À la fin de Skyfall, l’un des récents James Bond, M, la directrice du MI6, est amenée à se cacher avec 007 dans le château isolé, en Écosse, où il a passé son enfance. Faisant brièvement référence à la mort de ses deux parents dans un accident alors que Bond était encore très jeune, M remarque : « Les orphelins font les meilleures recrues ».
La phrase de M renvoie à une réalité que les services secrets, les services de police ou des armées à travers le monde connaissent bien : l’orphelin, à qui il a manqué une présence et une stabilité parentales, de l’affection, de l’amour, de l’attention, répond souvent avec une intensité toute particulière à tout système très organisé et hiérarchisé qui s’offre comme un substitut à une structure familiale. S’il est pris en charge, formé, valorisé, son engagement peut être total, sa loyauté infaillible, son efficacité redoutable—quels liens familiaux le retiennent, en effet, de risquer jusqu’à sa vie pour cette structure qui l’a accueilli, choisi et élu alors qu’il était seul au monde ?
L’orphelin a une place toute particulière dans les ouvrages de Jerome Charyn, et singulièrement dans la saga policière dont il sera question dans cette étude, celle que forment les douze volumes du cycle Isaac Sidel. Je montrerai tout d’abord à quel point les notions de famille et de liens familiaux, plus largement, traversent l’œuvre protéiforme de Charyn et ne cessent de resurgir dans ses nombreux paratextes qui ancrent son univers et son écriture dans l’histoire douloureuse de sa famille, toujours à la lisière de son imaginaire. Si la chose va de soi pour ses romans autobiographiques et autofictionnels, je soulignerai ensuite à quel point ses romans noirs, eux aussi, tissent une vaste toile familiale, aux multiples entrées, autour d’Isaac Sidel, une galaxie si présente qu’elle en vient à écraser les intrigues policières qui semblent presque, en comparaison, n’être développées qu’à titre secondaire. Enfin, j’analyserai les deux personnages qui se tiennent au cœur de cette toile : Isaac Sidel, en inquiétant Saturne, et la pâle figure de l’orphelin, à la fois magnifiée et guettée par l’ogre.
1. Charyn et son roman familial
Charyn est né en 1937, de parents arrivés aux États-Unis dans les années 1920 via Ellis Island, le père en provenance de Pologne et la mère de Biélorussie – deux adolescents juifs qui fuyaient la pauvreté et l’antisémitisme, et qui ont échoué dans le Bronx qu’ils n’ont jamais quitté. Traumatisés par l’exil, incapables de véritablement maîtriser l’anglais, Sam et Fanny Charyn ont survécu chichement dans des ghettos juifs du Bronx où leurs trois fils ont grandi. Jerome, le second, a souvent souligné que, protégé par son aîné plus fort et malin que lui, il avait appris l’anglais dans la rue, les salles de cinéma et les comics des journaux, avant d’être le premier à faire des études à Columbia. L’ensemble de son œuvre peut être vu comme une exploration incessante de ces racines familiales coupées net sur Ellis Island, et comme une réécriture du passé de ses parents puis de leur histoire familiale américaine : ses romans noirs, mais aussi ses fictions plus généralement, ses nouvelles, ses ouvrages historiques sur New York, sur le gangstérisme ou sur la culture américaine des années 1930 et 40, les bandes dessinées qu’il a écrites avec des artistes européens, ses ouvrages autofictionnels et ses essais biographiques concourent tous à retracer l’histoire européenne que ses parents ont fuie, celle qu’ils auraient pu vivre (Charyn a une prédilection pour les événements de la première moitié du XXe siècle en Europe centrale) puis cette société nouvelle qu’ils n’ont pas su faire leur lorsqu’ils sont devenus des citoyens américains. « Mon œuvre toute entière, d’une façon ou d’une autre, est tissée de liens familiaux et de relations familiales »1, avoue bien volontiers Charyn dans une interview de 1992 avec Frederic Tuten (Vallas : 11), et ses paratextes consistent souvent à souligner son extrême dépendance vis-à-vis d’une histoire familiale pauvre et lacunaire, qu’il est parvenu à transformer en une véritable saga qui, pour être remarquablement historique par bien des aspects (il est, par exemple, reconnu comme l’un des grands historiens de la ville de New York et de la culture américaine de l’entre-deux guerres), n’en renonce pas pour autant à la fiction : dans cette œuvre d’inspiration très autobiographique, en effet, c’est l’écriture baroque et imaginative de Charyn qui l’emporte et qui entraîne les textes vers une autofiction créative et jubilatoire. C’est donc un vaste roman familial, au sens freudien du terme, une réécriture des origines, que Charyn écrit au fil des années. Pour Freud, chaque enfant développe un roman familial une fois la petite enfance terminée : il apprend à se séparer de ses parents, autrefois surestimés, en jouant avec ses fantasmes, en s’inventant une autre famille, une autre ascendance et en rebattant ainsi les cartes des liens parentaux (Freud 1909). Chez Charyn, l’anéantissement de l’histoire familiale causée par l’immigration a créé les conditions idéales pour cette réécriture des origines : dépourvu de toute préhistoire transmise et attestée, il n’est, de son propre aveu2, jamais véritablement sorti du stade du roman familial et s’est résolument lancé dans l’écriture d’un « roman des origines » (Robert 1972) ininterrompu. Enfant sans ancrage, né sur une terre nouvelle et inhospitalière, il n’a, ainsi, jamais renoncé à mythologiser tant ses origines que celles, européennes et douloureuses, de ses parents, à recréer le Bronx de ses premières années, quartier devenu lui aussi mythique dans sa mémoire, au cœur de l’histoire plus vaste d’un XXe siècle effrayant. Citons deux romans très postmodernes et particulièrement autobiographiques, The Catfish Man (1980) et Pinocchio’s Nose (1983), ou encore les trois volumes présentés comme autobiographiques, mais véritablement autofictionnels, The Dark Lady from Belorusse (1997), The Black Swan (2000) et Bronx Boy (2002), dans lesquels il retrace son enfance et son adolescence : adoptant le principe d’hybridité propre à l’autofiction3, cette trilogie mêle éléments réels (attestés par les nombreux paratextes dans lesquels Charyn évoque son passé à l’envi, ressassant ses biographèmes pour un lecteur ainsi invité à faire le lien entre l’œuvre et ses à-côtés) et ajouts fictionnels qui lui permettent de corriger l’existant dans un geste auto-créateur. Enfin, parce qu’il éprouve détestation et mépris à l’égard de son père, un homme brisé par Ellis Island, mutique et violent, Charyn se lance, en toute conscience, dans la quête de pères de substitution, pères littéraires ou historiques dont, dans ses (auto)fictions, il se réclame le rejeton illégitime. Orphelin auto-proclamé, Jerome Charyn, de volume en volume, tricote donc de nouvelles familles tantôt fantasques, monstrueuses ou idéalisées.
2. Enters Isaac : les familles du commissaire Sidel
Ses romans noirs n’échappent pas à cette règle. Charyn a publié le premier, Zyeux bleus, en 1974, presque par hasard, et pourtant ce petit volume en a déclenché onze autres qui reprennent les mêmes personnages, et surtout celui d’Isaac Sidel, commissaire atypique qui, au fil des ans, gravit tous les échelons de la police new-yorkaise puis se retrouve maire, et même président des États-Unis dans le dernier opus (2017) – on a vu, après tout, des élections présidentielles états-uniennes encore plus improbables que celle d’un flic. Ce premier roman policier paraît après sept ouvrages de littérature « blanche » très postmodernes, dont la critique littéraire avait salué l’audace et l’inventivité mais qui n’avaient pas rencontré leur lectorat. À l’époque, Charyn, dans l’impasse, lit par hasard un polar de Ross Macdonald, l’admire et décide d’en écrire un, lui aussi, alors même qu’il n’a jamais été intéressé par le genre et qu’il n’en a pas encore lu les maîtres qui le fascineront plus tard (au premier rang desquels Hammett). Ce sont ses polars qui lui apporteront le succès, aux États-Unis mais surtout en Europe – en France, on dit que Charyn a été la dernière découverte de Marcel Duhamel, patron de la prestigieuse Série noire chez Gallimard dans laquelle il fit entrer Zyeux bleus en 1977.
Son univers noir est si personnel, si peu orthodoxe que le lecteur amateur de roman policier réaliste en sera pour ses frais. Chez Charyn, aucun intérêt pour les procédures, les détails ou la crédibilité de l’enquête, malgré la connaissance à la fois très pratique et intime qu’il a du milieu du crime et de la police : pour son premier « polar », en effet (il aime le mot français pour son parfum « subversif »4), Charyn déserte les bibliothèques pour s’accrocher aux basques de son frère aîné, Harvey, devenu l’un des spécialistes de la mafia new-yorkaise au sein de la police criminelle. Flic silencieux, taiseux, charismatique, respecté, Harvey Charyn traîne donc son écrivain de frère dans tous ses déplacements, lui fait pénétrer les bas-fonds de la ville, explorer ses rues et ses scènes de crimes, visiter ses prisons, ses morgues, ses tribunaux. Mais Charyn emploie ce matériau de première main, particulièrement concret, pour créer un univers bien à lui, à commencer par le grand flic de la saga, Isaac Sidel, qui ne devient le personnage principal que progressivement, s’imposant à partir du troisième volume) – ce mélange permanent entre le réel, tangible et vérifiable, et l’imaginaire, personnel et débridé, sera, dans le roman noir comme dans l’écriture davantage affichée comme autofictionnelle, sa marque de fabrique. Massif, puissant et littéralement indestructible physiquement (il est souvent comparé à un ours), Sidel est plus grand que nature et doté d’une intelligence hors normes : il est capable de comprendre les arcanes du système policier et politique corrompu dans lequel il navigue comme de disserter sur Joyce en Irlande (Isaac le mystérieux) ; il fréquente les puissants comme les simples d’esprit, les criminels tout autant que sa hiérarchie (deux pôles entre lesquels il ne marque d’ailleurs aucune différence), a une prédilection pour les personnages déviants ou marginaux, peut se montrer d’une cruauté absolue mais aussi d’un sentimentalisme confondant. Au cœur de romans noirs loufoques et déjantés qui possèdent leur propre musique5, et ne ressemblant, de près ou de loin, à aucun modèle de détective connu, Isaac Sidel est ainsi indépendant, inattendu, fantasque, irrévérencieux, et ses hommes sont habitués à ses humeurs et à ses pratiques : « Formés par Isaac, ils professaient le plus vif respect pour ses théories à l’emporte-pièce, son mépris des procédures légales, son attachement inconditionnel aux méthodes des criminels et des flics tordus »6 (Zyeux bleus : 219). Autant dire qu’Isaac Sidel se permet tout dans sa mission, convaincu qu’il est, comme Charyn lui-même, que lutter contre le crime n’a rien à voir avec la restauration ou même le maintien de l’ordre, mais consiste à ajouter au chaos : « C’est pour cela qu’il était si bon policier. Il aimait danser à l’extrême bord de la violence »7 (Un bon flic : 29).
Or, la famille d’Isaac n’est pas épargnée par cette tornade qu’il génère : son père a abandonné femme et enfants pour devenir peintre à Paris, et sa mère est une vieille folle qui tient une brocante. Isaac a également une ex-femme, Kathleen, qu’il passe voir à l’occasion, et surtout une fille, Marilyn la Dingue, grande croqueuse d’hommes qui ne cesse de défier son père, notamment en prenant pour amants ses inspecteurs les plus fidèles, ce qu’Isaac tolère mal tant parce qu’il veut conserver ses hommes pour lui que parce qu’il nourrit un amour vaguement incestueux pour cette fille qui lui tient tête et ne cesse de le fuir. Et c’est bien par les frasques sentimentales et sexuelles de sa fille que la jonction se fait entre les deux familles d’Isaac, sa famille de sang et la tribu qu’il s’est constituée au commissariat. Car Isaac règne en maître sur une police secrète, une véritable famille de flics qui ne connaissent que lui, ne jurent que par lui, n’obéissent qu’à lui : « Isaac avait sa propre brigade, des gars sans manteau de cuir, des inspecteurs aux yeux bleus, des tireurs d’élite qui ne ricanaient jamais »8 (Marylin la Dingue : 47), rappelle régulièrement la voix narrative. Connus comme les « anges exterminateurs » d’Isaac Sidel, parfois qualifiés d’« anges déchus », ces hommes échappent à toute autre hiérarchie et agissent sur ses seules instructions, la plupart du temps à la limite de la légalité. Dans l’un des volumes, Isaac constitue même une section spéciale dans laquelle il rassemble ces hommes qu’il surnomme ses « Ivanhoé », du nom de l’un des lieutenants les plus fidèles de Richard Cœur de Lion. Isaac est viscéralement attaché à ses hommes qu’il n’hésite pourtant pas à maltraiter, voire à sacrifier, tout comme il est sentimentalement attaché à son patron, un vieil Irlandais qu’il finira néanmoins par remplacer, ou encore au vieux maire démocrate et pleurnicheur de New York qu’il défendra jusqu’au bout, sans parler du Cardinal Jim, avec qui Isaac parle baseball et s’engage pour développer les écoles et orphelinats. Tous ces personnages composent donc la large famille d’Isaac Sidel et tissent autour de lui un réseau dense qui, toujours, précède et englobe les enquêtes policières ; ils lient Isaac aux diverses structures de la ville (nourrissant ainsi nombres d’intrigues secondaires) et font ressortir l’un des paradoxes du personnage dont la solitude, réelle, est néanmoins émaillée de toutes ces amitiés qui contribuent grandement à lui garantir sa place de patron de New York.
De la même façon, chaque intrigue confronte Isaac au monde du crime, lui-même structuré par des familles ou des gangs mafieux avec lesquels il développe des liens bien peu professionnels : il entretient ainsi des relations amicales avec « papa » Guzman et ses fils, par exemple, des Péruviens confiseurs et proxénètes qui sont ses ennemis préférés ; il partage une maîtresse avec Sal Rubino, autre criminel notoire d’origine italienne qui apparaît comme une sorte de double sombre de Sidel, quasiment un frère jumeau ; Anastasia, cette amante ambiguë, n’est autre qu’une ancienne camarade d’école dont Sidel a toujours été amoureux (donc une sorte de figure de sœur attachée à l’enfance), une orpheline roumaine que les hasards de l’histoire ont ballotée entre l’Europe et les États-Unis, devenue espionne tantôt pour le FBI, tantôt pour le KGB, ce qui donne lieu à de multiples rebondissements plus historiques et romanesques les uns que les autres. Les intrigues de Charyn sont d’ailleurs impossibles à résumer : si le cadre est réaliste, les personnages, eux, sont pittoresques et déroutants : ils ne cessent de changer de comportements, d’allégeance parfois, et d’identités en un clin d’œil (Isaac lui-même est le roi du déguisement et du pseudonyme), et agissent davantage en fonction de ces liens étranges et souvent sulfureux qui les lient les uns aux autres qu’en fonction d’une intrigue criminelle qui, toujours, passe au second plan.
3. Isaac Sidel en Saturne, « un dieu fort inquiétant »
Isaac, au centre de cette galaxie, apparaît donc comme une figure totémique, une silhouette qui attire tant la haine aveugle que l’amour absolu (ce qu’il considère d’ailleurs comme une seule et même chose), un personnage démesuré, omnipotent, qui se comporte tantôt comme un bienfaiteur à la générosité sans bornes, tantôt comme un ogre dévorant ceux qui l’approchent. Dans l’introduction qu’il rédige, en 1984, à une nouvelle édition rassemblant les quatre premiers volumes de la série, Charyn fait allusion à un séjour à Madrid, au moment de la rédaction du premier opus, et aux toiles de Goya qu’il y voit et qui le fascinent, notamment celle dans laquelle se trouve un « géant dévorant ses enfants [qui] aurait pu naître dans le Bronx »9 (Introduction, Zyeux bleus : 15). Et Isaac Sidel peut effectivement apparaître comme une incarnation du Saturne de Goya, autrement dit de Cronos (nom grec), ce Titan qui, après avoir émasculé son terrible père Ouranos (le ciel, la vie) parce que ce dernier tenait ses enfants enfermés dans le ventre de leur mère, Gaia (la terre), mange ses propres fils pour éviter qu’ils ne le détrônent, comme sa mère le lui a prédit – jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Zeus, échappe à l’appétit de son père. L’histoire de Saturne, ce dieu dont Brassens chantait le « joli nom » tout en précisant qu’il était « fort inquiétant »10, est donc une histoire de pouvoir, un pouvoir sur le monde et un pouvoir sexuel. Isaac Sidel, lui aussi, a maintes fois rêvé de tuer son père. S’il n’a pas de fils, il a une fille qu’il essaye vainement de caser avec de riches maris, qu’elle dévore avant de venir lui voler ses plus beaux Ivanhoés. « Toutes leurs rencontres avaient un parfum d’inceste », s’avoue Isaac, lucide ; « Sa fille, un jour, il en mourrait. Il le savait bien. Il avait trop envie d’être près d’elle »11 (Les Filles de Maria : 104).
Alors, puisqu’il n’a pas de fils, Isaac s’en choisit en rassemblant autour de lui toute une brigade aux yeux bleus. Le premier d’entre eux, le superbe prototype qui donnera naissance à toute une lignée forcément décevante, c’est Manfred Coen, le véritable héros de Zyeux bleus, ce premier roman dans lequel Isaac Sidel ne tient encore qu’un petit rôle. Lorsque Charyn écrit Zyeux bleus, son modèle pour construire Coen est son frère, Harvey, dont il emprunte les manières « douces et tristes », comme il aime à le rappeler dans ses entretiens, cette « combinaison de tristesse et d’intelligence qu’ont la plupart des flics […] parce qu’ils ont vu l’absolue brutalité de la vie »12 (Vallas 2014 : 12). Jeune, déjà divorcé, Coen passe son temps à arpenter les rues de Manhattan et à jouer au ping-pong, le sport préféré de Charyn (qui en a même écrit une histoire13), une passion commune qui lui permet de souligner qu’il entre également dans la composition du personnage : Coen est « un bizarre amalgame de Harvey et de moi-même »14, dit-il ainsi en 1984 (Introduction, Zyeux bleus : 15). Blond aux yeux bleus, solitaire, silencieux, distant et aimable à la fois, le personnage promène sa silhouette nonchalante qui séduit les femmes et rend jaloux ses collègues. La véritable intrigue de Zyeux bleus, c’est bien cette mélancolie dont Coen semble mystérieusement être frappé – tout le reste (les histoires de prostituées et les trafics des Guzman qui motivent l’enquête) ne faisant que graviter autour de ce personnage solaire comme autant de prétextes destinés à le mettre en valeur. Une partie du roman montre Coen cherchant vainement à démêler les différentes versions du suicide de ses parents, commerçants miséreux du Bronx, et le lecteur n’en saura pas plus que lui. Ce qui compte, en effet, n’est pas tant la solution de ce mystère que l’identité même de Coen qui en découle : un orphelin impuissant qui n’a pas su saisir la détresse ontologique de ses parents, immigrés juifs d’origine polonaise, qui n’a même pas pu assister à leur enterrement, qui ne peut qu’errer dans une ville qui ne fera plus jamais sens. De façon très surprenante pour le lecteur, Coen meurt brusquement aux deux tiers du roman, victime collatérale et presque gratuite de la guerre absurde contre les Guzman dans laquelle Isaac l’a parachuté, et sur le coup, sa mort irrite quelque peu Isaac, fort conscient d’avoir manipulé à sa guise ce beau gosse qui « avait du yaourt dans la cervelle »15 (Zyeux bleus : 225) mais dont il pouvait obtenir n’importe quoi, de se l’être attaché jour et nuit, d’avoir fait de ce flic sans ambition le premier de ses « anges exterminateurs »16 (Zyeux bleus : 226).
Si le lecteur referme le livre avec quelque frustration (Coen était censé être le personnage principal), ce fut aussi le cas de Charyn qui, rétrospectivement, se consola difficilement d’avoir sacrifié son beau flic aux yeux tristes. Le second roman, Marylin la Dingue (1976), est donc un prequel et se situe quelques mois avant Zyeux bleus : Coen est alors l’amant de Marylin qui, elle, perçoit très vite que son père va manger tout cru cette créature qu’elle tente de lui voler. De nouveau, le récit met l’accent sur le statut d’orphelin de Coen, sorte de chien perdu entre Isaac, son maître absolu et Marylin, sa fille irrésistible. Mais Marilyn n’est pas dingue au point de ne pas comprendre la fragilité de son amant, sa beauté morbide qu’elle sait liée à son statut d’orphelin : « Elle comprenait les obligations de Coen, sa loyauté envers Isaac, ses sombres humeurs. Elle n’avait pas souvent couché avec des orphelins avant Coen. Elle n’aurait jamais cru qu’un homme puisse garder les fantômes de son père et de sa mère au creux du sillon creusé dans son menton. Il y avait en lui quelque chose de mort » (ma traduction)17. À la fin du roman, elle supplie Coen de s’éloigner d’Isaac qui le fera tuer, prophétise-t-elle avec raison. Toute la suite de la saga, qui porte le nom d’Isaac Sidel auquel elle donne de plus en plus d’espace, est pourtant illuminée par l’absence de Coen : au fil des volumes, Isaac regrette de plus en plus son archange qu’il a si imprudemment sacrifié, cet orphelin qu’il avait brièvement élu comme son fils avant de le dévorer sans retenue, mais qui le hante désormais. Dans la toile de Goya, Saturne, nu, ébouriffé et à genoux, fixe le spectateur de ses grands yeux exorbités, hallucinés, tandis qu’il enfonce résolument les doigts de ses deux mains dans le corps nu, lui aussi, et sanguinolent de l’enfant dont il a déjà dévoré la tête et l’un des bras, et que sa bouche grande ouverte engouffre à nouveau. La détermination qui semble animer ce père cannibale et la puissance de son corps, dont la vigueur s’accommode mal de ses cheveux blancs, tranchent avec la folie pure, la surprise, le doute peut-être même que l’on hésite à lire dans ces yeux grand-ouverts qui le rendent inoubliable. Si le Saturne de Goya est « un dieu fort inquiétant », en effet, ce n’est pas tant à cause de ce qu’il fait qu’à cause de la conscience soudaine, effrayée et effrayante qu’il semble avoir de ce qu’il est en train de faire : son corps tout entier est passionnément engagé dans un acte qui constitue l’un des plus grands tabous de l’humanité, mais son regard semble déjà contempler la folie à laquelle il cède. Isaac Sidel, Saturne du Bronx, fait face à une semblable dichotomie : s’il a sacrifié Coen sans ciller, il savait pourtant déjà confusément qu’en le détruisant, il se condamnait à une douleur infinie, à des regrets inextinguibles. De roman en roman, Isaac pleure donc Manfred Coen et en porte ouvertement le deuil, voit son fantôme, le cherche dans les nouveaux flics aux yeux bleus qu’il s’attache mais qui ne peuvent prendre la place de l’original—car Manfred Coen est bien un « original », au sens melvillien du terme.
4. Manfred Coen ou l’orphelin melvillien
Revenant sur la conception de ses personnages dans l’introduction au Quartet de 1984, Charyn écrit : « Isaac était un chef sinistre, Coen son ange aux yeux bleus, une espèce de Billy Budd »18 (Introduction, Zyeux bleus : 15). La comparaison avec le héros du dernier roman de Melville, publié posthumément19, s’impose en effet : Billy Budd, orphelin et bègue, est ce jeune matelot à la beauté solaire et rayonnante, innocent et généreux, que tout le monde à bord aime spontanément mais qu’aucun ne sait défendre contre les accusations injustes, pourtant portées par un seul d’entre eux, qui le salissent et causent sa perte. Dans le troisième volume de la série, d’ailleurs, Sidel lui-même renforce le parallèle entre Coen et Billy Budd : « Manfred était beau, mais il avait du mal à épeler son nom. Il était orphelin. Les orphelins ne durent pas. Il serait mort, d’une façon ou d’une autre »20 (Kermesse à Manhattan : 165), songe-t-il, cynique et malheureux, en essayant de se dédouaner d’une mort qui commence à peser lourd sur sa conscience. Melville est l’écrivain préféré de Charyn, qui avoue volontiers insérer dans chacun de ses textes au moins une référence à son œuvre, plus ou moins visible. Dans Billy Budd KGB (Bouche du diable dans la version originale, en français), l’une des trois bandes dessinées qu’il a publiées avec François Boucq, Charyn officialise d’ailleurs sa filiation avec Melville : dans cette aventure à mi-chemin entre le roman noir et le roman d’espionnage, son héros, Youri, est l’un de ces innombrables orphelins laissés à eux-mêmes dans l’URSS dévastée par la Seconde Guerre mondiale et que l’orphelinat de Karkhov récupère, avant que le KGB ne vienne le choisir et le forme pour devenir l’un de ses meilleurs espions aux États-Unis, dans les années 70, sous le nom de William Budd. Le récit de Charyn, si bien mis en images par Boucq, fait référence à la façon dont, au lendemain de la Révolution de 1917, le régime soviétique décida de faire face aux hordes d’orphelins qui envahissaient, pillaient et dévastaient les villes. On confia alors à Djerzinski, chef de la Tchéka et créateur du Goulag dont l’objectif était de rééduquer par le travail, la tâche de créer des colonies pour orphelins délinquants dans lesquelles les principes éducatifs d’Anton Makarenko étaient mis en application : il s’agissait de façonner un homme nouveau, un homme voué dès l’enfance à la collectivité qui s’était occupé de lui. Des études ont mis en évidence la façon dont Tchéka, GPU et NKVD ont successivement utilisé ces orphelinats comme autant de réservoirs pour le recrutement de leurs agents : « À l’évidence, les difficultés éprouvées dans l’enfance ne pouvaient que rejaillir sur le devenir de la personnalité du Tchékiste », note ainsi Nikita Petrov (382) qui démontre que ces recrues incultes et formées à la violence firent merveille dans la répression de masse lors de la Grande Terreur stalinienne. Dans Billy Budd KGB, Youri/Billy Budd est l’une de ces créatures fabriquées par le système, l’une de ces recrues d’exception parce qu’orphelines, pour revenir à la phrase de M. dans James Bond, et qui, en l’occurrence, cherche petit à petit à échapper aux marionnettistes qui le contrôlent, au regard du « Petit Père des peuples » qui domine l’orphelinat, aux « camarades » qui le rappellent sans cesse à sa loyauté et au « pacte » qui le lie à eux.
Chez Melville, Billy Budd peut être vu comme le symbole de l’enfant sans père mais recevant l’amour de toute cette communauté fraternelle que compose l’équipage du bateau qui l’a adopté comme une mascotte – à l’exception de Claggart, le capitaine d’armes qui, jaloux, manigance la perte de Billy, que chacun déplore mais que personne n’empêche. Dans son étude des personnages melvilliens, Gilles Deleuze propose une très belle typologie, distinguant d’un côté les « originaux » qui se divisent eux-mêmes en deux catégories, les monomaniaques (Achab ou Claggart) et les hypocondres (créatures innocentes et pétrifiées, comme Bartleby ou Billy Budd), et, de l’autre, les prophètes, qui ne sont pas des « originaux » mais de simples témoins, visionnaires mais impuissants à agir sur les autres. Deleuze lit chez Melville « la dissolution, la décomposition de la fonction paternelle », et l’avènement du frère. Prenant tout d’abord l’exemple du Capitaine Vere, qui ne sauve pas Billy Budd de la mort bien qu’il le sache innocent, car il applique la règle de la marine, puis celui de l’avoué, lui aussi impuissant à sauver l’innocent Bartleby, parce qu’il choisit le respect de la loi, Deleuze conclut qu’il n’y a pas de bons pères :
Il n’y a que des pères monstrueux et dévorants, et des fils sans père, pétrifiés. Si l’humanité peut être sauvée, et les originaux réconciliés, c’est seulement dans la dissolution, la décomposition de la fonction paternelle. Aussi est-ce un grand moment quand Achab, invoquant les feux de la Saint-Elme, découvre que le père est lui-même un fils perdu, un orphelin, tandis que le fils est fils de rien, ou de tout le monde, un frère. Comme dira Joyce, la paternité n’existe pas, c’est un vide, un néant, ou plutôt une zone d’incertitude hantée par les frères, par le frère et la sœur. Il faut que tombe le masque du père charitable pour que la Nature première se pacifie, et que se reconnaissent Achab et Bartleby, Claggart et Billy Budd, libérant dans la violence des uns et la stupeur des autres le fruit dont ils étaient gros, le rapport fraternel pur et simple. (Deleuze 1993 : 107-8)
Cette citation de Deleuze semble éclairer les romans noirs de Charyn à la lueur de Melville et Joyce, deux des intertextes omniprésents dans la série. Les pères, chez Charyn, sont effectivement soit disparus, déserteurs ou bien monstrueux, des figures d’ogres dévorant leurs fils imprudents, et Isaac est l’un des ogres les plus affamés, surtout dans les premiers volumes de la saga : « Partout où vous vous pointez, ça fait des morts »21, lui jette ainsi au visage l’un des personnages du quatrième opus (Isaac le mystérieux : 221-2). Autour d’Isaac, les figures fraternelles abondent, se confondent, se croisent et se recroisent sans cesse. Plus Isaac vieillit, au fil des volumes, plus il s’attache lui-même à ces nuées de gamins perdus du Bronx ou aux orphelins du Lower East Side qu’il essaye d’aider sans pour autant nourrir aucune illusion – le chaos les avalera, il le sait d’autant plus qu’il est lui-même l’une des forces de ce chaos qu’il contribue ainsi à nourrir. Pourtant, alors que le deuil de Coen ne le laisse pas en paix et s’incarne même dans ce ver solitaire qui lui ronge les entrailles et qu’il porte en lui pendant plusieurs volumes, Isaac est de plus en plus fasciné par les orphelins, et notamment par Kingsley McCardle, un gamin des rues au visage ridé et aux yeux fatigués, sorte d’étrange mélange entre le kid de Chaplin et Benjamin Button de Fitzgerald. « Pourquoi ce mioche l’avait tellement retourné ? », se demande la voix narrative en focalisation interne sur Sidel, « Isaac avait-il lu sa propre tristesse dans les yeux de McCardle ? Ils auraient pu faire une belle paire d’orphelins »22 (Un bon flic : 29) ; « Il se sentait orphelin, comme McCardle », songe-t-il encore plus loin (Un bon flic : 41). L’identification de Sidel à l’orphelin progresse ainsi de volume en volume, l’ogre laissant peu à peu la place au petit frère fantasmé, jusqu’à ce qu’Isaac, songeant éperdument à Coen, son orphelin le plus pathétique, finisse par se considérer lui-même comme « un gosse déraciné, entre deux âges, un orphelin d’orphelins »23 (Les Filles de Maria : 45). Dans cette dernière formulation, toute chronologie générationnelle s’abolit, comme dans le rêve melvillien qu’analyse si bien Deleuze : pendant un instant, il n’y a plus de père ni d’ogre, plus qu’un fils seul et sans attaches qui porte en lui la solitude et le deuil de ses semblables.
Pour Deleuze, l’orphelin innocent chez Melville est donc celui dont on espère qu’il apporte la disparition du père et qu’il annonce le règne des frères et sœurs, de la fratrie, de cette strate, dans la structure familiale, qui s’agrandit horizontalement et non plus verticalement : il voit dans cette littérature américaine qui apparaît au XIXe siècle la traduction de ce que promettait l’époque – une société nouvelle ayant rompu avec la lignée verticale et européenne, une société d’immigrants qui allaient bâtir un monde nouveau, horizontal et fraternel. Un siècle plus tard, Charyn poursuit ce qu’il voit, lui, chez Melville comme une mythologie typiquement américaine qui consiste en une vaste « confusion des pères et des fils »24 (Chénetier : 121). Ses romans noirs ont pour décor une ville dans laquelle la corruption est systémique et la violence permanente, une ville dans laquelle la violence et le crime se nourrissent l’un de l’autre : ni ses flics ni ses voyous ne se font plus la moindre illusion sur une société meilleure qui resterait à bâtir. Pourtant, au fin fond du « ventre de la bête », pour reprendre l’une des métaphores que Charyn utilise souvent au sujet de New York25, subsistent des poches de fraternité où survit encore le rêve melvillien. Charyn a en effet une prédilection pour ces petites communautés qui s’organisent sur des îlots presque autarciques : les orphelinats remplis de gamins à la dérive mais qui jouent encore au baseball, les bordels où fourmillent des filles non moins perdues et pourtant maternantes, les quartiers où les immigrés de fraîche date partagent leur misère, les ghettos qui produisent des bandes de mauvais garçons… autant de variations sur la figure de l’orphelin qui doit survivre dans la grande ville.
Isaac Sidel les fréquente tous, ces frères et sœurs d’infortune. Figure de père cruel et implacable dans les tous premiers volumes, il est par la suite rattrapé par la grâce de Manfred Coen, l’orphelin original, et contemple, stupéfait, la violence des ogres paternels au nombre desquels il compte. Après tout, ne porte-t-il pas le prénom de celui qui, dans l’Ancien Testament, a failli être mis à mort par un père prêt à commettre le sacrifice qu’un autre père, bien plus redoutable encore, exigeait de lui ? Isaac Sidel ne cessera plus d’osciller entre son statut de patriarche tout puissant, imposant sa loi à New York, et celui d’orphelin égaré qu’on peut tout aussi bien lui attribuer.
« Les orphelins font les meilleures recrues ». La phrase de M, figure maternelle qui n’a rien à envier aux ogres masculins, sonne très juste lorsque l’on songe à cette littérature américaine qui a fait à l’orphelin une place privilégiée dès le développement du roman, au XIXe siècle—Tom Sawyer, Huck Finn, Billy Budd, Bartleby… ils sont déjà nombreux, ces gamins esseulés qui doivent trouver une place, ou qui y renoncent, dans une nation en pleine construction. Charyn, né de parents à jamais échoués et oubliés sur Ellis Island, gamin poussé dans les rues du Bronx, en sait quelque chose, lui qui rappelle souvent, dans ses entretiens, la violence dans laquelle les enfants du Bronx grandissaient : « dans mon quartier, le super héros, c’était toujours la petite brute du coin qui ne survivait jamais à sa propre enfance […], qui n’atteignait jamais ses dix-huit ans »26. S’il n’est pas devenu l’un de ces petits durs du Bronx, ni la recrue d’un service secret ou l’Ivanhoé d’un Isaac Sidel, il a néanmoins toujours nourri une fascination pour la figure du gangster du début du XXe siècle, ce personnage, à ses yeux27, directement issu de l’immigration : condamné à s’en sortir par ses propres moyens dans un univers impitoyable, voué à en occuper la marge, l’immigrant ambitieux n’avait d’autre choix que la voie criminelle ou l’ascension sociale au sein de structures publiques (la police, la municipalité…) gangrénées par les réseaux mafieux – la mafia étant, bien sûr, une famille de substitution. Dans un cas comme dans l’autre, il devenait ainsi partie prenante du développement du grand New York moderne. Charyn, qui a si amoureusement dépeint ces gangsters tant dans ses romans noirs que dans des ouvrages de non fiction, a résolument choisi la façon dont sa propre identification à cette figure légendaire pouvait s’établir : c’est par la littérature qu’il est devenu un « écrivain-gangster », affirme-t-il souvent, un écrivain conscient du pouvoir illimité du langage et qui l’utilise dans toute sa puissance, sa cruauté potentielle28, un écrivain qui se doit « d’exister dans les marges de la culture, dans les marges de la loi, afin de la réinterpréter, de l’attaquer, afin de la prendre à bras le corps »29.
Dans la saga Sidel, Charyn, l’écrivain-gangster, développe ainsi à loisir sa prédilection pour l’écriture débridée d’un récit à la fois noir et familial. Au cœur du monde déstructuré qu’il déploie dans ses romans policiers tout aussi postmodernes que ses premiers romans, où flics et gangsters, qui font partie du même monde et partagent bien des codes, nourrissent le même chaos entropique, où le rappel à la loi reste vain et où la résolution de l’énigme n’apparaît même plus comme un but atteignable, les structures familiales abondent paradoxalement, liant entre eux les personnages entraînés dans le tourbillon infini des intrigues. Charyn, écrivain obsédé par la question de la famille, ne cesse de dessiner, de volume en volume, d’improbables constellations que, seule, la figure démiurgique d’Isaac Sidel embrasse du regard et tient dans son poing serré. Et, rayonnant au centre de ce système, se tient l’orphelin, éternelle victime, innocente et sacrifiée, le frère trahi.