussi, les besoins en cavalcades sauvages de votre compagnon canin vous feront arpenter la ville aux heures infréquentables par les deux pattes. Ce sera l'occasion d'ajuster vos mouvements à ceux des levers de lune, des chouettes, du renard et du hérisson. À force de coévoluer à ses côtés, vous deviendrez cette chercheuse experte en interstices végétalisés et une tout autre poétique urbaine prendra aurore dans le corps.
La fréquentation des sauvageonnes des rues, ces filles des interstices qui ont pour mauvaise réputation de percer le béton et de faire désordre, ont également pouvoir à réenchanter le sauvage urbain. Certaines d’entre elles sont de redoutables guérisseuses aptes à calmer le feu, cicatriser les plaies, fluidifier l’organisme. Faire de ces plantes sauvages nos alliées et les alliées de nos alliées (notamment au sein des potagers urbains), c’est renforcer les liens entre la faune et la flore de notre planète intime et celles qui peuplent les villes. Et puisque nous y sommes, l’agriculture urbaine, de par ses incessantes enquêtes sur la vie des sols, la sollicitation constante de l'attention par les phrasés des pluies, du soleil, par les invites aux dialogues avec les mouvements des abeilles, de la lune et des mulots, est également une manière d’entrer en collusion avec la nature et de se laisser inspirer par le non-humain. Si « penser comme une montagne » comme le formule Aldo Leopold ( 2000 : 168), c'est prendre en considération la diversité des points de vie et échelles temporelles qui favorisent la grande santé d’un écosystème, aussi bien, penser comme une ville, ce n'est pas seulement se laisser mener pas les macrostructures humaines, mais penser comme une pomme de terre, à hauteur d'une pousse de roquette et rythmer son temps sur celui des vers, du compost, de tous ces petits écoguerriers qui luttent dans l'ombre pour nous procurer de la nourriture de qualité. Pratiquer le sauvage urbain, cela s'apprend et s'apprivoise. Il ne s'agit pas simplement de déployer un autre point de vue ‘sur’ la ville, mais comme dirait Deleuze (1969 : 203), d'oser la création d'une autre ville. Oui, fabuler une carte de la ville au fil de nos nouages avec les saisons, selon la manière dont les Ancêtres feuillus accueillent nos deuils, recueillent la sève des yeux, ravivent les braises du cœur et relèvent les corps de ces coups qui mettent à genoux. Marcher alors conscient de notre sauvage parentelle avec le soleil, marcher alors debout comme un arbre, nos racines connectées au sol, à ses mystérieuses profondeurs. Dans nos sociétés modernes et particulièrement dans les grandes villes, il est facile de devenir oublieux de nos racines multispécifiques ainsi que des autres tempi et alphabets du vivant. Il est donc vital de cultiver sans relâche une attention aux récits multiespèces. Une (ré)éducation des sens à notre environnement intime et extime est donc bienvenue. Le mot éducation vient du latin exducare qui signifie « conduire hors de ». En voici le programme : faire l’école buissonnière, devenir littéralement l’élève des buissons, des friches, des interstices, de ces mini-mondes non inféodés à la culture du déni du vivant sous d’autres formes que celle humaine. Perdre nos habitudes, en contracter d’autres, décoloniser notre pensée, sortir des séparations établies par convention et « sentir-penser » (Escobar 2019) en terme de relation. L’éducation au sauvage, aux puissances du vivant, demande en réalité une certaine discipline, un effort quotidien d’affûtage des cinq sens et de nos arts de la perception. Ainsi, le résume très bien Starhawk, activiste, sorcière néo-païenne et praticienne en permaculture :
Si nous voulons reconfigurer nos modes d’attention, nous devons nous exposer à des collisions avec la nature. La Wilderness Awareness School insiste sur l’importance de trouver un endroit, que ce soit en ville ou en dehors, dans votre jardin ou dans un espace vacant à côté de votre maison, et d’y passer un certain temps chaque jour à observer ce qui se passe en ouvrant consciemment vos cinq sens. (Starhawk 2019 : 55)
7. Les puissances du vibrant
En terre de ville, l'ensauvagement en tant qu’éveil et affûtage des sens aux autres qu’humains, passe aussi par les pratiques sensibles, affectives et artistiques. En donnant la pulse aux chants de nos abysses, voix aux cris étouffés de ces animaux barbarement assassinés dans les abattoirs, voix aux sangliers qui rodent dans nos champs de gorges, ou encore en rendant gloire aux trémors de ces ventres de femme en ébullition de faire devoir de sorcière, clamant ce que toujours elles ont dû taire, les puissances de l’art ont leur efficacité en matière de libération des corps muselés, administrés, cadastrés. Qu’il s’agisse de l’écriture, de la musique, de la danse, de la photographie, du dessin, l’un des pouvoirs des pratiques du sensible est de nous faire sortir d'un point de vue/vie anthropocentré, de nous faire oser des dimensions de tempête, de femme-ourse ou de pierre fossile. L’art poétique, dès lors que s’y active un dispositif polyphonique favorisant l’élargissement du sujet, permet d'approfondir cette écoute des voix de la Terre. Elle permet, notamment, d'oser des agencements où le conseil des êtres extrahumains peut légitimement siéger. On parlera d’écopoétique. ‘Éco’ nous viens d’oikos qui veut dire ‘maison’. L’écopoétique explore les liens entre les différents habitants qui fabriquent la maison commune qu’est la Terre. Ainsi parle le poète Rainer Maria Rilke dont certains vers font preuve d’une profonde écosensibilité :
« Ah ! Ne pas être isolé ! Ne pas être exclu, par le moindre cloisonnement, de la loi des étoiles ! La vie intérieure, qu'est-ce ? Si ce n'est le ciel dense où se précipitent des oiseaux et où les rafales du vent nous ramènent chez nous » (Rilke 2016 : 333)4. Les lignes de Rilke, habitées du vol des oiseaux, chantent à nos sens que la vie intérieure peut être de(a)nse. On ne sait ce dont un corps est capable dès lors qu’il se noue à d’autres puissances de vie. On ne sait rien du comment cela impactera sa chorégraphie. Bien plus que des métaphores, le poète, en se mettant à l’écoute du bruissement des choses et des êtres, communique aux lectrices et aux lecteurs des vibrations ayant pouvoir à métamorphoser son existence. La poésie, en procédant par analogie, rapproche des mondes séparés par des catégories arbitrairement définies, replace l’humain au sein de la nature. Elle aime habiter le trouble et le mystère. Elle affectionne les espaces de liminarité et les zones frontières, les temps magiques et non pas exclusivement calendaires. Elle ne se soucie pas de situer ses images dans le domaine du vrai ou du faux, ce qui l’intéresse ce sont les puissances du vivant, les puissances du vibrant. C’est de manière bien réelle que les mouvements des oiseaux alliés aux rafales du vent amplifient ma vie intérieure et changent les trajectoires de mes pensées. C’est de manière bien tangible qu’elle ramène ma respiration à cette vérité que la Terre est ma maison et que je la partage avec d’autres êtres. Les autres qu’humains s’intéressent eux aussi à leur environnement. Ils se représentent et perçoivent le monde avec des logiques différentes, notamment par des images, des sons, des vibrations... Dès lors l’écopoète, sensible au monde sylvestre ou animal, se met en disponibilité pour capter, restituer et inventer un complexe agencement d’images visuelles, sonores, olfactives. À travers lui ou elle et à travers nous, ce sont d’autres manières d’être en contact avec la vie qui font œuvre. Si, bien souvent, la poésie semble flirter avec une logique quelque peu animiste, c’est que la poésie flirte avec la pensée magique, une pensée vivante et ouverte à ces métamorphoses issues du choc de tissages inattendus. La pensée poétique, polyphonique, fait songer à la pensée magique des enfants. Écoutons le poème de Peter Handke Lorsque l’enfant était enfant écrit pour le film Les Ailes du désir de Wim Wenders :
Lorsque l’enfant était enfant,
il marchait les bras ballants,
il voulait que le ruisseau soit une rivière,
et la rivière, un fleuve,
que cette flaque soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
il ne savait pas qu’il était enfant,
tout pour lui avait une âme,
et toutes les âmes n’en faisaient qu’une. (Handke 1987)
Oui, « les enfants lorsqu’ils sont encore enfants », que leur manière d’agencer le monde n’a pas encore été fixée dans un parcours fléché, parviennent tranquillement à élargir le monde aux autres vivants. Lors d’un atelier de philosophie avec des enfants, afin de mieux nous apprivoiser, ceux-ci proposèrent de m’emmener dans leur maison secrète. Celle-ci se situait derrière le terrain de football. Leur foyer avait pour toit le ciel et les nuages. Il y avait le salon et son tapis d'herbes folles, il y avait les chambres, dont la tanière du renard. Ensuite, ils me présentèrent les habitants, les arbres et les insectes. Une fois installés dans la maison, à la question posée « qu'est-ce que la philosophie ? », ils répondirent « être ami avec la nature ». À la question suivante « et c’est quoi pour vous la nature ? », les enfants répondirent d’une seule et même voix « ben, notre maison ! On vous l’a montrée, Madame ! ». Ô comme les enfants sont poètes, ô comme les enfants ont de l’imagination, s’étonnent si souvent les adultes. Ô comme il faudrait peut-être, alors, laisser plus souvent leur réflexion en libre évolution !
8. En guise de floraisons
Le sauvage urbain, c’est la vie dans les interstices, la résurgence de ces corps que l'on croyait morts, là dans les friches même entre deux murs, entourés de voitures. Le sauvage civilisé, c'est cette spontanéité rebelle de la pensée qui défie les dualismes, c'est la danse du solstice qui s'ouvre par un ramassage sauvage et non autorisé des immondices, ce sont ces déambulations de bourrasque dès lors qu'on voudrait nous astreindre à un rang, à une place. Ce sont ces rivières de larmes montagnardes qui débouchent nos yeux, soucieux de ne pas se faire oublieux des viols faits à la terre, aux êtres qui nous sont chairs. Notre sauvage sagesse urbaine, c'est cette désobéissance civique à toute programmation à la non-solidarité. Ce sont nos pancartes levées contre l'oppression, là où se multiplient les insultes à nos respirations. Notre sauvage sagesse urbaine, c'est la sauvegarde de nos écritures de lave, le mordant de la conscience quant l'anesthésie veut mener la danse, la restauration du mystère et de l'intimité de nos nuits, là où tout doit être clair, justifiable, identifiable, contrôlable. Faire chanter le sauvage urbain, c’est philosopher en chien-fauve, gratter les pages en rat, traquer en tout assemblage la dynamique des interdépendances. C’est vivre la ville façon buse ou mésange, habiter les ruelles en poète et en sorcière. Réenchanter le sauvage urbain, c'est souffler sur les braises du rêve que la folle sagesse du papillon l'emporte sur la froide raison du pognon et s'il y a lieu, notre délicatesse urbaine qui consiste à gentiment tendre la main trouvera de bon ton que notre main se fasse patte et que, comme le chante Nietzsche, notre « patte ait des griffes aussi ». (1971 : 77)