Bastardilla est le nom artistique que s’est choisi une jeune artiste urbaine ou graffeuse colombienne qui, comme de nombreux autres artistes de cette branche, préfère garder l’anonymat. Nombre de ses œuvres sont situées sur les murs des grandes villes latino-américaines et notamment dans les quartiers de misère qui les ceinturent. Ces mégalopoles sont nées de l’urbanisation massive, incontrôlée, désordonnée, en un mot sauvage, qui a caractérisé l’explosion urbaine en Amérique-Latine depuis la moitié du XXe siècle. Les transports, la pollution, l’insécurité, font souvent de ces mégalopoles des endroits inhospitaliers, des jungles urbaines.
Or, dans ces jungles de béton, les œuvres vandales, illégales, rebelles, pour ainsi dire sauvages, d’artistes urbains tels que Bastardilla, peuvent faire l’effet de petites oasis d’humanité qui insufflent un peu de couleur et d’âme au milieu de la grisaille et des voitures1. C’est très certainement le cas des œuvres de Bastardilla dans lesquelles se dessine une humanité reconnectée à la nature, à l’animal, au végétal, au minéral, au travers d’êtres harmonieusement hybrides dont la douceur et la force réenchantent pour partie un univers urbain plutôt morne et d’où la nature autre qu’humaine est largement absente.
1. L’art urbain, un art sauvage
Comme nous venons de l’évoquer, ce que l’on appelle communément le graffiti, mais qui englobe autant les tags que le street art ou le post graffiti (Lemoine 2012), est souvent associé au vandalisme et à l’illégalité2, ce pourquoi l’on pourrait tout à fait appliquer le qualificatif de sauvage à cet art.
Sauvage, l’art urbain l’est s’il on pense tout d’abord à ces writers vandales qui rivalisent de hardiesse pour marquer illégalement leur territoire, dans l’habitat urbain public et privé. Il existe néanmoins un street art légal et reconnu. En effet, grâce à la légitimation institutionnelle relativement récente que connaît l’art urbain, de nombreux artistes, et Bastardilla en fait partie, peuvent scinder leur travail en deux avec d’un côté un volet officiel, rémunéré via des commandes publiques, associatives, des festivals, etc. ; et de l’autre, la réalisation illégale, clandestine, de peintures murales éphémères, dans les plus strictes règles de l’art3.
En ce sens, l’art urbain est également sauvage, c’est à dire rebelle, indomptable, vis-à-vis du monde institutionnel de l’art. Éphémère, gratuit, éminemment publique, il échappe aux circuits commerciaux traditionnels de l’art. C’est là l’un des principaux combats que mène le plus connu des graffeurs anonymes, Bansky, au travers de ses spectaculaires happenings ou encore du documentaire Exit Through the Gift Shop (2010) où sont décriées les dérives mercantilistes de certains graffeurs.
Sauvage, l’art urbain l’est enfin si on entend par là, insoumis, non domestiqué, rebelle sur un plan politique et social. Ce côté insoumis a favorisé l’utilisation politique de l’art urbain (ou du graffiti) tout au long de son histoire, des murs de Pompéi à ceux du Paris de mai 68. Dans le cas de l’Amérique Latine, ainsi que le souligne Holly Eva Ryan (2017 : 21), « les activistes politiques et les mouvements sociaux en Amérique Latine et ailleurs sont conscients depuis longtemps du pouvoir politique du street art »4. L’art urbain est en effet un des moyens d’expression pour les victimes de ce que Holly Eva Ryan (2017 : 14) nomme « la double excommunication » qui frappe le continent : celle qui découle des inégalités socio-économiques et celle qui découle de la répression politique. Ryan écrit ainsi : « sous les régimes autoritaires, les murs sont un des seuls endroits où les artistes peuvent répondre aux tyrans » (Ryan 2017 :6)5. Prenons, pour illustrer ce propos, l’exemple du siluetazo : en 1983, plusieurs artistes argentins organisèrent une performance consistant à recouvrir les murs de la ville de Buenos Aires de silhouettes noires représentant les ombres des milliers de disparus de la dictature militaire.
Ces œuvres urbaines peuvent donc être considérées non seulement comme sources d’informations très riches sur les préoccupations d’une société mais elles sont également, pour certains artistes, comme Bastardilla, une arme pour éveiller les consciences. Pour toutes ces raisons, l’art urbain permet à l’artiste d’être en contact direct avec le public, de mettre l’art au milieu de la vie et de la ville. L’artiste entretient ainsi un rapport singulier avec la cité : il se l’approprie, la revisite, la transfigure de façon éphémère. Cette relation particulière avec la ville semble chère à Bastardilla. Sur la page web de son œuvre Gentrificación de las murallas, elle s’adresse directement à la ville en ces termes : « Chère dame fardée, quand tu t’y attends le moins, je visite ta pesante pâleur pour détruire le mutisme du patrimoine qui t’habille »(Bastardilla : 2020)6. Bastardilla entend donc faire chanter, réenchanter, cette dame fardée en donnant voix à un patrimoine où humains et autre qu’humains sont indissociables.
2. Le sauvage dans les œuvres de Bastardilla
L’adjectif sauvage s’applique parfaitement aux œuvres de cette artiste pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer mais également et surtout de par leur contenu même, où le sauvage, soit ce qui est non civilisé, ce qui est considéré comme étant hors de la cité, autrement dit, ce que l’on appelle ‘la nature’, occupe une place prépondérante. La caractéristique majeure de la représentation de la nature chez Bastardilla est l’hybridation entre l’humain et le non-humain, ou plus qu’humain (animal, végétal, minéral). Des êtres métissés, à la fois végétal et/ou minéral et/ou animal s’incarnent sur les murs de Bastardilla et dégagent une impression d’harmonie et de douceur, presque d’évidence. Loin de la dichotomie occidentale moderne qui établit un fossé infranchissable entre l’humain et le reste du cosmos, Bastardilla puise dans les racines amérindiennes de sa Colombie natale une approche animiste et/ou totémiste de notre être-au-monde. Comme l’anthropologue Philipe Descola (2005 :13) l’a démontré dans Par-delà nature et culture, la séparation nature/culture qui s’est amplement imposée en Occident « ne possède pas l’universalité qu’on lui prête ». L’anthropologue explique ainsi que cette division n’a de sens que pour les Modernes et qu’elle n’apparaît que tardivement dans la pensée occidentale, plus précisément à l’âge classique. De surcroît, en se référant à d’autres cosmologies de la planète et notamment à celles des peuples amérindiens, Descola écrit :
Toutes ces cosmologies [les régions forestières des basses terres d’Amérique Latine] ont pour caractéristique de ne pas opérer de distinctions ontologiques tranchées entre les humains, d’une part, et bon nombre d’espèces animales et végétales, d’autre part. La plupart des entités qui peuplent le monde sont reliées les unes aux autres dans un vaste continuum animé par des principes unitaires et gouverné par un identique régime de sociabilité. (Descola 2005 : p 27).
Il ajoute plus loin :
La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose la moins bien partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non humains ne sont pas conçus comme se développant dans ses mondes incommunicables et selon des principes séparés ; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome, les plantes, les animaux, les rivières et les rochers (…) n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité. (Descola 2005 : p 56)
Depuis des décennies, cette ouverture aux ontologies relationnelles7 est largement partagée par les courants écocritique et écopoétique qui portent une vision de l’humanité reliée de façon inhérente et inextricable aux autres éléments du vivant, vision que reflètent parfaitement les fresques de Bastardilla.
Cet enchevêtrement organique entre humain et plus qu’humain est en effet, comme nous l’avons évoqué, clairement visible dans les êtres hybrides qui peuplent les œuvres de Bastardilla et notamment dans la fresque Uma Hallu/Hallu Uma8, réalisée en 2017 dans le cadre de la Biennale d’Art Urbain de Cochabamba en Bolivie : sur le mur latéral d’un grand immeuble s’affiche une immense et mystérieuse goutte d’eau qui rappelle aux habitants de Cochabamba l’importance des liens entre toutes les entités du vivant en même temps qu’elle réenchante leur relation à leur ville.
3. Uma Hallu/Hallu Uma
Uma Hallu/Hallu Uma est une œuvre sibylline pour qui ne détient pas les clefs culturelles que possèdent, à n’en pas douter, les habitants du quartier populaire de Cochabamba où elle se trouve. Heureusement pour les néophytes, quelques clefs nous sont données par Bastardilla elle-même sur sa page internet. La page consacrée à cette fresque nous apprend que « Uma Hallu/ Hallu Uma » signifie en aymara « eau de pluie ». Dans le texte qui accompagne les photographies de l’œuvre, Bastardilla se remémore les deux éléments qui ont inspiré ce travail : les cérémonies d’appel à la pluie pratiquées par les communautés andines et la lutte des Boliviens contre la privatisation de l’eau.
3.1. La guerre de l’eau
Commençons par éclaircir le deuxième point et par donner quelques éléments de contextualisation essentiels à la compréhension de cette fresque. La Bolivie est un des pays d’Amérique Latine avec la plus forte densité de populations amérindiennes (en majorité des Quechuas et des Aymaras mais également des Guaranis, Yucaré, Chiman etc., qui représentent 40 % de la population du pays). C’est d’ailleurs le seul pays d’Amérique où un Amérindien, Evo Morales, d’origine aymara, fut élu président de la République (2005-2019)9. Son arrivée au pouvoir en 2005 fut le point culminant d’un réveil indigène qui prit forme à partir des années 1990, autour des questions ayant trait au respect des cultures autochtones, à leur préservation et leurs droits vis-à-vis des ressources naturelles du pays10. Un des moments les plus forts de cet essor politique indigène eut lieu en 2000, précisément à Cochabamba, autour de la question de l’eau. Pourquoi dessiner une gigantesque goutte d’eau sur les murs de Cochabamba ? Car la ville fut le théâtre de ce qu’on a appelé la guerre de l’eau. En avril 2000, les citoyens de Cochabamba prennent d’assaut les rues de la ville pour s’élever contre la privatisation des ressources hydrauliques qui passaient sous le contrôle d’un consortium international, consortium qui commença par augmenter le prix de l’eau jusqu’à 300 % et s’arrogea le droit de faire payer aux habitants l’eau qu’ils pouvaient tirer de leurs puits, des rivières et même de la pluie… C’est d’ailleurs ce titre, Et même la pluie (2010), que choisit la réalisatrice espagnole Icíar Bollaín pour le film qu’elle réalisa sur cette guerre de l’eau.
Bastardilla rend hommage à ces luttes sur sa page web en parlant de :
(...) [ces] mobilisations solidaires, pleines de dignité, qui durant des années ont combattu la privatisation de l’eau, en expliquant et répudiant le modèle néfaste de l’exploitation minière et énergétique dont l’Amérique Latine souffre depuis des siècles et qui, malheureusement est encore en vigueur aujourd’hui au travers des assauts d’intérêts individuels représentés par des multinationales hydroélectriques et des politiques qui sont en train de dévaster la survie et l’autosuffisance de très nombreuses communautés, ainsi que le droit de tout un chacun de jouir de l’eau et de la considérer comme un bien commun irremplaçable. (Bastardilla 2017)11
Cette gigantesque goutte d’eau, en s’affichant de façon publique et gratuite, est autant un hommage qu’en quelque sorte une métaphore de cette lutte citoyenne contre la privatisation de l’eau.
3.2. La cérémonie de l’appel à la pluie
Le message de Bastardilla (2017) se réfère également, et je cite, « au sens des offrandes », « au sens de l’eau », à ces rituels vivants, « paiements en sucre », « alcool, feuille de coca, jeûne, pèlerinages ardus et autres innombrables réponses qui s’acheminent vers la protection, la réciprocité et le respect de la terre »12. Elle énumère ici les différents éléments intervenant dans les rituels d’appel à la pluie pratiqués par les communautés andines. Le texte sur la page web s’achève par le récit d’une légende incaïque sur l’eau de pluie :
Pachacámac (créateur de la terre) et Viracocha (dieu créateur) ordonnèrent le Monde et situèrent dans les cieux une belle jeune fille en lui donnant un seau d’eau pour qu’elle le déverse sur la terre chaque fois que celle-ci en aurait besoin ; quand la pluie tombe paisiblement c’est que la jeune fille vide son seau sans que personne ne l’embête, mais si elle le fait enveloppée de tempêtes, c’est que son coquin de frère, l’Éclair, lui a brisé son seau pour la faire enrager. (Bastardilla 2017)13
Ce récit mythologique est emprunté à un article de l’anthropologue Francisco M. Gil García, paru dans la Revista Española de Antropología Americana en 2012, et intitulé « Lloren las ranas, casen las aguas, conténganse los vientos. Rituales para llamar la lluvia en el centro y sur andino » (Gil García 2012). Dans cet article, que nous incite indirectement à lire Bastardilla, se trouvent toutes les clefs pour comprendre la symbologie de cette fresque14.
Que représente cette fresque ? On y distingue une multitude d’éléments dessinant le contour d’une goutte d’eau ainsi qu’une silhouette humaine qui porte au bras le fameux seau de la légende. Cette goutte d’eau ne tombe pas paisiblement. L’éclair du frère facétieux que l’on distingue à l’intérieur de la goutte semble avoir déchaîné une tempête qui soulève en tous sens les multiples éléments que contient cette goutte d’eau. Voilà pour la légende.
Bastardilla s’inspire également de la vision cosmique de la circulation de l’eau chez les populations andines pour qui l’eau circule « depuis les montagnes et les lacs jusqu’aux sources et canaux d’irrigation, champs ou directement dans la mer », et « de là elle s’évapore et se transforme en eau contenue dans les nuages de pluie qui de nouveau auront à se décharger de leur eau » (Gil García 2012 : 148)15. Dans cette œuvre, Bastardilla rappelle cette circulation par le biais de différents éléments. Premièrement, la forme circulaire de cette goutte d’eau dont les lignes directrices nous font descendre de la tête vers les bras de la figure anthropomorphe. Ce cheminement vers les bras est souligné par les gouttes d’eau qui tombent de nuages stylisés à la façon incaïque. On remonte ensuite le long des avant-bras afin de rejoindre les jambes et les pieds situés juste au-dessus la tête. En suivant la courbe de ce cercle, on voit comment la figure humaine et aquatique devient minérale dans sa poitrine et ses bras qui représentent des montagnes, mais également végétale avec le vert qui recouvre ces mêmes montagnes. Cette hybridité caractéristique du style de Bastardilla renforce cette idée de circulation, de continuité, d’interconnexion16. L’idée de circulation commence et se termine, au sommet de la goutte, par une multitude de silhouettes humaines grises chutant en même temps que la goutte et évoquant les liens des humains avec l’élément aquatique. Bastardilla (2020) explique ainsi que « c’est une chute avec possibilité de retour, un retour cyclique de cette eau non illimitée. Cette partie peut symboliser cette renaissance cyclique, mais naît aussi comme évocation de nos corps qui sont composés en grande partie d’eau, nous sommes aussi cette eau (…) »17.
Enfin, cette goutte d’eau est sur le point de tomber sur la ville de Cochabamba ce qui d’une certaine manière inclut la ville dans ce cycle de l’eau et en fait un autre maillon connecté au cosmos.
Pour en revenir aux rites d’appel à la pluie, au-delà de la légende de la création et de la circulation de l’eau, on retrouve dans cette fresque différents éléments utilisés lors de ces cérémonies, tout d’abord les instances d’invocation, à savoir les montagnes et les lacs. Chaque communauté, explique Gil García (2012 :148), est placée sous l’égide d’un pic ou d’un lac tutélaire où ses membres se rendent pour célébrer ces cérémonies. Ces deux instances d’invocation sont anthropomorphisées par les communautés, d’où ces visages sur les phalanges de la main/montagne. De même, un immense visage humain entièrement bleu rappelle notre relation intrinsèque avec l’élément aquatique évoquée plus haut, mais symbolise peut-être également les divinités des lacs. Au sujet de ce même visage, on peut apercevoir que sur la joue du visage principal, qui semble être celui d’un homme, est dessiné un autre visage aux traits féminins. Cette bisexualité peut être vue comme le reflet de certaines croyances andines qui attribuent un sexe aux lacs selon leur taille (les « lagunas » ou petits lacs sont féminins et les « lagos », ou grands lacs sont masculins). Certaines communautés distinguent de surcroît différents types d’eau en fonction de leur provenance et là aussi, leur attribuent un sexe : l’eau de pluie est féminine, l’eau de la grêle masculine, etc. Une des modalités de ces rituels consiste ainsi à mélanger les eaux entre elles pour les marier, ce qui donne au rite une dimension sexuelle et procréatrice, qui à travers la pluie, engendre la vie dans les champs et pâturages (Gil García 2012 : 149).
L’autre dimension fondamentale de ces rites a trait aux offrandes. Feuilles et graines de coca, cacahuètes, encens18, tels qu’ils apparaissent à l’intérieur de la goutte d’eau, ainsi que des grenouilles. Gil García écrit :
Comme dans toute demande à des instances supérieures de pouvoir qui se respecte, les appels à la pluie incluent toujours de manière plus ou moins visible et accentuée une supplique (…) On peut ainsi faire appel à la miséricorde des seigneurs de la pluie par le biais du repentir communautaire, de rogations, de processions de différents types ou en maltraitant des animaux ou des enfants afin de susciter la clémence de la Nature (…). (Gil García 2012 :152)19
Dans certaines processions, on fait avancer les enfants à genoux, ou on les expose nus à la belle étoile, durant les nuits d’été, ou on les maltraite (mais Gil García ne spécifie pas les modalités de ces maltraitances.). Les animaux, et en particulier les grenouilles, sont d’autres émissaires privilégiés pour susciter cette miséricorde. Il s’agit ainsi de faire pleurer les grenouilles en les tapotant par exemple avec de petites baguettes. Une autre possibilité consiste à enfermer des grenouilles, ou des poissons, dans une bouteille et à les abandonner sur les flancs d’une montagne rocailleuse, lointaine et désertique ; d’où la bouteille remplie de poissons qui apparaît au milieu de la goutte. Gil García (2012 :162) mentionne aussi les sacrifices d’animaux tels que le lama ou le cochon d’inde. Les apports de cet article sont précieux car il nous éloigne de l’écueil de l’idéalisation béate et bienpensante des Amérindiens comme ‘bons sauvages’ et soulignent combien les relations qu’ils entretiennent avec leur environnement sont plus complexes qu’une harmonie ‘à l’eau de rose’. Néanmoins, ces pratiques ont vraisemblablement paru trop cruelles à Bastardilla qui n’a préféré ne retenir que la version la plus douce de ces offrandes. Gil García (2012 : 153) rapporte en effet, qu’au lieu de vrais animaux, certaines communautés laissent des figurines en pierre (appelées « milagros », miracles) à l’effigie de crapauds, de grenouilles et autres animaux aquatiques. Tel est le sens de ces figurines carrées où sont gravées des grenouilles. On peut supposer que l’artiste fait tout de même une allusion très discrète et elliptique à la maltraitance des enfants avec cette silhouette humaine qui se détache sur un fond montagneux sur l’une des figurines de pierre.
3.2. Bastardilla, chamane de l’art urbain
Comme nous venons de le voir, dans Uma Hallu/Hallu Uma, Bastardilla reprend divers symboles et éléments constitutifs de ces cérémonies d’appel à la pluie. De ce fait, elle veut rappeler aux habitants de Cochabamba la dimension sacrée des éléments naturels (eau, lac, montagne) et des liens qui unissent tous ces éléments. Par ailleurs, il est intéressant de souligner qu’elle ne peint pas les prêtres et les communautés en train de réaliser ces rituels, mais seulement les ingrédients utilisés lors de ces rituels. Cette observation nous invite à concevoir cette œuvre non pas simplement comme une évocation de ces rites mais comme la réalisation du rite lui-même. On pourrait ici accorder une dimension presque performative à la réalisation de cette fresque : en représentant le rite, l’artiste réalise le rite. Le chiasme présent dans le titre Uma Hallu/Hallu Uma, qui est une citation littérale de l’entrée « eau de pluie » dans un dictionnaire aymara-espagnol (Gil García 2012 : 24), pourrait également être lu comme l’évocation d’une incantation pour appeler la pluie. Bastardilla, ordonnée ici grande prêtresse, chamane du street art, appelle la pluie, et ce, non pas sur les bords d’un lac sacré, ou sur le sommet d’une montagne tutélaire, mais sur le mur d’un immeuble de Cochabamba qu’elle revêt ainsi d’une dimension sacrée. Ce mur d’immeuble est ainsi transformé en waca, à savoir ces lieux, roches, arbres etc., dotés d’une dimension divine qui parsèment le territoire dans la cosmologie incaïque20. D’une certaine manière, elle réenchevêtre la ville dans le monde naturel. Comme elle nous l’expliquait : « L’espèce humaine vit en humanisant et anthropologisant tout ce que qu’elle voit et pense ; même s’il est également riche de métaphores, le monde à monothématique humaine m’ennuie, surtout l’urbain qui annule toute possibilité de co-existence » (Bastardilla : 2020)21. Avec Uma Hallu/Hallu Uma, Bastardilla transforme cette conception exclusivement humaine de l’urbain, réactive la connivence de l’urbain avec les milieux considérés comme non-humains, comme sauvages, avec ce qu’en anglais on nommerait « the wilderness ». Elle s’éloigne ainsi de cette vision très occidentale du monde qui fragmente l’espace en mettant d’un côté la nature, de l’autre la culture, la cité. Joy Porter (2014 :17), dans son livre Native American Environmentalism : Land, Spirit and the idea of Wilderness, rappelle ainsi au sujet de la création du Parc naturel de Yosemite « ‘la nature sauvage’ a toujours été une notion construite, construite en relation avec le regard d’un touriste non indigène »22. Cette construction implique qu’il y ait d’un côté cette wilderness, cette nature sauvage, « pensée comme immaculée, sans histoire et innocente » et de l’autre une « non-wilderness », « rejetée car polluée, souillée, impure » (Porter 2014 : 18)23. Cette distinction oppose donc des zones protégées, les parcs naturels (8 % du territoire américain), à tout le reste du territoire qui peut être allègrement soumis aux impératifs de l’exploitation économique, sous toutes ces formes, ce qui implique aussi la privatisation de l’eau contre laquelle a lutté la ville de Cochabamba. Par le biais de cette fresque, Bastardilla s’inscrit en faux contre cette fragmentation de l’espace, et fait tomber les cloisons entre wilderness et non-wilderness, entre le sauvage et l’urbain.
Cette étude de l’œuvre de Bastardilla nous aura permis d’explorer les raisons pour lesquelles l’on peut affirmer que son art est urbain et sauvage à la fois. Les fresques dont l’artiste colombienne colore les murs des villes dépassent et réconcilient les deux termes de ce qui peut apparaître à première vue comme un oxymore, le sauvage urbain. L’hybridité apaisante et bienfaisante dont elle métisse les différents êtres du vivant est un appel à la reconnexion des citadins avec le non-humain. Ses œuvres sont une sorte de pont, de chemin pour contempler l’interconnexion des différents éléments du vivant.
Dans le même temps, cet appel à la reconnexion se fonde sur une réhabilitation des ontologies animistes et totémistes amérindiennes rendues inaudibles et invisibles pas l’imposition de la culture occidentale. Ces ontologies relationnelles, loin de désanimer et désenchanter la nature autre qu’humaine pour mieux justifier une entreprise colonialiste de surexploitation des ressources, accordent une valeur intrinsèque à toutes les agentivités du vivant, comme l’illustre, jusque par son titre en aymara, Uma Hallu/Hallu Uma.
Pour conclure, il nous faudrait rajouter que sauvage, l’art urbain de Bastardilla ne l’est pas, si l’on entend par là, cruel, dur, féroce, car, dans la grande majorité des cas, c’est avec douceur et empathie que ses œuvres se lovent dans l’habitat urbain, qu’elles nous reconnectent aux éléments du vivant et participent ainsi au (ré)enchantement de notre ‘être-en-ville’. Comme le souligne Jane Bennet dans son étude sur l’enchantement de la vie moderne, « le monde contemporain, qu’il soit humain ou non, naturel ou artificiel, offre toujours de précieuses sources d’enchantement ; surtout, éprouver des moments de ravissement reste essentiel pour donner du sens et une ligne de conduite éthique à notre être-au-monde. » (Meillon, Lauwers 2018 :4)
Merci à Bastardilla pour ces pépites de ravissement.