Intimité et éthique du care dans Les Argonautes de Maggie Nelson

Résumés

Les Argonautes, récit paru en 2015 invite le lecteur à partager l’intimité de la famille de l’autrice, Maggie Nelson. Le récit suit la transformation des corps de l’autrice durant sa grossesse et de son compagnon, l’artiste Harry Dodge, durant sa transition. La famille passe d’un couple queer qui se marie en hâte au moment où le mariage homosexuel était en danger, à une famille ressemblant au modèle hétéronormatif avec une mère, un père et deux enfants. L’écriture de l’intime se fait écriture politique, dans un texte qui appelle aux droits de tous ainsi qu’à sortir de toute vision normative des relations humaines. Le récit lie l’intime et le politique, le récit de soi cédant le pas à l’autothéorie, à un collage de textes théoriques présentant le contexte intellectuel dans lequel l’autrice pense son intimité. Le mélange de l’intime, de la théorie et du politique permet en dernier lieu à l’autrice d’impliquer son lecteur dans une philosophie de la relation très proche de l’éthique du care.

The Argonauts, Maggie Nelson’s 2015 family narrative invites us to share the writer’s intimacy. The text follows the transformation of the writer’s body during her pregnancy and the transition of her partner, the artist Harry Dodge. Their family changes from a queer couple getting married in haste at a time when gay marriage was endangered to a family looking like a model of heteronormativity with a mother, a father, and two sons. Writing her intimacy becomes for the writer a political act as the text calls for everyone’s rights to be respected and refuses any type of normative vision of human relationships. The intimate and the political merge in this narrative of her life which turns into autotheory, a collage of theoretical texts showing us the intellectual context in which the writer reflects on her intimacy. Bringing together intimacy, theory and politics allows her, ultimately, to involve her reader in a philosophical experience which is very close to the ethics of care.

Plan

Texte

Introduction

Critique d’art, poète, essayiste, universitaire, Maggie Nelson s’est imposée depuis le début des années 2000 dans le paysage littéraire et critique nord-américain en utilisant différents canaux pour penser et promouvoir une pensée féministe construite autour de son histoire personnelle. L’autrice figure ainsi son expérience intime au cœur d’un projet qui mêle politique et littérature, faisant de son écriture le lieu d’une réflexion qui part de l’intime pour atteindre le collectif.

Les Argonautes, récit publié en 2015, revient sur la période de sa grossesse concomitante à la transition de son partenaire. L’intime est ici l’objet d’une réévaluation radicale du modèle familial hétéronormatif : le livre se présente comme une réflexion sur la manière dont la famille de l’autrice se met en place dans le contexte spécifique des États-Unis et de la Californie des années 2000. L’ouvrage s’ouvre en effet sur la rencontre de l’histoire intime et de la politique au moment où le référendum pour la ‘Proposition 8’ en 2008 cherchait à interdire le mariage homosexuel1, menant le couple à se marier à la hâte. La vie domestique et privée est ici le fondement d’une réflexion sur les rapports entre l’intime et le politique, tels qu’ils se mettent en place dans la construction d’une famille dont nous suivons l’évolution au fil de la lecture. Le lecteur suit la transformation d’un couple queer devenant une famille ressemblant au modèle hétéronormatif, avec une mère, un père, un fils d’une première union et un enfant né après le mariage du couple. L’intimité est au cœur du texte qui passe d’un récit de soi à une réflexion d’ordre politique et éthique sur le genre, le féminisme et le droit à la différence. Ce passage d’une narration à l’autre s’articule autour de différents types de texte : le récit se construit sur le collage d’anecdotes personnelles et de citations de textes théoriques provenant d’un large éventail de penseurs. L’hybridité du texte qui oscille entre théorie et récit de vie crée une expérience de lecture où la narration de la vie intime se transforme en une réflexion sur la dimension politique des choix de vie personnels. Le texte joue ainsi d’une indécision générique entre narration, philosophie et théorie critique ; une indécision qui est l’enjeu même du livre. Il s’agit en effet de refuser toute normativité, qu’elle soit liée au genre au sens de gender, ou au genre littéraire. Le livre est un cadre extrêmement fluide dans lequel se fondent plusieurs types d’écriture : le récit de vie, la lettre d’amour, et l’essai politique ou philosophique – autant de genres sur lesquels l’autrice construit une ode à la fluidité des normes littéraire et sociales.

Nelson décrit dans le texte son aversion pour ce qu’elle nomme la ‘mauvaise littérature’ qu’elle considère comme une littérature où le discours politique l’emporterait sur l’exploration des possibilités esthétiques qu’offre la littérature pour explorer la fluidité de l’expérience. Elle écrit ainsi :

Nous avons plaisanté avec légèreté, mais nous nous sommes tout de même laissé piéger dans un système binaire polarisé et inutile. C’est ce que nous détestons tous les deux dans la fiction, du moins dans la mauvaise fiction : elle se targue de fournir l’occasion de penser à des problèmes complexes, mais au fond elle a programmé les positions et présente un récit plein de faux choix, auxquels elle t’attache assez pour que tu ne voies plus autre chose, que tu ne puisses plus en sortir (1332).

Si cette affirmation semble reposer sur un système binaire qui opposerait bonne et mauvaise fiction et qui serait en cela à l’opposé de la fluidité des catégories que l’autrice érige en unique norme, elle permet cependant de problématiser la relation du texte à la fiction. Nelson s’oppose à la fiction qui pourrait courir le danger, dans le cas de ce qu’elle appelle la « mauvaise fiction », de fixer le discours dans un cadre rigide empêchant toute émancipation du sujet. L’ambition littéraire fondamentale de The Argonauts est de construire un discours ouvert, offrant les possibilités d’un récit fluide. C’est en cela que le texte qui est avant tout un essai s’ouvre aux potentialités fictionnelles du récit en faisant appel à certains codes fictionnels tels que celui de la romance notamment. Nelson est une essayiste, critique et poète qui pense le pouvoir de la littérature dans ce texte où l’intimité vécue permet de répondre aux enjeux politiques de son époque, tels que les dangers que la ‘Proposition 8’ fit courir aux couples homosexuels en Californie à la fin des années 2000.

Dans la lignée des travaux de Eve Kosofsky Sedgwick qu’elle cite à plusieurs reprises dans le texte mais aussi de la philosophie du care telle que la théorise Carol Gilligan, Nelson cherche à mettre en place un système intellectuel qui refuse toute binarité ; elle invite ses lecteurs à faire l’expérience de la complexité et à remplacer les oppositions binaires par une expérience de la relation à l’autre, de l’empathie et de la sollicitude, fondements d’un discours politique reposant sur la prise en compte des droits de chacun.e.

Construit comme un collage de citations, ce texte polyphonique cherche à transformer l’expérience intime en expérience universelle, mêlant la voix singulière du je narratif à un concert de voix multiples. L’expérience intime fonde en effet un discours littéraire très largement tourné vers le politique et la présentation d’une politique de l’inclusion. En dernier lieu, le projet littéraire de Nelson doit être considéré comme une mise en pratique de l’éthique du care et de la philosophie de la sollicitude.

1. Les Argonautes : de l’expérience intime à l’expérience universelle

1.1. Le corps en mouvement

The Argonauts suit l’évolution de deux corps féminins en mouvement : celui de Harry Dodge durant sa transition de genre et celui de Maggie Nelson durant sa grossesse précédant la naissance de leur fils Iggy. Les deux vivent un changement physique alors que le corps de la mère de Harry Dodge glisse vers la mort. L’expérience intime repose ainsi sur des corps en mouvement – corps en transition, corps en gestation, corps mourant dans une écriture qui opère sur le mode du flux constant, qui cherche à épouser les mouvements fluides de ces corps. Maggie Nelson explique ainsi : « quelque chose à propos de l’identité était brûlant et flexible dans notre famille » (2173), indiquant l’importance qu’elle accorde à la notion d’identité flexible.

Récit de la vie de l’autrice à la première personne, le texte fait écho aux récits de Kathy Acker dans les années 1980 ou Chris Kraus vingt ans plus tard dont les œuvres sortent des cadres génériques et installent la contestation des normes de genre et des codes sociaux au cœur du projet littéraire. Si Nelson ne peut être considérée comme autrice d’autofiction à l’instar de Acker ou Kraus elle se situe tout de même dans une trajectoire littéraire similaire qui fait de l’intimité de l’autrice et notamment du refus de la norme, le cœur d’un projet d’écriture féministe qui tend parfois chez Nelson à la prose poétique. Au-delà des liens que l’on pourrait établir entre l’écriture de l’intime chez Nelson et l’histoire du roman féminin épistolaire notamment ou, plus près d’elle, les autobiographies de Gertrude Stein, la filiation avec Acker et Kraus montre l’importance d’une écriture intime fondée sur une mise à nu présentée comme totale, loin de toute notion de pudeur ou de honte. En 1997, le roman de Chris Kraus désormais devenu culte I Love Dick, se présente comme une plongée dans l’intimité brute de l’autrice, laissant le lecteur dans l’incertitude quant à la spontanéité ou à la facticité du récit, mais instaurant quoi qu’il en soit un rapport d’intense intimité avec le lecteur amené à connaître tous les méandres du moi de l’autrice. L’ouvrage de Kraus qui a été lu comme un manifeste féministe et qui invitait ses lecteurs à partager une intimité présentée comme totale, a ouvert la voie à la mise en récit de l’intimité telle que nous la lisons dans The Argonauts. Nelson y explore en effet les questions de genre et d’identité tout en s’inscrivant dans un moment de la littérature américaine contemporaine qui, après Acker et Kraus, investit les possibilités du récit de soi en ébranlant les catégories génériques de l’écriture tout autant que les concepts de honte ou d’obscénité.

Rendre compte de son intimité propre de manière absolument directe et radicalement impudique est pour l’autrice une manière de mettre en avant la différence entre les corps, quels que soit leur genre. Elle écrit ainsi :

Alors que mon corps fabriquait le corps masculin, je sentais la différence entre corps masculin et féminin s’estomper toujours davantage. Je fabriquais un corps différent, mais un corps de fille aurait aussi été un corps différent. La principale différence était que le corps que je fabriquais finirait par glisser hors du mien et deviendrait un corps autonome. Intimité radicale, différence radicale (1424).

L’adjectif « radical » est important dans la définition de la relation à l’autre que théorise Maggie Nelson dans le récit : il est question de revenir à la racine de l’intimité et du rapport à l’autre autant qu’à celle de l’individualité.

Le texte va au-delà de l’intimité de sa narratrice en nous laissant entendre la voix de Harry de sorte que le lecteur est parfois le témoin d’un dialogue entre l’autrice et son compagnon. En nous invitant dans ces différents moments de domesticité, le texte met également en place un rapport extrêmement fort avec son lecteur. L’expérience de lecture est fondée sur le partage de la vie privée d’un couple mais aussi le partage des références théoriques avec lesquelles l’autrice pense son intimité.

1.2. Le corps textuel

Maggie Nelson construit The Argonauts autour de fragments épars, où la voix de l’autrice s’entremêle à celle des membres de son entourage, ou d’extraits d’autres textes, de sorte que la voix auctoriale devient une parmi d’autres. Le dialogisme du texte illustre son propos fondé sur l’idée d’une communauté de pensée. Le texte célèbre toute une tradition littéraire et philosophique avec laquelle il tisse des voix différentes mais toutes intimes, que l’autrice nomme ses « bonnes sorcières » (95) ou, en citant le poète Dana Ward, ses « mères aux genres multiples de mon cœur » (95). On voit dans ces deux expressions l’importance donnée à la sororité et au savoir féminin : il est question de définir des filiations choisies (les « mères de mon cœur ») et une communauté partageant un même savoir refusé par la société (« sorcières »). Ces références présentées sous le sceau d’une relation familiale à travers ces mères de tous genres montrent l’importance pour l’autrice de penser la famille essentiellement selon ses choix personnels, suggérant que les relations ne sauraient être définies ni par la biologie ni par des cadres préétablis politiquement ou socialement. Il faut à ce titre noter que ces ‘mères’ sont des femmes autant que des hommes, des figures nourricières dont le genre importe peu à partir du moment où elles représentent une même communauté de pensée. Les noms des « bonnes sorcières » figurent dans la marge du texte, constituant presque une sorte de bouclier protégeant le récit. Ces références tracent une généalogie de la pensée féministe et queer, ancrée autant dans la poésie (notamment Anne Carson, Fanny Howe, Audre Lorde, Eileen Myles et Dana Ward) que dans la philosophie et la théorie critique (notamment Roland Barthes, Judith Butler, Michel Foucault, Eve Kosofsky Sedgwick et Monique Wittig).

Les liens entre intimité et politique se jouent au cœur même de l’écriture, où le texte crée une intimité entre l’expérience de l’autrice et ses ‘mères’ littéraires, mais aussi entre l’autrice et ses lecteurs. Il faut cependant ajouter que l’expérience de l’intimité est aussi imposée à son entourage, le texte rappelant à différents moments la difficulté à faire accepter au mari de l’autrice ce choix de la mise à nu et de la présentation de l’intimité du couple.

Nelson explique son intérêt pour le fragment et ce qu’elle appelle la philosophie aphoristique, parce qu’il lui permet de produire un discours intime et théorique qui se présente non pas de manière pleine et entière mais qui se lit et se pense au contraire par à-coups et de manière parcellaire5. Ce collage de très nombreuses citations soulève la question de l’autorité littéraire. En effet, l’autrice semble suggérer que sa voix narrative n’est qu’une voix parmi d’autres dans un texte choral qui se tisse autour de différents fils littéraires et philosophiques. Il en résulte que la singularité du texte ne dépend pas de la présentation de l’expérience intime de l’autrice mais bien au contraire de sa mise en contexte dans une matrice de textes déjà publiés et donc publics. Mais les textes publics sont découpés en fragments choisis pour leur capacité à éclairer l’intimité de l’autrice, de sorte que ces voix publiques deviennent en réalité des voix qui éclairent l’intimité du texte. La plongée au-dedans de la vie personnelle de l’autrice se fait ainsi en parallèle d’une sortie au-dehors de l’intime, dans la vie intellectuelle publique qui parcourt le texte.

Le texte littéraire appartient ainsi à une généalogie qu’il participe à définir. Cette écriture fragmentaire fait bien sûr référence à une tradition littéraire du fragment, de Wittgenstein à Barthes, deux références centrales dans le texte. Le texte est notamment un hommage à Barthes dans son exploration de l’écriture comme collage et fait écho à la manière dont il explicitait son choix d’écriture dans l’ouverture de ses Fragments d’un discours amoureux :

Pour composer ce sujet amoureux, on a ‘monté’ des morceaux d'origine diverse. Il y a ce qui vient d'une lecture régulière, celle du Werther de Gœthe. Il y a ce qui vient de lectures insistantes (le Banquet de Platon, le Zen, la psychanalyse, certains Mystiques, Nietzsche, les lieder allemands). Il y a ce qui vient de lectures occasionnelles. Il y a ce qui vient de conversations d'amis. Il y a enfin ce qui vient de ma propre vie (12).

Les Argonautes se lit comme les fragments d’un discours amoureux à l’aune des interrogations de l’Amérique des années 2000 concernant la législation sur la famille. L’autrice y évoque son intimité avec Harry Dodge en écho à des fragments de textes sur l’amour, le genre et la sociabilité. Barthes lui offre un cadre textuel ouvert et fragmenté pour penser la sortie hors des cadres normatifs sociaux.

1.3. De l’intime à l’universel

Maggie Nelson inscrit son projet littéraire dans la lignée d’un retour au personnel en art qui se veut proprement politique. Le récit de soi doit être considéré comme un choix esthétique mais également politique, dans la lignée de l’écriture féminine à la première personne qui cherche à donner voix au sujet féminin entendu ici chez Nelson comme tout sujet ouvert au refus des normes. Son texte hérite très largement de l’impératif d’Hélène Cixous concernant l’écriture féminine :

Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire, – de son propre mouvement (102).

Les Argonautes semble répondre à Cixous dans ce texte qui est une mise au monde de soi, pour l’autrice, en tant que femme écrivaine prenant possession d’elle-même et de son corps. Nelson suit en cela les pas de Chris Kraus qui a cherché à théoriser dès la fin des années 1990 la force politique de la confession féminine :

Je pense que l’intimité est à l’art contemporain produit par des femmes ce que l’obscénité était à l’art et à la littérature produits par des hommes dans les années 1960. Le souhait d’utiliser sa vie comme matière première est encore très dérangeant, et d’autant plus si l’on regarde sa propre expérience de loin. On ne voit pas d’objection à la confession féminine pourvu qu’elle se fasse dans un texte fondé sur la repentance thérapeutique. Mais regarder les choses froidement, pousser son expérience hors de son cerveau et la mettre sur la table est encore perçu comme trop agressif. [...] Pourquoi ne pas universaliser le personnel ? (VG, 636). 

L’interrogation de Kraus fait écho aux revendications des féministes blanches américaines de la deuxième vague féministe des années 1970 qui appelaient à considérer le personnel comme profondément politique7 en problématisant cette question en termes artistiques. Kraus cherche à éloigner la création artistique de l’impersonnel qui a longtemps été la modalité dominante de l’art contemporain et appelle à un retour presque « agressif » au personnel. Nelson fait sienne cette demande et ce faisant ouvre la revendication féministe essentiellement blanche et de classe moyenne des années 1970 aux populations marginalisées telles que la population trans.

Ce retour au personnel permet une ambition universelle. Christine Savinel a montré comment la voix moderniste de Gertrude Stein interroge le récit de soi, l’autobiographie, au prisme de l’universel. Elle écrit qu’avec Stein la forme autobiographique « devient un genre universel, ouvert à une parole commune. Et Stein se donne les moyens formels d’exprimer une telle parole. Elle déploie toute une grammaire du neutre à l’intérieur de l’écriture autobiographique » (29). La lecture de Kraus, ou de The Argonautes à l’aune de The Autobiography of Alice B. Toklas et de Everybody’s Autobiography, montre comment le personnel peut chercher à se rendre impersonnel. Stein, que Nelson cite (19-20), constitue ainsi une autre « mère » (95) littéraire et une référence à l’histoire de l’écriture de soi par des autrices américaines cherchant à explorer les modalités formelles permettant de réunir le personnel et l’impersonnel.

Kraus appelle à s’opposer à la tradition moderniste d’un art impersonnel et appelle de ses vœux une littérature fondée sur l’expérience intime. L’intime, cependant, ne vaut que par sa capacité à devenir universel afin de servir le projet politique de faire entendre la voix des femmes, notamment dans le monde de l’art et de la littérature. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la mise à nu de l’intimité chez Maggie Nelson : le récit de soi est ici beaucoup moins un récit du moi qu’un récit qui met en scène le moi intime dans le cadre d’un projet politique précis. Faire entendre l’expérience intime, amener le lecteur à comprendre la réalité de cette expérience, vise à amener les lecteurs à penser les relations en termes d’empathie. Par ce dévoilement, la narratrice cherche à créer un lien de proximité et d’empathie de sorte que l’histoire de la famille en devenir présentée au long du récit devienne notre histoire, non pas un exemple parmi d’autres en faveur des droits LGBTQ+ mais bien notre histoire également, un document qui appelle au respect du droit de tou.te.s. Le texte se termine sur la notion d’« attention à l’autre » (229), montrant ainsi l’évolution d’un texte qui passe de l’expérience de l’intimité à l’expérience de la bienveillance et de la sollicitude face à l’autre.

2. L’expérience intime comme principe politique

2.1. La performance de l’intimité

Le récit se fonde sur la confiance entre les personnages (la confiance qu’Harry accorde à Maggie de dévoiler son intimité) mais aussi entre l’autrice et ses lecteurs. Le récit se présente comme une chronique sans aucun artifice, offrant un sentiment d’immédiateté mais il faut cependant noter que le récit de vie est très construit ce qui appelle bien sûr à la vigilance du lecteur. Il est question en effet pour Maggie Nelson non pas de fictionnaliser la réalité mais de la transcrire en la « dramatisant » (100), c’est-à-dire en lui apportant une dimension littéraire, d’utiliser l’écriture de l’intimité comme point d’entrée dans une réflexion sur le rapport à l’autre, dans toute son universalité. Elle affirme ainsi :

Bien sûr, il existe des gens qui performent l’intimité de façon frauduleuse, narcissique, dangereuse ou inquiétante, mais ce n’était pas le genre de performance que je visais, ni le genre que je vise aujourd’hui. Je vise une écriture qui dramatise les façons dont nous sommes pour un autre ou grâce à un autre, et pas seulement dans certaines circonstances, mais dès le début et pour toujours (99-1008).

Le lecteur est invité à faire l’expérience d’une relation de générosité et de bienveillance à l’égard de l’autre. Cette affirmation met en avant l’idée d’un texte fluide et non-statique, qui doit être pensé en tant que performance instaurant une relation d’intimité entre l’autrice et ses lecteurs. Le texte fait appel à la confiance du lecteur ; celle-ci s’instaure dans la mise à nu de la voix narrative. Elle cite le texte d’Adam Phillips et Barbara Taylor sur la gentillesse :

Un soi sans attachements compatissants relève de la fiction ou de la démence. [Pourtant,] la dépendance est méprisée, même dans les relations intimes, comme si elle était incompatible avec l’autonomie, alors qu’elle est la seule chose qui la rend possible (1649).

Le texte cherche à fonder une relation sur la confiance et l’attachement, fondée sur la mise à nu du moi. Nelson envisage en effet son texte comme un don : « Ça m’intéresse d’offrir mon expérience et d’aller au bout de ma façon de penser spécifique, peu importe ce qu’elles valent » (15810).

La fluidité des corps en mouvement dans le récit fonctionne comme une métaphore de la fluidité des relations réunissant les personnages de ce récit de vie. En effet, la narratrice met en avant l’importance de penser les relations non pas en termes politiques, c’est-à-dire impersonnels, mais au contraire, elle appelle à penser les relations selon les spécificités propres à chaque relation. Le texte invite à voir la différence entre la réalité des liens qui unissent le couple et son officialisation politique et sociale dans le mariage. L’autrice joue avec la convention narrative de la scène de mariage, cherchant à montrer au lecteur le romantisme suranné et dénué d’intimité du mariage. Nelson parodie Jane Eyre, héroïne féminine en résistance au patriarcat11, en suggérant que le mariage d’amour que recherchait cette héroïne romantique ne doit plus dépendre de l’institution mais seulement reposer sur la réalité des sentiments unissant le couple. Elle écrit ainsi :

Lecteur, nous nous sommes mariés là, avec l’aide de la révérende Lorelei Starbuck. La révérende Starbuck nous a proposé de nous aider à choisir nos vœux avec elle d’abord ; nous avons dit que ça nous était égal. Elle a insisté. Nous les avons pris standards, mais purgés de pronoms. La cérémonie a été précipitée, mais en récitant nos vœux nous nous sommes effondrés. Nous avons braillé, hébétés par notre chance, puis nous avons accepté avec reconnaissance deux sucettes en forme de cœur dans un emballage à l’effigie de LA CHAPPELLE HOLLYWOOD, nous avons couru pour récupérer le petit bonhomme à la garderie avant la fermeture, et nous sommes rentrés à la maison pour manger du pudding au chocolat tous ensemble dans des sacs de couchage sur la galerie, à regarder notre montagne (4312).

Le récit se situe en opposition au mariage comme codification sociale des relations intimes et y oppose une cérémonie qui met en avant l’artifice du mariage et de la comédie de mœurs en jouant avec et en renversant les codes de la comédie de mœurs du roman victorien. Il semble dans un premier temps se jouer de ces conventions avant de revenir au sentimentalisme (« mais en récitant nos vœux nous nous sommes effondrés ») puis de le rejeter pour finalement se terminer sur l’émerveillement face au paysage, sorte de conclusion affective à cette narration qui semble osciller entre sentimentalisme et quotidien ainsi qu’entre fiction et réalité.

2.2. Le neutre

Cet ouvrage fondé sur l’exposition semble-t-il spontanée et impudique de l’intimité de l’autrice est en réalité beaucoup plus intéressé par le neutre que par la mise en avant de l’expérience subjective. Nelson emprunte le concept à Barthes et le définit ainsi :

A l’époque, c’était important pour moi de me sentir audacieuse, de l’être. De me sentir légère, prompte, vive, amphibie, agile, apte. Je ne connaissais pas alors le livre de Barthes Le Neutre, mais si je l’avais lu, ç’aurait été mon hymne personnel : le Neutre est ce qui, confronté au dogmatisme, à la pression menaçante de tous côtés, offre des réponses inédites : ce qui fuit, s’échappe, pare, refuse ou renverse les termes, bat en retraite ou tourne le dos (18013).

L’autrice met en avant le besoin de trouver une langue qui soit à même de traduire les nombreux contours d’une vie émotionnelle fluctuante. Le flux de la conscience de l’écriture de Virginia Woolf est ici transformé en flux des émotions. Elle explique l’importance de repenser le vocabulaire et la manière même d’exprimer des émotions profondément politiques :

En discutant, nous avons utilisé des expressions comme non-violence, assimilation, menace à la survie, préserver une radicalité. Mais en y repensant aujourd’hui, tout ce que j’entends, c’est le bruit de fond de notre tentative d’expliquer à l’autre quelque chose, de se l’expliquer aussi à nous-mêmes – quelque chose de notre expérience de vie sur cette planète écaillée, menacée. Comme c’est si souvent le cas, l’intensité de notre besoin d’être compris a déformé nos positions, nous a fait reculer plus encore dans nos cages (13414).

L’image d’un couple séparé par une langue déficiente témoigne de l’importance pour Nelson de s’attarder sur les mots et sur la construction littéraire du discours intime et politique, afin de tâcher de pallier le plus possible à la difficulté qu’il y a à dire les liens qui unissent le couple. Le texte met en question le langage même de la politique et y substitue un bruit de fond d’où ressort essentiellement la difficulté à entrer en communication pleine et entière avec l’être aimé. Le discours politique de Maggie Nelson ne s’énonce pas en affirmations définitives, il repose au contraire sur une célébration de l’irrésolution, sur une politique du neutre qu’elle emprunte à Barthes. Barthes ouvre sa conférence sur le neutre en ces termes :

Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. Car je ne définis pas un mot ; je nomme une chose : je rassemble sous un nom, qui est ici le Neutre. Le paradigme, c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens (31).

2.3. Le queer ou l’ouverture à l’irrésolution

Le discours politique de Nelson se fonde sur le refus des oppositions binaires auxquelles elle oppose le neutre en cherchant à installer le choix, tout autant que la fluidité des choix au cœur de l’expérience humaine. En se référant à Barthes, elle instaure un discours politique qui n’est pas celui auquel le lecteur pourrait s’attendre a priori : tout en manifestant en faveur du droit de populations en particulier (le sujet queer, le sujet trans), son texte est une célébration du droit à l’indéfinition contre la normativité. Elle rejoint en cela Eve Sedgwick qui définit le terme queer en ces termes :

La matrice ouverte à des possibilité, les écarts, les imbrications, les dissonances, les résonances, les défaillances ou les excès de sens quand les éléments constitutifs du genre et de la sexualité de quelqu’un ne sont pas contraints (ou ne peuvent l’être) à des significations monolithiques (11515).

Ainsi le terme queer dépasse la simple catégorie de genre pour signifier un état d’esprit, un refus des contraintes et des normes. Le terme tel que le définit Kosofsky Sedgwick et Nelson avec elle, illustre l’ensemble de l’ouvrage qui part d’une situation personnelle et intime (la question du genre de l’individu), pour proposer un discours politique qui ne s’énonce pas en affirmations définitives, mais qui repose au contraire sur une célébration de l’irrésolution. Elle nous fait entendre la voix de Harry Dodge et analyse son propos à l’aune de la notion d’irrésolution :

Je suis pas en chemin vers quoi que ce soit, répond parfois Harry aux curieux. Comment expliquer, dans une culture désespérément vouée à la résolution, que parfois l’énigme reste en suspens ? Je ne veux pas du genre féminin qui m’a été assigné à la naissance. Pas plus que je ne veux du genre masculin que la médecine transsexuelle me promet et que l’État finira par m’accorder si je me comporte comme il faut. Je n’en ai rien à faire de tout ça. Comment expliquer que pour certains, ou pour certains à certains moments, l’irrésolution est acceptable – désirable, même (par exemple, pour les « hackers du genre ») –, alors que pour d’autres, ou pour d’autres à certains moments, ça demeure une source de conflit ou de peine ? (88)

L’intimité de la transition sexuelle de Harry permet de construire un discours fondé sur la nécessaire attention à l’expérience personnelle et sur ses évolutions (« pour certains, ou pour certains à certains moments » 88). Replacer une réflexion sur les droits fondamentaux au cœur de l’intime lui permet de mettre en avant l’irrésolution qui fonde l’expérience intime et ainsi d’appeler à une politique d’ouverture, qui laisse la place aux évolutions de chacun et chacune. Le texte prend la forme non pas d’un manifeste spécifiquement en faveur du droits LGBTQ+ ou du mariage homosexuel, mais bien plutôt d’un texte ouvert, en faveur de l’intimité, de relations fluides et mouvantes, qui ne peuvent s’entendre que dans l’accueil. L’intime devient donc un sujet proprement politique pour Maggie Nelson, la cause la plus essentielle à défendre est la relation à l’autre, au-delà des codes et des conventions. C’est ainsi qu’elle explique que sa grossesse lui confirme sa conviction de la nécessité de laisser chacun.e choisir les conditions de sa vie : « Jamais de ma vie je ne me suis sentie plus pro-choix que pendant ma grossesse » (15216).

Elle explique ainsi : « La prétention de tout ça. D’un côté, le besoin aristotélicien, presque évolutionniste, de tout placer dans des catégories – prédateur, déclin, comestible –, et de l’autre, le besoin de rendre hommage au transitif, à la fuite, au grand bordel dans lequel on vit concrètement » (8817). Le récit laisse entendre « le grand bordel dans lequel on vit concrètement » et instaure ainsi un discours politique d’ouverture et de compréhension de toute situation ou toute configuration de vie. L'intime rencontre le politique dans la conviction que l’expérience humaine ne peut être circonscrite, qu’elle repose sur le mouvement et le flux qui transforment nos vies de manière continue. Le texte théorique articule une éthique du transitoire et de l’éphémère dans une écriture elle aussi transitoire, qui évolue d’une réflexion, à une citation, à une rêverie poétique.

Dans ses cours sur le neutre, Barthes consacre un chapitre à la notion de bienveillance comme condition éthique du neutre en suggérant que le neutre appelle l’acceptation et l’ouverture, une relation de sollicitude et d’empathie que Nelson fait sienne dans un texte qui semble très largement hériter, après Barthes, des travaux sur le care de Carol Gilligan.

3. L’éthique du care ou la littérature entre intime et politique

3.1. Sollicitude et politique

Maggie Nelson croise l’intime et le politique dans un texte qui se lit comme autant de réécritures et de considérations nouvelles de ce qu’est la famille, une entité intime et pourtant politique qui n’a d’existence solide, selon Nelson, qu’en termes de sollicitude. L’ouvrage promeut en effet, au-delà d’une éthique féministe et transsexuelle, une éthique du vivre ensemble et de la sollicitude ou du care telle qu’elle est définie par Carol Gilligan ou Sandra Laugier en France.

Gilligan introduit l’éthique du care durant les années 1980 dans ses travaux de psychologie où elle s’intéresse à la voix différente des femmes, notamment dans le premier de ses ouvrages qui eut un grand retentissement, Une Voix différente : la morale a-t-elle un sexe ? initialement paru en 1982 et traduit en français en 1986. En partant de l’expérience des femmes, Gilligan met en avant une éthique de l’attention à l’autre et de la sollicitude et, si elle ne figure pas au nombre des « mères » (95) intellectuelles de Maggie Nelson, elle semble pourtant au cœur du projet politique de l’ouvrage. Gilligan explique :

Une éthique féministe du care est une voix différente parce que c’est une voix qui ne véhicule pas les normes et les valeurs du patriarcat ; c’est une voix qui n’est pas gouvernée par la dichotomie et la hiérarchie du genre, mais qui articule les normes et les valeurs démocratiques (l’importance du fait que tous aient une voix, soient aux prises avec des conflits dans la relation) (Laugier, 22).

3.1. Corps et politique

Toute l’entreprise littéraire de Maggie Nelson semble être de donner à entendre des voix singulières, à sortir des dichotomies de genre et à utiliser l’expérience intime pour proposer un discours féministe et démocratique d’attention aux autres. Nelson repense l’idée chère aux féministes américaines des années 1970 selon laquelle le personnel est politique mais situe le politique au niveau de l’expérience concrète et physique des corps.

Elle explique les liens entre son texte et l’ouvrage de Paul B. Preciado Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique (2008) qui s’ouvrait sur ces mots : « Ce livre n’est pas une autofiction. Il s’agit d’un protocole d’intoxication volontaire à base de testostérone synthétique » (11). Comme Preciado qui met en récit sa transition et en propose une lecture politique, Nelson écrit au plus près de l’expérience physique dans un but politique. Preciado définit son texte comme un « essai corporel » (11) appartenant à un genre qu’il nomme l’« autothéorie » (11). Maggie Nelson revendique le terme dans un entretien avec Micah McCrary où elle revient sur la similitude de ces deux entreprises littéraires qui cherchent à partager le récit d’une intimité dans un cadre théorique et politique. Cette intimité est celle des corps dont le récit retrace l’histoire et ce sont précisément les modifications du corps qui ont une portée politique. Preciado écrit : « Ton corps, le corps de la multitude, et les trames “pharmacopornographiques” qui les constituent sont des laboratoires politiques, en même temps effets des processus de sujétion et de contrôle et espaces possibles d’agencements critiques et de résistance à la normalisation » (299). Le discours politique est chez Preciado autant que chez Nelson un discours profondément ancré dans l’expérience vécue et concrète des corps : la théorie ne peut être qu’autothéorie, fondée sur un retour sur soi et l’expérience vécue. Cette phénoménologie des corps qui est chez ces deux autrices la voie d’entrée dans une réflexion politique est proche des travaux de Kosofsky Sedgwick fondés sur une attention aux phénomènes, aux affects et à la réalité physique de l’intime, notamment tels qu’elle les pense dans Touching Feeling.

Il faut cependant également replacer Les Argonautes dans le contexte de la philosophie américaine et de l’influence de penseurs tels que Stanley Cavell ou Carol Gilligan. Si Gilligan pense l’attention à l’autre dans le champ de la psychologie, Cavell avant elle place cette question dans la thématique de philosophie de l’ordinaire. Il explique ainsi les liens entre philosophie et autobiographie d’une manière qui évoque l’écriture de Nelson où l’autobiographie et le récit de soi sont mis en scène philosophiquement : « Il y a une relation interne entre philosophie et autobiographie […] chacune est une dimension de l’autre » (2003, 13).

Inviter le lecteur à partager son intimité est un geste littéraire autant qu’éthique fondé sur ce que Sandra Laugier appelle « le grain de la morale quotidienne », fondement de l’éthique du care. Laugier écrit ainsi :

La notion de care, recouvrant à la fois des activités très pratiques et des sentiments ou une sensibilité, une attention soutenue à l’égard d’autrui et un sens des responsabilités, rompt avec une conception de la justice qui exclurait la texture affective de nos engagements les plus concrets, ce qui fait le grain de la morale quotidienne (22).

3.2. Repenser les liens de parenté

C’est en effet dans la relation avec le lecteur que le texte devient réellement effectif, dans la relation qu’il permet entre la voix intime de l’autrice et une autre intimité, celle des lecteurs, et c’est dans cet espace de rencontre que se pratique cette philosophie de l’attention à l’autre.

Maggie Nelson fait du récit de soi un genre littéraire qui n’est pas fondé sur la voix unique du sujet écrivant mais bien au contraire sur le dialogisme. Le texte n’est donc pas le lieu d’une exploration des affects du sujet mais au contraire celui d’une communauté de sujets dont les sentiments s’entremêlent et se déclinent tout au long de l’ouvrage. Nelson cite William James et sa réflexion sur la fluidité des sentiments et des affects : « Nous devrions dire une impression de et, une impression de si, une impression de mais, une impression de par, aussi volontiers que nous disons une impression de bleu ou une impression de froid » (9018). Les sentiments sont ici définis en ce qu’ils relient les individus entre eux, figurant sous l’angle de la conjonction, illustration linguistique de ce que fait le texte en assemblant des notations éparses d’expériences affectives et intellectuelles. L’affect est donc soumis à la conjonction d’états et d’expériences différentes, un peu à l’image de ce texte polyphonique.

Nelson milite pour une poétique de l’affect, de la relation à l’autre, comme le suggère la citation de Phillips et Taylor sur la nécessité des attaches du soi à l’autre, aux autres. L’intimité repose sur la confiance en soi tout autant que sur la confiance en l’autre : l’autre en tant que compagnon, enfant, parent, ou, de manière ultime, lecteur. Il s’agit en effet d’inviter le lecteur à lire l’expérience vécue d’une relation à l’autre fondée sur la confiance et ce faisant d’essayer d’en instituer une avec le lecteur.

Le texte interroge la question des modèles familiaux et l’autrice souligne le fait que sa famille passe au fil des pages d’une famille queer à une famille ressemblant au modèle hétérosexuel. En s’arrêtant sur la question de savoir si le modèle choisi pour sa famille est une manière de rentrer dans un cadre social traditionnel, elle répond en mettant au cœur de ses réflexions la question de l’affect et de l’amour unissant son couple, quel que soit le modèle qu’une photo de sa famille pourrait évoquer. Cette mise en perspective des modèles et des conceptions de la famille est délaissée au profit de la notion centrale dans le récit de « kinship » (27, 38, 99, 127, 232), qui se rapport à l’idée de filiation autant qu’à celle d’affinité. Elle est proche en cela de Gayle Rubin qui explique : « Pour un anthropologue un système de parenté n’est pas une série de parents biologiques. C’est un système de catégories et de statuts qui contredisent souvent les relations génétiques réelles » (24). Le terme anglais kinship est peut-être le plus approprié pour décrire le projet de Nelson qui s’éloigne de l’idée de parenté pour mettre en avant la multiplicité des relations autour desquelles se construit le sujet et sa famille, parfois au-delà des liens ancestraux. Nelson entend par ce terme non pas une notion de filiation mais bien une communauté de sentiments fondée sur l’amour ainsi que le sentiment de sollicitude. Son ouvrage fait en cela écho à la manière dont Judith Butler définit la notion de kinship à travers la figure d’Antigone dans Antigone : la parenté entre vie et mort où elle appelle à suivre la figure d’Antigone pour repenser les liens de parenté non pas par rapport à la loi mais par rapport aux sentiments. Nelson réfute la définition légale de la ‘famille’ qui enferme les liens dans des cadres normés – elle explique la nécessité pour son couple de se marier alors que le mariage homosexuel était mis en danger par la ‘Proposition 8’ comme la nécessité de pouvoir vivre librement et non comme la recherche d’un quelconque cadre.

Le récit porte une attention toute particulière à un troisième corps féminin en mouvement, celui de la mère de Harry Dodge qui évolue vers sa mort à la fin du texte. L’autrice établit des parallèles entre le changement du corps féminin en transition, au moment de la maternité et au moment de la mort, afin d’établir une proximité entre des états différents mais qui ont tous comme point commun de relier l’expérience intime, corporelle, et sa lecture politique. Or Maggie Nelson suggère l’importance qui doit être dévolue à l’aide, à l’entraide, à la sollicitude entre ces corps, suggérant que ce qui fait société est le sentiment du devoir, de l’amitié, de l’amour entre les corps et les êtres. Elle cherche à installer un rapport d’empathie avec ses lecteurs proche de la notion de « lecture réparatrice » développée par Eve Kosofsky Sedgwick (2003 : 123-151) appelant à une relation d’immédiateté et de confiance vis-à-vis du texte. Mais Maggie Nelson représente aussi, en fiction, le mouvement de la philosophie du care. La sollicitude est la pierre angulaire de ce texte qui présente le plaisir que celle-ci peut procurer : « Le plaisir de maintenir. Le plaisir de l’insistance, de la persistance. Le plaisir de l’obligation, le plaisir de la dépendance. Les plaisirs de la dévotion ordinaire » (18119). Maggie Nelson expérimente avec le texte littéraire pour toucher au plus près d’une philosophie qui ne fait pas partie du paysage intellectuel brossé par l’ouvrage, mais elle en illustre cependant les principes essentiels. Carol Gilligan appelait en 1982 à ce que l’on entende une Voix différente (2019), ce que fait Maggie Nelson dans une célébration de l’éthique du care comme éthique de la résilience mais aussi de la résistance à toute normalisation et institutionnalisation de l’intime.

Mais il faut souligner que Maggie Nelson met tout autant en avant le souhait d’appartenir à une tradition que son ambition de trouver une voix singulière. Elle cite Gilles Deleuze et Claire Parnet : « Être traître à son propre règne, être traître à son propre sexe, à sa classe, à sa majorité – quelle autre raison d’écrire ? Et être traître à l’écriture » (15820). La citation lui permet de mettre en avant son besoin de sortir des cadres prédéfinis. Trahir comme principe fondateur de l’écriture suggère un appel à toujours mettre en danger l’existant pour renouveler, chercher de nouvelles modalités de vie et d’écriture. Cette citation fait écho au fil rouge de la citation de Barthes qui sous-tend The Argonauts. Si l’Argo est un bateau reconstruit sans cesse, la famille aussi est toujours repensée et remodelée : les argonautes sont les membres de cette famille recomposée, repensée selon des normes qu’elle seule s’assigne, selon une unique modalité, celle de l’affect et de la sollicitude. Il en est de même du texte littéraire, construit d’éléments mouvants qui changent constamment afin de se maintenir à flot.

La politisation de l’intime chez Maggie Nelson est essentiellement un appel à la responsabilité individuelle, ce qu’elle définit comme un projet littéraire autant que politique. Le récit constitue en cela un document philosophique écrit à partir de son expérience intime et portant sur la communauté dans une Amérique contemporaine qui, comme l’a montré la ‘Proposition 8’ autour de laquelle s’est construite l’histoire de Maggie Nelson et Harry Dodge, est en prise au conflit opposant repli et ouverture à l’autre.

Conclusion

Lauren Berlant démontre qu’une pensée de l’intimité de nos jours nécessite une réévaluation de notre sociabilité. Elle écrit en effet : « Repenser l’intimité, c’est réévaluer la manière dont nous avons vécu, celle dont nous vivons et celle selon laquelle nous pourrions imaginer nos vies pour qu’elles aient plus de sens que celles que de nombreux d’entre nous menons » (28621 ). Les Argonautes constitue une invitation à une telle réévaluation : le récit met en scène la vie passée et présente de l’autrice tout en proposant une ouverture sur ce que pourrait être la société contemporaine, en la réorientant autour des notions d’empathie et de sollicitude. L’autrice insiste sur le fait que le langage ordinaire sur lequel repose l’intimité avec son compagnon ne doit pas être utilisé passivement mais toujours repensé, renégocié, afin que les mots scellant la vie intime restent toujours signifiants. Elle écrit ainsi :

Un jour ou deux après ma déclaration d’amour, transie tant j’étais vulnérable, je t’ai envoyé le passage de Roland Barthes par Roland Barthes où il compare celui qui prononce la formule “je t’aime” à “l’Argonaute renouvelant son vaisseau pendant son voyage sans en changer le nom”. Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles” (1222).

L’autrice nous montre que le langage que nous partageons doit être toujours redéfini pour repenser nos relations. Ce texte ultra contemporain s’inscrit dans la tradition d’Emerson qui inaugura la philosophie américaine en appelant à considérer la difficulté d’entrer en contact avec l’autre : « Pour moi, cette évanescence et ce caractère insaisissable de tous les objets, qui les laisse glisser entre nos doigts au moment où nous les agrippons le plus durement, est la partie la plus ignoble de notre condition. […] Nos rapports mutuels sont obliques et aléatoires » (1993 : 9523). Nelson semble faire retour sur cette idée en répondant que cette condition « ignoble » doit appeler à un renouvellement de la langue de l’intimité afin qu’elle puisse nous devenir, et rester, commune. The Argonauts transforme l’intime en politique et ce faisant pratique une éthique du care qui nous engage tous et toutes.

Le récit de vie prend ainsi une visée sociopolitique pour penser le politique au prisme de l’intimité. Maggie Nelson fait l’inventaire de son intimité non pas tant pour nous faire connaître son intimité que pour nous inviter à penser avec elle le monde dans lequel nous vivons. Il est à ce titre éclairant que Kosofsky Sedwick qui a une place centrale dans Les Argonautes soit si proche de Didier Eribon qui a traduit le texte « Construire des significations queer » (1998 : 109-117) dans lequel Sedwick écrit :

Ce sont précisément des énoncés ‘à travers’ que de nombreux écrits s’efforcent de produire aujourd’hui : à travers les sexes, à travers les genres, à travers les ‘perversions’. Le concept de queer, dans ce sens, est transitif de multiples façons. Le courant immémorial que le Queer représente est anti-séparatiste autant qu’il est anti-assimilationniste. Profondément, il est relationnel. Et, assurément, il est étrange (113).

Nelson pratique une littérature de la relation et de l’étrange, qui nous lie dans un contrat de lecture où l’intime est la voie d’entrée dans le politique.

Elle met en scène son expérience intime qu’elle traduit en termes politiques, faisant de son texte un appel à l’ouverture des catégories de genre et à la fin de tout essentialisme ou absolutisme concernant les relations humaines.

Bibliographie

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Savinel, Christine, « De l’Abstrait à l’intime. La folie de l’impersonnel » in : Hélène Aji, Brigitte Félix, Anthony Larson et Hélène Lecossois Eds., L’impersonnel en littérature : explorations critiques et théoriques, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009. Disponible sur : https://books.openedition.org/pur/29942 (consulté le 20 août 2020).

Segal, Ben, “The Fragment as a Unit of Prose Composition: An Introduction”. continent.1.3 2011, p. 158-170.

Notes

1 La proposition dont le texte suggérait que seul le mariage entre un homme et une femme pouvait être valide et reconnu par l’état de Californie fut invalidée par la Cour suprême des États-Unis en 2013. Retour au texte

2 “We bantered good-naturedly, yet somehow allowed ourselves to get polarized into a needless binary. That’s what we both hate about fiction, or at least crappy fiction—it purports to provide occasions for thinking through complex issues, but really it has predetermined the positions, stuffed a narrative full of false choices, and hooked you on them, rendering you less able to see out, to get out” (102). Retour au texte

3 “something about identity was loose and hot in our house” (168). Retour au texte

4 “As my body made the male body, I felt the difference between male and female body melt even further away. I was making a body with a difference, but a girl body would have been a different body too. The principal difference was that the body I made would eventually slide out of me and be its own body. Radical intimacy, radical difference” (109). Retour au texte

5 Elle illustre son intérêt pour le fragment dans une galerie de portraits a priori hétéroclites mais qui témoignent en réalité de la manière dont elle pense l’écriture. Le texte est envisagé comme une sorte de bibliothèque, une collection de textes et d’auteurs avec lesquels l’autrice installe une parenté intellectuelle : « Texts about fragments to recommend: Here are the ones that come immediately to mind: The Notebooks of Joseph Joubert, Anne Carson’s If Not, Winter, Stevie Smith, “The Person from Porlock,” the poetry of Lorine Niedecker, Lucille Clifton, and Paul Celan, Tom Phillips’s A Humument, Ann Lauterbach’s essay on “the whole fragment,” Linda Nochlin, The Body in Pieces, Mary Ann Caws, The Surrealist Look, Heather McHugh, Poetry and Partiality. And the drawings of David Shrigley » (Segal, 160). Retour au texte

6 Ma traduction : “I think that “privacy” is to contemporary female art what “obscenity” was to male art and literature of the 1960s. The willingness of someone to use her life as primary material is still deeply disturbing, and even more so if she views her own experience at some remove. There is no problem with female confession providing it is made within a repentant therapeutic narrative. But to examine things coolly, to thrust experience out of one’s own brain and put it on the table, is still too confrontational. [...] Why not universalize the personal?” (VG, 63).  Retour au texte

7 Le cri de ralliement des rassemblements féministes « the personal is political » (« le personnel est politique », ma traduction) a notamment été formalisé par Carol Hanish dans son essai éponyme (Notes from the Second Year Shulamith Firesone éd. New York : Radical Feminism, 1970). Retour au texte

8 “Of course there exist people who perform intimacy in ways that are fraudulent or narcissistic or dangerous or steamrolling or creepy, but that’s not the kind of performance that I meant, or the kind I mean. I mean writing that dramatizes the ways in which we are for another or by virtue of another, not in a single instance, but from the start and always” (74). Retour au texte

9 “The self without sympathetic attachments is either a fiction or a lunatic … [Yet] dependence is scorned even in intimate relationships, as though dependence were incompatible with self-reliance rather than the only thing that makes it possible” (126). Retour au texte

10 “I am interested in offering up my experience and performing my particular manner of thinking, for whatever they are worth” (121). Retour au texte

11 Carol Gilligan rappelle que Jane Eyre est, comme la plupart des romans d’éducation féminins, un ouvrage fondé sur la présentation de l’héroïne résistant à l’ordre de Mrs. Reed (Making Connections : the Relational World of Adolescent Girls at Emma Willard School, p. 2). Retour au texte

12 “Reader, we married there, with the assistance of Reverend Lorelei Starbuck. Reverend Starbuck suggested we discuss the vows with her beforehand; we said they didn’t really matter. She insisted. We let them stay standard, albeit stripped of pronouns. The ceremony was rushed, but as we said our vows, we were undone. We wept, besotted with our luck, then gratefully accepted two heart-shaped lollipops with THE HOLLYWOOD CHAPEL embossed on their wrappers, rushed to pick up the little guy at day care before closing, came home and ate chocolate pudding all together in sleeping bags on the porch, looking out over our mountain” (30). Retour au texte

13 “It was important to me back then to feel, to be wily. To feel small, slick, quick, amphibious, dexterous, capable. I didn’t know then Barthes’s book The Neutral, but if I had, it would have been my anthem—the Neutral being that which, in the face of dogmatism, the menacing pressure to take sides, offers novel responses: to flee, to escape, to demur, to shift or refuse terms, to disengage, to turn away” (139-40). Retour au texte

14 “While we talked we said words like nonviolence, assimilation, threats to survival, preserving the radical. But when I think about it now I hear only the background buzz of our trying to explain something to each other, to ourselves, about our lived experiences thus far on this peeled, endangered planet. As is so often the case, the intensity of our need to be understood distorted our positions, backed us further into the cage” (102). Retour au texte

15 “That’s one of the things that “queer” can refer to: the open mesh of possibilities, gaps, overlaps, dissonances and resonances, lapses and excesses of meaning when the constituent elements of anyone’s gender, of anyone’s sexuality aren’t made (or can’t be made) to signify monolithically” (7). Retour au texte

16 “Never in my life have I felt more pro-choice than when I was pregnant” (117). Retour au texte

17 “The presumptuousness of it all. On the one hand, the Aristotelian, perhaps evolutionary need to put everything into categories—predator, twilight, edible—on the other, the need to pay homage to the transitive, the flight, the great soup of being in which we actually live” (66). Retour au texte

18 “We ought to say a feeling of and, a feeling of if, a feeling of but, and a feeling of by, quite as readily as we say a feeling of blue or a feeling of cold” (68). Retour au texte

19 “The pleasure of abiding. The pleasure of insistence, of persistence. The pleasure of obligation, the pleasure of dependency” (140). Retour au texte

20 “What other reason is there for writing than to be traitor to one’s own reign, traitor to one’s own sex, to one’s class, to one’s majority? And to be traitor to writing” (122). Retour au texte

21 Ma traduction : “intimacy is to appraise how we have been and how we live and how we might imagine lives that make more sense than the ones so many are living” (286). Retour au texte

22 “A day or two after my love pronouncement, now feral with vulnerability, I sent you the passage from Roland Barthes by Roland Barthes in which Barthes describes how the subject who utters the phrase “I love you” is like “the Argonaut renewing his ship during its voyage without changing its name.” Just as the Argo’s parts may be replaced over time but the boat is still called the Argo, whenever the lover utters the phrase “I love you,” its meaning must be renewed by each use, as “the very task of love and of language is to give to one and the same phrase inflections which will be forever new” (5-6). Retour au texte

23 “I take this evanescence and lubricity of all objects, which lets them slip through our fingers then when we clutch hardest, to be the most unhandsome part of our condition. […] Our Relations to each other are oblique and casual” (200). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Antonia Rigaud, « Intimité et éthique du care dans Les Argonautes de Maggie Nelson », Textes et contextes [En ligne], 15-2 | 2020, publié le 15 décembre 2020 et consulté le 16 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2911

Auteur

Antonia Rigaud

Maîtresse de conférences, PRISMES EA4398, Université Sorbonne Nouvelle. 2020-21 : délégation CNRS auprès du LARCA, Université de Paris, 5 rue de l’École de Médecine, 75006 Paris

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