[…] l’univers de la vie privée et celui de la vie publique sont inséparablement liés. […] les tyrannies et les servilités de l’un sont aussi les tyrannies et les servilités de l’autre. Virginia Woolf1
S’il a longtemps été occulté, le caractère éminemment genré de la séparation public/privé a désormais été mis en lumière par de nombreuses universitaires féministes (ex : Jelin 1984 ; Landes 1988 ; Phillips 1991 ; Boyd 1997 ; Okin 2000 ; Mannarelli 2001 ; Pateman 2010). Les travaux critiquant les angles morts androcentrés de cette bipartition du social ont toutefois essentiellement porté leur attention sur les pays du Nord. Ces analyses gagnent pourtant à être confrontées aux sociétés latinoaméricaines. En effet, la philosophie politique des Lumières, creuset de la doxa de la dichotomie public/privé, a considérablement influencé l’idéologie indépendantiste bolivarienne2 à la fin du XIXe siècle, de même que les jeunes républiques latinoméricaines qui en sont issues. Pas plus que celle des peuples indigènes et afrodescendants (Quijano 1992 ; Mills 1997 ; Rivera Cusicanqui 2012), l’exclusion des femmes de la citoyenneté de ces jeunes nations n’était contingente – elle était au contraire inscrite au cœur de la théorie du contrat social républicain.
Bien que les femmes du continent aient acquis la citoyenneté de jure depuis la première moitié du XXe siècle, qu’en est-il de leur citoyenneté de facto sur le plan civique, politique et social ? L’inclusion des femmes dans des espaces de pouvoir institutionnel autrefois réservés aux hommes est-elle synonyme d’une démocratisation de qualité (Marques-Pereira 2009), ou a-t-on plutôt affaire à une « révolution conservatrice » (Achin et al. 2007 : 1, 148-160), c’est-à-dire une recomposition de la domination masculine ? Dans quelle mesure l’intégration de certaines femmes dans les hautes sphères de l’État a-t-elle changé la donne pour le plus grand nombre ?
Ces questions seront passées au crible du matériau empirique recueilli dans le cadre de ma thèse sur la dichotomie public/privé au prisme du travail domestique – rémunéré et gratuit – en Bolivie et au Pérou3. Tout comme Catherine Weiss (2016 ; 2017), j’ai fait le constat d’un certain hiatus entre le corpus féministe matérialiste des années 1970 sur l’extorsion du travail gratuit des femmes par leur époux (ex : Delphy 1970 ; Oakley 1975 ; Guillaumin 1978 ; Delphy et Leonard, 1992) et les travaux intersectionnels qui ont émergé à partir de la fin du XXe siècle sur les rapports ancillaires4 mettant davantage l’accent sur la domination de race5 et de classe (ex : Glenn 1986 ; Rollins 1985 ; Chaney et Garcia Castro 1989 ; Hondagneu-Sotelo 2001 ; Romero 2002 ; Vidal 2007 ; Ibos 2012). Si la domesticité est fréquemment théorisée « comme une loupe grossissante sur la subjectivité de toutes les pourvoyeuses de care » (Molinier 2010 : 171), il est ainsi plus rare de la voir appréhendée comme une « loupe » des rapports sociaux de sexe en ce qui concerne la délégation du « sale boulot » (Molinier et al. 2010) les violences sexuelles ou encore la citoyenneté. Dans le présent article, les formes d’exploitation, de domination et d’oppression (Dunezat 2004) dont pâtissent les travailleuses domestiques, les luttes qu’elles ont menées ainsi que la gestion qui en a été faite par l’État en Bolivie et au Pérou seront traitées comme une porte d’entrée analytique sur la place des femmes dans ces sociétés de part et d’autre de la frontière supposée cloisonner la sphère privée de l’intime et la sphère publique de l’État6.
1. Quand les patrons font la loi
L’intérêt de la comparaison entre la Bolivie et le Pérou au prisme de cette problématique réside dans la similitude des trajectoires de ces deux pays andins en matière de structuration étatique ainsi que de division sexuelle et raciale du travail depuis la période coloniale et jusqu’au milieu du XXe siècle, période à partir de laquelle leur chemin a commencé à se séparer sur le plan de la politisation des rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Si l’on adopte avec Francis Dupuis-Déri (2016) une compréhension intersectionnelle des théories néomarxistes selon lesquelles les rapports de force à l’œuvre dans la société civile entretiennent une relation dynamique avec les élites dirigeantes et la manière dont elles mènent la barque étatique (ex : Skocpol 1979 ; Elster 1985 ; Poulantzas 2013), on peut supposer que ces variations dans la géométrie nationale des mouvements sociaux ont eu des répercussions durables sur l’État, tant au niveau du profil sociographique des élites dirigeantes que de la substance de l’action publique. Située au confluent des trois rapports sociaux canoniques que sont le sexe, la race et la classe, la question ancillaire offre un observatoire privilégié de ces dynamiques.
1.1. Des trajectoires de politisation des rapports sociaux contrastées…
1.1.1. Sexe, race, classe dans les Andes
À partir des années 1960, la pensée révolutionnaire marxiste a fait irruption dans l’arène politique péruvienne et s’y est rapidement imposée comme le cadrage contestataire dominant, consacrant les rapports de production – et donc l’antagonisme de classe –, comme la source de tous les maux de la société. Tandis que la majorité de la gauche emprunte la voie des urnes lors du retour à la démocratie parlementaire en 1989, deux organisations marxistes-léninistes, le Sentier Lumineux et le MRTA7, revendiquent une stratégie de guérilla – et passent à l’acte (Degregori 1993 ; 2010). Durant la décennie qui s’ensuit, le pays s’enfonce dans la crise économique et politique, les élites dirigeantes se voyant de plus en plus discréditées par leur incapacité à venir à bout de la guérilla ainsi que par les scandales qui émaillent leur mandat8 (Carrión 2006 ; Tétreault 2006 ; Degregori 2010). C’est dans ce contexte qu’Alberto Fujimori, se présentant comme un outsider proche du peuple, est élu en 1990, avec pour principale promesse d’en finir avec le ‘terrorisme’ (Lynch 1999 ; Bowen 2000 ; Cotler et Grompone 2000 ; Carrión 2006). S’il parvient effectivement à mettre la guérilla en déroute, c’est au prix d’un régime autoritaire, assorti d’une recrudescence des exactions commises par l’armée et les services secrets9 contre la population civile (Degregori 2000, 2010 ; Cotler et Grompone 2000 ; CVR 2003). Agitant le « terrorisme » comme un épouvantail pour délégitimer et réprimer les mouvements sociaux, Fujimori sonne le glas du marxisme péruvien (Toche 2008), interrompant le processus historique de politisation de la classe sociale. Si le cadrage marxiste comportait une critique de l’impérialisme, les communautés indigènes ne sont « jamais devenues une question politique » de premier plan au Pérou (Martí I Puig 2010 : 153)
En Bolivie en revanche, les années 1960 voient naître le katarisme10, un courant de pensée dénonçant le colonialisme interne (Casanova 1964 ; Rivera Cusicanqui 1984) et mettant l’accent sur la double oppression, socioculturelle et économique, subie par les populations indigènes (Lavaud 1992). Le katarisme gagne du terrain après le massacre de Tolata et Epizana en 1974 (Rivera Cusicanqui 2012 : 54-56), débouchant sur la création d’une organisation politique qui deviendra plus tard le MAS11 (Stefanoni 2002). Dans le contexte d’effervescence contestataire du début des années 200012, le MAS – et avec lui, l’indigénisme – s’impose bientôt comme le principal opposant au néolibéralisme, élargissant alors sa base électorale, jusqu’ici paysanne, en ralliant les classes populaires ainsi qu’un pan des classes moyennes urbaines à sa cause (Canessa 2007 ; Do Alto et Stefanoni 2008 ; Madrid 2008). En 2005, Evo Morales remporte les élections présidentielles à la majorité absolue, fait inédit depuis la restauration du libéralisme électoral en 1982, ce qui lui confère « une légitimité politico-électorale sans précédents » (Stefanoni 2006 : 37). En Bolivie, le marxisme s’est donc trouvé remodelé dans le creuset de la pensée indigéniste, opérant un syncrétisme qui n’a pas eu son pendant au Pérou, où les mouvements sociaux se sont caractérisés par un certain réductionnisme horizontal et vertical13 envisageant le racisme comme une sorte de dommage collatéral du capitalisme.
Si le Pérou et la Bolivie ont connu des trajectoires contrastées de politisation de la classe et de la race, la mise en débat des rapports sociaux de sexe dans l’arène politique y a en revanche emprunté des voies étonnamment similaires – du moins jusqu’à la consécration du MAS en Bolivie. Malgré une relative incursion du féminisme dans le débat public dès les années 1970, les féministes en tant que mouvement social autonome14 n’ont eu que peu de prise sur le moment et la façon dont l’État s’est saisi de certaines de leurs revendications suite à la Conférence Mondiale sur les femmes organisée par l’ONU à Pékin en 1995 (Aillón 2015 ; Muñoz et Barrientos 2019). En Bolivie comme au Pérou, on peut parler d’une mise à l’agenda essentiellement top-down de la question du genre, sous l’égide des institutions internationales, relayées au niveau national par celles que les Mujeres Creando15 ont baptisées les « technocrates du genre »16, à la fois au sein des administrations publiques et des ONGs (Monasterios Peréz 2006 ; Monasterios 2007 ; Alvarez 2004 ; Rousseau 2009b ; Falquet 2011). Cheval de Troie du néolibéralisme et du néocolonialisme, cette nouvelle caste d’expert·e·s du genre homologué·e·s a également œuvré à la confiscation de la parole des femmes pauvres et à la dépolitisation du féminisme (Monasterios Peréz 2006 ; Monasterios 2007 ; Falquet 2011). Quoique les féministes péruviennes aient joué un rôle de premier plan dans l’opposition à Fujimori (Rousseau 2010) et que leurs homologues boliviennes autonomes se soient mobilisées contre les politiques néolibérales et racistes qui se sont succédées entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle (Falquet 2011 ; Paredes 2013), on ne peut pas dire du mouvement féministe qu’il ait fait trembler les élites dirigeantes traditionnelles de ces deux pays comme ont pu le faire les mouvements marxistes et kataristes – y compris lors des mobilisations pourtant massives de Ni Una Menos17, en 2016.
1.1.2. Quand les « domestiques » ont pris la rue
Bien que les mobilisations de travailleuses domestiques boliviennes et péruviennes présentent un certain nombre de points communs, comme par exemple le rôle historique clé d’organisations religieuses en tant que grassroot settings18, les contrastes sont saisissants en termes de cadrage et de convergence avec les principales organisations protestataires nationales.
En Bolivie, outre l’ouverture des opportunités politiques (McAdam 1982) dès les années 1980 avec le retour à la démocratie, l’essor du katarisme a fourni un cadrage quasi ‘clé-en-main’ de l’oppression ancillaire, attirant aux travailleuses domestiques la sympathie de larges pans de l’« espace des mouvements sociaux » (Mathieu 2007), allant des organisations indigénistes (dont le MAS) aux centrales ouvrières, en passant par des ONGs et des fondations de défense des droits humains et/ou féministes (Rodriguez 2015 ; Peredo 2015). En raison de la flagrante filiation du service domestique avec les régimes coloniaux de travail servile19 (Burkett 1978 ; Kuznesof 1989), les travailleuses domestiques ont rapidement été élevées au rang d’emblème de la condition colonisée (Rodriguez 2015). Le cadrage indigéniste est aujourd’hui encore saillant dans les discours des organisations de travailleuses domestiques boliviennes : à titre d’exemple, la figure de la travailleuse domestique apparaît quasi systématiquement sous les traits d’une cholita20 (voir logo de la FENATRAHOB21, Image 1) et les spots de sensibilisation sont généralement traduits en aymara et/ou en quechua.
En Bolivie, la triple oppression des travailleuses domestiques leur a paradoxalement permis de bénéficier d’une triple alliance, laquelle les a dotées des ressources de mobilisation22 suffisantes pour construire un mouvement fort et unifié autour d’une Fédération nationale, en capacité d’interpeller l’État.
Au Pérou, en revanche, la condition domestique n’est pas venue s’emboîter harmonieusement dans le récit contestataire national dominant des années 1970. L’oppression ancillaire faisait au contraire figure de caillou dans la chaussure de l’ouvriérisme, condamnant les travailleuses domestiques à rester à la périphérie de la lutte des classes, dans le particularisme du privé-féminin. Les organisations qui ont activement soutenu leur cause se sont comptées sur les doigts d’une main (Schellekens et Van Der Schoot 1989). À cette conjoncture défavorable de départ est venue se superposer la guerre interne et, avec elle, la criminalisation de l’action collective. Ces deux facteurs ont conjointement fragilisé et morcelé les organisations du secteur. Malgré la réouverture des opportunités politiques au début des années 2000, les obstacles tant matériels qu’idéologiques à l’action collective perdurent par inertie jusqu’à aujourd’hui, a fortiori pour les groupes les moins bien dotés en ressources et les plus susceptibles de se voir affublés de l’étiquette « terroriste », deux variables fortement corrélées à la racialisation (Aguirre 2011). Aujourd’hui encore, si la question du racisme est fréquemment évoquée à titre individuel au sein des organisations de travailleuses domestiques péruviennes, elle est généralement euphémisée dans le matériel de communication officiel.
En Bolivie, la conjonction des structures d’opportunités politiques favorables, de l’unité des organisations de travailleuses domestiques et du bloc contestataire qui s’est fédéré autour d’elles a offert la latitude pour une réflexion de fond sur la discrimination légale pâtie par le secteur, prélude à l’élaboration d’un projet de loi soumis au Parlement en 1992 (Rodriguez 2015). Bien que cette loi n’ait été adoptée que onze plus tard, on peut parler de « mise à l’agenda contrainte », résultant d’un processus de mobilisation, de médiatisation et de politisation (Hassenteufel 2010 : 55-57), trois ingrédients que leurs homologues péruviennes, isolées et fragmentées, ne sont pas parvenues à réunir. De ce fait, la loi d’encadrement du travail domestique promulguée au Pérou la même année est quant à elle le fruit d’une « mise à l’agenda silencieuse » (Hassenteufel 2010 : 55-57 ; Garraud 1990 : 36-40), dépourvue de réelle concertation avec les organisations du secteur.
1.2. … à l’opposition entre État-Nation néolibéral et État plurinational social-démocrate
1.2.1. Si proches, si loin…
Si le Pérou et la Bolivie partagent de nombreux points communs en matière de genèse étatique coloniale et de structuration institutionnelle post-coloniale aux mains des élites criollas (Marques-Pereira et Garibay 2011 ; Rivera Cusicanqui 2012 ; Cortés, 2012 ; Larrouqué 2019), les divergences dans la configuration des luttes sociales de la deuxième moitié du XXe siècle ont imprimé leur marque sur leurs institutions respectives (Cortés 2012). Le fossé entre les deux se creuse considérablement au tournant du nouveau millénaire, avec la victoire électorale de Fujimori en 1992 au Pérou et celle de Morales en 2005 en Bolivie.
L’élection du premier président indigène23 de Bolivie est en soi un bouleversement de l’échiquier politique qui inaugure une ère nouvelle en matière de polity, de politics et de policies24, que les Bolivien·ne·s connaissent sous le nom de « Processus de changement » (Lacroix et Le Gouill 2019). Cette volonté de rupture avec l’État républicain libéral (Canessa 2012) s’incarne dès la composition du premier gouvernement de Morales, incluant divers·e·s représentant·e·s d’organisations « indigènes-originaires-paysannes »25 et/ou femmes, dont Casimira Rodriguez, leadeuse historique du mouvement des travailleuses domestiques, au Ministère de la Justice. Cette nomination se veut un symbole fort de renouveau dans la conception de la Justice, l’État se voyant désormais assigner une mission de justice réparatrice (Mills 1997), prenant acte des hiérarchies structurelles héritées de l’Histoire et se fixant l’égalité substantielle comme horizon (voir : MacKinnon 1989a ; Crenshaw 1989 ; Okin 1989 ; Young 1990 ; Mills 1997). La nouvelle Constitution, adoptée par référendum en 2009, consomme le divorce avec l’« État colonial, républicain et libéral » au profit de l’« État plurinational de Bolivie », entérinant le référentiel global (Muller 2018 : 50-86) social-démocrate indigéniste promu par le MAS. À travers la constitutionnalisation du principe de représentation descriptive des peuples « originaires indigènes paysans » et afroboliviens ainsi que des femmes (Art. 278), l’État Plurinational prend le contrepied du modèle de la représentation substantielle universaliste jusqu’alors en vigueur26. La Constitution de 2009 ne rompt en effet pas seulement avec la fiction du citoyen et de l’élu racialement neutre, mais également avec l’universel masculin. Cette rupture se manifeste notamment à travers l’usage de termes épicènes ou dédoublés pour nommer à la fois les femmes et les hommes, l’adoption du principe de ‘dépatriarcalisation’27 ainsi que la promotion à la fois transversale et spécifique des droits des femmes (Nagels 2013 ; Peredo 2017). Se met également en place un modèle d’État-Providence « néodéveloppementaliste », élargissant le système de protection sociale et étoffant le service public (Stefanoni 2011 : 69, 72, 74).
Au Pérou, en revanche, la polity républicaine libérale post-coloniale et l’oligarchie qui va avec (politics) n’ont pas été fondamentalement ébranlées. Même la transition démocratique demeure inachevée, ne serait-ce que parce que c’est toujours la Constitution de 1993, promulguée sous le régime autoritaire de Fujimori28, qui régit la vie institutionnelle du pays. Le brutal virage austéritaire pris par Fujimori dès le début de son mandat (policies) a été entériné par les législateurs, qui ont été jusqu’à constitutionnaliser la doctrine néolibérale du laisser-faire (Carrión 2006 ; Benza Pflücker 2018). Si la Constitution de 1993 protège formellement ses citoyen·ne·s contre les atteintes à l’‘identité ethnique et culturelle’, elle fait table rase de la réforme agraire, ce qui revient de facto à livrer les terres indigènes à la merci des intérêts privés. À ce jour, il n’existe toujours aucun dispositif légal assurant la représentation des indigènes et afrodescendant·e·s au Congrès, avec pour résultat, une présence institutionnelle déficitaire de ces populations. Enfin, bien que Fujimori se soit posé en chantre de la cause des femmes, leurs droits sexuels et reproductifs sont foulés aux pieds dès l’article 2-1 de la Constitution, décrétant l’embryon « sujet de droit » – imposant donc un verrou constitutionnel à la dépénalisation de l’avortement (Rousseau 2009a : 87). L’article 4 enfonce le clou en faisant du mariage et de la famille des « institutions naturelles et fondamentales de la société » « protégées » et même « promues » par l’État.
À chacune de ces deux combinaisons de polity-politics-policies correspond un « régime de citoyenneté » (Jenson 2007 : 23-30)29. Le cas péruvien relève du régime le plus répandu sur le continent, dont la façade formelle du citoyen neutre et de l’État impartial masque la réalité d’une citoyenneté à géométrie variable : celle des classes populaires et/ou racisé·e·s se résume à l’exercice des droits politiques, leurs droits civiques, sociaux et culturels restant, pour l’essentiel, lettre morte (Marques-Pereira et Garibay 2011 : 205-255). À cela s’ajoute une faible politisation des rapports sociaux et une défiance généralisée envers les institutions (Ibid). Je propose de qualifier ce modèle de « régime universaliste post-colonial néolibéral », en lui opposant le « régime social-démocrate indigéniste » en vigueur en Bolivie, où l’exercice substantiel des droits civiques, sociaux et culturels de la majorité de la population, y compris des opprimé·e·s historiques, est davantage garanti et où le sentiment d’identité collective de ces dernier·e·s est nettement plus affirmé.
1.2.2. Les travailleuses domestiques face à l’État
Dans le régime « universaliste post-colonial néolibéral » du Pérou, les travailleuses domestiques sont indubitablement des citoyennes de seconde zone, non seulement sur le plan de l’exercice substantiel des droits mais même au niveau formel. La loi de 2003 des « travailleurs domestiques » offre un exemple éclairant des rapports de force qui, sous couvert de neutralité universaliste, sous-tendent et sont reproduits par le paradigme libéral du droit et de la Justice (MacKinnon 1989a). Bien que cette loi ait donné lieu à un certain nombre d’avancées, elle demeure largement en-deçà des normes du droit du travail en vigueur dans la majorité des autres secteurs de l’économie nationale30, ne leur garantissant même pas le salaire minimum. Considérablement moins protectrice que la loi bolivienne équivalente, elle s’en démarque surtout par la quantité de mesures explicitement consacrées à la défense des intérêts des employeur·se·s, dont un article imposant aux travailleuses domestiques un « devoir de réserve » sur la vie privée du foyer où elles officient (Art.4). Si cette loi épouse de si près les intérêts matériels objectifs des employeur·se·s, c’est notamment parce que celles et ceux qui l’ont élaborée, débattue et promulguée sont, elles et eux-mêmes, employeur·se·s. Loin d’être confiné à leur vie civile, leur point de vue situé (Hartsock 1983) sur la question ancillaire transcende au contraire la frontière supposée cloisonner la sphère privée et la sphère publique. La teneur des débats parlementaires est à cet égard sans équivoque, de nombreux·ses député·e·s évoquant, voire invoquant, leur statut d’employeur·se en plein hémicycle. Pour Edgardo Balbín, ex-parlementaire péruvien :
Le problème, c’est que beaucoup de députés ne sont pas là, disons par conviction, mais par intérêt personnel. […] Dans le cas […] du travail domestique, la loi a été conçue […] sans consultation des organisations de base […], de manière partiale… Même si l’objectif officiel était de formaliser le secteur […], ils ont réfléchi comme des employeurs, depuis leur point de vue et leurs intérêts […]. Je ne dis pas que tout est à jeter dans cette loi, […] mais disons […] qu’elle a permis aux employeurs de maintenir un certain statu quo… 31
Le traitement législatif de la question ancillaire fait ainsi jour sur « les deux corps du droit », variante moderne des « deux corps du roi » (Kantorowicz 1989)32 : parlementaires et employeur·se·s ne font qu’un, ils et elles fusionnent littéralement dans un même corps socialisé, appartenant à un corps social hiérarchiquement situé. Le ‘lobby employeur’ a donc tout loisir de se dispenser de médiation avec le Pouvoir Législatif – il lui est consubstantiel.
Or, la majorité des fonctionnaires et magistrat·e·s étant également employeur·se·s, ce conflit d’intérêts se trouve diffracté à tous les échelons de l’État. Le droit est non seulement conçu mais aussi appliqué, au niveau administratif et judiciaire, par des agent·e·s qui sont à la fois l'incarnation de l'institution et des individus pris·e·s dans des rapports sociaux de domination, dont l’habitus façonne l’exercice de la fonction (Dubois 2008). Au Pérou, l’habitus dominant de ces agent·e·s, à la fois juge et partie lorsqu’il s’agit de trancher des litiges ancillaires, n’est de surcroît pas confronté, mais au contraire conforté, par la doxa institutionnelle universaliste libérale33. Ainsi que l’explique Sofía Mauricio, militante historique de la cause des travailleuses domestiques, et comme j’ai pu le constater in situ, il en résulte que les agent·e·s des juridictions compétentes tendent à traiter les travailleuses domestiques qu’ils reçoivent en tant qu’administrées comme ils/elles traitent la leur à domicile :
Il y a des fonctionnaires […], quand ils découvrent que tu es travailleuse domestique […], la façon dont ils te traitent change du tout au tout, genre ils te parlent comme s’ils étaient en train de parler à leur travailleuse domestique, mais chez eux, pas dans un bureau de l’État où cette personne doit être traitée comme doit l’être n’importe quel citoyen, […] c’est [leur] côté employeur qui ressort ! […] et comme dans la majorité du Pouvoir judiciaire tu as aussi des employeurs, […] ça porte préjudice aux travailleuses domestiques, parce que la balance penche forcément plus en faveur des employeurs… […]34.
Les droits civiques et sociaux des travailleuses domestiques sont amputés par une Justice de classe et de race, qui repose sur une législation discriminante à la fois dans le texte et dans l’application, n’opposant aux employeur·se·s aucune réelle limite à leur pouvoir dans la sphère privée. Dans la conception libérale de l’État, « les rapports de jure stabilisent les rapports de facto » (MacKinnon 1989a : 167). Les droits politiques constituent le seul élément de la citoyenneté statutaire dont elles puissent se prévaloir – à condition bien sûr de disposer d’une pièce d’identité35. Dans un contexte de forte répression des initiatives contestataires et faute de représentation, dans les institutions comme dans les mouvements sociaux, on peut également parler de dépolitisation.
En Bolivie en revanche, la question ancillaire s’impose à la fois comme symbole et comme témoin de l’entreprise de décolonisation de l’État et de la société impulsée sous l’égide d’Evo Morales. Bien qu’ayant été promulguée deux ans avant son arrivée au pouvoir au terme d’une mise à l’agenda contrainte, le contenu de la loi de régulation du travail domestique de 2003 est révélateur du paradigme de la mission étatique alors en pleine ascension. Considérablement plus protectrice que son équivalente péruvienne, cette loi cadre les rapports ancillaires comme une domination historicisée et fournit aux travailleuses domestiques des recours juridiques contre les diverses formes de violences – économiques, symboliques et physiques – communément exercées par les patron·ne·s. La nomination de Casimira Rodriguez au Ministère de la Justice36 a mis un coup d’accélérateur aux réformes juridiques et aux politiques publiques favorables aux travailleuses domestiques. Dans le régime de citoyenneté « social-démocrate indigéniste », l’État a pour vocation de faire contrepoids aux oppressions structurelles qui régissent la société civile, en conséquence de quoi les femmes de ce secteur situé au bas de la pyramide sociale ont vu leurs droits politiques, civils et culturels nivelés par le haut. Si le racisme d’État est loin d’avoir disparu37, les mutations dans le profil sociographique des élites dirigeantes et dans le paradigme officiel de la mission étatique ont eu des retombées significatives sur l’ensemble de la pyramide institutionnelle et donc de l’action publique substantielle. Les dirigeantes syndicales affirment par ailleurs que le dialogue avec les institutions s’est considérablement amélioré depuis l’arrivée du MAS au pouvoir (Peredo, 2015 : 27). Les travailleuses domestiques boliviennes interrogées attestent à l’unanimité de changements notoires dans le traitement qui leur est réservé par les agent·e·s du service public depuis l’accession du MAS au pouvoir, et comptent désormais sur une jurisprudence bien plus auspicieuse qu’autrefois. Même si leurs droits sociaux demeurent au rabais, le modèle de welfare promu par l’État Plurinational a contribué à aller dans le sens d’une plus grande individuation par rapport aux patron·ne·s. La politisation et l’identification de ce secteur à la communauté politique nationale sont affirmées.
En dépit de toutes les divergences qui les séparent, ces deux modèles d’administration étatique de la question ancillaire partagent un point commun : la variable sexuée est reléguée à l’arrière-plan du discours institutionnel sur la domesticité38. Même en Bolivie, où des campagnes de sensibilisation destinées à informer les travailleuses domestiques sur leurs droits du travail et sur la pénalisation du racisme sont régulièrement menées, rien d’équivalent n’a été mis en place concernant les violences sexo-spécifiques auxquelles elles sont pourtant surexposées. En écho avec le célèbre discours de la militante abolitionniste Sojourner Truth, la question se pose : « Ne sont-elles pas des femmes ? »39
2. Ne sont-elles pas des femmes ?
2.1. La famille, fief de la domination masculine
La littérature scientifique sur les rapports ancillaires est tributaire d’un angle mort analogue à celui de l’action publique : lorsqu’elle n’est pas tout bonnement passée sous silence, la dimension sexuée – et surtout sexuelle – de la domination ancillaire, y est le plus souvent traitée de manière aussi descriptive qu’expéditive (Weiss 2017). Les violences sexuelles constituent pourtant un trait saillant de la « condition de bonne à tout faire » (Le Guillant 2010), qui passe sous le radar des sociologues, dont la plupart privilégie l’étude de la domination ancillaire intra-sexe (Weiss 2016). Or, ces violences, qui forment un continuum allant du harcèlement sexuel au viol (Kelly 1988), sont perpétrées quasi exclusivement par des hommes, employeurs ou fils d’employeurs, la plupart du temps, mais aussi parfois membres du personnel domestique masculin (voir par exemple : Ojeda Parra 2004 ; Canessa 2008)40. Les rares travaux sur la question font de la vulnérabilité (économique, sociale, psychologique) des travailleuses domestiques la principale variable explicative du passage à l’acte de ces hommes (ex : Ojeda Parra 2004). Ce glissement du « comment ? » vers le « pourquoi ? » participe de la naturalisation des violences sexuelles. L’analyse conjointe de la pornographie ancillaire et des récits de travailleuses domestiques sur les stratégies déployées par leurs agresseurs permet de restituer à leurs motivations toute leur épaisseur sociologique : si les patrons harcèlent et violent fréquemment les travailleuses domestiques, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont facilement accessibles matériellement mais aussi parce que, dans leur imaginaire, elles incarnent la quintessence de la soumission féminine contrainte, et que cette subalternité est sexualisée voire fétichisée. L’« orientalisme ancillaire » (Kovacshazy 2018 : 150-151) qui guide les passages à l’acte de ces hommes n’est que l’un des avatars de l’érotisation de la domination, pierre angulaire de la sexualité patriarcale (MacKinnon 1989b ; Dworkin 1987, Morgan 1975), qui prend ici un tour paroxystique par sa dimension racialisée (Stoler 1995 ; Nelson 1999 ; Canessa 2008 ; Galindo 2013).
Or, non seulement la violence sexuelle ancillaire est infra-théorisée, mais elle est également déconnectée analytiquement des autres formes de violences sexistes et sexuelles subies par les travailleuses domestiques. Dans ma thèse, j’ai démontré l’existence d’un lien causal entre les violences patriarcales intrafamiliales, en particulier les agressions pédocriminelles incestueuses, et l’entrée en domesticité : pour les jeunes filles fuyant le domicile familial, le service domestique cama adentro41 se profile comme la seule source à la fois de revenus et de logement rapidement accessible (Garcia Castro 1989). Pour celles qui se sont mises en ménage, la violence conjugale dans toutes ses dimensions est également monnaie courante et participe de leur maintien en domesticité. Celles vivant ou ayant vécu en concubinage sont par ailleurs nombreuses à souligner l’homologie entre les modalités d’exploitation et de violences des patrons et des conjoints. Ce cloisonnement analytique empêche non seulement de percevoir – et donc de théoriser – les similitudes et la synergie entre les différentes formes de violences masculines qui façonnent la trajectoire biographique et la subjectivité des travailleuses domestiques, mais également ce que les femmes ont en commun, par-delà les autres hiérarchies les divisant.
Plus encore que le continuum des violences patriarcales subies par cette catégorie socioprofessionnelle, la transversalité sociale de ces violences est en effet le grand impensé des travaux sur le service domestique. Or, les statistiques de victimation désagrégées par catégorie sociale démontrent que le phénomène sévit dans tous les milieux dans des proportions équivalentes (Bott et al. 2014). Mon matériau ethnographique suggère non seulement que les employeuses ne sont aucunement épargnées par les violences conjugales, mais aussi que les agresseurs de travailleuses domestiques sont plus susceptibles que les autres employeurs d’exercer des violences, notamment sexuelles, sur les autres membres subalternes du foyer, à savoir leur conjointe et/ou les enfants. L’exposition à la violence sexuelle constitue en réalité le plus petit dénominateur commun entre les femmes de la bourgeoisie42 et celles des classes populaires, y compris celles qu’elles exploitent et oppriment au sein du foyer où elles sont elles-mêmes exploitées et opprimées par leur conjoint.
Loin d’être anodine, l’étymologie du mot « famille »43 est révélatrice du caractère systémique des violences qui s’y déploient en toute légitimité : le mariage, soubassement de la famille, est une institution sociale organisant l’appropriation des femmes (Guillaumin 1978) à travers un « contrat sexuel » (Pateman 2010) passé avec l’État, garantissant au mari le droit d’usus, de fructus et d’abusus sur « sa » femme – autrement dit, institutionnalisant l’exploitation domestique (Delphy 1970) et le viol conjugal (Guillaumin 1978 ; Pateman 2010). Fondement de la famille nucléaire patriarcale, l’appropriation sexuelle en est aussi le fil conducteur : le supposé tabou de l’inceste (Lévi-Strauss 1967) n’est qu’un écran de fumée servant à masquer la réalité statistique44 (Dussy 2013), la famille constituant le lieu où le risque de subir des violences sexuelles est le plus élevé (Guezmes et al. 2002 ; Bott et al. 2014 ; Salmona et Salmona 2015 ; Llaja et Silva 2016). C’est ce qui conduit Catherine Weiss à proposer une grille de lecture iconoclaste de la « fiction familiale » (Bernardo, citée par Weber 2005 : 227) mise en scène par les employeur·se·s, d’ordinaire analysée exclusivement sous l’angle de la supercherie destinée à maximiser l’exploitation de la travailleuse domestique : si l’on considère la famille comme le fief de la domination masculine, notamment dans son versant sexuel, alors elle fait bel et bien « partie de la famille » (Weiss 2017 : 353).
Tout comme la domination ancillaire, le patriarcat ne s'arrête toutefois pas aux portes de la maisonnée ; il imprègne également l’arène publique, se manifestant notamment dans l’administration étatique de ces violences dites « privées ».
2.2. Les victimes de violences sexistes et sexuelles face à l’État
Parmi les femmes que j’ai rencontrées ayant subi des violences sexuelles et/ou conjugales, l’écrasante majorité d’entre elles, tous milieux sociaux confondus, a en commun de n’avoir pas porté plainte. A l’échelle du continent, il a été estimé qu’à peine 5% des personnes victimes de violences sexuelles à l’âge adulte portaient plainte (Contreras et al. 2010). Quant à la minorité ayant intenté une action en Justice, essentiellement issue des classes moyennes métisses urbaines, aucune n’a été épargnée par la « victimisation secondaire »45 institutionnelle. Le victim-blaming46 des policiers et des juges, alimenté par les « mythes sur le viol »47 (Lonsway et Fitzegarld 1994), est la forme de revictimisation institutionnelle la plus fréquemment mentionnée. L’examen médico-légal est également un aspect de la procédure à haut potentiel revictimisant (Herman 1992 ; Campbell et Raja 2005), et les pratiques en vigueur en Bolivie et au Pérou tiennent du « deuxième viol »48. Le terme « traumatisant » employé par les victimes de violences patriarcales pour qualifier leur expérience de la Justice n’est pas un vain mot, Freyd et Smith (2013) ayant démontré que les maltraitances institutionnelles exacerbaient les symptômes de stress post-traumatique. La charge traumatique de toutes ces pratiques institutionnelles est décuplée par l’issue négative de la procédure (classement de l’affaire ou acquittement de leur agresseur). Or, seule une infime minorité de ces plaintes aboutit à une condamnation (Gadea 2015 ; Llaja et Silva 2016). On constate donc que l’État se fait la caisse de résonance des rapports de domination qui règnent dans le privé, en amplifiant les préjudices qui en résultent. De ce fait, la frontière public/privé apparaît pour le moins ténue du point de vue des femmes.
Si la revictimisation emprunte des canaux d’expression spécifiques face aux femmes pauvres et racisées (Lefley et al. 1993 ; Jimenez et Abreu 2003 ; Maier 2008), a fortiori travailleuses domestiques, elle ne leur est pas spécifique pour autant (Eaton 2019). L’examen de la lettre et de l’esprit de la loi met en relief le caractère transversal du déni de justice que l’État oppose aux femmes – à toutes les femmes. Par souci de concision, je ne citerai que quelques-uns des verrous légaux en matière de protection et/ou de réparation pour les victimes de violences patriarcales. Pour commencer, le viol conjugal n’a explicitement été reconnu qu’en 2006 au Pérou et il ne l’est toujours pas en Bolivie – pire, le Code pénal bolivien offre toujours aux hommes la possibilité d’échapper à toute poursuite judiciaire pour kidnapping et viol s’ils épousent leur victime49. Jusqu’en 201850, le droit péruvien ne caractérisait pas le viol par l’absence de consentement mais par l’expression de résistances explicites : les victimes qui ne s’étaient pas débattues, le plus souvent parce qu’en état de sidération51, ne pouvaient donc même pas envisager de porter plainte. La loi bolivienne actuellement en vigueur reste ambivalente sur ce point52. Bien que les législations bolivienne et péruvienne reconnaissent toutes deux le « féminicide »53, le droit bolivien n’a pas abrogé la notion d’« homicide sous le coup de l’émotion violente » (Art.245 du Code pénal), initialement conçue comme une circonstance atténuante, a fortiori si la victime était un·e conjoint·e – soit une homologation de la notion de « crime passionnel »54. Enfin, dans ces deux pays, le viol n’est pas un crime, mais un simple délit. Le fait que le viol soit toujours classifié dans la même catégorie d’infractions que les atteintes à la propriété est un reliquat de la conception du viol qui a longtemps prévalu, en Europe comme en Amérique latine, à savoir celle d’une atteinte non pas à l’intégrité de la femme victime mais à la propriété de son père ou de son mari (Vigarello 1998, Mannarelli 2001). Ce cadrage juridique des violences sexuelles et sexuées n’est pas un phénomène contingent, mais une conséquence nécessaire de la mainmise historique de la classe des hommes sur l’ensemble des institutions étatiques (MacKinnon 1989a ; Pateman 2010). Si chacun de ces deux pays s’est doté d’une « loi intégrale »55 destinée à prévenir, sanctionner et éradiquer les « violences faites aux femmes », elle demeure ineffective, faute de volonté politique (Junter 2012). Le mouvement Ni Una Menos, pourtant massivement suivi dans ces deux pays56, n’a fondamentalement pas changé la donne.
Tout comme pour le traitement institutionnel de la question ancillaire, la conception de la loi – comprise comme l’articulation du droit positif et des vides juridiques – et son application font système, concourant conjointement à assurer l’impunité de la quasi-totalité des agresseurs. Je souscris ainsi à l’analyse de Judith Herman, selon laquelle « le système légal est conçu pour protéger les hommes du pouvoir supérieur de l’État, mais pas pour protéger les femmes ou les enfants du pouvoir supérieur des hommes » (1992 : 52).
Si ce traitement juridico-judiciaire des violences patriarcales semble cohérent avec la polity universaliste libérale péruvienne, il semble en revanche en dissonance avec le modèle de Justice substantive promu en Bolivie et plus encore avec le projet officiel de ‘dépatriarcalisation’ de l’État et de la société. Comment expliquer que le MAS en tant que parti au pouvoir fasse preuve d’une telle tolérance à l’égard de ces violences, alors qu’il s’est tant battu pour rendre justice aux travailleuses domestiques, et ce, alors qu’elles comptent parmi les plus opprimées des femmes ?
2.3. Les violences sexistes et sexuelles au cœur de l’État
Pour comprendre cet apparent paradoxe, il convient de garder à l’esprit qu’inclusion n’est pas synonyme d’égalité, que ce soit au sein de mouvements sociaux, d’institutions ou lors de discours publics. Stéphanie Rousseau a ainsi démontré que la politique du genre promue respectivement par Morales et Fujimori, à commencer par l’augmentation visible de la présence des femmes dans les hautes sphères de l’appareil d’État, constituaient des « pièces maîtresses de leur projet populiste » (2010 : 146), bien que l’un soit de type bottom-up et l’autre top-down57. Tout en s’étant posés en hérauts de la cause des femmes, ces deux leaders charismatiques se sont par ailleurs illustrés par une foule de propos, attitudes et décisions sexistes, privées comme publiques (Schmidt 2006 ; Canessa 2008 ; Rousseau 2010).
Dans le sillage de Stéphanie Rousseau (2009a ; 2010), je considère que le gouvernement de Fujimori offre une illustration saisissante de la théorie de Waylen (2007) selon laquelle le déploiement tambour battant d’une politique de genre ne constitue aucunement un gage de démocratisation, mais peut au contraire être mis au service d’un projet populiste voire autoritaire. Le recul historique sur les séquelles de l’autoritarisme ultralibéral fujimoriste a permis de faire jour sur le décalage abyssal entre sa mise en vitrine de quelques femmes au gouvernement et la paupérisation de l’écrasante majorité des femmes du pays sous le poids des programmes d’ajustement structurel (Rousseau 2009a ; Nagels 2011) ou encore les stérilisations forcées massives de femmes indigènes (Burneo Labrín 2008 ; Getgen 2009). La lumière a également été faite sur son instrumentalisation clientéliste des programmes d’aide alimentaire destinés aux femmes pauvres (Rousseau 2009a : 97-128). Le double-jeu de Fujimori enjambait par ailleurs la supposée cloison public-privé dans la mesure où, tandis qu’il exhibait sa devanture institutionnelle féministe, il traitait Susana Higuchi, son épouse, « comme une servante » devant ses partisan·e·s (Daeschner 1993 : 229), l’agressait à huis-clos avant de la faire torturer par ses services secrets (Bowen 200 : 216-222 ; Congreso de la República 2002 : 36-39 ; Schmidt 2006 : 156 ; Rousseau 2009a : 83). La tokenisation58 des femmes incorporées par Fujimori jusqu’au sommet de la pyramide étatique trouve sans doute son expression la plus lapidaire dans une remarque faite par l’autocrate à propos des fonctionnaires en jupe courte comme faisant figure de charmantes décorations pour les bureaux de l’État (Schmidt 2006 : 165, 17559). La politique de genre menée par Fujimori se donne ainsi à voir comme l’incarnation par excellence du modèle de l’inclusion utilitariste, sous condition de performance – économique et théâtrale – de la différence, théorisé par Réjane Sénac (2015).
Le cas de Morales est en revanche plus épineux, dans la mesure où les femmes indigènes ont joué un rôle de premier plan dans l’ascension politique du MAS (Arnold et Spedding 2005 ; Rodriguez 2015 ; Rousseau 2010) et où la situation économique ainsi que la représentation institutionnelle de ces dernières se sont considérablement améliorées depuis son arrivée au pouvoir (Uriona 2010 ; Novillo 2011 ; Komadina 2016). Cependant, la présence quantitative des femmes au sein du MAS tout comme de l’État dirigé par ce dernier ne dit en soi pas grand-chose de la place qualitative qu’elles y occupent. Si en public Evo Morales a fait de la nomination de Casimira Rodriguez, femme quechua et travailleuse domestique, au Ministère de la Justice un symbole fort de la rupture avec les structures de domination héritées de la colonisation, le récit que fait cette dernière de son expérience au gouvernement dresse un tableau pour le moins mitigé de l’envers du décor. Outre le racisme des opposant·e·s au « processus de changement », Casimira Rodriguez a dû essuyer tout un éventail de pratiques sexistes de la part de ses ‘camarades’, allant de l’assignation systématique au travail émotionnel et autres basses besognes au harcèlement moral de la part de l’un de ses Vice-Ministres (Rodriguez 2015).
Au lieu d’intercéder en sa faveur auprès du Vice-Ministre qui la harcelait, Evo Morales lui a opposé une fin de non-recevoir autoritaire assortie d’une cinglante revictimisation, le tout lui ayant inspiré les mots suivants :
Jamais personne, pas même mon pire ennemi, pas même mes employeurs, ne m’avait parlé de cette manière. […] je ne reconnaissais pas le camarade de lutte, le compagnon de conseil, le camarade exemplaire, mon idole politique, mon leader (Rodriguez 2015 : 336-337).
En faisant appel à la comparaison avec la domination ancillaire, Casimira Rodriguez met en exergue l’homologie des formes d’oppression qu’elle a subies dans le privé et dans le public, disant en filigrane qu’Evo Morales, tout en l’ayant exhibée comme vitrine du « processus de changement », s’est comporté à son égard « comme un patron » en « privé »… au cœur même de l’État. Loin d’être anecdotiques, les déboires de Casimira Rodriguez sont représentatifs des rapports sociaux de sexe au sein du MAS – tant comme confédération syndicale que comme organisation à la tête de l’État60 – tels que j’ai pu les observer in situ et tels qu’ils m’ont été décrits en entretien par des travailleuses domestiques sympathisantes : à la division sexuée traditionnelle du travail politique (Falquet 2002 ; Achin et al. 2007 ; Roux et Fillieule 2009), s’ajoute un large spectre de pratiques interactionnelles infériorisantes, telles que couper la parole aux femmes61, faire des plaisanteries sexistes à leur dépens ou encore les réduire au rang de « non-personnes » (Goffman 1991 : 206) en ignorant leur présence dans une pièce. L’Association des Conseillères municipales et mairesses de Bolivie (ACOBOL)62 a mis en lumière le climat d’hostilité qui règne envers les femmes dans les administrations décentralisées, identifiant un continuum de violence misogyne allant jusqu’ aux féminicides politiques63, en passant par les agressions sexuelles (López Gonzales et Mendoza 2013). Or, ces violences ne sont pas l’apanage des opposants au processus de changement ; elles sont aussi perpétrées par des partisans du MAS, de la société civile comme de l’État, dans l’arène privée comme publique. Le cas le plus édifiant au regard de la problématique traitée ici est sans doute celui du viol commis par Domingo Alcibia, un député du MAS, au sein même de l’hémicycle de l’assemblée législative départementale de Chuquisaca64, lors d’une fête organisée de façon illicite en 2012. Lorsque le scandale a éclaté suite à la fuite de vidéos de surveillance, incriminant au passage un second député du parti présidentiel pour harcèlement sexuel sur une autre employée contractuelle, les partisans du MAS se sont montrés pour le moins parcimonieux en témoignages de solidarité envers les victimes65. Pourtant, ces dernières étaient des femmes portant la pollera66, donc des femmes indigènes. S’il a condamné les faits, Evo Morales n’a pas exclu la possibilité que ses camarades sollicitent une « licence » leur permettant de conserver leur siège parlementaire le temps que l’affaire soit instruite par le Pouvoir Judiciaire (Pintado 2013). L’allocution d’Evo Morales est subtilement venue réactualiser la fiction dissociant le dépositaire de l’autorité publique et l’homme, fiction entérinée par la Justice qui, en plus de n’avoir condamné aucun de ces deux députés pour violence sexuelle67, a autorisé le second à réintégrer ses fonctions quelques mois plus tard, où il en a profité pour récidiver68. Ainsi, même lorsqu’elles sont perpétrées par des serviteurs de l’État affiliés au parti à la tête de l’État au sein de locaux de l’État, les violences sexuelles ne sont pas considérées comme une « affaire d’État » – et ce, malgré l’édiction de la ‘dépatriarcalisation’ comme principe constitutionnel supposé guider l’action publique. Il ne s’agit donc « pas tant d’une forme de violence “privée” que d’une violence qui est “continuellement privatisée” » (Rasool-Bassadien et Hochfeld 2005 : 8) – autrement dit, continuellement dépolitisée. Pour Chinkin, la « tradition de voir les conduites sexuelles comme privées autorise les violences sexuelles par des officiels du public » (1999 : 392), violences qu’ils commettent manifestement sans égards pour une quelconque cloison entre sphère privée et sphère publique. L’indifférence généralisée des partisans du MAS, élus ou non, pour la victime d’Alcibia, pourtant une prolétaire portant la pollera, braque une lumière crue sur le double standard qui prévaut au cadrage des viols de femmes indigènes, lesquels ne semblent dignes de leur indignation que lorsqu’ils sont commis par des patrons – pas par des camarades. La solidarité de classe socioraciale dominée prônée par les hommes du MAS s’arrête visiblement là où commence la solidarité de classe de sexe dominante.
Cette solidarité à géométrie variable révèle que, si les femmes se sont vu offrir une place de choix dans les rangs du MAS et de l’État Plurinational de Bolivie, c’est avant tout en leur qualité de ressource, non seulement matérielle mais également symbolique. Du fait de la sur-racialisation des femmes indigènes, corollaire de la sexualisation de la race (De la Cadena 1995 ; Stoler 1995 ; Nelson 1999 ; Dorlin 2006 ; Canessa 2005 et 2008 ; Galindo 2013), ces dernières se sont en effet retrouvées à incarner la quintessence de l’oppression raciste. A ce titre, elles ont été mises sur le devant de la scène politique plus en tant qu’égéries de la décolonisation que comme actrices et bénéficiaires à part entières du « processus de changement », encore moins d’égales (Galindo 2013 ; Peredo 2017). Quoique paré d’oripeaux populaires, on retrouve finalement ici le modèle de l’inclusion subalterne instrumentale, « sous condition » de performance de la différence sexuée (Sénac 2015).
L’idée selon laquelle la réduction de la pauvreté des femmes boliviennes témoignerait d’un féminisme d’État est un trompe-l’œil : leur sort s’est certes amélioré, mais par rapport à la période d’avant Evo Morales – pas (ou peu) par rapport aux hommes. Si les femmes ont effectivement gagné en marge de manœuvre économique, c’est de manière collatérale voire adventice, l’État du MAS ne s’étant pas véritablement attelé à l’émancipation des femmes du joug masculin, en particulier dans son versant sexuel, et promouvant même des mesures irréconciables ne serait-ce qu’avec leur sécurité la plus élémentaire (Peredo 2017). Dans ce contexte, l’individuation et la politisation des femmes en tant que classe sont entravées69. Or, il s’agit là de deux des critères retenus par Jenson (2007) pour évaluer la substantivité de la citoyenneté d’un groupe social donné.
Conclusion : Au pouvoir, les couleurs passent, le sexe reste
Si l’on s’en tient aux critères canoniques d’évaluation du régime de citoyenneté, le contraste entre la Bolivie et le Pérou est saisissant : les travailleuses domestiques boliviennes, et a fortiori le restant des femmes du pays, jouissent d’une citoyenneté nettement plus substantielle que celle de la majorité des femmes péruviennes, a fortiori travailleuses domestiques. En revanche, lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement à ce qui constitue le cœur de la domination masculine, la frontière entre le régime universaliste post-colonial néolibéral et le régime social-démocrate indigéniste s’estompe : dans un cas comme dans l’autre, l’État oppose aux femmes, depuis les travailleuses domestiques jusqu’à leurs employeuses, un déni de Justice et un déficit de protection face à l’oppression patriarcale. Ce faisant, il la cautionne, concédant à tout citoyen mâle adulte une portion de la prérogative de violence physique légitime dont il est pourtant supposé détenir le monopole sur la totalité de son territoire (Weber 1959).
Or, l’habeas corpus70 et l’accès à la Justice constituent deux éléments-clés de la citoyenneté civique, qui font dire à Holston de la citoyenneté des pauvres qu’elle est la plus formelle de toutes, tant leur habeas corpus est foulé aux pieds et leur lien avec la Justice ténu (2007 : 81). Cette grille de lecture n’est étonnamment pas appliquée à la citoyenneté des femmes, pas plus que le concept de « zones brunes » développé par O’Donnell (1993) pour qualifier les territoires où le monopole de la violence physique légitime par l’État est concurrencé. Pourtant, l’habeas corpus des femmes est sous menace constante, en particulier au sein du foyer familial, que les théories de la modernité politique ont étiqueté ‘sphère privée’ par opposition à la sphère publique de l’égalité civique, afin d’en faire un espace social où l’État n’a pas vocation à intervenir – soit une « zone brune » à la fois légitime et légale.
Du point de vue des femmes, cette topologie public/privé ne correspond à aucune délimitation empirique de la domination masculine telle qu’elles la subissent. Les agressions sexuelles commises par des serviteurs de l’État étant considérées et administrées comme celles perpétrées par les particuliers dans le ‘privé’, même lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions, on peut en conclure que les hommes détiennent, en tant que classe de sexe, le pouvoir d’aménager des « zones brunes » jusqu’au cœur de l’État – du moment qu’ils n’enfreignent pas les normes tacites du « contrat sexuel colonial » (Galindo 2013 : 112). Si les travailleuses domestiques occupent indéniablement l’un des tout derniers échelons des « champs de citoyenneté »71, la transversalité des violences masculines et de leur impunité – indissociablement pénale et sociale – fait de la citoyenneté de l’ensemble de la classe des femmes une citoyenneté amputée, que l’État soit circonstantiellement dirigé par la droite ou par la gauche.
Pour Pateman, la doxa de la séparation entre sphère privée et sphère publique imprègne et façonne nos représentations à un point tel qu’il s’avère difficile d’échapper à l’écueil de l’analyse disjointe des deux arènes, au risque d’alimenter l’illusion selon laquelle « le droit patriarcal ne régit que le mariage et la vie privée » (2010 : 164). En tant que « lien essentiel entre la macro-structure de la vie politique et la micro-structure de l’existence domestique » (Rubbo et Taussig 1981 : 5), les rapports ancillaires constituent un observatoire privilégié de l’homologie des rapports de domination de part et d’autre de ces « deux sphères », dévoilant qu’elles n’en forment qu’une du point de vue des rapports sociaux de sexe. L’étude des violences sexuelles faites aux travailleuses domestiques révèle ainsi plus largement que la relation analogique-généalogique qui unissait le père au souverain dans l’Ancien Régime et dans les colonies espagnoles (Kuznesof 1989 ; Mannarelli 2001) n’a pas tant été brisé qu’elle n’a été reconfigurée dans le creuset de l’État de droit (Mannarelli 2001). Il suffit ainsi d’agrémenter l’aphorisme féodal « du père au roi, la conséquence est bonne » (Fraisse et Périvier 2010) d’une lettre pour dévoiler la maxime cachée des démocraties parlementaires contemporaines : du père au droit, la conséquence est – toujours – bonne.