L’originalité de l’approche sémiotique et anthropologique des relations du verbal et du visuel qu’Anne-Marie Christin a déployée au fil de sa carrière de chercheuse, dans le cadre du Centre d’étude de l’écriture et de l’image (CEEI) et à la faveur de collaborations avec des spécialistes de divers domaines, se mesure à la façon dont elle touche à une interrogation philosophique de l’origine de l’image (elle invite ainsi la confrontation avec les propositions de Jean-Luc Nancy sur le « fond des images » ou de Marie-José Mondzain sur le geste de « l’artiste » paléolithique) tout en restant ancrée dans des partis-pris théoriques qui confèrent à cette démarche sa singularité, mais peuvent aussi parfois en circonscrire la portée. Cette réflexion personnelle très générale, inspirée par la lecture d’Écritures V. Systèmes d’écriture, imaginaire lettré, les actes du colloque organisé en décembre 2015 à la mémoire de la fondatrice du CEEI disparue quelques mois plus tôt, souligne d’emblée la pertinence de cette publication collective. De fait, celle-ci vise, d’une part, à montrer que le travail et la réflexion de Christin continuent d’étayer de manière féconde l’analyse d’un vaste corpus d’objets culturels dans une optique transculturelle et évolutive, et, d’autre part, à dépasser certaines limitations théoriques de sorte à élargir encore le dialogue interdisciplinaire. Dans la mesure où la maturité d’une discipline se mesure aussi à son degré de dissensus (comme le fait observer l’un des auteurs p. 72, en reprenant la thèse du sociologue des sciences Baudoin Jurdant), on est en droit de penser que cette démarche s’inscrit dans la démonstration d’une « forme de reconnaissance de l’héritage intellectuel pérenne » du CEEI dont Hélène Campaignolle-Catel et Karine Bouchy précisent qu’il constitue l’objectif premier de cet ouvrage (10).
Or, de quelle discipline s’agit-il ? La question mérite d’être posée, car cet ouvrage s’adresse tout autant au lecteur familier des travaux du centre qu’à celui désireux de mieux connaître les recherches initiées par Anne-Marie Christin. Le titre, qui reprend celui des collectifs Écritures publiés entre 1982 et 1994, rappelle que l’objet de la chercheuse était d’interroger les systèmes d’écriture de sorte à mieux cerner quel imaginaire de la ligne et de la lettre (imaginaire de l’alphabet ou « imaginaire lettré ») informe une culture graphique donnée. L’illustration de couverture, une toile de Philippe Clerc, qui collabora avec Anne-Marie Christin à la création de la revue l’immédiate (1974-1981), indique la place de la figure dans le processus de double engendrement de l’image et de l’écriture. Combinant calligraphie et peinture, abstrait et figuratif, dialogue du noir et du blanc, et sémiotique occidentale et non-occidentale, elle brouille les frontières entre le verbal et le visuel, et rebascule la tâche de construire le sens du côté du spectateur-récepteur (ou « partenaire silencieux », selon la terminologie de Christin). Cette image laisse déjà percevoir la prééminence que la chercheuse accorde au figural plutôt qu’au figuré, au graphisme plutôt qu’à la parole, au tracé plutôt qu’à la trace, à l’œil plutôt qu’à la main et, plus généralement, à une forme de pensée visuelle qui s’intéresse à l’émergence des figures et à leur capacité d’affectation réciproque. Cette « pensée du fond », qui est avant tout préoccupée par la question du support matériel, de la surface et de l’écran, a conduit l’auteur de Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet (2000) à explorer de façon magistrale la place de l’intervalle et du blanc dans le processus dynamique qui rapporte des mots à la surface. Son intérêt pour l’originel et l’originaire va, en outre, donner lieu à une vision de l’écriture comme médiation de l’invisible, en lien avec la divination, avec pour corollaire un rejet sans appel du « logocentrisme alphabétique », dont Christin situe l’apparition lors du passage du système phénicien au système grec, fondé sur la transcription phonétique, et qui grève selon elle la pensée occidentale de l’écriture d’une perte irrémédiable en la privant du souvenir que « l’écriture est née de l’image dans la mesure où l’image elle-même était née auparavant de la découverte ‒c’est-à-dire de l’invention ‒ de l’écriture », comme elle l’écrit dans Histoire de l’écriture : de l’idéogramme au multimédia (2001, 8).
L’organisation de l’ouvrage en cinq chapitres répond au souhait des directrices d’Écritures V de revenir sur ces axes et notions clés de la pensée d’Anne-Marie Christin selon une logique thématique associée à la dynamique des « regards croisés ». Le premier, intitulé « Un regard nouveau sur l’écriture et le visible », s’ouvre sur une introduction de Michel Melot qui resitue l’approche idéogrammatique de Christin dans le contexte où elle a émergé, dominé par linguistique structuraliste, et au regard de développements récents dans divers domaines de la recherche. Suivent trois articles qui interrogent les partis-pris théoriques de la chercheuse. Celui de Violaine Anger propose de relire Poétique du blanc à partir d’un support inédit, la partition musicale, en examinant « l’image par l’écriture du son et inversement » (42) dans le but de « réenchanter l’alphabet » (29). En repartant du refus du logocentrisme commun à Christin et Derrida, et de leur conviction que le graphisme « génère le discours, plus qu’il n’est asservi à lui » (58), Luc Bachelot s’attache, quant à lui, à déconstruire le rejet par la première de la grammatologie derridienne en montrant qu’il relève davantage d’une différence portant sur la dynamique du processus de l’espacement que d’une divergence théorique. Enfin, Yves Jeanneret plaide pour un dépassement de certaines rigidités « axiologiques » de la pensée de Christin, qui occultent selon lui les liens entre les travaux du CEEI et les recherches menées dans le domaine des sciences de l’information et de la communication (notamment sur les rapports entre écritures et supports, les jeux du visible et de l’invisible, les cadres et les passages) et freinent l’application de la méthode heuristique de Christin à l’analyse de la circulation des textes dans l’espace social.
La deuxième partie de l’ouvrage, « Origines et devenirs iconiques de l’écriture », se compose de quatre articles rédigés par d’éminents spécialistes des écritures mésopotamienne (Jean-Jacques Glassner), égyptienne (Pascal Vernus) et chinoise (Olivier Venture), et de l’imagerie grecque (François Lissarague). D’un accès parfois ardu pour le profane, ils témoignent des liens tissés par le CEEI avec des spécialistes de la genèse et de l’évolution des systèmes d’écriture. À partir de données matérielles archéologiques, Jean-Jacques Glassner et Olivier Venture rappellent le rôle de l’écriture en matière de cohésion sociale. En mesurant le degré « d’icononicité » d’une écriture donnée à sa composante « figurative » permettant d’assurer une reconnaissance transculturelle, Pascal Vernus démontre la figurativité des premières écritures et retrace les diverses voies de leurs évolutions. Enfin, François Lissarague examine l’imagerie de la céramique attique pour faire la distinction entre grammata (signes isolés) et stoeicha (mots lisibles), et ainsi souligner les potentialités de l’alphabet grec en matière d’oralité.
Les cinq articles regroupés sous le titre « Poétique du blanc, silences du noir » abordent ensuite la question centrale de la pensée de Christin : celle du « blanc » et de l’intervalle. Celui d’Hélène Campaignolle-Catel introduit le sujet en retraçant le parcours éditorial et institutionnel (marqué par la publication de L’image écrite ou la déraison graphique (1995), Poétique du blanc (2000) et L’invention de la figure (2011), et la participation à la refondation de l’Atelier National de la Recherche Typographique) d’une réflexion qui place l’expertise typographique au service de l’analyse de ce qui se passe entre les signes. Les quatre contributions qui l’accompagnent confrontent cette analyse à divers exemples de désarticulation des codes d’expressivité visant à la réarticulation créative du verbal et du visuel. Jan Baetens s’intéresse ainsi à la façon dont les recherches poétiques contemporaines (notamment celles menées aux États-Unis sous l’impulsion de Marjorie Perloff, Charles Bernstein et Craig Dworkin) transforment le domaine de l’oralité. Florence Dumora revient sur le processus de déchiffrement des rébus charivariques de la moitié du XIXe siècle, ce qui la conduit à établir un lien avec la démarche de Mallarmé et celle des Surréalistes. La mise en page est également étroitement liée au processus « d’idéogrammatisation du texte alphabétique » (189), comme le démontrent Sophie Lesiewicz à travers un poème de Claudel et Julio Castañon Guimarães à partir de la reproduction d’un poème concret d’Augusto de Campos dans la revue l’immédiate.
Les neuf articles réunis dans les deux dernières parties de l’ouvrage, « La lettre et l’image » et « Dialogues avec l’Extrême-Orient », reposent sur une analyse comparative des fonctionnements iconiques et visuels de divers objets culturels et artistiques que les auteurs confrontent avec les outils théoriques élaborés par Anne-Marie Christin afin de souligner la dynamique interactionnelle de ces derniers. Se trouvent ainsi convoqués la calligraphie latine réappropriée par les pratiques plastiques contemporaines tels le dripping ou l’image vidéo (Karine Bouchy ) ou envisagée à l’aune du ready-made et du collage poétique (Gaëlle Théval) ; la pratique calligraphique dans le Munjado coréen (Hye-Min Lee et Jean-Kyung Lee) ou chez l’artiste taïwanais Lo Ch’ing ; les « dérivations symboliques » de Gauguin (Laurence Danguy) ; « l’écriture visuelle » de Fromentin (Barbara Wright) ; les griffonnages d’artistes (Claire Bustaret) ; les idéogrammes spatialistes de Pierre Garnier (Marianne Simon-Oikawa) et le paravent japonais (Torahiko Terada). La répartition des contributions permet de mettre en exergue la prégnance de l’imaginaire alphabétique est-asiatique dans la réflexion d’Anne-Marie Christin et ses échanges privilégiés avec des chercheurs en Corée, en Chine et au Japon.
Cette publication collective est une réussite à plusieurs titres. La qualité des contributions, et notamment « l’érudition minutieuse » et le « savoir contrôlé » dont elles font la démonstration, la dynamique née de la collaboration entre spécialistes, l’approche interculturelle comparative et l’inscription dans une histoire de très longue durée apportent pleinement la preuve de la poursuite de l’héritage intellectuel d’Anne-Marie Christin. En effet, selon Roger Chartier (dans le discours prononcé à l’occasion de la remise de la Légion d’honneur à la chercheuse, reproduit en annexe) ce sont ces mêmes traits qui caractérisent le travail de la fondatrice du CEEI. Au fil des analyses, souvent passionnantes, dont plusieurs sont étayées par un commentaire rigoureux des concepts charnières de la pensée de Christin, le lecteur parvient à se faire une idée précise de l’approche du « visible / lisible » de cette dernière, par ailleurs synthétisée dans le texte d’une conférence donnée à Washington en 2012, également reproduit en annexe.
On en mesurera la portée à la justesse des concepts méthodologiques proposés par les auteurs de ces pages, comme par exemple celui du « blanc métré » avancé par Violaine Anger pour l’analyse de l’écriture musicale, celui de la « désoblitération de la lettre » (Hélène Campaignole-Catel) appliqué au rébus charivarique par Florence Dumora, ou encore celui de « l’événement différentiel » utilisé par Jan Baetens pour qualifier la lecture de la poésie de l’extrême contemporain. On sera également sensible au nombre et à la diversité des objets visuels examinés dans ces pages pour rendre compte des processus connexes de la verbalisation et de la visualisation. Sur ce point, les pistes ouvertes pour repenser l’interaction du « corps » et de la figure par le biais de divers modes (pratiques d’écritures non-intentionnelles, jeux de mise en page, lecture performée, intermédialité et remédiation) qui, en privilégiant l’abstraction et l’indétermination, concentrent l’attention sur le visible plutôt que sur le lisible, s’avèrent très prometteuses. Toutefois, si cette démarche s’exerce efficacement au sein du cadre esthétique et artistique, comme le démontrent la plupart des contributions réunies ici, on ne peut que souhaiter qu’elle s’ouvre encore davantage à d’autres recherches préoccupées par les imaginaires et les circulations des pratiques d’écriture dans le champ social, à l’ère du numérique.