Ce dossier thématique est consacré à l’influence du théâtre espagnol des XVIe et XVIIe siècles dans la dramaturgie d’Albert Camus et plusieurs de ses contemporains, comme le présente de façon très éclairante l’avant-propos de V. Mazza qui contextualise le rapport de Camus homme de théâtre à l’hispanité et met en perspective les enjeux de cet ensemble de travaux complémentaires. En effet ce dossier réunit huit contributions permettant de confronter des études de deux spécialistes du théâtre espagnol du Siècle d’or, et l’analyse de plusieurs experts du Camus dramaturge, adaptateur ou metteur en scène, et d’autres hommes de théâtre du XXe siècle, qui se sont nourris plus ou moins librement des modèles dramaturgiques du Siècle d’or espagnol.
Cette enquête collective s’inscrit dans la continuité de travaux antérieurs (Mazza 2017) et vient compléter des études qui avaient précédemment abordé de façon plus ponctuelle la place de l’hispanité dans le théâtre de Camus (Quilliot 1965 ; Lévi-Valensi 1985 ; Dengler-Gassin 1992 ; Schmidt 1992).
Le premier volet du dossier, intitulé « Le Siglo de oro et le théâtre du XXe siècle : à la recherche de modèles ancestraux », s’ouvre sur la contribution de C. Couderc, consacrée à la spatialité du Caballero de Olmedo de Lope de Vega (pièce adaptée par Camus en 1957). L’analyse souligne comment l’espace scénique du corral de comedias (la « cour aux comédies ») et le dépouillement des procédés de représentation ont pu inspirer une nouvelle forme de théâtre au XXe siècle, comme art du verbe : à défaut de pouvoir représenter des espaces extérieurs multiples, la comedia privilégiait « la potentialité évocatrice de la parole » (16). Au-delà du rappel des moyens scénographiques employés dans ce théâtre épuré, l’étude analyse la symbolique spatiale à l’œuvre dans la pièce de Lope de Vega. Les espaces intérieurs, domestiques, en lien avec la sphère privée et l’héroïne s’opposent aux espaces extérieurs, ouverts – rues, arène, chemin – indissociables quant à eux du danger et du masculin. S’ajoute à cette dialectique spatiale la présentation argumentée d’une particularité propre à la pratique dramatique du Siècle d’or : l’espace dynamique « changeant au gré du verbe ou, en tout cas, dépendant du verbe pour exister beaucoup plus que d’une réalisation scénique » (22).
La seconde étude, de L. Burgholzer, s’intéresse aux indices du Siècle d’or perceptibles dans le théâtre de trois auteurs aux parcours étroitement liés : Charles Dullin, Jacques Copeau et Albert Camus. En préambule, l’analyse met d’abord l’accent sur l’attachement de Camus à l’Espagne et sur des marques d’hispanité qui ont présidé à certains de ses choix dramaturgiques : pour la mise en scène de classiques comme La Célestine attribuée à Fernando de Rojas, l’adaptation et la mise en scène de La Dévotion à la croix de Calderón et Le Chevalier d’Olmedo de Lope de Vega, mais aussi pour l’emploi de personnages non-psychologiques s’inspirant des autos sacramentales dans L’État de siège en particulier. De fait, Camus attribue au théâtre espagnol une « force recréatrice » (27) qui pourrait inspirer un renouvellement du théâtre français. L’étude met au jour une série de liens personnels et artistiques entre Dullin, Copeau et Camus qui ont favorisé des pratiques et réflexions communes s’inspirant du théâtre espagnol des XVIe et XVIIe siècles. Fondateur de l’Atelier (1921), sorte de laboratoire dramatique, Charles Dullin joue un rôle important dans la « quête d’une certaine rethéâtralisation », qui passe par le choix d’un plateau sobre, avec un décor allusif et la pratique de l’improvisation, du masque et du mime. Il partage avec Camus une même envie de renouvellement théâtral et l’étude souligne que les deux hommes se connaissaient, notamment par le biais d’intermédiaires qui ont collaboré avec chacun d’eux ou les ont inspirés (Antonin Artaud, Jean-Louis Barrault et les écrits de Copeau). Le théâtre espagnol (tragi-comédies et intermèdes de l’âge d’or des lettres hispaniques) fait partie des sources d’inspiration pour Dullin et Copeau pour faire du théâtre un « art incarné antinaturaliste et populaire », en puisant dans ce modèle dramaturgique le renouvellement du dispositif scénique vers un « théâtre nu » – selon l’expression de Copeau –, une forme de jeu des acteurs (recourant au mime, à la danse, aux airs chantés) et l’emploi de personnages non-psychologiques (notamment dans les intermèdes de Dullin). L’étude insiste sur les inspirations historiques communes à Dullin, Copeau et Camus : « le théâtre de l’antiquité, la Commedia dell’arte, le théâtre shakespearien, les corrales et tréteaux des intermèdes espagnols » (35). L’analyse permet donc de démontrer que l’influence du théâtre hispanique du Siècle d’or sur ces trois hommes de théâtre est loin de se limiter à une vision préconçue de l’hispanité comme règne de la démesure des passions. C’est une véritable « rethéâtralisation » qui est à l’œuvre, au moyen de procédés spécifiques empruntés aux dramaturges espagnols du Siècle d’or.
Dans le cadre du deuxième volet du dossier, « Hispanité : appropriations et usages de l’altérité », l’analyse de C. Biet envisage le théâtre de Camus sous l’angle de la figuration d’un état de crise et d’une forme d’altérité, en l’occurrence l’altérité espagnole. L’analyse part du constat que le théâtre français a pu faire référence à la réalité espagnole de la Guerre Civile puis du franquisme de manière allusive via le répertoire dramaturgique du XVIIe siècle. Certains textes espagnols du siglo de oro permettraient une « concentration épique des actions » mais se montreraient également aptes à « convoquer ‘l’Autre’ pour se penser soi-même » (43). L’étude s’intéresse d’abord à la construction d’une hispanité dans le théâtre français du XXe siècle. L’auteur établit comment la mise en scène de la Numance cervantine par Barrault a été d’abord perçue en 1937 en référence à la Guerre d’Espagne en cours, l’héroïsme antique de la tragédie de Cervantès rappelant le courage d’un « peuple défendant la liberté menacée par des généraux ». Dans les années 60, elle a été perçue comme faisant écho au franquisme et révélant « l’image de l’hispanité liée au surnaturel grandiose » (44). L’étude aborde ensuite L’Etat de siège, montée par Barrault et Camus, dont l’action se déroule à Cadix, pour montrer que l’hispanité de la pièce révèle surtout des stéréotypes universels (détresse anarchiste, révolte vaine, guerre perdue). Il y aurait donc une tension entre actualité contemporaine et vision stéréotypée (l’Espagne éternelle), voire universelle (l’Humanité face au Mal), révélée par des comportements représentés comme typiquement espagnols. Le dernier volet de l’analyse aborde, sans que l’articulation du propos ne le justifie pleinement, la construction d’une hispanité par les Français du XVIIe siècle par le biais du traitement de la folie venue d’Espagne. A partir du cas de la comédie de Charles Beys, Les illustres fous (1653), librement inspirée de Los Locos de Valencia de Lope de Vega, dont l’intrigue présente une structure « aussi folle et invraisemblable que conventionnelle et topique », dont les complications et fantaisies sont qualifiées systématiquement d’espagnoles (49). Or la comédie de Beys se présente aussi comme une pièce à l’espagnole, c’est-à-dire entrecoupée de « numéros » de fous qui finissent par intégrer l’intrigue principale. L’analyse met au jour comment la folie thématisée dans cette pièce fait écho à une forme de folie dramaturgique présentée comme proprement hispanique. Le rapprochement audacieux entre les pièces hispanisantes du XXe siècle analysées et cet exemple de comédie du XVIIe vise à démontrer comment l’hispanité peut permettre de penser l’altérité suprême : « comme si au XVIIe siècle comme au XXe, le détour espagnol avait permis, via l’accumulation de stéréotypes, de penser le Monde » (53).
L’étude de M. Sorel permet de confronter la façon dont Camus et Montherlant, si opposés par bien des aspects, ont pu se nourrir du Siècle d’or espagnol, du fait de leur passion commune pour la culture hispanique et pour le théâtre. D’emblée la contribution insiste sur la différence entre ces deux écrivains dans leur rapport aux sources espagnoles : désinvolture chez Montherlant, respect et humilité chez Camus. L’analyse examine de près le traitement divergent qu’appliquent ces deux auteurs à deux notions clés du théâtre du Siècle d’or espagnol : honneur et grandeur. Montherlant multiplie les références littéraires, picturales et architecturales et se montre attaché à exploiter l’héroïsme chevaleresque, la dimension politique et morale de ses intrigues. « À une époque où la noblesse, qui n’a plus d’existence sur le plan juridique, tend à se confondre avec la bourgeoisie, Montherlant fait du sens de l’honneur un impératif de caste, une valeur atavique » (59). L’un des mérites de cette étude est de dépasser l’opposition simpliste entre un Montherlant nostalgique de privilèges nobiliaires et un Camus progressiste utilisant le théâtre du Siècle d’Or uniquement dans une perspective de spectacle populaire. D’une part Montherlant fait preuve d’un « castillanisme au second degré » (62) qui n’est pas dénué d’humour et témoigne de sa lucidité vis-à-vis des modèles espagnols empruntés. D’autre part Camus ne s’intéresse pas uniquement à l’Espagne actuelle antifranquiste et témoigne d’un attachement à la culture espagnole traditionnelle, et à une certaine forme de grandeur et d’esthétique perceptibles dans le théâtre du Siècle d’or. La dernière partie de l’étude démontre avec justesse à quel point la pratique théâtrale éloigne les deux auteurs étudiés (activité tournée vers le collectif pour Camus, art littéraire et solitaire pour Montherlant) mais révèle une forme de « fausse inactualité du Siècle d’or espagnol » : « si anachronique qu’il puisse paraître, le castillanisme est en réalité étroitement lié au contexte de l’Occupation » (62). Pour des raisons différentes ces deux dramaturges français se sont trouvés « aimantés par la jeunesse et la grandeur des héros du théâtre du Siècle d’or » (64), soit pour les ressusciter (Montherlant) soit pour régénérer le théâtre contemporain (Camus).
Le dernier volet du dossier, intitulé « Camus face à la dramaturgie espagnole : adaptations et fantasmes » rassemble quatre contributions plus spécifiquement orientées sur la pratique théâtrale de Camus. L’analyse que Y. Germain consacre à L’État de siège, présenté par Camus lui-même comme une tentative d’adaptation d’un auto sacramental, permet de mesurer l’écart entre ce qui définit ce genre très codifié aux XVIe et XVIIe siècles en Espagne et ce que Camus projetait sur ce type de dramaturgie. Au-delà du décalage patent entre la pièce camusienne et le modèle revendiqué, l’étude permet de pointer un certain nombre de points communs qui autorisent un rapprochement avec ce genre de théâtre allégorique. L’étude analyse donc dans un premier temps la diversité des moyens scéniques à l’œuvre chez Camus et son utilisation de l’espace théâtral hors de la salle de spectacle. Puis la contribution s’attache à mesurer la dimension allégorique revendiquée par Camus ; or l’examen révèle que malgré l’intention camusienne de les faire fonctionner de façon symbolique, les personnages de la pièce ne sont pas caractérisés comme des allégories, de même que le nombre important de personnages empêche ce fonctionnement allégorique à quelques exceptions près. Mais de manière plus subtile et sans doute involontaire, certains aspects de la pièce de Camus (comme la dramatisation du conflit généré par la Peste et le Démon) rappellent bien le fonctionnement des autos calderoniens. Le siglodoriste conclut avec justesse sur l’idée d’une « réécriture inconsciente d’un théâtre entrevu, perçu par intuition, une rencontre un rien borgésienne de Calderón et de Camus, nourrissant chez ce dernier l’idée de ce parallélisme par ailleurs assez difficile à étayer sur des critères plus objectifs » (76)
P.-L. Rey étudie quant à lui l’adaptation de La Dévotion à la Croix du même Calderón de la Barca afin de vérifier si l’on peut la qualifier de pièce pleinement camusienne. C’est à la demande de Marcel Herrand, pour le festival d’Angers de 1953, que Camus accepte d’adapter la pièce espagnole. L’analyse examine les procédés mis en œuvre par Camus dans son adaptation, et parvient à montrer que la pièce dépasse les caractéristiques d’une comedia, genre hybride relevant à la fois du comique et du tragique. L’adaptation camusienne présente également des traits qui la rapprochent du drame romantique. En outre, l’étude révèle les ajouts proprement camusiens au regard de la pièce originale : les malentendus, le motif de la révolte ou celui de l’amour sans limites, sont autant de thèmes récurrents du théâtre de Camus.
La contribution de D. Walker analyse deux points centraux de l’adaptation du Chevalier d’Olmedo par Albert Camus et mise en scène par lui-même en 1957 : l’amour et la tragédie. Ces deux thèmes, centraux et intimement liés dans d’autres pièces de Camus (notamment L’Etat de siège), sont essentiels dans l’adaptation camusienne de la pièce de Lope. Après une analyse circonstanciée des caractéristiques de l’amour courtois déviant qui anime le protagoniste, l’auteur examine comment cette adaptation illustre une nouvelle conception camusienne de la tragédie, une tragédie moderne, populaire qui peut passer par des duos d’amour impossible ou par des chants annonçant le destin funeste du héros. L’étude souligne enfin combien la question de la mise à mort publique du coupable, dans le dénouement de la pièce originale, fait écho à des motifs récurrents dans les essais comme dans les romans de Camus.
Dans la dernière contribution, le propos de V. Mazza est d’examiner à partir de cette même pièce la pensée théâtrale de Camus, notamment par opposition à ses contemporains Roland Barthes et Bertolt Brecht. L’intérêt de Camus pour le théâtre des passions qu’est celui du Siècle d’or espagnol, révèle la distance avec la conception brechtienne qui veut rompre avec l’illusion scénique et l’impact émotionnel de la fable sur le public. Si Camus aspire à un théâtre populaire, il n’adhère pas à l’idée d’une identification avec un milieu social donné, et souhaite atteindre une forme d’identification universelle à travers l’honneur, l’héroïsme, l’amour sans failles. En retraçant les conditions de représentations du Chevalier d’Olmedo au festival d’Angers, l’auteur examine les pratiques de mises en scène adoptées par Camus et en particulier son attachement à la représentation en plein air, inspirée de la comedia classique espagnole. Dans son travail d’adaptateur Camus révèle une autre facette de son attachement à la dramaturgie du Siècle d’or espagnol : l’étude révèle que Camus a envisagé plusieurs variantes pour l’épilogue (inédites à ce jour), qui changent la caractérisation de certains personnages. L’analyse des écarts et ajouts opérés par Camus dans la version publiée de son adaptation montre comment l’adaptateur multiplie les destins tragiques, à la hauteur de la « tradition artistique sévère » que Camus admirait dans le théâtre espagnol du XVIIe siècle.
Dans son ensemble, ce dossier thématique présente des apports convergents qui permettent de dépasser les lieux communs sur le théâtre camusien et sa prétendue inspiration hispanique ; la documentation manipulée, les études minutieuses des textes et des témoignages de Camus et de ses contemporains, mais aussi les analyses détaillées portant sur les textes espagnols originaux qui les ont inspirés ou ont servi de de textes source, font que cette publication collective change sensiblement le regard porté sur la pratique théâtrale de Camus et sur la réception française contemporaine du répertoire dramatique classique espagnol.