Lecture écopoétique de deux pièces de Maguy Marin : quand la danse contemporaine met en scène les tensions entre la notion de sauvage et nos façons d’habiter le monde

Résumés

Dans les pièces de Maguy Marin, la scène offre une sorte de micro-société en relation avec son environnement, que celui-ci soit naturel ou urbain. À travers ses chorégraphies, Marin explore les interactions et contraintes liant les individus à leur milieu. Simultanément, ses pièces donnent à voir l’évolution de corps qui semblent tantôt en harmonie avec leur environnement (Eden, 1986), tantôt aliénés à lui (Umwelt, 2004). À l’aide de ses danseurs et danseuses, véritables artisans de l’œuvre, Maguy Marin met en scène comment le corps d’un individu trouve sa place et évolue à la fois dans un groupe et dans un milieu. Le « vivre ensemble », le « danser ensemble » et le « créer ensemble » sont ainsi des thématiques phares dans l’œuvre de Marin.
Cet article s’intéresse particulièrement à Eden et Umwelt, dont le décor, la chorégraphie, les paysages sonores et la mise en scène interrogent les modes de vie des animaux humains que nous sommes. C’est ce qu’indique notamment le titre d’Umwelt, faisant référence aux travaux de Jakob von Uexküll sur le comportement animal. L'éthologue forgea le concept de « Umwelt » pour renvoyer au milieu spécifique d’un animal tel que celui-ci le perçoit en fonction de ses capacités sensorielles propres. Que suggère alors ce titre pour une pièce qui met en scène les animaux urbains que nous sommes devenus ? Pour appuyer notre réflexion sur le sauvage urbain dans l’œuvre de Marin, nous proposons une lecture écopoétique des lignes de convergence et de divergence entre Umwelt et une pièce bien plus ancienne dans la carrière de Maguy Marin, Eden. Envisagées tel un diptyque, ces deux pièces offrent un contraste saisissant entre deux visions, l’une à priori enchantée, d’un retour au jardin d’Eden, et l’autre, à priori désenchantée, de l’animal humain évoluant dans un milieu suranthropisé. L’écart et les résonnances entre les deux pièces révèlent néanmoins à quel point la réflexion environnementale demeure au cœur de l’œuvre de la chorégraphe. Aussi étudions-nous ici combien les questions du naturel et du culturel, ainsi que du sauvage et de l’urbain, accompagnent chez Marin à la fois le processus de création en danse et sa réception.
Dans Eden, on dirait que les humains sont, comme dans le mythe, restés en symbiose avec leur milieu, alors que Umwelt met en scène un climat quasi-apocalyptique qui évoque la crise climatique et l'effondrement de la biodiversité en cours. Que signifient le rythme effréné, le bruit, les souffleries et les autres dispositifs scéniques troublants dans Umwelt, sinon que les humains, par leur modernité, en sont venus à rendre leur propre milieu inhospitalier ? La musique dans cette pièce se donne à entendre comme un chant de révolte de la biosphère à l’ère de l’Anthropo(bs)cène, laissant percevoir la présence de Gaïa qui, comme au tout début de Eden, gronde et souffle en réaction à l’activité humaine. En nous fondant sur une lecture écopoétique, nous verrons quelle danse cette musique furieuse de la Terre inspire alors à ces individus au mode de vie tourmenté, pour montrer qu’en fin de compte, c’est, paradoxalement, à une forme de réenchantement du monde et du sauvage urbain qu’invitent de façon inversée ces deux pièces chorégraphiques, leurs décors et leurs paysages sonores.

In Maguy Marin’s danced performances, the stage provides a small-scale version of society in relationship with its environment, both natural and urban. Her choreographies explore the interactions and constraints tying individuals to their milieu. Simultaneously, her works stage the evolution of bodies that can seem either to evolve in harmony with their environment as in Eden (1986), or to be alienated from it (Umwelt, 2004). Thanks to her dancers, who are part and parcel of the overall creative process, Maguy Marin shows how an individual body makes its way through a group and a milieu at once. Shared living, dancing, and creation processes thus lie at the heart of Marin’s oeuvre.
This paper focuses on how Eden and Umwelt challenge the lifestyles of the human animals that we are. We specifically propose ecopoetic close readings of the décors, choreographies, soundscapes, and overall staging and composition at play in these two works. We interrogate the title chosen by the choreographer for Umwelt, referring to Jakob von Uexküll’s study of animal behavior. The ethologist coined the term “Umwelt” to designate the specific milieu that an animal inhabits, which it perceives and interacts with in a way depending on its sensorimotor capacities. What might such a title mean in a danced work that casts the urban animals that we have become? To contribute to ongoing discussions on urban wildness, we mobilize Maguy Marin’s idiosyncratic work and propose an ecopoetic approach to the points of convergence and divergence between Umwelt and her much earlier work, Eden. When considered as a diptych, these two works offer a stark contrast between two visions. On the one hand, Eden stages an enchanted vision of a return to the garden of Eden, while, on the other hand, Umwelt portrays a disenchanted view of human animals trudging along in an overly anthropized milieu. The discrepancy and resonances between the two works yet reveal the centrality of environmental concerns in Maguy Marin’s creativity. We therefore pay close attention to how the notions of nature and culture, of wildness and urbanity, may affect the creative process as well as the reception of her work.
In Eden, the humans seem to have remained, as the myth has it, in a state of symbiosis with their milieu, whereas Umwelt takes place within a quasi-apocalyptic setting and atmosphere, thus gesturing to our current crisis of climate change and the related collapse of biodiversity. What can we make of the frantic rhythm, the noise, the wind tunnels, and other troubling stage props in Umwelt? Does this work not suggest that, in embracing modernity to the full, humans have come to render their own oikos inhospitable? The music in this piece sounds like a song of revolt on the part of the biosphere in the Anthropo(bs)cene. Like at the beginning of Eden, the soundtrack here manifests Gaïa’s presence throughout via rumbling and roaring noises that possibly translate the biosphere’s bucking against human activity. Adopting an ecopoetic reading lens, we study what kind of dance Marin’s tormented individuals are inspired by this wild music of the Earth. We demonstrate that, paradoxically, and following reverse processes, the composition, setting, and soundscapes elaborated in both plays make headway toward a reenchantment of the world and of urban wildness.

Plan

Texte

Parce qu’elle est langage de gestes, agencements de chair et d’états de corps façonnés par des apprentissages techniques, mais aussi des approches sensibles, parce qu’elle est au cœur de constructions socio-culturelles, la danse offre un éclairage écopoétique précieux pour réfléchir au réenchantement du sauvage-urbain1. Bien que dans ses versions ancestrales notamment, la danse soit fortement ancrée dans une poétique de la terre, attentive à des formes de vie et des rythmes autres qu’humains, elle s’exerce aujourd’hui en occident majoritairement dans des milieux urbains. Elle est perçue dans ses versions les plus élitistes comme un summum de la culture. Née à l'époque de la Renaissance, la danse classique incarne notamment tout un projet de civilisation moderne fondé sur la maîtrise de la nature. Cependant, malgré l’extrême domestication des corps en jeu, les pratiques contemporaines et somatiques agencent un retour vers des flux, des qualités de geste et des états de corps qui s’imprègnent du vivant, réensauvageant pour partie la danse. Qu’on la pratique ou la contemple, elle est vectrice d’enchantement car elle nous emporte dans d’autres espaces-temps, d’autres expériences somatiques, explorant sans fin tout ce qui peut bien animer corps et matière. Elle sera ici notre partenaire épistémologique puisque nous allons penser avec elle, et plus particulièrement à partir des œuvres de Maguy Marin, dont les chorégraphies explorent comment les individus s’adaptent aux contraintes imposées par leurs milieux.

Avant d'être associée à la danse contemporaine, Maguy Marin a suivi l'enseignement académique proposé dans les conservatoires. Son corps a été modelé par l’‘idéal-type’ classique caractérisé par la beauté formelle des lignes, la virtuosité des mouvements, la recherche de l'élévation. S’éloignant du sauvage, la technique classique exige de dompter le corps ordinaire pour le rendre quasi-inhumain, avec des positions de hanches et de jambes tournées vers l’en-dehors, positions radicalement opposées à la physionomie naturelle. « Nous apprenons par corps » écrit Bourdieu (1997 : 169). Ce qui est appris par corps, ensemble de dispositions et d'habitudes, inculque des valeurs aux individus : « les rapports au corps individuel sont liés au rapport au corps dominant qui est en jeu dans la forme de danse apprise » (Faure 2000 : 98). Mais que peut un corps ? Même s’il est déterminé tant par la génétique que par le groupe et la famille qui nous socialisent, un corps demeure cependant capable de construire autre chose. Il est aussi un potentiel lieu d’enchantement.

En choisissant de suivre une formation proposée par Maurice Béjart, de 1970 à 1973, Maguy Marin profite des cours dispensés à l'école Mudra de Bruxelles : musique, chant, théâtre, danses, arts martiaux. Elle découvre l’interdisciplinarité, l’improvisation, la création chorégraphique et s’ouvre à d’autres pratiques : revenir au sol, au travail de la percussion, au rythme, à l’expression, à la terre, aux pieds nus, aux sensations de flux, de poids, et surtout à l’expérience. Ces trois années sont décisives et libératrices : Marin accueille de nouvelles dispositions en elle, un goût pour la connaissance, la recherche et la création2 (Lahire 1998). Laissant exploser sa singularité, Maguy Marin se retrouve alors, à la fin des années 70, nourrie de ces valeurs incorporées au cours du temps, prête à fonder sa propre compagnie. Elle crée avec Daniel Ambasch le ballet-théâtre de l'Arche, qui deviendra la compagnie Maguy Marin. Dès le départ, Marin ébranle les frontières : entre la danse et le théâtre, entre la danse et la non-danse, entre la nature et la culture. En effet, ses interprètes peuvent chanter, parler, réciter (Cortex, 1991 ; Ça quand même, 2004 ; Turba, 2007). La chorégraphie peut être une partition du rire, avec des interprètes qui resteront assises tout au long de la pièce à déployer des rires à des amplitudes et des rythmes différents (Ha ha, 2006), quand ailleurs elles seront pleinement engagées dans le mouvement (Coppelia, 1983 ; Eden, 1997 ; Grosse fugue, 2001).

À travers sa compagnie, Marin interroge le corps des danseureuses3. En se débarrassant du corps virtuose de la danse classique, elle déplace la fonction chorégraphique : le corps n’est plus seulement « épatant », il peut-être aussi anodin, claudiquant ou handicapé (MayB, 1981), gros (Groosland, 1989) ou encore vieillissant. Son esthétique ‘naturalise’ les corps qu’elle met en scène non plus pour séduire en montrant un corps glorieux mais pour produire du sens. Défiant les règles du jeu établies, Marin réfute les codes classiques tout en résistant par ailleurs à une part de l'esthétique contemporaine française des années 80, tournée davantage vers l'abstraction et s’insurgeant contre l’enchantement4.

Nous avons choisi de nous appuyer ici sur deux pièces qui nous paraissent emblématiques pour penser la question du réenchantement et du sauvage urbain. Dans la version filmée Eden5, la nature est omniprésente, avec un décor évoquant le Paradis originel. Le dispositif scénique d’Umwelt nous renvoie, lui, à l’urbain. Le décor rappelle alors la ville, avec un rythme évoquant un mode de vie effréné, typique des mégalopoles. Bien que tout dans Umwelt nous situe en milieu urbain, la question du vivant et de la Terre travaille cependant la pièce en creux. Cet article s’intéresse particulièrement à ce que révèle Marin sur le comportement de l’animal humain—une dimension cristallisée dans le choix du titre pour Umwelt. L'éthologue allemand Jakob Von Uexküll forgea ce concept de « Umwelt » pour renvoyer au milieu spécifique d’un animal tel que celui-ci le perçoit, en fonction de ses capacités sensori-motrices propres. Que suggère alors ce titre pour une pièce qui met en scène les animaux urbains que nous sommes ? Pour appuyer notre réflexion, nous esquisserons des lignes de convergence et de divergence entre Umwelt et Eden, pièces qui offrent a priori un contraste saisissant entre deux visions, l’une enchantée, l’autre désenchantée. Nous analyserons comment ce diptyque relève finalement d’une écopoétique du réenchantement, tout en révélant à quel point la réflexion environnementale demeure au cœur de l’œuvre de la chorégraphe. « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », souligne Marcel Duchamp. Quelles spectateurices pour Umwelt ? Comment ont-elles accueilli la pièce ? La réaction des spectateurices sera analysée afin de préciser combien les questions de l’urbain, du quotidien, mais aussi du sauvage déterminent à la fois le processus de création et sa réception.

1. Eden, lieu d’enchantement et d’enchevêtrements

Filmée en extérieur, Eden donne une vision enchanteresse d’un couple en osmose avec son environnement. Ce corps à corps de quinze minutes offre une performance époustouflante, incarnant un moment de grâce qui dépasse la simple prouesse technique : « Inspiré du mythe d’Adam et Eve, ce long porté voit Cathy Polo, danseuse fidèle de Maguy Marin, se mêler à la chair même de son partenaire, Wilfried Romoli, alors premier danseur à l’opéra de Paris, dans une série d’enrobements infinie »6. Tenue jusqu’à bout de bras par son partenaire, Eve tournoie et voltige autour d’Adam. Tous deux restent indissociables jusqu’à la toute fin, où, finalement, leurs corps se séparent. La vidéo se termine sur Eve enfin debout sur ses pieds, qui se dirige vers la rivière alors qu’Adam repose étendu au sol, reprenant son souffle. D’aucunes pourraient entrevoir dans ce duo une assignation des rôles traditionnellement genrée, reproduisant une démonstration de la puissance masculine sur le corps de la femme. Nonobstant, outre le ratio poids-taille des deux corps mis en présence qui aurait rendu ardu, sur le plan technique, un possible inversement des rôles, on pourrait surtout interpréter d’un point de vue écoféministe le corps dévitalisé de la danseuse au tout début de la séquence (sur lequel nous reviendrons dans notre troisième partie), comme une métonymie de l’épuisement des ressources de la Terre, assujettie à une volonté de puissance patriarcale à l’origine de l’effondrement sur lequel s’ouvre la pièce. On pourra noter en outre que tout au long du duo, l'énergie d'Adam est mise au service du réempuissantement de sa compagne7. Ainsi, l’évolution de la chorégraphie, qui met en scène la réanimation à la fois de la Terre et d’Eve, invite-t-elle en premier lieu à une mise en cause d’une ancienne volonté de domination de l’Homme et sur les femmes et sur la nature.

L’enchantement produit tient largement des illusions multiples que crée la pièce. Premièrement, en dépit des efforts considérables réalisés par les deux athlètes dans leur gestion du poids et de la force physique requise par la chorégraphie, leur maîtrise impeccable de la technique des portés et la qualité du lié entre chacun de leurs gestes procure l’illusion d’une danse qui se trame naturellement. Comme dans le mythe racontant une habitation du jardin avant la chute, la danse sublime une gestuelle cultivée ‘par nature’, d’où naît une grâce tel un prolongement immédiat de la terre. À travers ce corps-à corps aux allures sauvages, on dirait que les animaux humains sont restés en symbiose avec leur milieu. Dégageant une impression d’harmonie entre la nature humaine et celle alentour, cette série d’entrelacements semble advenir spontanément, formant une danse-contact entre leurs deux corps et qui les connecte étroitement à leur milieu.

Le contact avec la terre est ici essentiel. Les danseureuses, qui sont pour ainsi dire nues (seuls quelques centimètres carrés de tissu dissimulent leur entre-jambe, les rapprochant encore plus d’un état sauvage), évoluent dans le sol. Elles se blottissent dans l’herbe mousseuse et déposent fréquemment leur corps entier dans un humus accueillant. Réveillant l’étymologie commune entre ‘humain’ et ‘humus’, leur danse terrestre réincorpore harmonieusement ces deux êtres dans leur environnement. Si par certains aspects, la beauté, la technique et la finesse émanant de la chorégraphie pourraient rappeler les illusions transcendantes visées par le ballet classique, l’élégance du geste et des corps n’en est pas moins ici une élégance charnelle, matérielle, qui ne vise aucunement à quitter la terre. Pas de virtuosité affichée par des grands jetés, des sauts en hauteur ou des lignes de jambes tracées en l’air jusqu’au-delà des pointes. Pas de prodigieuse suspension dans le vide ni d’élévation sublime signifiée par une prédominance d’une verticalité aspirant à défier les lois de la gravité.

Enracinée, la danse s’écrit ici avec humilité. Les danseureuses tracent surtout des ellipses et des volutes entremêlées, enchaînent avec fluidité des spirales, des torsions et des postures horizontales. Souvent, elles se ramassent sur elles-mêmes puis retournent dans le sol pour y serpenter ou s’y accroupir de façon fœtale ou primale. Loin d’obéir à un mouvement de déterrestration transcendante, même les envols de la danseuse, dont le corps jaillit parfois dans les airs, évoquent davantage un élan vital, un devenir-martinet furtif, une jubilation regagnée au contact de la terre et à celui du corps enlaçant et encourageant de son compagnon qui lui sert d’appui. Chaque envol surgit comme pour ensuite mieux retrouver le moelleux du sol et s’y fondre. Apportant un soin particulier au poids et au contre-poids, la chorégraphie nous ravit en grande partie par le spectacle de la chair omniprésente et du poids constamment saisi puis déposé aussi délicatement que fermement dans l’herbe, poids offert et partagé par des corps extrêmement musclés, alternant des états de contraction avec des états de relâchements voluptueux. Pieds nus, les deux corps en permanence enchevêtrés d’Adam et Eve se lient, se délient et se relient comme pour mieux épouser la terre, explorant toutes les combinaisons possibles au sein d’une kinésphère8 englobante qui, grâce à des effets de cadrage durant ce long plan séquence, offre une version allégorique de l’humanité tout entière habitant la biosphère9.

Là où prédominent souvent dans le ballet classique des tracés de lignes pures, tant par les gestes esquissés par les danseureuses que par leurs évolutions sur scène (le plus souvent en diagonale ou par des traversées de scène horizontales et verticales), l’impression visuelle qui se dégage d’Eden n’a rien à voir avec une géométrie angulaire, dessinée à coups de crayons. C’est plutôt à l’inverse l’impression de contempler un corps-à corps modelé à même la chair, toujours embryonnaire et engagé dans un infini devenir. Les muscles saillants et les os des danseureuses évoquent les formes vivantes et les éléments du jardin d’Eden tout autour. Loin de signifier une volonté de maîtrise et de domination de l’espace et du vivant, de défi des lois de cette gravité qui font de nous des êtres terrestres, Eden est au contraire traversée par un élan vital, qui circule sans cesse et relie la terre à tous ses éléments. En même temps que la longue chevelure de la danseuse dégouline et ondule au gré du vent et au fil de ses tournoiements et suspensions, l’impression synesthésique produite n’est pas sans évoquer les branches des palmiers et des arbustes qui se balancent tout autour, ou encore l’eau qui ruisselle et ondoie juste à côté. Parfois les corps dressés des personnages et leurs longues jambes évoquent les lignes des troncs de palmiers enracinés juste derrière eux. La peau lisse des danseureuses expose par ailleurs leurs corps, sculptés tels les rochers tout autour, avec ceux au premier plan au bord du ruisseau (de formes ramassées et courbes) et ceux des falaises, plus verticales, à l’arrière-plan. Les fentes et les creux des corps dansants réfléchissent ainsi les fentes et les creux de la roche. La lumière produit en outre d’étranges reflets entre la chair musclée des danseureuses et la texture de la pierre alentour. En résultat, cette mise en scène organique fait saillir la part minérale de la structure osseuse de l’être humain et la part végétale d’une chevelure qui, comme les plantes, ne cesse jamais de croître, tandis que la gestuelle épouse la part animale de ces humains qui serpentent, rampent, s’accroupissent et s’agrippent de façons qui rappellent des manières d’être au monde primaires, autres qu’humaines. Ainsi se tisse tout un réseau d’échos poétiques entre le milieu qui les accueille et la danse qu’ils composent ensemble.

D’autres indices suggèrent encore combien cette danse jouissive émerge grâce à l’incarnation d’une espèce adaptée à son environnement. La bande son de la vidéo est composée sous forme de « paysage sonore » à l’aube du monde10 : plutôt que de donner à entendre des instruments de musique manipulés par des humains, la danse est accompagnée par une composition bioacoustique relayant la « biophonie » et la « géophonie » du lieu11. Tout comme pour l’extrême simplicité des non-costumes, ce minimalisme témoigne d’un choix affirmé, pour que l’enchantement n’opère que par la diffraction de la danse, de la chair et de la musique du monde, se révèlant les unes les autres. Les danseureuses évoluent ainsi sur une toile sonore composée par des cris d’oiseaux (des martinets notamment qui volettent et se posent ci et là près de l’eau), par le léger souffle du vent et le murmure discret du ruisseau. L’absence d’ « anthropophonie » fait place à la musique des corps12, dont l’activité se coule harmonieusement dans ce tableau d’une exaltante épaisseur sonore et sensuelle. Tout fait ainsi corps dans un même paysage vivant où la danse semble couler de source, accompagnée par le chant du ciel et de l’eau. Humains et non-humains paraissent animés par un même souffle, portés par la Terre-Mère.

A se laisser ravir par le long plan séquence qui occupe plus de treize des quinze minutes du film, on en oublierait presque que la vidéo s’ouvre d’abord sur une vision pour le moins désenchantée. Le paysage immense, aride et sombre n’est alors pas sans évoquer une ère postapocalyptique, d’autant que les deux personnages y errent douloureusement comme s’ils étaient seuls au monde. C’est une scène effroyable : minuscule dans un paysage menaçant de l’engloutir, l’homme avance péniblement dans un vaste monde d’éboulis, portant sur son dos le corps effondré d’Eve, sans qu’on ne sache au départ si elle est vivante ou morte. La renaissance d’Eve par l’entrée au jardin, dont la vitalité et la chair des éléments forment pour elle comme un second utérus matriciel, pose alors de nombreuses questions sur notre monde en train de s’effondrer. La géophonie des premiers instants se démarque d’ailleurs par ses tonalités dysphoriques et inquiétantes : on y entend sourdre l’orage, gronder le tonnerre et crépiter la pluie. Ainsi, au-delà de l’allégresse procurée par le reste de la pièce, l’ensemble traduit surtout une réflexion plus large sur nos façons de composer avec les autres voix de la Terre.

La version de cette pièce présentée au théâtre se déroule sur un plateau nu, sans aucune accroche visuelle, simplement avec la même bande-son. Les interprètes sont alors vêtues d’un fin costume-peau couleur chair, imitant la nudité13. Elles portent des traces de terre et au visage un maquillage épais et argileux façonné comme un masque amérindien14. Leur longue chevelure est de couleur fauve et libre, parfois tressée en plusieurs nattes de tailles différentes pour la danseuse. Nul besoin de figurer la nature comme décor : les danseureuses sont la nature qui danse. Par leur extrême simplicité, le maquillage et les costumes évoquent des représentations indigènes, voire des totems ou des kachinas. Aussi est-il tentant d’identifier les personnages à certains peuples aux ontologies animistes, qui reconnaissent une forme d’intériorité et d’agentivité aux formes du vivant autre qu’humain, dont ils ne cultivent pas l’illusion d’être séparés, ni au-dessus. L’interprétation de cette œuvre s’en trouve plus fortement orientée encore. Entre le titre mythopoétique, les multiples éléments qui réenchevêtrent les danseureuses dans une continuité du vivant, le renvoi à des ontologies autres que celles des Modernes, et ces voix de la Terre qui grondent, tonnent, chantent et font musique, comment ne pas songer à la présence de Gaïa15, se manifestant et interrogeant par là nos façons d’habiter le monde aujourd’hui ?

2. Sauvage urbain et désenchantement

Maguy Marin compose Umwelt en 2004 avec ses interprètes selon son procédé de création habituel, laissant libre court à une part d’émergence spontanée :

J’arrive le premier jour sans aucune idée de ce que sera la pièce : pas de titre, pas de sujet, pas de scénario, rien. Je ne sais même pas si elle sera dansée ou non. Je n’ai en poche que quelques « petites billes » : des lectures, des impres­sions, des idées qui concernent la vie qu’on mène, le monde dans lequel on vit, des faits d’actualité. Tout cela est très chaotique. À partir de ces matériaux dé­sordonnés, on commence à faire des propositions, moi comme les interprètes. […] La direction de la pièce doit surgir du travail lui-même.16

Marin continue ainsi de désenchanter le monde de la danse, et notamment ici la représentation du chorégraphe en personnage toutpuissant. Renonçant à une maîtrise totale, Marin travaille davantage en horizontalité. Certes, c’est elle qui décide en fin de compte de la ligne chorégraphique donnée, mais cette dernière s’appuie totalement sur la matière vivante, formée et proposée par les danseureuses17. Elle accorde sa place à l’autre (ses ‘collaborateurices artistiques’), à l’indiscipliné : au sauvage en quelque sorte. Dans ce travail multimédia et à partir de tatonnements, chaque corps-dansant compose en fonction du monde dans lequel il vit, en fonction de son corps mais aussi de son milieu (social, artistique, personnel), qui façonne inéluctablement sa trajectoire. Chacune arrive au moment de la création comme elle est, produisant un monde singulier, selon un mode d’organisation qui est le sien. Plutôt que de travailler à une monoculture du corps dansant, la démarche de Marin semble tendre vers la permaculture : elle cultive un terreau fertile pour produire toute une diversité vivante, une sorte de biodiversité dansée, un plurivers fait de formes et de mondes enchevêtrés.

Le titre Umwelt raisonne alors parfaitement, renvoyant au milieu spécifique à chaque espèce, voire à chaque undividu, qui dépend d’abord de sa perception et de ses capacités de corps. Ayant peut-être évolué trop loin de son animalité, tout au moins de sa corporéité, jusqu’où ira notre espèce ? Comment mobiliserons-nous les dispositifs de perception et de réinvention propres à l’espèce humaine pour réagir aujourd’hui, en réponse à un monde sensoriel sur-anthropisé ? Avec une série d’images entrecoupées, Umwelt déploie un univers symptomatique de notre déterrestration. Quand le duo d’Eden est filmé d’une traite dans une oasis accueillante, verdoyante et lumineuse, Umwelt renvoie à l’inverse à la fragmentation de la ville moderne ou postmoderne, dans un décor sombre et entièrement artificialisé. Parfois seule, en duos ou en trios, parfois côte à côte ou alors éloignées, les interprètes apparaissent furtivement dans un espace restreint, puis s’éclipsent derrière de grands miroirs rectangulaires. Une chaîne humaine se constitue par intermittence, durant une heure et dix minutes, défilant entre deux rangées de miroirs qui occupent la scène. Disposés en quinconce, ces miroirs forment un décor régulier, sobre et géométrique. Ils font penser à des façades d’immeubles, lisses, rectilignes, découpées en étages et fenêtres, souvent réfléchissantes. Hauts, rectangulaires, nombreux et identiques, ces miroirs nous renvoient à une même réitération de lignes et d’images fugaces, réitération potentiellement vertigineuse par sa mise en abyme. On aperçoit tout juste les danseureuses, un peu comme par des fenêtres ouvertes offrant un fragment de vie aux curieuses. Parfois, une pose est adoptée d’un côté d’un miroir par un homme ou une femme ; puis, cette dernière disparaît et la même attitude est reprise plus loin par une autre, s’effaçant à son tour. Ainsi, nos regards restent en éveil, s’attachant à suivre ces micro-événements qui surgissent sans qu’aucun ne se poursuive, du moins pas sous nos yeux.

De plus, si certains gestes sont réalisés à plusieurs et à l’identique, les contacts demeurent rares, qu’ils soient visuels ou kinésiques. Empêchant toute harmonie, l’ensemble est totalement segmenté et chaque entité demeure cloisonnée. Le procédé désenchante en cela le genre de la danse classique (et plus précisément romantique), dans lequel le décor et la musique accompagnent l’‘histoire’ racontée par les danseureuses, orchestrant ainsi le « tissage des émotions »18. Tout d’abord, Umwelt ne présente pas une narration ‘classique’, avec un début, un milieu, une fin. Deuxièmement, il n’y a pas de personnages principaux que l’on suit et auxquels on s’attache. La musique ne constitue pas non plus un fil directeur pour la narration : le son déroutant est ici composé d’un souffle puissant venant se frotter aux éléments scéniques (les miroirs, les humains, leurs accessoires). Par un dispositif de souffleries élaboré, le son prend corps sur scène tel un vent qui jamais ne s’essouffle, un vent qui semble pousser les corps, toujours dans le même sens, de gauche à droite. En résultat, tout vibre et tremble : les cheveux et les vêtements des interprètes, tout comme les miroirs qui en deviennent déformants. A ce vent orageux s’ajoute le son de guitares posées à l’avant-scène, formant un vacarme grandissant qui envahit peu à peu la salle. Ce son disharmonieux, presque strident, qui gêne l’oreille et gratte quelque part au fond de nous, ne renvoie à rien de clairement identifiable. Il suscite ainsi une émotion inquiétante, nimbée d’inconnu.

La chorégraphie s’offre de surcroît à la manière d’un rhizome : « Le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et de même des états de non-signes » (Deleuze et Guattari 1976 : 11). L’‘agencement’ des éléments ne suit en rien la très classique organisation linéaire conventionnelle. Il revient donc aux spectateurices de tisser des liens dans cette accumulation de vignettes, en les tressant simultanément avec le son et le décor. Quelle est donc cette humanité représentée sur la scène ? Difficile de décrire précisément chaque image en mouvement, tant elles sont multiples et fugaces. Chacune offre des points d’accroche à travers un geste, une attitude, un vêtement, un accessoire, qui tous renvoient à une condition sociale. Elles constituent de petits fragments nommés par Maguy Marin des ‘vignettes’, dont certaines reviennent à différents moments de la pièce.

Ce sont des vignettes du quotidien, que nous pourrions contempler au coin de la rue. Certaines fument, mangent un sandwich, enfilent une robe, se coiffent d’un chapeau. D’autres boivent un café, se brossent les dents, se nettoient le visage avec une serviette, jettent une poubelle, portent des fleurs. D’autres encore lisent le journal, marchent, ou simplement se tiennent là, debout devant nous. Il arrive qu’elles parlent, ou plutôt crient, sans que nous sachions ce qui est dit car le volume du souffle est tel qu’il recouvre leurs voix. De façon répétée, on les voit marcher, à des rythmes différents, faisant penser tour à tour aux flâneureuses des villes ou aux individus pressés qui n’ont plus le temps de regarder. Enfin, le choix des accessoires ou des vêtements évoque par métonymie un métier : un homme portant un plateau fait penser à un serveur, des hommes en salopette bleu représentent des ouvriers, un homme et deux femmes enfilent une blouse blanche, renvoyant ainsi au corps médical. Si la composition sonore et chorégraphique déstabilise, ces vignettes ordinaires sont comme des prises nous reliant à ce qui se passe sur scène. Par le truchement de toutes ces synecdoques, c’est bien de notre société qu’il s’agit : nous autres, humains vivant dans des villes. Peut-être n’étions-nous pas venues pour cela, mais quoi qu’il en soit, ces danseureuses nous ressemblent, par leurs corps ordinaires, leur banalité : ils portent des vêtements de tous les jours, pantalons, jupes, robes, chemises, mocassins, talons, comme ceux que nous pourrions trouver dans nos armoires. Ces personnages types, toujours marqués par un détail signifiant, semblent être de lointaines cousines, pourraient être nos voisines.

Mais ce quotidien n’en reste pas moins étrange : le vrombissement, le manque d’interaction entre les personnages et le cloisonnement de l’espace procurent une sensation oppressante et un sentiment de tristesse. La séparation des corps sur scène, avec ce dispositif de cadres et de cases, participe à individualiser et morceler l’existence humaine. On est ici radicalement à l’opposé des deux corps enchevêtrés d’Eden, tellement en symbiose que par moments on les croirait un seul animal quadripède. Ici, avec des gestes entravés par des costumes urbains sophistiqués et aux combinaisons souvent absurdes, les danseureuses d’Umwelt incarnent un mode de vie hors-sol, en voie de déterrestration totale.

Le malaise des spectateurices augmente de surcroît du fait que la pièce ne se déroule pas sans violence. Les corps de femmes sont répétitivement brutalisés et jetés à terre, où ils rejoignent les fleurs fanées de bouquets qui ont connu le même sort et jonchent déjà la scène pleine de décombres et d’objets jetés au rebut. Les hommes malmènent ici la terre autant que les femmes, parfois avec la complicité de celles-ci. C’est néanmoins ce que suggère potentiellement ce passage où un homme pointe un fusil vers la gauche, d’où émerge une femme en pantalon habillé comme on en porte aujourd’hui dans le monde du travail, et qui tient sous les yeux un globe terrestre. Par sa posture, elle ressemble à Hamlet dans la pièce de Shakespeare, qui brandit le crâne de Yorick et se lamente de la disparition de ce dernier, emportant avec lui toute la gaieté de son chant et toute sa vitalité. Face à une version réduite et commodifiée de Gaïa, qui en incarne les vestiges, cette femme semble, elle, rester impassible. Comme c’est le cas de nombreux personnages, elle est en outre coiffée d’une couronne d’argent signifiant ostensiblement sa position de domination. Aussi n’est-ce sans doute pas anodin que resurgissent juste derrière elle les trois femmes pots-de-fleurs, incarnant la déterrestration à la fois de la nature et de la féminité. Cette fois cependant, leurs bouquets ne tiennent plus droits sur leurs têtes mais sont courbés sous la force déchainée du vent en rafales : cette dernière vignette adresserait-il par là un clin d’œil écoféministe à la femme cultivée telle une ‘belle plante’, à la beauté décorative, quasi-dénudée mais absurdement chaussée de talons hauts pour séduire ces messieurs en se conformant à leurs fantasmes ? Suit alors la femme qui tenait précédemment le globe (qui dans une autre scène, donnait des coups de pieds à une peluche au sol évoquant du bétail mort) et deux hommes, habillés comme elle en bureaucrates, affairés à prendre des mesures. Plus tôt dans la pièce, une femme (toujours cette même femme de pouvoir qui contemple ailleurs le crâne de Gaïa) croque dans une pomme, puis recrache d’un air répugné le bout de fruit sur scène. Son geste pourrait-il suggérer le goût empoisonné de nos fruits de vergers, arrosés de ces pesticides qui tuent les sols et sont incriminés dans bien des écocides en cours ?

Certaines vignettes présentent différentes formes d’interaction, sans pour autant porter à aucune joie. Une femme tient une poupée à bout de bras, comme le font parfois les jeunes parents avec leur nouveau-né, quand ailleurs, plusieurs adultes secouent leur nourrisson. Deux hommes se bagarrent ; une femme gifle un homme. Une femme et un homme s’étreignent, elle, accrochée au cou de l’homme dans un porté suspendu et figé ; une femme nue déshabille un homme et ils s’embrassent ; une femme et un homme en miroir trainent au sol un poupon, y assènent un grand coup de pied et la poupée reste abandonnée en bord de scène. Un homme et une femme pointent une arme, un couple s’étreint longuement, un homme en cogne un autre. Un homme en costume et une femme en tailleur, mocassins et talons hauts, cheveux gominés ou en chignon, reculent à quatre pattes et, tels des chats ayant piégé leur proie, tiennent entre les dents un animal qu’elles trainent au sol (un faisan ?). Comme les chats des villes qui, reproduisant par atavisme de vieux comportements de prédation, déciment les populations d’oiseaux urbains, ces humains sont loin d’être vraiment sauvages (ce qu’indique notamment leurs vêtements sophistiqués, en référence implicite à la classe bourgeoise). Alors que voir dans ces figures oxymoroniques ? Des humanimaux ?

Dans ce foisonnement urbain, la végétation est surtout présente de façon domestiquée, voire artificialisée. Elle accompagne les danseureuses sous forme d’objets scéniques manipulés à différents moments du défilé : deux tableaux peints (de paysage marin et d’un cheval), un bouquet de fleurs coupées, des plantes en pots qui ressemblent à ceux que l’on jardine sur les balcons, un arbuste dont le feuillage vivifiant dépasse l’homme qui le transporte. Là encore, difficile d’interpréter ces signes potentiellement équivoques : la signification est-elle à chercher du côté du désenchantement, en se focalisant sur la réduction de la nature à une commodité cultivée hors-sol, simple décor de nos villes, ou destinée à servir de charme, tel le bouquet de fleurs emballé et prêt à offrir porté sur la tête par ces femmes ridicules qui se dandinent en dessous noirs et talons-aiguilles ? Ou bien cette place accordée à la végétation, qui revient sans cesse se frayer un chemin dans cette vie démente, sert-elle à nous rappeler plutôt sa résilience ? Car la végétation, depuis bien plus longtemps que les humains, est au monde elle aussi. Dans Umwelt, l’arbre ou la plante en pot ne sont pas de simples objets posés sur un plateau, immobiles et immuables. Comme les personnages qui apparaissent et disparaissent, la végétation elle aussi passe et s’évanouit. Elle aussi habite là, comme dans nos villes, souvent dans un espace de terre réduit et clos, mais néanmoins vivante, et, surtout, existant dans une toute autre temporalité. Elle surgit quand on ne s’y attend pas ; elle est toujours associée à l’humain qui la porte, avec douceur, avec attention, voire avec une certaine fierté. Il y a par exemple ces personnages assortis d’une petite plante fleurie et vivace : vêtus de longs pagnes et torses-nus, une main sur la hanche et l’autre soutenant le pot sur leur tête, leur posture digne et leur façon de marcher évoquent les femmes africaines lorsqu’elles portent sur la tête un seau d’eau. On pourrait alors y voir la résistance de certaines à la violence faite au vivant et aux multiples processus de déterrestration de l’humanité, qui, au fond, souhaiterait pour une large partie rester connectée à la nature autre qu’humaine, dont dépend notre subsistance à la fois physique et morale : nous avons soif de nature comme nous avons soif d’eau. Et, de fait, nous sommes constituées de nature, et dépendantes d’elle, tout comme nous sommes constituées d’eau et ne pouvons vivre sans elle.

Au fil de la pièce, le plateau déborde de tous les objets manipulés par les danseureuses et qu’elles jettent négligemment avant de tracer leur route, toujours vers l’avant. Cet incessant mouvement de gauche à droite signifie l’inscription de l’humanité dans un temps linéaire, une chronologie du ‘progrès’. Les routines de chacune nous apparaissent alors terriblement lugubres, polluantes et vaines. D’ailleurs, que signifie le rythme effréné, le bruit, les souffleries et les autres dispositifs scéniques quasi-apocalyptiques dans Umwelt, sinon que les humains, par leur ancrage dans la modernité, en sont venus à rendre leur propre milieu inhospitalier, leur atmosphère irrespirable ? Marin désenchante le spectacle, ou du moins une certaine vision du spectacle comme divertissement agréable, qui nous fasse oublier nos tracas du quotidien. Nous engouffrant dans un mode de vie hyperindustrialisé, anthropocentrique à outrance, elle nous soumet plutôt à un spectacle à la limite du supportable : celui du saccage de la Terre.

Or, les partis-pris de la chorégraphe entrainent parfois des réactions violentes parmi les spectateurices, faisant soudre une forme de sauvage urbain pour le moins inattendu. En même temps que cette pièce transgresse en tous points les conventions formelles, elle déplace jusqu’aux frontières mêmes de la danse, puisque les danseureuses ne dansent pas’. Point alors la fureur : en intégrant la marche, l'immobilité et des gestes quotidiens, plus naturels que ceux cultivés habituellement dans les répertoires de la danse, Marin bouscule les spectateurices, dont certaines iront jusqu’à se révolter dans la salle. Umwelt suscita effectivement des remous inouïs :

Il y avait énormément de remue-ménage dans la salle, une foule qui se lève, crie, empêche les autres de voir, les autres qui râlent parce qu'ils ne voient plus… Et pour le dernier soir, des gens qui montent sur le plateau, face au public et qui crient « Arrêtez ça ! Vive le ballet ! ». D'autres qui cassent les guitares qui sont posées sur le plateau. Une espèce de chose très violente.... Je suis vite descendue de la régie car j'avais peur pour les danseurs. Arrivée sur le plateau, on a commencé à se pousser avec un homme ; il m'a cassé un doigt, moi je l'ai mordu (elle rit). Un autre monsieur est arrivé pour casser les guitares. Les cheveux blancs, bien habillé, attention, c’était pas un voyou des quartiers 19!

Ces accès de violence manifestent une forme peu abordée du sauvage urbain. Par ses réactions désordonnées, son manque de maîtrise, la partie déchainée du public se comporte à l’oppposé du stéréotype associé aux gens ‘civilisés’. Par un tour d’ironie, ce public qui vient prétendument au thèâtre pour se cultiver davantage encore (et se distinguer ainsi des populations auxquelles on renvoie communément en qualifiant certains comportements urbains de ‘sauvages’) cède soudain à une intempestivité qui demande à être policée. Selon Marin, ce fracas émane d’un public avant tout consommateur, qui s’offre des sorties au théâtre pour se divertir, dans l’expectative d’un moment agréable, qui ne les astreigne surtout pas à une situation d’inconfort.20 Mais avec Marin, l’enchantement, tout comme le désenchantement, ne se trouve jamais vraiment là où on l’attend de prime abord. Tirant du côté du réensauvagement, explorant les infinies transactions entre le naturel et le culturel, entre la danse et la non-danse, entre l’humain et son milieu, elle procède finalement à de complexes réenchevêtrements, loin de nos constructions binaires simplistes, et que nous analyserons telle une forme de réenchantement éclairé.

3. Enchantement, désenchantement, ou réenchantement ?

Comme dans le cas d’Eden, mais de façon inversée, la tonalité dysphorique dominante qui inscrit Umwelt du côté du désenchantement n’est cependant pas univoque. Premièrement, Marin s’attaque à la séparation habituelle entre danseureuses et spectateurices en révisant sciemment les effets produits par les unes sur les autres : « mon dialogue avec [les gens] n'a pas besoin d'habits éblouissants. On usurpe quelque chose quand on cherche le ravissement, quand on possède les gens, quand on les embarque, au lieu de les rapprocher d'une relation à créer ensemble » (Mayen/ Marin 2002 : 69). Marin ouvre ainsi une voie et nous invite à regarder autrement la danse : tous les corps et tous les gestes font danse. Pour cela, elle ‘naturalise’ non seulement le corps dansant, mais aussi le geste dansé. Les gestes ordinaires sont réitérés, en chœur, en miroir ou encore en cascade. Du point du registre classique notamment, on pourrait nul doute y voir là une forme de désenchantement de la danse. Cependant, et paradoxalement, en les rendant visibles sur scène, Marin participe ni plus ni moins à réenchanter le quotidien et le banal. Son style et le choix de sujets participent d’un lyrisme de l’ordinaire et du commun, dont elle semble la témoin impartiale. Umwelt met ainsi à l’épreuve notre sensibilité au monde urbain, jetant une lumière crue sur notre condition humaine partagée.

En exposant les instruments mêmes des effets produits sur les spectateurices, avec tous ces miroirs alignés au beau milieu de la scène du début jusqu’à la fin, le dispositif dévoile ses propres effets de trucage. Par cette démarche postmoderniste, Maguy Marin enchante, désenchante et réenchante à la fois le spectacle. Certes, la mise à nu du dispositif même fait que l’on ne peut être dupe de l’illusion optique à l’œuvre ; mais dans le même temps, par la mise en exergue d’une gestuelle et d’un milieu urbain qui renvoient à nos propres habitus, cette pièce nous amène à contempler les reflets plus ou moins déformants de nos façons d’habiter le monde aujourd’hui. En résultat, alors qu’une partie des spectateurices aborde la danse avec pour horizon d’attente un ravissement qui nous sorte de la routine, il est fort probable qu’on quitte la salle en ayant plutôt changé de regard sur ce même ordinaire que nous escomptions momentanément quitter et qui s’en trouve pour partie réenchanté. Après avoir assisté à cette réitération diffractive, quasi-hypnotique, de nos moindres postures et gestes du quotidien, comment ne pas avoir les sens mieux affûtés dans notre contemplation du ballet urbain au milieu duquel nous évoluons ensemble au jour le jour ?

En outre, si cette pièce noire tire en bien des aspects du côté de la perte de sens, de repères ou de valeurs collectives face au monde naturel propre au désenchantement, sa danse repose néanmoins sur un travail méticuleux en termes d’écoute et de synchronisation. Bien que s’effleurant à peine, les danseureuses sont cependant calées sur les mêmes mesures, un même pouls collectif. Requérant une exigence et une concentration sans faille de la part des interprètes, des comptes précis sous-tendent la synchronisation des entrées et sorties de scène, pile ensemble ou à l’enfilade. Toutes liées par cette musique ahurissante traduisant un mode de vie tourmenté, le brouhaha d’une ville sur-anthropisée, les danseureuses doivent rapidement entrer et sortir par le bon intervalle sur scène, souvent par deux ou par trois, la plupart du temps sans contact visuel. Malgré l’impression de chaos, tout repose en fait sur une coordination millimétrique. Les interprètes dans les coulisses doivent garder le fil de ce qui se trame sur scène tout en se parant du bon costume ou du bon accessoire pour chaque vignette. Ainsi, en dépit de la séparation des espaces de chacune, du peu de rapports de continuité ou de fluidité entre les gestes qui s’égrainent les uns après les autres et de la cacophonie qui naît du paysage sonore trouble, il demeure un lien organique entre les danseureuses, toutes calées sur un même tempo. Par-delà l’impression de morcèlement et d’isolement générale, comment ne pas éprouver, à l’issue d’Umwelt combien le moindre de nos gestes, le moindre de nos déplacements, participe en somme d’une chorégraphie du sauvage urbain qui se trame avec et malgré nous ? Comment ne pas prendre conscience que, malgré toutes les barrières qui semblent nous séparer des autres dans l’espace organisé de la ville et malgré l’individualisme qui y règne, nous faisons néanmoins corps de ballet citadin avec les autres habitantes d’un même milieu, voire, en élargissant le plan à l’échelle macroscopique, d’un même oikos planétaire ?

Sans doute ne peut-on assister à cette pièce sans un sentiment d’effroi, sans y reconnaître nos vies ultra-urbanisées, coupées de la nature. Mais dans le même temps, demeurent ces corps en mouvement qui, s’ils ne se rencontrent ni se touchent presque jamais (tout juste parfois pour se violenter ou dans des rapports charnels ardents), restent traversés par une énergie commune. Leur danse traduit un élan vital partagé et la circulation entre eux du souffle de la Terre, cette respiration bruyante de Gaïa qui assure encore, du moins pour un temps, notre propre respiration. S’ils semblent en partie épuisés, rigides comme leurs cases, déboussolés ou agités, ces corps dansants restent mus par une vitalité inhérente à leur incarnation terrestre21. En réanimant Gaïa comme force unificatrice et potentiellement destructrice à la fois, Marin opère ici un réenchantement paradoxal : en dépit du caractère tragique de la pièce, de son ambiance dysphorique, bruyante et suffocante, elle n’en appelle pas moins à un sursaut de conscience quant à nos multiples enchevêtrements au sein même de la Terre. A son sein et non en son sein, car comme le souligne Michel Serres, la Terre n’est pas un simple environnement, un autour dont nous serions le centre, mais plutôt une Mère matricielle et nourricière, dans le sens où nous dépendons d’elle pour notre émergence et notre subsistance (Serres 1990 : 83, 186-189). Pour reprendre encore une autre métaphore invoquée par Serres, la Terre est une entité-hôtesse, qui accueille les parasites humains que nous sommes et nous offre pour ainsi dire gîte et couvert. Force est de constater que nous ignorons largement aujourd’hui les règles qui régissent les rapports de symbiose entre deux organismes, règles dont Michel Serres déduit justement le « contrat naturel » qui nous lie à la Terre (1990, 61-69). Notons que les travaux fondateurs d’Uexküll dont s’empare Marin pour le titre de sa pièce se concentrent notamment sur la façon dont la tique perçoit et habite son milieu. La pièce de Marin lance alors un appel urgent adressé aux humains, appel à adopter une vision biocentrique pour se réincorporer humblement dans Gaïa, elle qui demeure notre seule maison commune.

Par contraste, le réenchantement qu’opère la danse dans Eden naît de cette harmonie retrouvée avec une terre où l’activité humaine se fond avec douceur, sans l’abîmer, où puiser des ressources n’implique pas pour autant de les épuiser ; un monde où l’humain mesure sa force et son désir à l’aune des possibilités offertes par son milieu, sans que cela n’entraine la défiguration des lieux ni la pollution des paysages où chante en polyphonie l’ensemble du vivant. Ainsi peut-on entendre, si l’on veut bien prêter une oreille écopoétique à la géophonie au début d’Eden et aux soufflements tout au long d’Umwelt, la voix de Gaïa la tumultueuse, qui gronde et râle en réponse à sa surexploitation par les parasites humains que nous sommes devenus depuis notre entrée dans l’Anthropocène. A rebours du désenchantement des Modernes qui avaient réifié la ‘nature’, faisant d’elle de la matière inanimée, à découper, maîtriser et posséder à l’infini, Marin éveille ainsi nos consciences à l’existence d’une autre dimension de Gaïa : Gaïa comme « système autorégulateur », qui exhibe « le comportement d’un super organisme ou même d’une entité vivante »22, qui, par des boucles de rétroaction aujourd’hui identifiées par les scientifiques, souffle, grogne, tempête et se révolte en réaction à la maltraitance et aux bouleversements que nous lui imposons. Gaïa, qui, si nous continuons de perturber les équilibres permettant à la biosphère de maintenir une certaine harmonie homéostatique, pourrait bien devenir inhabitable pour les humains, entre autres espèces. Le réenchantement à la Maguy Marin nous invite donc à nous tenir à l’écoute du chant de la Terre, à veiller sur la façon dont nos activités saturent tant les paysages sonores que les autres textures du monde où s’amoncellent les déchets de nos civilisations. Aussi Umwelt et Eden provoquent-elles finalement un même sursaut, un même appel d’air collectif : un appel à faire corps et à interpréter ensemble d’autres ballets, d’autres récits et d’autres échos poétiques du vivant, à habiter plus poét(h)iquement et la ville et la Terre.

Conclusion

Par-delà la variété extrême des propositions de Maguy Marin, toutes portent une attention particulière à nos façons de vivre ensemble, engagées dans un milieu à la fois naturel et culturel. La musique fait le lien entre les deux pièces ci-étudiées, qui forment un diptyque écopoétique traduisant de façon contrastée la géophonie, la biophonie et l’anthropophonie au milieu desquelles nous évoluons. Par le truchement de la musique furieuse de la ville tel un métabolisme qui inspire et expire nos activités humaines ou d’une plus discrète expression du chant de la Terre, c’est paradoxalement à une forme de réenchantement du monde qu’invite la chorégraphe.

Dans le cas d’Eden, nous l’avons vu, si l’enchantement l’emporte de loin dans l’impression globale laissée par le duo, il s’agit finalement davantage d’un mouvement de réenchantement impulsé à partir d’un univers hautement dysphorique où tout semble s’être écroulé. Fonctionnant à rebours de la chute originelles, et sur le mode allégorique, la pièce trace le parcours de l’humanité d’une ère que l’on devine postapocalyptique à un retour au Jardin d’Eden. Aussi Marin interroge-t-elle clairement l’opposition construite entre l’humanité et le concept de nature23, souvent synonyme de ‘sauvage’. Cet antagonisme cultivé par les Modernes, et dont découle l’état calamiteux de notre si belle planète et tant d’injustices sociales et environnementales, est depuis longtemps décrié par les écoféministes. Dans un même esprit, ce sont bien nos mythes de la ‘nature’, nos récits sur le ‘sauvage’ et sur ‘l’homme’ et ‘la femme’ que Marin nous intime de revisiter. De plus, si la question de l’urbain semble de prime abord absente de cette pièce, nos modes de vie « anthropo(bs)cènes » la hantent pourtant en creux24 : nous savons bien en regardant errer le couple au début, infime dans un gigantesque paysage d’effondrement, tous les liens avec nos façons de vivre en ville sans trop nous soucier de l’impact de nos activités sur « la part sauvage du monde »25. Nous ne savons que trop bien, aussi, les populations de migrantes qui affrontent de pénibles voyages dans l’espoir de trouver un lieu hospitalier ; les réfugiés climatiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain, au fur et à mesure que certains lieux de la planète deviennent inhabitables ; et ce en quoi ces tragédies qui se déroulent dans notre « jardin planétaire »26 ne peuvent qu’artificiellement être clivées de l’activité anthropique urbaine et de nos cultures dites ‘civilisées’. Nous sentons bien la résonance de cette pièce au fond de nous, les cordes sensibles qu’elle fait vibrer et, par réfraction, les responsabilités qui nous incombent pour resserrer nos liens avec le vivant, distendus sur le plan ontologique, par trop tendus sur le plan écologique.

Ainsi, la démarche complexe de Maguy Marin s’inscrit dans le sillon des approches de Starhawk, Joanna Macy, ou Sara A. Conn, qui incitent à accueillir jusqu’à nos émotions les plus sombres face à la crise écologique, pour mieux être à même de mobiliser ensuite ces ressources au service de l’action. A la question posée par Sarah A. Conn, « Quand la Terre souffre, qui répond ? », l’œuvre de Marin, à travers le tissage collectif reliant la chorégraphe aux interprètes, au public et à la Terre, esquisse déjà quelques éléments de réponse. Un peu comme le fait Geneviève Azam dans sa récente Lettre à la Terre, ces invitations écopoétiques à nous émouvoir avec la planète cultivent un espoir nécessaire, que nous sachions encore réagir et nous mettre collectivement en mouvement et à l’écoute. En interrogeant sans relâche les façons spécifiquement humaines que nous avons d’habiter le monde, Maguy Marin nous invite à cultiver cette créativité, cette réflexivité, et cette capacité à inventer des récits et à imaginer l’avenir qui sont sans doute le propre des humains27. On se rappellera à propos que c’est un mouvement de danse, interprété par Stéphanie Ganachaud, qui mit la pensée de Bruno Latour en mouvement, l’engageant dans un long pas de deux avec la figure de Gaïa (Latour 2015 : 9-11). La danse n’est-elle pas depuis l’aube de l’humanité investie du pouvoir de donner corps à des aspects de l’existence invisibilisés, d’éprouver ce qui nous anime vraiment, et, partant, de réinventer nos façons d’habiter ‘sympoétiquement’ le monde ? L’art de jeter le trouble propre à Maguy Marin sied particulièrement au concept de « sympoiesis » élaboré par Donna Haraway, en lien avec celui de « Chthulucene » :

L’œuvre ludique et sympoétique du Chthulucene consiste à renouveler les pouvoirs biodiversifiés de la terre. […]. A la différence des drames qui se jouent sur la scène de l’Anthropocène et du Capitalocène, les êtres humains ne sont pas les seuls acteurices importantes du Chthulucene, avec tous les autres êtres vivants capables simplement de réaction. L’ordre est détricoté : les êtres humains sont avec la terre, elles en proviennent, et les puissances biotiques et abiotiques de cette terre écrivent l’histoire principale. (2016 : 55)

Peut-être l’art garde-t-il bel et bien le pouvoir de nous révéler autre chose que lui-même et, dans ses dimensions enchanteresses, et comme l’envisage Jane Bennett, par la mobilisation de nos affects et de nos sentirs, de nous transporter vers une mobilisation éthique effective sur les plans politique, écologique et ontologique ?

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Wilson, Edward, O., The Origins of Creativity, [2017], Penguin Books, 2018.

Documentaire/ Vidéo

Riolon, Luc, Maguy Marin, le pari de la rencontre, mars 2009, production 24 images, France 2, 2009. Documentaire consultable à : https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/maguy-marin-le-pari-de-la-rencontre.

Riolon, Luc, Eden, Chorégraphie de Maguy Marin, 1997. Vidéo consultable à : https://vimeo.com/32906785.

Notes

1 Concernant notre approche d’une écopoétique du réenchantement, voir l’introduction rédigée pour ce numéro, qui situe et détaille la problématique d’ensemble. Retour au texte

2 Bernard Lahire, dans L’Homme Pluriel, définit « l’acteur pluriel » comme un individu à la croisée de socialisations multiples et hétérogènes. L’individu vit ainsi des expériences diverses et variées au cours de sa vie. L’auteur émet donc une hypothèse d’incorporation de plusieurs schèmes d’habitudes par les acteurices. Retour au texte

3 A dessein de proposer une écriture inclusive sans trop alourdir le texte en donnant systématiquement le masculin et le féminin ou avec des points entre des suffixes créant des mots tronqués, nous proposons de façon délibérément poét(h)ique des néologismes conjuguant les suffixes du masculin et du féminin. Nous dirons ainsi ‘danseureuses’ (formule suggérant le bonheur que l’on peut trouver à danser) et ‘spectateurices’ (qui n’est pas sans rappeler les ‘auditeurices’ auxquelles s’adresse Victoire Tuaillon dans son podcast Les Couilles sur la table). Dans la lignée de pratiques anglo-saxonnes, nous préfèrerons au ‘neutre’ masculin un ‘neutre’ féminin (‘chacune’ au lieu de ‘chacun’). Retour au texte

4 La France découvre au début des années 80 la danse états-unienne, marquée entre autres par Merce Cunningham, Alwin Nikolais et les Postmodernes. Ces chorégraphes défendent une danse débarrassée de la narration, de l'émotion. Le mouvement seul suffit. Simultanément, les mouvements quotidiens envahissent les plateaux tandis que les costumes se simplifient : on danse en petite robe de rien, en jogging et baskets. Yvonne Rainer formule une stratégie du refus dans son « No Manifesto », sorte de texte fédérateur de ce courant : « NON au grand spectacle non à la virtuosité non à la transformation et à la magie et au faire-semblant non au glamour et à la transcendance de l'image de la vedette non à l'héroïque non à l'antihéroïque non à la camelote visuelle […], non au style non au kitsch non à la séduction du spectateur par les ruses du danseur non à l'excentricité non au fait d'émouvoir ou d'être ému » (Banes 200 : 90). Retour au texte

5 Eden, créée en 1986, est une pièce d’1h 35, pour 12 danseureuses. Un duo tiré de cette pièce a été repris et filmé par le réalisateur Luc Riolon en 1997. Aujourd’hui, cet extrait est représenté sur scène (il est par exemple au répertoire du Ballet du Capitole depuis 2015). Dans cet article, nous nous appuyons majoritairement sur le duo dans sa version filmée : https://vimeopro.com/lucriolon/maguy-marin-realisation-luc-riolon/video/32906785. Retour au texte

6  Descriptif de Luc Riolon, réalisateur de la version filmée d’Eden.
https://vimeopro.com/lucriolon/maguy-marin-realisation-luc-riolon/video/32906785. Retour au texte

7 Voir aussi l’éclairage donné par Marin sur la composition du duo à partir de propositions à deux et d’un travail d’écoute : « … c’est toujours une histoire de poids, de contrepoids, d’amorces. Quelqu’un amorce quelque chose, c’est-à-dire lance, propose en fait. Proposer, ça veut dire non pas imposer, ou forcer, mais initier une proposition, qui parfois est reprise par l’autre, parfois ne l’est pas. […] C’est la même chose que ce travail de rythme dont nous sommes en train de parler, pas de rythme seulement, mais de… ; oui, d’attention, d’attention à un ‘en commun’ qui est en train de faire exister chacun à l’endroit où il est. Aucun ordre préalable n’est donné, mais néanmoins chacun a une responsabilité forte dans cette affaire » (Prokhoris 233-34). Retour au texte

8 La ‘kinésphère’, pensée par Laban, correspond à une sphère formée par tous les mouvements possibles des danseureuses. Cette sphère imaginaire, dont le corps-dansant est le centre, se déplace en fonction des mouvements de ce dernier dans l’espace. Retour au texte

9 Si l’on pourrait être tenté de rapprocher et la notion de kinésphère et le cadrage plaçant les humains au centre du jardin à « l’Homme de Vitruve », le célèbre dessin réalisé par Léonardo Da Vinci à la fin du quinzième siècle et qui offre une allégorie de l’anthropocentrisme caractéristique de l’époque moderne, ce serait oublier les longs plans fixes, au début du film de Riolon, où les deux personnages évoluent laborieusement dans un paysage écrasant. Le deuxième plan, notamment, les réduit à une taille microscopique, les montrant comme avalées par un paysage gigantesque. Leur retour au jardin d’Eden se fait tout doucement, par le côté, et comme nous le défendrond, toute la poétique de ce film consiste à faire se fondre l’animation de l’humain dans celle de la vie et des formes tout autour. Retour au texte

10 Son produit par Yves Bouche et Pierre Colomer. En parlant de « paysage sonore », nous nous appuyons sur les travaux du compositeur Murray Schafer (1977). Retour au texte

11 Nous empruntons ici les concepts de « géophonie » et de « biophonie » à Bernie Krause. Krause définit la géophonie comme « les bruits naturels non biologiques produits dans un habitat donné, comme le vent dans les arbres ou dans les herbes, les cours d’eau, les vagues au bord de l’océan ou le mouvement de la Terre » et la biophonie comme « les sons produits collectivement par tous les êtres vivants dans un certain biome » (2015 : 14). Retour au texte

12 Bernie Krause définit « l’anthropophonie » comme « tous les sons que nous, êtres humains, produisons ». C’est selon lui la troisième source acoustique primaire qui compose la plupart des paysages sonores (2015 : 14-15). Retour au texte

13 Ce magnifique travail faisant du costume une seconde peau fut réalisé par Montserrat Casanova, assistée de Louise Marin et René Olivares. Retour au texte

14 https://www.dansesaveclaplume.com/en-scene/1046920-ballet-du-capitole-partages-de-danses-marinsotobelarbi/ Photo prise par David Herrero, interprètes du ballet du Capitole. Retour au texte

15 En nommant ici Gaïa, nous faisons d’abord référence aux travaux de James Lovelock et Lynn Margulis : « Moins une seule entité vivante qu’un énorme ensemble d’écosystèmes en interaction, la Terre en tant que physiologie régulatrice Gaienne transcende tous les organismes individuels. […] Gaïa n’est ni vicieuse ni nourricière envers l’humanité ; c’est un nom commode pour un phénomène à l’échelle de la Terre : la régulation de la température, de l’acidité/alcalinité et de la composition des gaz. […] La vie, surtout la vie bactérienne, est résiliente. Elle se nourrit depuis le début de désastres et de destruction. Gaïa incorpore les crises écologiques de ces composantes, répond brillamment, et, dans sa nécessité nouvelle, devient la mère de l’invention » (traduction mienne Margulis 1998, 120-121). Si nous persistons à personnifier Gaïa, pour ce que cela mobilise du côté du sensible, de l’inconscient et de l’éthique par le biais du récit, c’est de façon réflexive et écopoét(h)ique, et inspirées par les subtiles travaux des écopsychologues Théodore Roszak (1992, 1995) ou Sarah Conn (1995), pour ne citer qu’eux, et d’ecoféministes telles que Riane Eisler (1990), Irene Javors (1990), ou Starhawk (1990). On pourrait bien-sûr songer aux travaux d’Isabelle Stengers, qui fait appel à la figure de Gaïa comme entité sensible, et même « chatouilleuse » (2006, 2009), ou à ceux de Bruno Latour (2015). Cependant, notre approche écopoétique de Gaïa emprunte d’autres chemins que ceux de Latour, qui, hormis les renvois à Stengers, fait l’impasse sur les travaux complexes des écopsychologues et écoféministes sur la question de Gaïa (2015). Voir la monographie rédigée par Bénédicte Meillon, Ecopoetics of Reenchantment and Liminal Realism, à paraître chez Rowman & Littlefield. Retour au texte

16 Voir l’entretien (propos recueillis par Dominique Crebassol) : « Maguy Marin, chorégraphe indépendante », in La Biennale de Lyon, Maguy MarinDanser, n° 320, Paris, SPER, septembre-octobre 2012, p. 51. Retour au texte

17 Voir sur cette question l’ouvrage de Sabine Prokhoris, Le fil d’Ulysse : Retour sur Maguy Marin, Les presses du réel, 2012 : « Si certes Maguy Marin, en étroite collaboration depuis de longues années avec Denis Mariotte, en est l’initiatrice et la maitresse d’ouvrage, si c’est bien elle également qui définit, jusque dans les moindres détails, les directions de la composition en cours de formation et décide du final cut, il faut souligner à quel point le travail mis en œuvre est celui d’une équipe. Il y a là une dimension essentielle, constitutive des enjeux mêmes des pièces – car la question du collectif y est sans cesse remise sur le métier – , faite d’exigence, de confiance, de disponibilité et d’attention à ce que « demande » la pièce. Si bien que chacun, à l’emplacement, mobile, ouvert, qui est le sien, a dans cette effectuation une part essentielle » (p. 229-230). Cette implication des interprètes dans le processus de création est également un élément saillant dans les entretiens conduits par Fanny Fournié pour sa thèse de doctorat. Retour au texte

18 Le « tissage des émotions » et leur circulation entre danseureuses et spectateurices lors d’une représentation chorégraphique est au cœur du travail de thèse de Fanny Fournié (2012). Retour au texte

19 Citation extraite du documentaire Maguy Marin, le pari de la rencontre, réalisé par Luc Riolon, production 24 images, France2, 2009. Retour au texte

20 Sorte de parangon de la non-danse, la pièce suivante, Haha, fut réalisée en réponse à cette réception houleuse, enfonçont plus loin encore le clou de ses choix singuliers. Retour au texte

21 Merci à Diane Bourgain, Professeure de danse contemporaine au Conservatoire de Perpignan, pour les discussions qui ont orienté cette partie de notre analyse. Retour au texte

22 Lovelock, cité par Roszak : “Lovelock and Margulis postulated that the biota, oceans, atmosphere, and soils are a self-regulating system that plays an active role in preserving the conditions that guarantee the survival of life on Earth. […] Struck by the fact that the biomass, in its long-term self-regulation, exhibits ‘the behavior of a single organism, even a living creature,’ [Lovelock] called the hypothesis ‘Gaia,’ borrowing the name of the ancient Greek Earth mother.” (1995 : 13) Retour au texte

23 Cette thématique oriente également la pièce au titre évocateur Babel-Babel, créée en 1982 (Marin https://ramdamcda.org/creation/babel-babel). Retour au texte

24 Dans une démarche écoféministe, nous cultivons ce néologisme pour mettre en exergue les dimensions obscènes de l’Anthropocène (Meillon 2018, 2019). Retour au texte

25 Nous faisons ici écho aux travaux de la philosophe Virginie Maris. Retour au texte

26 Gilles Clément envisage le « jardin planétaire » pour décrire, entre autres choses, comment l’activité et les mouvements de population humaines ont transformé la Terre entière en un vaste jardin cultivé. Retour au texte

27 Voir Edward O. Wilson, The Origins of Creativity, 2017. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Fanny Fournié et Bénédicte Meillon, « Lecture écopoétique de deux pièces de Maguy Marin : quand la danse contemporaine met en scène les tensions entre la notion de sauvage et nos façons d’habiter le monde », Textes et contextes [En ligne], 16-1 | 2021, publié le 15 juillet 2021 et consulté le 27 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3183

Auteurs

Fanny Fournié

Sociologue indépendante, Docteure, Professeure de S.E.S, certifiée en danse, Lycée Déodat de Séverac à Toulouse, 26 boulevard Deodat de Séverac, 31300 Toulouse

Bénédicte Meillon

Maîtresse de conférences, CRESEM (EA 7397), Université de Perpignan Via Domitia (UPVD), 52, avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan cedex 9

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