Pourquoi et comment réenchanter la ville ? Quelle problématique peut bien se loger au cœur de l’oxymore d’un « sauvage urbain » ? Quels éclairages l’écopoétique et la géopoétique pourraient-elles apporter à la notion d’un réenchantement du sauvage urbain ? Avant de tenter de démêler quelques-uns des fils entretissés pour former le titre délibérément paradoxal de ce projet, nous souhaiterions d’abord revenir brièvement sur la genèse de cette étude transdisciplinaire. Dans un deuxième temps, nous situerons notre approche de la notion de « réenchantement », qui s’inscrit dans une thématique de recherche spécifiquement traitée depuis plusieurs années au sein de l’atelier de recherche à l’origine de ce projet, soit OIKOS, l’atelier de recherche en écocritique, écopoétique et écoanthropologie de l’Université de Perpignan Via Domitia (UPVD). Nous introduirons ensuite la question du ‘sauvage urbain’, puis nous détaillerons quelques-unes des pistes de réflexion que nous avions suggérées pour traiter du réenchantement du sauvage urbain. Enfin, nous donnerons une vue d’ensemble des deux volumes coordonnés autour d’un même sujet (le volume 16.2 est à paraître à l’automne) avant de présenter les contributions ici réunies1.
1. Un oxymore pour réenchevêtrer le sauvage et l’urbain : genèse et paradoxes
L’idée de ce programme a germé dans le sillon du colloque international en écopoétique accueilli par l’UPVD en juin 2016, sur le thème « Lieux d’enchantement : Écrire et réenchanter le monde »2. L’événement, qui rassembla une centaine de chercheurs et chercheuses spécialistes d’écocritique et d’écopoétique, révéla un pan à explorer encore. En effet, en dépit de notre champ d’études, censé pourtant nous préserver de l’ancienne dichotomie opposant nature et culture, il s’est avéré que pour traiter de la notion de « lieux d’enchantement », la plupart d’entre nous avions élu des corpus traitant d’un réenchantement du monde opérant hors les villes. Comme si la question d’un réenchantement écopoétique du monde ne pouvait concerner que « la part sauvage du monde »3, ou tout au moins cette ‘nature’4 autre qu’humaine et éloignée de nos milieux urbains, celle qui fut au départ le terrain privilégié de la ‘nature writing’ étasunienne5. Comme si écrire et réenchanter le monde ne pouvait s’envisager qu’en dehors des milieux urbains où vit pourtant la très grande majorité d’entre nous.
Dans son plaidoyer pour la protection de grandes zones sauvages où la nature aurait « une chance d’exister selon les modalités qui lui sont propres, » et pourrait ainsi servir de « témoins de ce que la nature peut faire et être sans nous, » notamment en termes de production et de maintien de la biodiversité, Virginie Maris défend l’idée d’une souveraineté du monde sauvage et de ses communautés biotiques (2018 : 235). Dans son introduction, Maris précise s’intéresser à « la nature conçue comme cette part du monde que nous n’avons pas créée, la nature sauvage, indocile » (2018 : 8). Puisque « la part sauvage du monde » renvoie selon Maris à « ces animaux que nous n’avons pas domestiqués, les terres que nous n’avons pas rendues productives » et à des « lieux [et des] êtres, mais aussi des processus qui échappent au contrôle » des humains, force est de constater que, d’une certaine manière, « le sauvage est partout » (2018 : 9). Néanmoins, ne traitant finalement que très marginalement la question du sauvage urbain, la réflexion de Virginie Maris porte essentiellement sur cette nature qui s’apparente à la ‘wilderness’ théorisée aux États-Unis, celle des grands territoires dédiés à une évolution la moins impactée possible par les activités humaines. Car selon Maris, « partir de ces petits interstices épargnés par le développement humain pour penser le sauvage, c’est un peu comme découvrir un nouveau pays en arpentant les couloirs du métro de sa capitale » (2018 : 9-10). Surtout, s’il nous faut absolument, pour penser le sauvage, imaginer ou contempler « le vol d’un aigle royal au-dessus du massif des Ecrins » plutôt que « le faucon crécerelle qui niche au sommet de Notre-Dame », c’est parce qu’il est nécessaire de pouvoir « envisager d’emblée [la part sauvage du monde] dans sa plus grande altérité » (2018 : 10). Faute de quoi, affirme la philosophe, nous encourons le risque de nous « laisser convaincre par ceux [et celles] qui assurent que la nature est morte et que le mieux qu’il nous reste à faire, pour nous et pour la planète, serait de jardiner intelligemment un monde devenu totalement nôtre » (2018 : 8-10).
Loin de nous opposer au positionnement de Virginie Maris, notre appel à travailler sur le réenchantement du sauvage urbain vient en complément des premiers travaux portant d’abord spontanément sur des milieux sauvages, parce qu’il nous a semblé essentiel d’explorer en quoi le contact avec le sauvage à portée d’yeux ou de main au quotidien pouvait peut-être aussi participer à un réenchantement écopoétique du monde. Il s’agit de se demander comment les débordements du sauvage en ville nous reconnectent un tant soit peu au sauvage en nous-mêmes, « cette part de nous-même, archaïque, vitale », comme le formule Maris (2018 : 9), et que défendent notamment les écoféministes et écopsychologues à partir desquel.le.s nous pensons d’abord la question du sauvage. À travers une écopoétique du sauvage urbain, nous nous interrogeons sur ce que la nature peut faire à la fois avec, en et malgré nous, lorsqu’elle reprend ses droits en ces milieux que nous estimons être les nôtres et là où nous n’avions certainement pas prévu de lui en accorder vraiment.
Si ce premier colloque portant sur le réenchantement du monde par la littérature fut une réussite sur le plan scientifique, donnant lieu à trois publications collectives6, ce constat quant à l’évacuation totale de la question urbaine nous donna matière à penser. Partant, cet état des choses nous apparut comme symptomatique de la prégnance de ces vieux schémas conceptuels qui nous incitent encore et toujours à penser la nature par opposition à la culture, aux villes, sinon aux humains7. En outre, malgré le caractère à priori évident des adéquations respectives entre, d’une part, milieux ultra-urbanisés et désenchantement, et d’autre part, milieux naturels et enchantement, il nous sembla néanmoins que la question d’un possible réenchantement de nos liens avec le non-humain en ville méritait une réelle étude.
Rappelons d’ailleurs que cette prise de conscience est au cœur des réflexions amorcées depuis le tournant du siècle au sein des études écocritiques, écoféministes et écopsychologiques. Si nous espérons endiguer la crise écologique en cours, il demeure crucial de se pencher sur les nombreux enchevêtrements liant naturecultures humaines et extra-humaines au sein même des milieux urbains et des zones périurbaines, puisque désormais, plus de la moitié de l’humanité réside dans des villes (une tendance estimée en constante hausse pour les décennies à venir, à 70 % sous peu). Enfin, que ce soit à la lumière de nos propres expériences, ou de certaines lectures8, il nous est apparu que, si rien ne peut remplacer l’expérience du sauvage en immersion dans un milieu non-anthropisé (si tant est qu’il en existe encore), la ville possède toutefois elle aussi un réel potentiel pour réenchanter notre rapport au monde. C’est pourquoi nous avons par conséquent décidé de prolonger notre terrain d’étude de façon plus exhaustive en invitant les spécialistes à se pencher sur la notion de réenchantement à travers une écopoétique urbaine.
En amont de ce colloque eut d’abord lieu une journée d’études organisée à l’UPVD, en mai 2017, et portant sur « Le Végétal dans son milieu urbain »9. Déjà, nous avions affirmé notre parti pris de fédérer des travaux favorisant une transversalité disciplinaire, en invitant sociologues, philosophes, géographes, urbanistes, et même des danseuses et chercheuses en danse, à étudier avec nous ce qui pourrait naître de ce décentrement consistant à placer le végétal, plutôt que l’humain, au cœur du tissu urbain. Profitant de ce premier événement moteur, nous entreprîmes de fédérer une manifestation à plus grande échelle. Celle-ci prit la forme d’un colloque de quatre jours, organisé à Perpignan en juin 2019, sur le thème retenu ensuite pour le présent volume, « Réenchanter le sauvage urbain : percevoir, penser et vivre avec la nature en ville », et dont sont issues les contributions ici rassemblées10.
Si nous convoquons l’oxymore du ‘sauvage urbain,’ c’est pour la façon dont cette figure de style poétique donne à voir au-delà d’une pensée binaire et antagoniste. Contrecarrant nos habitudes de pensées, l’oxymore fait ici palpiter en nos âmes et en notre intelligence incarnée cette conscience d’une sauvagerie qui demeure en nous depuis l’émergence de l’espèce humaine. Car c’est là le pouvoir poétique de l’oxymore, d’où naît une vision corrodante, qui résout les barrières conceptuelles récemment érigées au cœur de nos dichotomies clivantes. En réunissant des concepts un temps construits comme des contraires, en créant une forme de porosité entre des mondes tenus pour séparés, l’oxymore écopoétique du sauvage urbain dissout les cloisons de notre pensée et ouvre de nouvelles portes dans nos imaginaires et nos sentirs. Ce faisant, il augmente nos capacités à philosopher, à analyser les problèmes du monde et prévoir les solutions à y apporter. Parler du sauvage urbain, c’est en deux mots refuser d’opposer de façon irréconciliable la ‘nature’ à ‘l’Homme’11 et à la ville, le ‘sauvage’ au domestiqué ou au cultivé12.
2. Réenchantement écopoétique et géopoétique : vers un réensauvagement mesuré
Mais pourquoi donc s’intéresser aux éclairages qu’apportent l’écopoétique et la géopoétique sur les liens qui unissent les humains au monde plus qu’humain ? Est-ce bien sérieux, à l’heure où l’essentiel de la pensée politique est tourné dans l’urgence vers la gestion des crises économiques, sanitaires, climatiques et l’accueil (ou le non-accueil) de migrants sur nos territoires, de consacrer du temps, de l’énergie et des financements à une recherche croisant des questions de poétique écologique avec des savoirs et approches appartenant au large champ des Humanités Environnementales ? Quelle nécessité d’œuvrer à un réenchantement de notre rapport au monde quand les problèmes concrets et à court terme semblent accaparer tous les efforts du plus grand nombre ? Si le projet pourrait sembler en partie naïf, il reste que la crise écologique, on ne cesse de le répéter, est liée de manière inextricable à une crise de l’imagination et de la sensibilité. Il est vrai que le règne des émotions, des perceptions et des représentations est le plus souvent exclu des considérations scientifiques et politiques dans le monde occidental. Il n’en demeure pas moins vrai que la valeur monétaire des ressources planétaires à elle seule ne fait qu’augmenter les raisons de les exploiter à outrance (certain.e.s parlent de « Capitalocène ») et que c’est en déclarant le monde autre qu’humain inanimé, sans voix, et sans valeur intrinsèque, que peu à peu les Modernes, avec leur pensée réductionniste et mécaniste, ont favorisé une exploitation de la nature engendrant aveuglément notre entrée dans l’Anthropocène, ère qui menace à présent selon les scientifiques de virer à un écocide planétaire. Et le constat de s’imposer depuis des années : seule une révolution de la valeur affective qui nous relie au vivant semblerait aujourd’hui capable de nous inciter à repenser complètement et à assumer vraiment nos responsabilités envers ce qui borde et déborde à la fois le monde humain.
Face à la crise climatique, aux divers effondrements à la une des médias, à l’érosion de la biodiversité, beaucoup appellent à ce que nous cultivions d’autres récits que ceux ayant mené à notre entrée dans l’Anthropocène. Si d’aucun.e.s vantent les mérites d’une science moderne qui aurait éradiqué la magie du monde (magie qui prévalait dans les religions et les cultures dites ‘primitives’), d’autres déplorent cette culture marquée par le désenchantement, par une perte de repères et de valeurs spirituelles, produisant d’une part des savoirs qui sont devenus stériles, incapables de mouvoir ou même d’émouvoir13, et, d’autre part, des récits dont la majorité n’accorde que trop peu de place aux agentivités et à l’expressivité du vivant autre qu’humain. Comme le constatent depuis les années 70 les écopsychologues et les écoféministes (aujourd’hui rejoint.e.s par la plupart des chercheurs et chercheuses en Humanités Environnementales) en accord avec de nombreux peuples indigènes, pour freiner la destruction planétaire qui pourrait sonner le glas d’un écocide, il s’avère nécessaire de guérir d’un état pathologique d’aliénation au monde. Dans nos sociétés postmodernes et désenchantées, l’individu humain (encore un concept occidental qui en lui-même relève pour partie du mythe, ne serait-ce que du point de vue du microbiote qui nous co-constitue) est poussé à croire qu’il ou elle doit pouvoir vivre déterrestré.e, hors-sol. Or, à force de désanimer la nature et de nous couper de nos liens physiques, psychiques et affectifs avec elle, c’est en fin de compte nous-mêmes que nous désanimons. Et de cette perte d’âme naît notre incapacité à nous mobiliser vraiment et efficacement pour nous réaccorder à notre environnement. Notre appel au réenchantement est donc un appel à resserrer les liens entre humains et autres qu’humains, à reconsidérer les nombreux enchevêtrements de voix qui participent d’une cacophonie du vivant dans nos paysages sonores, ainsi que les entrelacements matériels, perceptifs, psychiques et discursifs qui composent une toile du monde en éternel co-devenir. C’est, dans une certaine mesure, un appel à un réensauvagement écopoét(h)ique.
Explorer les apports de l’écopoétique et de la géopoétique en la matière peut alors nous aider à réinventer la ville, à mieux percevoir, penser, et vivre avec, et en tant que, nature en ville. Songer que la ville peut faire rempart contre le sauvage demeure un leurre puissant, auquel résiste pourtant, pour qui veut bien y prêter attention, une myriade de symptômes exprimant le caractère en partie incontrôlable du vivant. En témoignent notamment les racines des arbres et les fleurs des villes qui crevassent le bitume, celles parfois appelées les ‘mauvaises herbes’ et perçues comme ‘indésirables’ par ceux et celles qui voudraient qu’en ville, rien n’échappe à la domestication. Avec le temps néanmoins, partout la nature réclame ses droits sur le quadrillage, le bétonnage et le bitumage de nos villes : le pollen saupoudre de couleur les sols de béton et capots de voiture, les perruches tracent des fulgurances vertes et bleues dans la grisaille du ciment, tandis que, chez nous, à Perpignan, le héron cendré patauge tranquillement dans le canal Vauban, en plein centre-ville, que le frelon asiatique vient nous inquiéter jusque dans notre petit jardin pendant que le charançon décime les palmiers pourtant si constitutifs de nos paysages méditerranéens, ou encore que nos chats continuent bêtement, par atavisme, à chasser les oiseaux et à dévorer les geckos qui nous tiennent agréablement compagnie. Sans parler des nombreuses façons dont hommes et femmes font montre de sauvagerie à l’intérieur même de nos milieux civilisés et de nos habitats domestiques.
Certaines pratiques humaines sont communément appelées ‘sauvages’ parce que difficiles à maîtriser par les pouvoirs publics. Elles viennent également s’entremêler dans le milieu urbain. C’est par exemple le cas des déchèteries sauvages qui polluent la Têt (la rivière qui prend sa source au Pic du Carlit, traverse Perpignan, puis se jette dans la Méditerranée, avec toutes les ordures qu’elle charrie). Certains modes d’expression forment par ailleurs des arts jugés « sauvages », car illicites, tels que les tags ou les graffitis. Les pratiques sportives, aventurières et également non-encadrées relevant de l’« Exploration Urbaine », ou « Urbex », offrent encore un autre exemple concret des formes que peut prendre le sauvage urbain, se soustrayant au contrôle et à la domination structurelle des sociétés humaines14. Le sauvage urbain vient ainsi contrarier ceux et celles qui aiment à s’ériger en puissants propriétaires et sûrs gestionnaires de leurs territoires. En faisant bouger les lignes entre le sauvage et l’urbain, notre oxymore éponyme nous libère des cases toute faites et invite à cheminer avec lui pour réinventer nos cadres de vie en ville.
La notion de sauvage, et notamment sa traduction en anglais dans le titre du colloque de 2019 par ‘wildness’ plutôt que ‘wilderness’ (autre concept plutôt associé à une philosophie de la nature ayant sous-tendu la conquête des grands espaces, la colonisation, puis la création des grands parcs nationaux aux États-Unis), est influencée ici tout particulièrement par les travaux de William Cronon15. Le 7ième Congrès de EASLCE organisé en 2016 à Bruxelles, par Franca Bellarsi, sur le thème « ‘Wildness without Wilderness’ : The Poiesis of Energy and Instability » fut également un point de départ pour les réflexions présentées dans notre appel à communication. Sans oublier bien sûr les publications récentes traitant d’écologie et d’écopoétique urbaines16. En premier lieu, Lawrence Buell, dans « Nature and City : Antithesis or Symbiosis? » (2010), évalue les avantages et les inconvénients, d’un point de vue écologique, de six métaphores classiques auxquelles recourent aussi bien la fiction que le discours critique, pour cristalliser les relations entre les éléments construits et naturels des sites urbains17. Ces métaphores sont parfois déployées de façon consciente et réflexive ; mais elles circulent néanmoins couramment et de façon latente, sans toujours impliquer de distance critique, et constituent ainsi les schémas en termes desquels la pensée, l’expression et même les politiques urbaines sont souvent agencées : (1) l’opposition binaire ville/nature (c’est la plus classique, celle qui s’est reflétée dans les contributions au colloque de juin 2016 à l’UPVD) ; (2) la ville comme macro-organisme holiste, ou superorganisme, (c’est ce qu’on trouve chez les frères Schuiten par exemple, ou lorsqu’on parle de parcs urbains tels les « poumons verts » d’une ville) ; (3) la ville comme assemblage de fragments (on peut penser à l’œuvre de Paul Auster, notamment), (4) la ville comme palimpseste (chez Paul Auster encore, dans City of Glass, où ces deux dernières métaphores se superposent) ; (5) la ville comme réseau (dans The Fifth Sacred Thing, de Starhawk par exemple) ; (6) la ville comme apocalypse (dans la trilogie de Margaret Atwood, Oryx and Crake)18. Comme le souligne Buell, ces schèmes sont souvent combinés à l’intérieur d’un même récit ou d’un même discours, que celui-ci soit littéraire ou non.
En effet, cette prégnance de la pensée métaphorique dans nos représentations et nos « intra-actions »19 avec le non-humain se révèle jusque dans les images qui dominent le discours des urbanistes, qui parlent par exemple aujourd’hui d’un « métabolisme de l’écosystème urbain »20. La dimension écopoétique du discours déployé par les urbanistes pour environne-mentaliser ces questions d’urbanisme est frappante. Dans « Comprendre et maîtriser le métabolisme urbain et l’empreinte environnementale des villes », un article dont le titre abonde de métaphores naturalisantes sous-jacentes (la ville comme métabolisme, comme animal laissant derrière lui une empreinte dans son habitat, comme entité naturelle ou sauvage appelant à être analysée et maîtrisée par les humains), Sabine Barles écrit par exemple que « le métabolisme urbain désigne l’ensemble des processus par lesquels les villes mobilisent, consomment et transforment les ressources naturelles » (2008 : 21). Déjà dans les travaux de Barles point une forme d’appel à un réenchantement de la ville et du monde plus large, qui découle de l’enchevêtrement du métabolisme urbain dans le superorganisme planétaire du système Terre21.
3. Réenchanter, ou réhabiliter une intelligence sensible
Les activités qui nourrissent depuis 2015 l’atelier de recherche dont émane cette publication collective forment un appel au réenchantement du monde commun, ou plutôt, de notre perception de celui-ci. Elles prennent part à cette réhabilitation du sensible qui se trouve au cœur de la démarche écopoétique, dans un effort pour contrecarrer l’engourdissement psychique que tend à générer l’avalanche d’informations catastrophiques et de faits bruts produits par les scientifiques, avalanche face à laquelle le grand public se retrouve le plus souvent comme anesthésié, incapable de répondre face à l’ampleur de la crise22. Sans parler de ceux et celles qui, confrontés à l’insupportable, se réfugient dans un pur déni du changement climatique qui leur sert alors de mécanisme de défense psychique. Telles que nous les concevons, l’écopoétique et les Humanités Environnementales visent à redonner parole et puissance d’agir au monde, à défaire cette « croyance plutôt naïve que beaucoup de gens ont encore en un ‘monde matériel’ prétendument désanimé » (Latour, 2015 : 95). Car, si nous avons rendu muette la matière, c’est, comme le rappelle Bruno Latour, « pour éviter de répondre aux questions ‘qui parle ? qui agit ? qui fait parler ? qui fait agir ?’ » (2015 : 91). Comme le note par ailleurs si justement l’écrivaine française Belinda Canonne : « Seule une perception pauvre est désenchantée » (2017 : 176). Comme le souligne encore le journaliste et écrivain californien, Nathanael Johnson, spécialiste du sauvage urbain et des enchantements ordinaires à notre portée : « L’émerveillement ne vient pas du dehors, au cours d’une excursion en voiture dans un endroit spectaculaire, mais de l’intérieur : c’est la rencontre entre le monde naturel et l’esprit, prêt à l’accueillir »23. Ainsi, les deux volumes de Textes & Contextes (16.1 et 16.2) qui voient ici le jour traduisent notre aspiration à œuvrer collectivement vers un réenchantement écopoét(h)ique du monde, opéré par l’entremise de disciplines et de pratiques variées, entremêlant le scientifique, le poétique et le politique.
Reflétant la transdisciplinarité et l’éventail de pratiques artistiques mobilisées au sein de l’atelier de recherche en écocritique, écopoétique et écoanthropologie de l’UPVD, les travaux ci-inclus s’efforcent d’associer des chercheureuses24 et des artistes qui travaillent à partir de différents médias et proposent ainsi de contribuer à l’élaboration d’une ‘écopoét(h)ique’ contemporaine25. Nous nous appliquons par ailleurs, pour bon nombre d’entre nous, à faire bouger les lignes entre approches académiques traditionnelles (majoritairement guidées par le logos et par un désir de ‘pouvoir-sur’) et pratiques écopoétiques, à mi-chemin entre recherche et création, conduites plutôt par une intelligence sensible, une conscience incarnée, et visant à cultiver des formes de ‘pouvoir-avec’26. Si nous avons dès le départ impliqué des artistes dans l’élaboration de ce projet à plusieurs facettes, c’est parce que nous sommes conscientes qu’ils et elles sont nombreux à œuvrer en dialoguant avec les Sciences et les Humanités Environnementales tout en passant par des canaux esthétiques qui font avancer nos capacités de sentir et nos savoirs. Aussi avons-nous tenu à faire une belle place dans ces deux volumes à des formes qui visent à rénover les pratiques universitaires, comme le font certain.e.s collègues qui pratiquent la recherche-création ou encore ce que Scott Slovic et d’autres ont théorisé sous le nom de ‘narrative scholarship’27. En effet, nous défendons l’intérêt de certaines approches qui s’écartent délibérément des standards traditionnellement valorisés à l’Université et dans le milieu scientifique, standards qui mènent parfois à des publications par trop abstraites à force d’intellectualisation, voire arides et trop peu accessibles car ultra-spécialisées et logocentrées28. Ces modèles découlent bien sûr d’une prétention à l’objectivité et à la neutralité scientifique, mais ils demeurent bien impuissants face aux phénomènes d’engourdissement psychique identifiés plus haut. C’est pourquoi, en prenant par endroits le contrepied de ce qui domine la tradition française, nous avons souhaité inclure dans ces deux volumes des contributions qui assument pleinement nos formes de savoir influencées par un vécu, par une culture, et qui revendiquent ainsi une démarche personnelle et située, tout en reconnaissant humblement la part d’affect qui influence inévitablement nos travaux de recherche29.
C’est notamment le cas de la géopoétique, théorie-pratique développée par le poète et philosophe Kenneth White à la fin des années 80, devenue avec le temps un champ de recherche et de création ouvert aux écrivain.e.s et aux artistes, aux scientifiques, notamment aux géographes, aux architectes, aux chercheureuses de toutes disciplines confondues, à toute personne désirant approfondir et intensifier son rapport à la Terre (White, 1994). Réfractaire au milieu académique et à toute tentative de définition des concepts, le fondateur de l’Institut International de Géopoétique a tout de même soutenu la création d’un Atelier de géopoétique au sein de l’université en 2004, au Québec, où un travail collectif s’est amorcé grâce à un dialogue entre littéraires et géographes (Roncato, 2014). C’est en grande partie grâce à la liberté académique et à la grande flexibilité présente à l’UQAM (Université du Québec à Montréal), où travaillent la majorité des professeur.e.s impliqué.e.s en géopoétique, que les activités académiques se mêlent à des activités en extérieur et que la recherche traditionnelle accompagne la recherche-création (Bouvet et White, 2008). Si certains éléments de réflexion sont disséminés dans les séminaires, les groupes de recherche, les colloques ou lors de la supervision de mémoires de maîtrise en recherche et en création, les activités menées en dehors du milieu académique comme les ateliers nomades (séjours d’exploration sur le terrain) ou les flâneries en milieu urbain ou naturel sont les véritables lieux d’inscription de la géopoétique (Bouvet, 2015)30. C’est au cours de ces expériences menées en groupe et/ou de manière individuelle que la sensibilité s’affine, que les perspectives diverses sur un même lieu se partagent, que les savoirs se transmettent, de manière à ce que chacun.e puisse déployer son propre rapport à la Terre, rapport qui se trouve ainsi éclairé par une intelligence sensible et conceptuelle à la fois.
En appelant par l’oxymore du sauvage urbain à un réenchantement écopoétique et géopoétique de nos façons de percevoir et de représenter la nature en ville, il ne s’agit aucunement de nier les désastres écologiques, le rôle que jouent nos modes de vie urbains dans le fait que certaines espèces d’oiseaux ne chantent plus, au simple prétexte que chanteraient encore quelques bien jolis oiseaux dans nos villes ou que fleuriraient toujours quelques plantes sauvages entre nos mailles de béton, nous donnant ainsi l’occasion de nous consoler ou de nous émerveiller encore de la résilience de certain.e.s ou d’une beauté persistante dans un monde appauvri, au risque peut-être de se détourner finalement des problèmes qui devraient pourtant occuper le devant de la scène politique, philosophique, scientifique et économique. À l’inverse, il s’agit de redonner à entendre le chant du monde étouffé par nos milieux et nos paysages sonores suranthropisés, de s’interroger sur la façon dont ce qu’il reste de la nature en ville peut peut-être encore nous affecter, voire réen-chanter notre perception du monde, et, en fin de compte, comment ceci peut éventuellement affecter le monde en retour et ses puissances d’agir. Surtout, il s’agira de montrer comment le sauvage urbain peut nous faire garder à l’esprit à quel point nos façons humaines d’habiter le monde, aussi dénaturées et civilisées soient-elles, restent bel et bien enchevêtrées dans le tissu d’un vivant polyphonique et (comme nous l’a rappelé encore l’émergence de cette zoonose qu’est le Coronavirus et qui a réussi, comme rien auparavant, à mettre le monde a l’arrêt) dont les entrelacements et les co-devenirs échappent pour partie à la mainmise des humains.
4. Tisser les voix et les formes du sauvage en ville
La première partie, intitulée « Le réenchantement du sauvage urbain : quand l’écopoétique opère des réagencements ontologiques », rassemble quatre contributions. Tout d’abord, l’article de Marianne Celka retrace les changements de paradigmes de la grande ville moderne : de l’idéal du minéral au désir de ré-ensauvagement contemporain en passant par les mouvements à contre-courant (le romantisme, le transcendantalisme, le naturianisme) qui ont insufflé quant à eux un rejet des villes. Ceci permet de mieux comprendre le ‘désir vert’ qui se matérialise dans certains projets d’architecture urbaine, désir que l’on retrouve aussi dans la science-fiction, chez Ballard en particulier, de même que dans l’univers vidéoludique et le cinéma. Ce sont aussi des échos que traque Marinella Termite, mais à l’intérieur d’une œuvre de Jean Rolin se déroulant dans une ville de Géorgie, Savannah, ville natale de l’écrivaine Flannery O’Connor. L’étude de l’oxymore « sauvage urbain américain » et des reflets scripturaux montre comment le récit parvient à « dire la mort par le vivant, non pour combler les vides et les pertes mais pour structurer l’urbain à l’aide du désordre et des marginalités ontologiques qui lui appartiennent. » Explorant la face sombre d’un réenchantement écopoétique, Caroline Durand-Rous s’intéresse quant à elle à la dystopie dépeinte par l’autrice ojibway Louise Erdrich dans son roman Future Home of the Living God. Plusieurs dissonances subversives se créent au sein du monde urbain occidental, à la fois sur le plan temporel, puisqu’une apocalypse biologique nous fait remonter à la période pré-anthropocénique, et sur le plan culturel, étant donnée l’ontologie animiste à l’œuvre dans ce récit émanant d’une hybridité postcoloniale. Stéphanie Papa se penche elle aussi sur une œuvre marquée par l’hybridité, celle du poète Sherwin Bitsui, issu de la nation Diné. L’étude se concentre sur le translinguisme et l’iconicité linguistique pour comprendre comment le lieu s’inscrit dans la poésie mêlant deux langues – le diné et l’anglais– reliées chacune à une certaine manière d’être-au-monde, comment la superposition de deux paysages – le désert du sud-ouest américain et la ville néolibérale – conduit à la décolonisation du paysage industriel tout en mobilisant des forces de réenchantement du milieu urbain.
Dans la deuxième partie, consacrée aux « Végétalisations littéraires des villes et des humains », trois articles se penchent sur des cas où « le sauvage qui traverse l’urbain et l’écriture possède un pouvoir de réenchantement ». Françoise Besson, dans un premier temps, partage le bonheur qu’elle retire de son exploration des jardins urbains à l’aide d’une démarche singulière, une « recherche narrative » (narrative scholarship) qui entremêle les anecdotes vécues avec des lectures littéraires et philosophiques. Axée sur l’apparition inopinée du sauvage au détour d’une allée, ou d’une phrase, sa contribution offre un va-et-vient original entre l’expérience et la réflexion. Camille Deschamps Vierø poursuit sur cette lancée en montrant comment les nombreux jardins forment un « réseau enchanteur parallèle » dans Les misérables de Victor Hugo. En effet, ceux-ci donnent accès au cosmos et à l’infini malgré la pauvreté qui caractérise les personnages, qui se trouvent transfigurés par leur contact avec la nature en ville. Enfin, Joachim Zemmour s’intéresse aux étranges créatures à moitié plantes et à moitié humaines qui parsèment l’œuvre de l’écrivain californien Clark Ashton Smith. En observant plus particulièrement le rôle du langage dans la création de cet univers de SF/fantasy, il montre bien comment le sauvage s’inscrit au cœur de l’hybridité constitutive des êtres, comment l’enchantement émane du croisement entre le végétal, l’animal et l’humain, comment la littérature écopoétique participe à un mouvement de réenchantement du monde.
Les articles réunis dans la troisième partie, en s’intéressant aux animaux qui peuplent nos villes, font bouger les lignes de démarcation entre le sauvage et le domestiqué. La pandémie de Covid 19 a rendu visible l’existence d’animaux non domestiqués dans les grandes villes, en offrant des images qui semblaient inédites et insolites31. Mais artistes et écrivain.e.s, depuis longtemps déjà, travaillent à capter la présence de ces espèces animales qui cohabitent avec les citadines et les citadins et co-construisent nos villes32. Ainsi, Anne Cazajous étudie comment, par une écopoétique de la fragmentation et de l’esquive, les nouvelles des écrivains Rick Bass et Barry Lopez nous incitent à adopter un regard biocentrique pour mieux comprendre et apprécier les interrelations entre les humains et diverses espèces animales (poissons, oiseaux migrateurs ou même ours et gigantesques cétacés) dans des endroits aussi anthropisés que Houston ou New York. Hélène Guillaume, quant à elle, s’intéresse aux interrelations avec un animal en particulier, le renard, animal clef de la culture anglaise, qui s’est adapté à l’urbanisation du mode de vie humain. Dans un corpus original, rassemblant poètes de renom ou amateurs du web, l’autrice puise des extraits de poèmes dans lesquels la rencontre fortuite avec l’altérité du renard urbain crée un moment d’enchantement qui déclenche une métamorphose vitale de la voix poétique. C’est de la métamorphose d’Istanbul dont traite ensuite l’article de Stéphane Sawas, consacré au documentaire Kedi-Des chats et des hommes, réalisé par Ceyda Torun. Filmé à hauteur de chat, le documentaire porte un regard décentré sur la capitale qui met en exergue les liens bénéfiques entre ces félins non domestiqués, les humains et ce qui reste de végétal à Istanbul, interconnections qui apparaissent comme étant une des seules voies pour préserver et même réenchanter l’essence de cette ville.
La dernière partie de ce volume aborde enfin le réenchantement de l’urbain par la praxis et s’interroge sur les façons de réenchevêtrer l’humain et le sauvage par la marche, le street art et la danse. La promenade végétale est au centre des réflexions de Rachel Bouvet et Sylvie Miaux dans un article qui tisse marche, recherche et création. Au travers de l’exemple de la promenade sur les bords de l’Èbre à Saragosse, de l’étude de textes traitant de la flânerie, ainsi que des activités géopoétiques de l’atelier La Traversée, les deux autrices décrivent de nouvelles manières de faire l’expérience du végétal en milieu urbain, manières qui développent notre acuité et notre sensibilité, nous rendant ainsi plus disposé.e.s à réenchanter notre façon d’appréhender la ville. Marie-Pierre Ramouche s’intéresse à une autre pratique artistique qui investit les villes en faisant rimer sauvage et urbain, le street art. En étudiant le travail de la graffeuse colombienne Bastardilla, l’autrice montre comment l’œuvre Uma Hallu/Hallu Uma, inspirée des ontologies amérindiennes, rappelle aux citadines et citadins les rhizomes qui les unissent avec le reste des éléments du cosmos et réenchante l’espace urbain en le dotant d’une dimension presque sacrée. Enfin, pour clore ce volume, c’est par la danse de Maguy Marin que Bénédicte Meillon et Fanny Fournié nous font entendre un appel à « habiter plus poét(h)iquement et la ville et la Terre ». Par l’analyse du contraste entre les pièces Eden et Umwelt, la première placée à priori sous le signe de l’harmonie entre les « danseureuses » et leur environnement, et la seconde mettant en scène la déterrestration de l’humain en milieu citadin, les deux autrices parviennent à révéler le réenchantement paradoxal du monde et du sauvage urbain auxquels nous invitent les chorégraphies, les décors et les paysages sonores de ces deux œuvres.
L’ensemble des articles réunis dans ce numéro, grâce à la variété des thèmes et des genres convoqués, atteste de la fécondité de l’oxymore du ‘sauvage urbain’ et nous offre de multiples pistes pour l’appréhender avec plus de finesse. Nous espérons que ces contributions, en nous invitant à mieux percevoir, penser et vivre avec la nature en ville, et en attendant le volume suivant qui sera dédié au même sujet à travers le prisme des Humanités Environnementales, permettront déjà de faire partager cette aspiration à un réenchantement de notre rapport au monde qui se trouve au cœur des réflexions de l’atelier OIKOS.