Les writing through de John Cage et Jerome Rothenberg ou la pulvérisation des codes poétiques

  • John Cage’s and Jerome Rothenberg’s Writing Through or the Pulverization of Poetic Codes

Résumés

John Cage et Jerome Rothenberg envisagent tous les deux leur pratique poétique à partir de la notion de writing through, ce qui inscrit la traduction au cœur de leur travail. La traduction, ou la traversée de l’écriture, leur permet de pulvériser les codes de l’écrit et de définir la poésie avant tout comme la recherche d’une langue libre de toute contrainte. Cette pratique témoigne d’une double tension – celle de la tradition poétique et celle de l’écriture – dont les deux poètes tentent de s’affranchir au travers de la poésie orale.

John Cage and Jerome Rothenberg both define their poems as writing throughs which sets the idea of translation at the heart of their work. Translating, or writing through previous texts, allows them to shatter the codes of written poetry and to redefine poetry as the quest for a language freed from all constraints. The double tensions of tradition and written poetry are erased by the oral poetry created by the writing throughs.

Plan

Texte

1. L’expérience de la voix : modernité et contrainte chez Cage et Rothenberg

John Cage et Jerome Rothenberg sont deux figures centrales de l’avant-garde poétique américaine qui, comme telles, cherchent à libérer la langue poétique de ses contraintes. Mais cette avant-garde de la deuxième moitié du vingtième siècle fait retour sur une première avant-garde, celle des modernistes, en cherchant à faire exploser les codes esthétiques modernistes jugés trop contraignants. La conscience aiguë de leur position dans le siècle fait de Cage et Rothenberg des penseurs de la modernité telle qu’elle se retrouve mise en question dans le second vingtième siècle. Tous deux font retour sur l’histoire : John Cage en cherchant à s’extraire du carcan de « l’avant-garde » pour s’inscrire dans une tradition esthétique et intellectuelle beaucoup plus large et ancienne (il remonte jusqu’à Maître Eckhart), et Rothenberg en cherchant à ancrer l’avant-garde poétique dans la tradition de la poésie amérindienne.

Ces deux poètes organisent leur pratique poétique autour de questions similaires et surtout d’une même attitude face à la question de la contrainte ou du code poétique. En effet, tous deux répondent à une première contrainte que l’on pourrait appeler la contrainte de l’avant-garde : la première contrainte de l’avant-garde étant en effet sans doute celle du rapport à l’histoire, de la position de l’artiste dans un champ culturel et poétique, comme en témoigne chez ces deux poètes un souci constant de contextualisation ou de filiation. Le désir de « faire du neuf » selon le mot d’ordre moderniste de Pound, auquel répondent encore ces deux figures de l’avant-garde américaine, les situe encore dans une certaine tradition poétique. Cage et Rothenberg mènent en effet une réflexion sur leur situation dans l’histoire de la poésie américaine et semblent chercher à en sortir en passant par un travail sur l’oralité, comme si la tradition et l’écrit étaient les contraintes fondamentales de la poésie vivante. Ce sont en effet les images de poésie vivante et de respiration qui montrent le mieux les liens existant entre ces deux poètes contemporains l’un de l’autre et qui tentent de s’extraire de la contrainte du code poétique en se tournant vers l’oralité.

Je souhaite dans un premier temps explorer la manière dont ces deux poètes pensent la poésie à l’aune de la traduction, présentant leurs poèmes essentiellement comme des « mises à l’oral », des traductions oralisées de poèmes premiers. Une telle démarche permettra d’envisager leur rapport à la tradition et d’étudier la manière dont le passage par l’oral leur permet de contourner les contraintes liées à leur héritage. Mais ces deux figures de la post-modernité poétique sont des praticiens de la poésie orale et font de leur poésie le lieu d’une réflexion sur l’oralité comme fin ou transformation des contraintes poétiques. On verra enfin que la poésie orale permet une redéfinition du poème comme évènement : c’est la pratique du poème oral, et l’idée que le poème ne prend réellement corps qu’au moment de son énonciation qui reste peut-être la contrainte ultime et indépassable à laquelle se confrontent ces deux figures de l’oralité.

Leur contemporain David Antin, figure centrale de la résurgence de la poésie orale aux États-Unis dans les années 1970, représente un pont entre Cage et Rothenberg puisqu’il s’inspire de Cage et collabore avec Rothenberg. Il me semble très bien définir les contraintes de la poésie orale. Il ouvre en effet son livre Talking sur une phrase qui réunit les problématiques suscitées par une lecture de Cage et Rothenberg au prisme des questions du code et de la contrainte poétique dans le contexte d’une poésie orale. Antin ouvre ainsi son recueil : « If someone came up and started talking a poem at you / how would you know it was a poem? » (Antin 2001 : i). Cette question proposée en guise de manifeste poétique met en avant les enjeux de la poésie telle que la pratiquent Cage et Rothenberg. La première question à laquelle ces poètes se heurtent est d’abord celle de la définition de leur objet poétique : « how would you know it was a poem? ». Mais c’est aussi une évocation de la manière dont ils pratiquent la poésie : où parler – « talking a poem » – devient un mode d’écriture a priori ouvert, tout en restant soumis aux contraintes de la voix. Enfin, ces poésies orales soulèvent la question de leur énonciation, puisqu’il s’agit de poésies soumises aux hasards de la voix qui cherchent à apparaître, comme quelqu’un pourrait surgir et parler un poème : « If someone came up and started talking a poem at you », dans un mouvement qui chercherait à nier la notion même de contrainte poétique.

C’est en partant des questions que pose Antin, « If someone came up and started talking a poem at you / how would you know it was a poem? », que je souhaite étudier la sortie hors des contraintes poétiques chez ces deux figures de la poésie américaine de la deuxième moitié du vingtième siècle : John Cage et Jerome Rothenberg.

2. « How would you know it was a poem? » — la contrainte du genre

Les deux projets poétiques de Cage et Rothenberg se fondent sur une même insatisfaction quant à la définition même de la poésie, celle-ci étant considérée comme fermée autour de codes et de contraintes s’opposant à une écriture vivante. Leur projet se définit donc d’emblée comme une poétique où la pratique de la poésie s’accompagne nécessairement d’une redéfinition de la poésie.

Cage amorce ainsi un tournant dans sa carrière de compositeur avec la désormais célèbre « Lecture on Nothing » de 1959 dans laquelle il annonce son projet poétique : “I have nothing to say and I am saying it and that is poetry as I need it” (Cage 1961 : 109). La poésie se définit alors sous l’angle du rejet et de l’évidement radical du poème au profit de l’oralité : le poème/conférence se lit en effet comme une partition musicale, suivant un rythme prédéterminé par le poète. Il faut cependant noter que le rythme que Cage assigne à son poème est celui du langage ordinaire et qu’il s’agit donc d’un rythme éloigné de toute notion de composition. Le projet de Rothenberg se présente lui aussi comme une redéfinition de la notion même de poésie, l’ethnopoésie devenant révélatrice d’une poésie plus profonde, fondée sur la rencontre avec une culture originelle. Il explique que le but de son anthologie Symposium of the Whole – A Range of Dicourse Toward an Ethnopoetics est de transformer les conceptions traditionnelles de la forme et de la fonction poétique afin d’atteindre une nouvelle poétique : « to show how ethnographic revelations can change our ideas of poetic form and function […], the result intended, as should be clear by now, is no less than a new poetics » (Rothenberg 1983 : xv- xvi).

Deux affirmations-manifestes qui témoignent de l’ampleur du projet des deux poètes : faire table rase du passé en libérant la poésie d’une définition figée de la « forme et de la fonction poétique » pour reprendre les termes de Rothenberg. On a là deux facettes d’un même mouvement : la recherche d’une régénération de la poésie et une opposition aux contraintes du modernisme historique par un retour à une poésie plus primitive. La question d’une langue primitive est bien sûr au cœur des interrogations de Rothenberg comme l’indique le choix du terme « ethnopoésie ». Il me semble également pouvoir s’appliquer à Cage qui, en refusant l’idée d’une poésie pleine (« I have nothing to say and I am saying it »), se place non pas dans une lignée poétique, mais bien en deçà de la poésie, dans une conception primitive de la poésie. Le poème, tel que dans la Lecture on Nothing fondé sur rien d’autre qu’une situation d’énonciation (« je suis là et je n’ai rien à dire ») exprime le désir de retrouver l’origine de la poésie, une sorte de poésie première. Il annonce en effet chercher à revenir à une langue d’avant la syntaxe, ce qu’il appelle une langue ‘démilitarisée’.

Apparaît ainsi l’ambition de se placer non pas dans une continuité littéraire, mais à côté d’elle, à la marge de la poésie, comme si l’histoire de la poésie était elle-même une contrainte à dépasser. Rothenberg s’érige d’emblée contre ce qu’il appelle une définition européenne et fermée du poème (Rothenberg 1972  xxii), cherchant au contraire à libérer le poème de contraintes formelles non américaines ou non indigènes. A ce titre, les deux poètes ont un rapport tout à fait exemplaire à la tradition poétique. Cage s’inspire en effet largement des poètes du modernisme historique : on pense à l’influence essentielle de Gertrude Stein sur sa poésie, ou à ses réécritures des Cantos de Pound, avec ses « Writing Through the Cantos » (Cage 1986 : 109-115). Il insiste cependant beaucoup plus nettement sur l’influence d’une autre tradition, à l’opposé de l’avant-garde, une tradition de l’attente dans laquelle il réunit le transcendantalisme américain, la philosophie zen, et le mysticisme rhénan. Dans un double mouvement tout à fait similaire, Rothenberg se place à mi-chemin entre l’avant-garde américaine et la tradition poétique amérindienne. Il définit ainsi le concept d’ « ethnopoésie » en étudiant les chants de la tribu indienne Seneca, dans l’état de New York, qu’il traduit en parallèle de sa propre pratique poétique. Il publie en 1972 l’ouvrage Shaking the Pumpkin : Traditional Poetry of the Indian North Americas, un recueil de poésie traditionnelle amérindienne qui lui permet de mettre en place une réelle réflexion autour de la pratique de la traduction en poésie.

Par conséquent, on est bien là en présence d’une poésie d’avant-garde qui se pense comme une poésie radicalement inscrite dans le présent, qui cherche à dépasser la contrainte de l’histoire et d’une conception classique du poème, comme si l’histoire de la poésie était aussi l’histoire de codes et de formes à faire exploser dans une régénération de la parole poétique. On voit bien sûr le paradoxe d’une telle attitude, qui cherche à s’opposer tout en se posant, de fait, dans la lignée d’un mouvement entamé par la poésie moderniste. C’est ce que suggère Rothenberg lorsqu’il explique que s’il s’inscrit dans une tradition moderniste, il cherche à se placer non pas en opposition à elle mais à sa marge :

My own choice has been to write from the side of a modernism that sees itself as challenging limits and changing ways of speaking/thinking/doing that have too long robbed us of the freedom to be human to the full extent of our powers and yearnings. But it isn’t a question of our having no sense of history or of the human past – no sense of possibilities besides the most apparent. The clincher, in fact, is the transformation, beyond that of our consciousness of the human in all times and places (Rothenberg 1983: xiv).

Or, ici aussi, nous avons un parallèle avec la poésie de John Cage qui se place également en traducteur de poésies antérieures. La poésie nouvelle à laquelle ces deux poètes aspirent naît essentiellement de l’acte de traduction, d’une réécriture de poésies antérieures. La redéfinition de la poésie à laquelle s’attachent les deux poètes se fonde sur la notion de traduction et de réécriture ; ils représentent ainsi en cela une même tendance de la poésie américaine du deuxième vingtième siècle qui ne cherche pas à inventer une langue nouvelle mais bien plutôt à faire entendre la poésie autrement, au travers de la traduction entendue comme passage vers l’oralité.

3. Le writing through ou la traversée de l’écriture

Les stratégies de régénération de la poésie passent pour les deux poètes par la notion de writing through ce qui redéfinit l’écriture poétique comme une traduction de textes premiers, autrement dit comme une réécriture libérée des codes et des contraintes poétiques. En effet, Cage et Rothenberg envisagent tous deux la traduction comme une manière de régénérer la langue poétique, et jouent sur la notion de traduction entendue au sens large comme la mise en résonance de deux langues différentes. Le texte premier est alors une première contrainte autour de laquelle s’écrit le nouveau poème. Mais de ce socle figé dans le canon et la tradition, le nouveau poème cherche à faire émerger une langue nouvelle dynamisée par le processus de traduction.

Les writing throughs de Cage s’appuient sur une grande variété de textes : ceux de Joyce et Thoreau sont les plus récurrents et présentent le writing through comme une relecture du canon littéraire au prisme de l’aléatoire. Le poète réarrange en effet les textes premiers selon les procédés aléatoires du Yi King le transformant en un canevas de sons bien éloignés du sens initial. Il ne faut cependant pas oublier que Cage cherche également à inscrire sa poésie de plus en plus dans le contexte neutralisé de textes vides de sens littéraire. Il explique ainsi dans la préface au long poème I-VI être passé dans ses textes-sources d’Emerson et Thoreau à des articles pris au hasard dans le New York Times (Cage 1990 : 3), ce qui va bien dans le sens de la déclaration d’intention de la Lecture on Nothing. Le texte poétique s’accommode de tout support puisque ce ne sont pas les mots eux-mêmes qui importent mais le fait de les traverser, de les transpercer et de faire ainsi exploser la langue poétique en une décharge d’énergie linguistique d’autant plus forte qu’elle est à mille lieues du sens premier de ces textes-sources. L’écriture aléatoire du writing through cherche à retranscrire la poésie dans un idiome non syntaxique que Cage entend comme une langue libre. On perçoit bien là un écho des parole in liberta des Futuristes, tradition dans laquelle Cage se place tout en insistant sur l’importance de l’aléatoire et de la perte d’autorité chez le poète qui se laisse dicter le poème « libéré » par les jeux de l’aléatoire. A ce titre, la poésie de Cage évolue de plus en plus vers une perte de contrôle du poète sur son texte qui s’éloigne ainsi d’une langue reconnaissable pour atteindre une perte de sens de toujours plus évidente qui se fera au profit d’effets sonores musicaux.

On voit comment Cage s’éloigne de plus en plus de la notion de vouloir-dire dans sa recherche d’une poésie purement sonore. Jerome Rothenberg suit le même chemin en empruntant l’expression à Cage pour son recueil Writing Through : Translations and Variations qui propose deux sortes de poèmes : « writing through the new » et « writing through the old ». La coexistence dans le même recueil de deux traditions littéraires que l’on pourrait considérer comme opposées (la tradition expérimentale et la tradition amérindienne des horse-songs Navajo notamment) suggère que c’est l’idée de traduction qui importe pour le poète, beaucoup plus que la nature du poème premier. Il rejoint en cela Cage chez qui la traversée de l’écriture s’articule à un projet linguistique très clairement défini autour des notions de liberté et d’anarchie. Rothenberg s’inscrit ainsi dans la lignée de Cage, proposant une définition de la traduction non pas comme un filtre entre deux langues mais bien comme un processus de découverte d’une langue libre, et donc plus absolue. Ce projet poétique partagé par les deux poètes évoque ce que dit Walter Benjamin de la traduction :

It is the task of the translator to release in his own language that pure language which is under the spell of another, to liberate the language imprisoned in a work in his re-creation of that work. For the sake of pure language he breaks through decayed barriers of his own language (Benjamin 1923: 83).

Cette définition absolutiste de la traduction me semble bien illustrer le projet de traduction poétique de Cage et Rothenberg dont la réflexion sur la notion de traduction permet d’envisager le poème comme le lieu d’une rencontre entre deux langues différentes et d’une sortie des contraintes du texte premier afin d’atteindre un degré poétique absolu, évocateur de la langue « pure » à laquelle se réfère Benjamin. Les procédés aléatoires de Cage et le travail de Rothenberg, reposant sur la recherche d’une régénération de la poésie fondée sur la recherche d’une langue primitive libérée des contraintes de l’écrit et donc d’une langue véritablement orale (« the recovery of the oral is crucial », Cage 1983 : xiii) les désignent comme des poètes à la recherche d’une langue dont le sens résiderait essentiellement dans sa mise en mouvement.

La traduction est ainsi envisagée comme un mode de sortie des contraintes poétiques classiques, permettant de régénérer et libérer la parole poétique. Ces stratégies d’avant-garde cherchant à renouveler la poésie (“If the recovery of the oral is crucial to the present work, it goes hand in hand with a simultaneous expansion of the idea of writing and the text”, Rothenberg 1983 : xiii) nous montrent que l’avant-garde, chez ces poètes, ne tient pas à un refus des codes du passé mais donne avant tout l’occasion de repenser l’essence même de la poésie. La contrainte à laquelle se heurte le poète d’avant-garde de la deuxième moitié d’un siècle d’expérimentations radicales serait alors bien celle de la poésie même : par un refus de la contrainte qui va jusqu’au refus des contraintes de l’écrit, ces poètes mettent en question la notion même de langue poétique, cherchant une langue qui, s’ils refuseraient sans doute le qualificatif qu’emploie Benjamin d’une langue « pure », serait une langue absolue, supérieure ou plus libre, car libérée des codes et contraintes linguistiques.

4. « Talking a poem » : l’oral comme ouverture vers le surgissement du poème

Cage annonce bien l’importance de l’oral dans son travail, et il s’impose comme une figure essentielle de la poésie sonore américaine. Il annonce ainsi :

As I see it, poetry is not prose simply because poetry is in one way or another formalized. It is not poetry by reason of its content or ambiguity but by reason of its allowing musical elements (time, sound) to be introduced into the world of words (Cage 1961 : x).

En effet, le début de sa carrière comme compositeur va diriger sa poésie sur la même voie que sa musique, celle d’une mise au silence de la subjectivité créatrice au profit de sons produits de façon aléatoire et visant à affranchir l’œuvre de toute contrainte. Il faut noter cependant que cet affranchissement se fait au prix d’une contrainte indépassable, celle de l’aléatoire. Cage n’associe jamais l’oral à une perte du code ou de la contrainte poétique, mais bien au contraire à son renforcement. On pense bien sûr à ses pratiques aléatoires qui reposent sur une utilisation extrêmement minutieuse des indications du Yi King, le livre d’oracle chinois sur lequel Cage fonde toute sa pratique artistique. Cet aléatoire paradoxal lui permet d’opérer un double mouvement : une sortie hors des contraintes de l’écrit associée à une contrainte radicale, celle de l’aléatoire. Rothenberg insiste également sur la grande rigueur nécessaire au travail de notation des sons des horse songs Navajo dans son travail de traduction, de sorte que l’on a, paradoxalement, une poésie qui prend son origine dans la contrainte.

Le projet poétique cherche donc avant tout à dépasser la contrainte que représente le poème lui-même et la voix offre un moyen radical de dépasser cette contrainte, d’autant plus que ces deux poètes semblent en fin de compte désigner le poème écrit lui-même comme l’ultime contrainte à dépasser. La méthode de composition de Mureau par exemple est clairement annoncée dans la préface au recueil (Cage 1969, ii) : l’écriture–traduction permet de revenir aux sources de la langue et ainsi aux sons, en portant attention à tous ses éléments, transformant la page en une partition ouverte et indéterminée.

L’oralité au cœur de ces deux projets poétiques permet d’ouvrir le poème puisque la voix permet expérimentation continue. Rothenberg insiste ainsi, dans la lignée de Cage, sur le rôle essentiellement libérateur du poète :

I’m saying that the domain of poetry includes both oral & written forms, that poetry goes back to a pre-literate situation and would survive a post-literate situation, that human speech is a near-endless source of poetic forms, that there has always been more oral than written poetry, & that we can no longer pretend to a knowledge of poetry if we deny its oral dimension…. The contrast isn’t “oral & literate” (written) but “oral & literal”, where by literal I mean […] a kind of closed logos, Final Cause, coercive propositional language, mastering the world rather than participating in it (Quasha 1977: 493).

L’idée de participation indique bien que l’oralité sert avant tout une nouvelle relation avec l’auditoire pour qui le poème change à chacune de ses énonciations (on pense à la phrase d’Antin « if someone came up and started talking a poem at you ») et n’existe qu’au moment de son surgissement.

La langue absolue du poème laisse donc la place à la notion de faire et de recommencement perpétuel ; seul ce faire vise l’absolu d’une langue originelle. Le poème n’est plus un objet mais est conçu uniquement comme processus. C’est ce à quoi pense Rothenberg lorsqu’il évoque ses « traductions totales », qu’il appelle aussi « the whole poem in performance ». Cette expression suggère bien que le poème n’est entier qu’au moment de sa mise en scène, qu’il repose ainsi sur l’écoute ouverte de la performance. Il cherche en effet dans ses total translations une traduction qui donne voix à tous les sons du poème, y compris ceux qui n’ont pas de sens et qui changent au gré des lectures, comme ce que recherche Cage qui s’inspire en ces termes de Basho : « A poem by Basho floats in space : any English translation merely takes a snapshot of it ; a second translation shows it in quite another light. Only the imagination of the reader limits the number of the poem’s possible meanings” (Cage 1973 : ii). Le poème est avant tout la partition d’une lecture possible, il n’a pas d’existence en tant qu’objet unique, mais varie suivant le médium dans lequel il apparaît, qu’il s’agisse d’un livre imprimé, d’une installation, ou d’une lecture-performance.

Le passage à l’oral me semble une manière, pour ces poètes de la seconde moitié du vingtième siècle, de s’extraire d’une vision moderniste et codifiée de la poésie en refusant l’idée même du poème comme objet de lecture. Ce passage leur permet aussi de s’affranchir de ce qui est peut-être le code ultime pour un héritier du modernisme historique, l’idée d’un poème-objet. Cage et Rothenberg cherchent à replacer le poème dans la réalité, à le rendre vivant en passant par l’oral et l’aléa de la performance. Le poète est de ce fait essentiellement une voix qui dit le poème sans le dicter pour autant puisque celui-ci n’existe que dans les aléas de son énonciation. Dans son anthologie Revolution of the Word, Rothenberg fait sienne la définition du poète telle que l’entend Jackson MacLow:

The poet is pre-eminently the maker of the plot, the framework – not necessarily of everything that takes place within that framework… creates a situation wherein he invites other persons & the world in general to be co-creators with him! He does not wish to be a dictator but a loyal co-initiator within the free society of equals which he hopes his work will help to bring about (Rothenberg 1974: 171).

En revenant à une langue primitive, les deux poètes entendent faire surgir une langue libre au coeur même du poème.

5. « How would you know it was a poem? »

Le poème oral est bien un poème sans fac-similé possible, un poème qui n’existe qu’au moment de son surgissement et qui de ce fait cherche à retrouver l’aura perdue du poème moderniste réifié par la tradition du moderne. En effet, les pratiques de réécriture des modernistes que l’on trouve à la fois chez Cage et Rothenberg semblent s’ériger non pas contre l’idée que la poésie moderniste refuserait l’oral, mais bien plutôt contre l’idée que le modernisme, en devenant une tradition, serait allé à l’encontre du projet moderniste même en l’érigeant en tradition. L’oralité permet à ces deux poètes de la fin du vingtième siècle de maintenir vivant le souhait moderniste qu’émettait Pound « poetry is news that stays news » (1960 : 29). On pourrait peut-être considérer que ce qui différencie ces textes des grands textes modernistes est le fait qu’ils se situent sur un autre plan : ils ne restent pas nouveaux comme pourrait le rester un poème écrit, ils sont renouvelés à chaque lecture. C’est bien leur existence multiple, en devenir perpétuel, qui leur permet de s’affranchir des contraintes de l’écriture et de l’héritage historique. C’est en d’autres termes une poésie de l’instant auxquels nous convient les deux poètes, tout en proposant un retour intellectuel sur l’histoire de la poésie. En fondant leur projet poétique sur deux tendances essentielles : l’oral et le retour dynamique sur une poésie antérieure, John Cage et Jerome Rothenberg nous poussent à une rencontre poétique fondée sur la question que pose David Antin au début de son ouvrage Talking : « How would you know it was a poem ? ». Comment peut-on savoir, en effet, qu’il s’agit d’un poème, autrement qu’en le pratiquant et qu’en revenant à l’oralité ? En nous poussant à mettre en question l’idée même de poésie, ces deux figures de la poésie orale contemporaine représentent bien les paradoxes et enjeux entourant la notion de contrainte dans la poésie de la fin du vingtième siècle.

Bibliographie

Antin, David (2001). Talking. Urbana, IL : Dalkey Archive Edition.

Benjamin, Walter (1923) in Marcus Bullock et Michael W. Jennings, éds. Selected Writings, I: 1913-1926. Cambridge, MA: Harvard University Press.

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Cage, John (1973). M: Writings, 1967-1972. Londres: Calder and Boyar.

Cage, John (1990). I-VI. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Pound, Ezra (1954). “A Retrospect” in : Literary Essays of Ezra Pound. Londres : Faber.

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Quasha, George (1977). “Dialogos: Between the Written and the Oral in Contemporary Poetry”, in : New Literary History, 8, 3, 485-506.

Rothenberg, Jerome, Ed. (1974). Revolution of the Word: A New Gathering of American Avant-Garde Poetry, 1914-1945. Boston: Exact Change.

Rothenberg, Jerome (1972). Shaking the Pumpkin : Traditional Poetry of the Indian North Americas. NY : Doubleday.

Rothenberg, Jerome (1983). Symposium of the Whole – A Range of Dicourse Toward an Ethnopoetics. Berkeley, CA: University of California Press.

Rothenberg, Jerome (2004). Writing Through: Translations and Variations. Middletown, CT: Wesleyan University Press

Yi-King: le livre des transformations (1973). Paris : Librairie Médicis.

Citer cet article

Référence électronique

Antonia Rigaud, « Les writing through de John Cage et Jerome Rothenberg ou la pulvérisation des codes poétiques », Textes et contextes [En ligne], 4 | 2009, publié le 01 novembre 2009 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=203

Auteur

Antonia Rigaud

EA 4395 (Prismes) Université Paris 3, UFR du Monde Anglophone, 5 Rue de l'Ecole de Médecine, 75006 Paris

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