Dans son numéro de janvier/février 2020, le magazine américain Foreign Affairs publie un article intitulé « Les femmes prises pour cible. La riposte contre les femmes politiques. »1 (Bigio et Vogelsein 2020). À partir de plusieurs rapports émis par les Nations Unies, l’article répertorie les violences perpétrées contre les femmes politiques entre 2011 et 2019, et en révèle le caractère disproportionnellement genré : « Dès lors que les femmes entrent en politique, elles se trouvent confrontées à un nombre disproportionné d’attaques, la plupart à caractère sexiste […] Les attaques envers les femmes générées par des motifs politiques sont en augmentation dans presque toutes les régions du monde et atteignent un taux record en 2019 »2(Ibid. 2020 : 133). Il est probable que cette violence soit liée à l’augmentation des femmes politiques. Aux États-Unis par exemple, en 2018, un chiffre record de 500 femmes étaient candidates à la Chambre des Représentants ainsi qu’aux élections sénatoriales et qu’en 2019, « pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, elles occupent près de 25% des sièges à la Chambre des Représentants et au Sénat »3 (Ibid. 2020). Pourtant, selon Dubravka Šimonović, Rapporteuse Spéciale à l’ONU, la violence contre les femmes en politique est davantage le résultat de « stéréotypes persistants qui associent les hommes avec la sphère du public et les femmes avec celle du privé »4 (2018 : 5) que les conséquences de la présence croissante des femmes dans la sphère politique. Ces violences (harcèlement moral et agressions verbales, physiques et/ou sexuelles) semblent en effet se déployer dès lors que les femmes « s’engagent dans l’action publique et politique »5 (Bigio et Vogelsein 2020).
La division ternaire des espaces, envisagée ici comme l’une des sources de la violence genrée en politique (espace privé, public et politique), et notamment le chevauchement entre espace public et espace politique, constituera un premier axe de réflexion. Les espaces sont définis par les pratiques sociales qui l’habitent et qui révèlent les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans telle ou telle sphère de l’activité humaine (Ruddick, 1996). Dans l’espace public et politique, nous nous arrêterons plus loin sur la distinction entre les deux termes, ces pratiques déterminantes tendent à exclure les femmes et les minorités en imposant l’usage social dominant comme la règle (Young 1990 ; Rose 1993 ; Anderson 1995 ; Ruddick 1996 ; Doan 2015) ou bien, à les inclure, mais dans des rôles « hautement codifiés et limités » (Ruddick 1996, 135). Ce processus longévif a permis d’une part de maintenir une stricte séparation entre la sphère privée et la sphère publique, largement examinée par la critique féministe aux États-Unis depuis les années 1960 (Welter 1966 et 1976 ; Schneider 1991 ; Higgins 2000 ; Crea 2005) et d’autre part, de créer et de perpétuer des identités sociales propres à chaque espace, générant des attentes et des interdits basés sur le genre qui, quand elles sont contestées, sont sanctionnées par la violence (Foster 2005 ; Beebeejaun 2016). Aux États-Unis, et depuis l’élection présidentielle de 2016, ce phénomène est particulièrement lisible dans le traitement médiatique de figures emblématiques de la scène politique américaine. Nous voulons nous intéresser à Michelle Obama, Kamala Harris et Alexandria Ocasio-Cortez (abrégée par AOC dans la suite du texte). Ces personnalités politiques sont régulièrement victimes d’agressions verbales à caractère sexiste, sexuel et raciste qui ciblent particulièrement leur apparence physique et leur genre, discréditant, attaquant ou annulant parfois même leur identité. Distincte de la violence domestique dont les marqueurs diffèrent (Bardall 2018), la violence politique est un phénomène attesté depuis peu par les grandes institutions d’observation de la démocratie (Bigio et Vogelsein 2020). Cette démarche de constat chiffré est tardive, parce qu’elle a émergé sous l’impulsion de mouvements féministes récents tels que #metoo, Women’s Walk ou SlutWalk qui ont contribué à libérer la parole des femmes mais également à diriger l’attention sur les espaces dans lesquels cette violence se déploie – l’espace de la rue et l’espace médiatique. Dans le cas #metoo par exemple, rappelons que le mouvement est devenu particulièrement médiatique, et dans le même élan, judiciaire, lorsqu’un groupe de quatre-vingt-cinq comédiennes américaines célèbres (parmi elles, Rose McGowan, Alyssa Milano, Reese Witherspoon, Gwyneth Paltrow, Salma Hayek et Lupita Nyong’o) accuse Harvey Weinstein de viol et de harcèlement sexuel et moral. Jugé par la Cour Suprême de l’état de New York, Weinstein est condamné le 11 mars 2020 à vingt-trois ans de prison ferme.
La simultanéité et la similarité des deux violences – ciblant d’un côté les femmes politiques américaine sur la scène politique ; de l’autre, les actrices de cinéma sur la scène médiatique -, est un deuxième axe de réflexion. Toutes deux sont liées. D’abord, par la violence spécifique à laquelle elles sont confrontées dans le cadre de leur activité au-dehors de la sphère domestique, violence sexiste et sexuelle qui les renvoient à des identités pré-écrites - la ‘femme publique’, la prostituée. Ensuite, elles sont liées par l’espace historiquement masculin qu’elles occupent et dont les usages les ont exclues à moins qu’elles se conforment à des rôles, reprenons les mots de Susan Ruddick, « codifiés et limités » (1996 : 135). On le verra dans le cas des premières actrices de théâtre dont les débuts au XVIe siècle sont particulièrement révélateurs à cet égard. La scène politique et la scène médiatique doivent être envisagées comme des espaces publics qui permettent aux femmes d’accéder à une visibilité qu’elles payent de leur obéissance à des usages et à des représentations prédéterminées. L’accès à ces espaces est strictement réglementé par les voix dominantes qui les occupent et chaque écosystème (un parc, la rue, un magasin, le théâtre, le Sénat, etc.) devient un « territoire de tacites négociations »6 (Beebeejaun 1996 : 327) qui en révèle les mécanismes d’exclusion et donc, de violence. Notons ici que pour désigner ces espaces spécifiques, nous utiliserons le terme « écosystème », emprunté au champ de l’écologie et à la biogéographie (Tansley 1935) qui l’utilisent pour désigner une communauté d’organismes vivants en interrelation avec leur milieu de vie. La stabilité d’un écosystème reposant sur la hiérarchie biologique qui ordonne la vie au sein de l’écosystème, tel ou tel écosystème favorise ainsi certains organismes et est hostile à d’autres. L’application aux études sociales d’un cadre de réflexion emprunté à l’écobiologie n’est pas une démarche nouvelle (Glaser, Gesche, Beate, Welp 2008) et elle a surtout pour fonction de « redéfinir les écosystèmes en considérant explicitement l’ensemble des acteurs, en intégrant donc l’homme comme une composante active du système » (Lagadeuc, Chenorkian 2009 : 194). Poussant plus avant la démarche qui souhaite « redéfinir » les écosystèmes, l’emprunt du terme veut dans ce travail assimiler les espaces de vie physiques et sociaux humains aux écosystèmes biologiques pour lesquels le terme a été d’abord crée (Tansley 1935). Comme eux, qu’ils soient physiques (la rue, le quartier, la maison) ou qu’ils correspondent à des rôles institutionnels (Première Dame, Président, Mère, etc.), ils s’organisent autour des interrelations hiérarchiques de ses individus, favorisant l’occupation de certains, hostiles à la présence d’autres.
Nous voulons donc dans ce travail explorer tout particulièrement la relation entre les écosystèmes publics et la violence contre les femmes politiques dans la société américaine contemporaine, et dans une démarche de croisement des disciplines, réfléchir aux deux axes de lecture mentionnés plus haut. Dans un premier temps, faire le point sur la division et la qualité des espaces publics qui, séparés mais co-dépendants, accueillent chacun des individu.e.s dont les identités construites doivent être conformes aux logiques de pouvoir de ces espaces et créent dès lors un paysage social homogène nécessairement discriminatoire et générateur de tension. Nous nous attacherons à faire la synthèse de la littérature qui s’est développée sur le sujet à partir des années 60 aux États-Unis avec la seconde vague féministe. Dans un second temps, il s’agira de nous intéresser à la figure et à l’histoire de l’actrice de théâtre qui, la première, est victime de cette violence spécifique - ni domestique, ni privée. Occupant un espace à la construction duquel les femmes n’ont pas participé et dont elles sont par conséquent exclues, l’actrice de théâtre doit jouer en retour un double rôle : celui, fictif, qu’elle tient sur scène ; et celui, social, que l’orthodoxie de la scène a préétabli pour une femme qui pénètre dans un espace historiquement masculin. Ce dernier doit satisfaire à des représentations sexuelles et sexualisées qui associent l’actrice de théâtre à la figure de la prostituée et qui, débordant de la scène, nous renvoie directement aux actrices américaines mentionnés plus haut dont on a exigé, à titre de droit de passage, des faveurs sexuelles.
Nous espérons faire le lien entre la violence politique illustrée par le traitement médiatique des figures politiques contemporaine évoquées précédemment, et le nécessaire mais difficile processus d’appropriation de l’espace qui prend place pour les femmes politiques américaines au cours de l’exercice civique.
L’espace n’est pas homogène, et son concept non plus. Les recherches en histoire (Landes 1988), géographie (Fenster, 2005), sociologie (Newman et O’Brien 2009 ; Anderson 2011, 2015), architecture (Leach 1997) et sciences urbaines (Urbain 2014) s’accordent sur cette question depuis les années 90, et chaque discipline développe une terminologie spécifique qui soutient une même idée : ce qu’on nomme ‘espace’ au singulier est en réalité constitué d’une multitude d’« échelles »7 (Ruddick 1996) qui forment une « canopée »8 (Anderson 2011) ou une « mosaïque »9 (Anderson 2015 : 11) et qui rendent compte de l’idée de ‘systèmes’ au pluriel. L’universalité du concept fait place à sa singularité, et la réflexion académique s’attache à identifier ‘les’ espaces, à les définir et à en établir les mécanismes de fonctionnement. « L’espace est un lieu pratiqué […] dès qu’un usage l’investit » écrivait Michel de Certeau (Certeau 1990 : 173) : chaque espace est le résultat des pratiques qui l’ont habité, de son histoire sociale et culturelle, et des rapports de pouvoir qui lui sont propres. Ces pratiques en constituent les usages dominants. Elles édictent les règles et pré-déterminent les profils qui l’occuperont dans le futur : l’espace génère ainsi des identités pré-établies. Tout profil discordant est alors une surprise, souvent mal reçue. L’espace public n’est par conséquent pas accessible à tous de manière égale ou équitable : « les droits [d’accès] sont négociés » (Beebeejaun 2016 : 323) et réglementés (Berman 1982 ; Ruddick 1996 ; Fenster 2005 ; Doan 2010, 2015 ; Beebeejaun 2016 ; Crawford 2016). La tyrannie du genre (Doan 2010, 2015) en est un bon exemple : « le patriarcat ne s’exerce pas seulement dans la sphère du privé. Il se manifeste également et explicitement dans la construction des espaces publics »10 (Fenster 2005 : 252). Dès lors envisagés comme « une collection d’espaces physiques »11 (Crawford 2016 : 12) distincts, les espaces publics divergent les uns des autres par des codes (basés sur le genre ou sur l’ethnicité, par exemple) qui leur sont spécifiques. L’espace politique lui-même est ainsi loin d’être un « milieu isotrope » (Pérec 2000 : 46) et en son sein, une multitude d’écosystèmes est identifiable. Le rôle de Première Dame dont les codes (d’accès et d’occupation) ont été préétablis par une lignée de figures historiques similaires, diffère par exemple de celle de Président ou de Vice-Président : chaque fonction doit être envisagée comme un « lieu pratiqué », pour reprendre les mots de De Certeau, c’est-à-dire un espace qui a été organisé par des usages répétés. Ainsi, si la topographie d’un espace est objective, son emploi ne l’est pas (Urbain 2014) et dès lors, « certains espaces sont en effet ‘plus publics’ que d’autres »12 (Ruddick 1996 : 140). Cette instabilité de la notion de ‘public’ qui révèle des statuts socialement restrictifs, amène à poser la question de l’« appartenance »13 (Fenster 2005) : qui a accès aux espaces publics et qui en est exclu ? Comment s’opère la réglementation d’accès à ces espaces ? Car cette réglementation n’a « rien à voir avec la législation » (Fenster 2005 : 249) et « le sentiment d’appartenance […] a clairement une dimension genrée. » (Ibid. : 244) À une première discrimination spatiale basée sur le genre s’ajoute celle qui s’organise autour de l’ethnicité.
Elijah Anderson a récemment formulé le problème des « espaces blancs »14 (Anderson 2015 : 10). Dépassant le cadre physique de l’organisation urbaine de la société, Anderson se penche sur l’aspect symbolique et social de ce qu’il nomme une « catégorie pensée »15 (littéralement, « perceptive »). Des espaces publics au milieu professionnel, les « espaces blancs » hérités de l’histoire ségrégationniste des États-Unis, renforcent une norme d’occupation de la société (physique, professionnelle, culturelle, etc.) dont les individus Noirs sont typiquement exclus, inattendus, ou marginalisés lorsqu’ils sont présents. »16 (Ibid. : 10). Dans la perspective qui nous occupe, ces deux principales restrictions liées à l’occupation des espaces politiques, renforcent le « double fardeau » (St. Jean, Feagin 1997 ; Groenewald 2008 ; Sinzdak 2020) enduré par des personnalités telles que Michelle Obama, AOC ou Kamala Harris. Femmes et minorités, elles sont doublement exclues des écosystèmes qui constituent la sphère politique et leur présence est, pour reprendre les mots d’Anderson, « inattendue ». La violence politique contre les femmes se loge bien ici : dans une occupation « inattendue » et donc perçue comme illégitime.
Dans les années 60 et 70 aux États-Unis, la deuxième vague féministe formule une première division spatiale lorsqu’elle met en regard l’espace public et l’espace privé/domestique, et met à jour les rôles prédéterminés de la femme blanche et bourgeoise dans l’un et l’autre espace. Barbara Welter publie ainsi deux textes qui font date, en 1966 et 1976, où elle expose ce qu’elle nomme le « Culte de la Domesticité »17 (1966). Ce « culte » développe et promeut dès le XIXe siècle l’image de « la Véritable Femme/féminité »18 (Ibid. : 152) à travers les magazines féminins (Godey’s Lady’s Book, Harper’s Bazar, Peterson’s Magazine, The Lady’s Amaranth), la radio, le discours médical et l’appareil judiciaire19. Situant le début de ce mouvement dans les années 1820 et sa fin vers 1860, Welter déclare que la « [la femme] était otage dans la maison »20 (Ibid. : 151) et que la réputation de son foyer et l’ordre du pays dépendait alors de son obéissance à quatre grandes vertus cardinales : foi, chasteté, soumission et domesticité. Attachée exclusivement à une « sphère convenable »21 (Welter 1966 : 153) d’où elle contribue à « rénover le monde » (Ibid. : 153) et à « sauver les hommes d’eux-mêmes » (Ibid. :157), la ‘true woman’ américaine est une construction qui n’a pas résisté à l’analyse et au temps (Riley 1977 ; Blair 1980 ; Underwood 1985 ; Andreadis 1989 ; Castaneda 1992 ; Robert 2002 ; Cruea 2005). Le discours balbutiant autour de la dichotomie public/privé est un discours non-inclusif qui ne considère pas encore les « intersections » (Crenshaw 1989 : 139) entre les différentes formes d’inégalités (économiques, raciales, géographiques, etc.). Interférant les unes avec les autres et s’accumulant, elles aggravent en effet les violences basées sur le genre et contribuent davantage à l’émergence de discriminations spatiales. La pensée féministe intersectionnelle se chargera dans les années 90 aux États-Unis de mettre fin à ces limitations et de lutter contre la « tendance à envisager la race et le genre comme des catégories empiriques et d’analyse mutuellement exclusives »22 (Ibid.). Si les observations de Barbara Welter sur la figure de « la femme », sur son rôle et sur l’espace qui lui est dévolu, marquent ainsi une avancée significative pour la critique féministe, notamment sur le rôle de l’espace dans la construction des identités sociales, elles ne concernent que le milieu bourgeois privilégié et blanc du XIXe siècle. Les conclusions de Welter seront ainsi revisitées à partir de la fin des années 80 (Hewitt 1985 ; Davidoff et Hall 1987 ; Kerber 1988 ; Andreadis 1989 ; Roberts 2002) à la lumière de l’approche raciale critique (en anglais, Critical Race Theory ou CRT) qui questionne au même moment les rapports entre législation et discriminations, et dénonce la cécité intellectuelle bienveillante qui, dit-elle, ne voit pas la couleur et n’autorise donc pas les phénomènes de discrimination (Crenshaw, Gotanda, Peller, Thomas 1995). Mary Louise Robert estime ainsi que Welter a échoué à considérer la figure de la ‘véritable femme’ comme une idéologie politique qui a contribué à préserver « le pouvoir basé sur des hiérarchies de classes et de races » (Robert 2002 : 151) et a permis le renforcement d’un pouvoir capitaliste.
En dépit de cette grande discussion critique autour des textes de Welter, la figure de la ‘Véritable Femme’ a pourtant légué un héritage puissant dans les sphères politiques conservatrices d’aujourd’hui, ainsi que dans les esprits américains. On trouve par exemple un écho saisissant à cet emblème d’une Amérique traditionnelle, catholique, morale et travailleuse dans la figure d’Amy Coney Barrett, récemment nominée par Donald Trump pour remplacer Ruth Bader Ginsburg à la Cour Suprême des États-Unis. Elle est décrite dans les médias comme une « combinaison de domesticité et de succès professionnel » (The Atlantic 2020) et est considérée par les Républicains comme le « modèle moderne d’un féminisme conservateur » (Ibid.) selon lequel les femmes qui travaillent élèvent néanmoins « de larges familles, restent dévouées à leur communauté et à leur foi – et sont conservatrices » (Ibid.). Mère de 7 enfants biologiques et adoptés, Barrett déclare elle-même avoir été préparée par ses parents à une « vie de service, de principe, de foi et d’amour » (Barrett 2020). Accusée avec cette nomination de vouloir « remonter le temps jusqu’aux années 1955 » (Behar 2020), l’administration de Donald Trump réaffirme sa déférence au slogan de campagne, « Rendre à l’Amérique sa grandeur », qui renvoie à l’idée d’un passé triomphant et utopisé pourtant démenti par l’histoire. Au terme des 3 jours d’audition d’Amy Coney Barrett, le 14 octobre 2020, le président du comité judiciaire, le sénateur républicain Lindsey Graham s’adressant directement à elle Amy Coney Barrette, déplore et déclare : « Dans un autre temps, un autre monde, tous auraient voté pour vous. […] Ce n’est pas vous le problème. C’est nous. Nous nous sommes perdus en chemin. »23 (NBC News 2020). La référence récurrente à cet objet presque hiératique et aujourd’hui corrompu qu’est le passé est une stratégie : la progression de ce qui est envisagé comme une certaine décadence moderne et la perte subséquente d’un « hier » moral autorise, et même exige, la restauration dans l’espace politique d’un ensemble de valeurs traditionnelles incarnées par des figures telle que la ‘True Woman’. Les réseaux sociaux conservateurs ne s’y trompent pas et, au nom d’Amy Coney Barrett, promeuvent explicitement des valeurs qu’ils considèrent aujourd’hui dévoyées. On lit ainsi sur les comptes Twitter de publication comme The Federalist des énoncés à valeur de manifeste : « Les femmes fortes comme Amy Coney Barrett se soumettent à leurs maris avec joie »24 (2020). La mission politique s’articule ainsi autour d’une démarche qui vise à restaurer ou revivifier un héritage corrompu.
La publication de livres de développement personnel posant la figure historique de la ‘True Woman’ américaine comme un modèle de conduite pour la femme moderne (Hunt 1997, 2019 ; Kassian et DeMoss Volgemuth 2012 ; Hunt et DeMoss Volgemuth 2008, 2019 ; Sherrington 2020) atteste là aussi de la volonté de ranimer une Amérique passée et perdue qui repose sur une distribution traditionnelle des rôles sociaux. Le progrès moderne aurait détourné les femmes de leur véritable identité, et les femmes se sont « perdues en chemin », pour reprendre les mots de Lindsey Graham. La définition de l’identité des femmes, des ‘vraies femmes’, est ainsi au centre d’un questionnement général qui s’en remet à certains standards. Sur la quatrième de couverture qui présente le texte de Susan Hunt, « La ‘vraie femme’ : beauté et force d’une femme pieuse » (2019), la définition progressiste de la féminité qui veut « prétendre qu’il s’agit des droits à la contraception, d’agir ‘à sa guise’ et de gagner le contrôle de sa vie »25 est balayée d’un revers de main pour affirmer la nécessité de remettre la figure de la ‘véritable femme’ au centre des discours sur la cohésion sociale et sur la notion de progrès. Le texte pose en introduction deux questions centrales qui organisent toute la réflexion : premièrement, « La perte de la ‘véritable féminité’ est-elle principalement responsable de la pauvreté culturelle de notre nation de sa confusion ? »26, et dans un second temps, « la reconquête de la véritable féminité pourrait-elle être un facteur ou, osons en rêver, le catalyseur de la réforme et de la refonte de notre culture ? »27 (2019 : 37). De nouveau, on retrouve ce modèle de la femme qui porterait sur les épaules le poids de l’amende et du salut. Notons que le texte de Susan Hunt a été réédité à la demande de la maison d’édition en 2019. L’auteur est la première à s’en étonner et déclare en introduction à la nouvelle édition qu’elle s’est alors demandé si les lectrices du vingt-et-unième siècle « considéreraient toujours ce texte comme un outil pertinent. »28 (2017 : 19) Si La ‘vraie femme’ : beauté et force d’une femme pieuse est un texte niche qui ne s’adresse en principe qu’à un groupe spécifique de lecteurs (il est classé sur les sites de vente en ligne dans la catégorie des « lectures chrétiennes »), le glissement lexical qu’il opère et qui substitue le terme de « mère » à celui de « femme » tout au long du texte se retrouve dans la sphère politique américaine contemporaine.
L’idée que la véritable féminité est principalement gagnée par l’expérience de la maternité est persistante. Elle contribue à maintenir une certaine tension entre la représentation de « la femme » et les femmes elles-mêmes, particulièrement les femmes politiques dont la vie personnelle est publique, et se trouve souvent au cœur des attaques à leur encontre. En 2017, le sénateur républicain James Green (Utah) rédige dans le Washington Post une lettre ouverte en opposition à la proposition de loi du Sénat n°210 visant à résoudre le problème de la disparité salariale entre les hommes et les femmes. Au-delà des arguments de Green qui affirme qu’une égalité salariale serait toxique pour la société en général, cette lettre ouverte frappe par son lexique. Les femmes y sont systématiquement désignées par le substantif « Mothers » (les mères), qui selon Green, sous l’impulsion d’une loi qui aura nécessairement pour effet de diminuer le salaire des employés hommes, « devront quitter la maison (où elles préfèrent peut-être rester) pour rejoindre la masse salariale et compenser la différence. »29 (Green 2017) Cette résurgence d’une figure de la féminité traditionnelle intégrée à la démarche politique et au social en général a des conséquences directes sur la réception des femmes politiques américaines aujourd’hui.
Les profils divergents sont évalués à l’aune d’un héritage entretenu comme une bienséance nécessaire à l’exercice civique, comme une étiquette à laquelle les femmes doivent se plier. Le terme sera d’ailleurs brandi par une sénatrice à l’encontre de Michelle Obama qui aurait failli à l’étiquette lors de la première visite officielle des époux - nous y reviendrons plus loin. Discordante, l’identité de certaines femmes politiques américaines aujourd’hui est malmenée, critiquée, violentée. Leur genre est parfois même remis en cause. Michelle Obama et Amy Klobuchar sont particulièrement visées par ce phénomène de négation de leur genre. Concernant Amy Klobuchar, sénatrice du Minnesota et candidate à l’élection présidentielle américaine de 2020, les attaques qu’elle subit sur les réseaux sociaux sont en large partie dirigées contre son identité de femme : « Elle est plus masculine que Booker, Beto, Pete, etc. »30, (Wesleyamullins 5 mars 2020), « Pas le bon type de femme pour se qualifier »31 (@caucasus4pete 5 mars 2020), « C’est pas une femme, c’est un homme, un homme ! »32 (@JimmySt41761454 5 mars 2020), « Clairement, c’est un homme »33 (@MarcusCicero63 5 mars 2020.post), « Pas très sexy ? »34 (@wink1radio 5 mars 2020), « Énergie d’homme »35 (@SamReigns4 5 mars 2020), « Parce que c’est un mec »36 (@terrapin1977 5 mars 2020), ou encore, « Amy Klobuchar est un homme ?! »37 (de@Diogenes3000 6 mars 2020). Même violence à l’égard d’Hillary Clinton dont on dit tout et n’importe quoi durant la campagne présidentielle de 2016 : « La féminité d’Hillary Clinton continue d’être un enjeu politique. […] Des campagnes de rumeurs pornographiques, à la Marie-Antoinette, l’ont prétendue tantôt nymphomane, tantôt lesbienne, tantôt frigide, soit autant de manières pour signifier qu’elle serait tout à la fois, et pas assez femme. » (Fassin 2008 : 71). Durant la campagne présidentielle de 2008, une rumeur surgit également selon laquelle Michelle Obama serait un homme. Elle est relayée notamment par Alex Jones sur son site Infowars dans une vidéo de 12 minutes, pendant laquelle il affirme qu’il a des « preuves irréfutables »38 : « Michelle semble avoir sur certaines photos et vidéos un très large pénis dans le pantalon, ses épaules sont larges, son visage est très, très masculin. Elle ressemble à un travesti. »39 (Independant 2017) Des personnalités politiques telles que Michelle Obama ou Alexandra Ocasio-Cortez endurent à cet égard un « double fardeau »40 (Cooper 1892 ; St. Jean, Feagin 1997 ; Groenewald 2008 ; Sinzdak 2020). Femmes et minorités, elles doivent régulièrement répondre de la dissonance entre leur profil et celui que l’espace public tolère des femmes qui s’y engagent : c’est-à-dire correspondant au modèle de la femme blanche, mariée et mère, pieuse et modeste, silencieuse et invisible41. AOC publie un tweet le 9 mars 2018 qui dénonce et rejette cet héritage, et enjoint les femmes à l’action : « Ils vous diront que vous être trop bruyantes – que vous devez attendre votre tour et demandez la permission aux bonnes personnes. Faites-le quand même. »42 (2018). En 2018 également, à quelques semaines d’intervalles, Michelle Obama publie son très attendu Devenir43 qui revient sur son expérience de Première Dame des États-Unis : « Si on avait traité mes prédécesseures blanches avec une certaine élégance… je savais qu’il n’en serait probablement pas de même pour moi…. C’est une faveur que je devrais gagner. »44 (2018 : 53) Ce qu’elle est - son genre, sa féminité, sa posture – est évalué à la lumière d’un modèle qui dit rarement son nom mais qui transpire dans les commentaires et les attaques, et qui rappelle sans cesse à la mémoire l’héritage laissé par la « véritable femme » du XIXe siècle à laquelle Michelle Obama ne correspond pas tout simplement pas. Elle le constate elle-même dans une série de documentaires consacrée à l’histoire de la Maison Blanche et des Premières Dames, où elle déclare : « Aucune femme me ressemblant n’a jamais été Première Dame des États-Unis. »45 (Obama 2020). Cet écosystème de Première Dame dans lequel elle évolue alors a en effet été façonné dans l’histoire politique par une série de figures similaires les unes aux autres, les anciennes Premières Dames, qui en ont déterminé les usages, les pratiques et les règles. Le rôle de Première Dame a ainsi été préétablie par la cohorte de femmes qui ont siégé à la Maison Blanche avant Michelle Obama, et les attaques qu’elle a subies témoignent de la rupture que sa présence de femme noire représente d’abord. Michelle Obama est consciente de cette discontinuité et dès le début du mandat de son mari, elle s’auto-proclame « mère en chef »46, (sur)revendiquant par là le seul statut qui puisse réconcilier son identité de femme noire au modèle de Première Dame et de ‘véritable féminité’ historiquement validés. Kamala Harris fait de même le 12 aout 2020 lorsqu’elle accepte la nomination de Vice-Président aux côtés de Joe Biden : « Être Vice-Président sera formidable, mais être ‘momala’ est le plus important. »47 (Harris 2020) ‘Momala’ est le surnom que lui ont donné les deux enfants de son mari, elle-même n’ayant jamais eu d’enfants.
Michelle Obama dans son rôle de Première Dame, comme Kamala Harris dans celui de Vice-Présidente, attestent d’une modification de l’espace, de ses pratiques dominantes, et par conséquent, d’une transformation de tout l’écosystème. Leur invisibilité dans cet « espace blanc » (Anderson 2015 : 10) n’est plus. Lorsqu’elle reprendre le statut de mère à son compte et en revendique la force (« en chef »), elle brandit ce qu’elle perçoit comme l’atout le plus fiable pour légitimer sa présence et assurer une certaine filiation. Peu importe ses études à Princeton ou Harvard, peut-être son doctorat de droit et son titre d’avocate dans une grande firme de Chicago : une fois en place dans l’écosystème de Première Dame, les paramètres qui lui donnent sa légitimité sont ailleurs. Correspondante pour CNN à la Maison Blanche, Kate Bennett confirme : « Quand elle a commencé à utiliser cette appellation ‘mère-en-chef’, j’ai pensé que c’était une bonne chose parce qu’elle attachait un label viable au rôle de Première Dame. »48 (2020) Sa fonction est donc lourde des portraits qui l’ont précédée. En avril 2009, Barack et Michelle Obama rendent leur première visite officielle à la Reine Elizabeth II. Les critiques, dans le monde politique et médiatique, ciblent surtout Michelle Obama. Parmi elles, une attaque particulièrement violente de la part d’une autre femme politique, la sénatrice républicaine Karin Housley qui publie un message sur Facebook tout de suite après la visite officielle des époux Obama : « Michelle est tellement loiiiiiin d’être cool. Ne pourrait-on pas attendre de nos Premières Dames qu’elles se tiennent au moins droite ? (Et, ma sœur, apprend l’étiquette et NE TOUCHE PAS LA REINE ! »49 (2009) Elle renchérit dans un second commentaire : « Nancy Reagan me manque. Ronald encore plus. En parlant de ‘Bedtime for Bonzo’, je crois que même le chimpanzé du film se tenait mieux que Michelle »50 (2009). Cette double attaque - l’une sur les règles spécifiques attachées aux femmes dans la sphère publique (l’étiquette), l’autre à caractère clairement raciste – rappelle à Michelle Obama le double fardeau sous lequel sa fonction de Première Dame et son identité de femme en général, ploient et convoque la figure dominante, Nancy Reagan et à sa suite toutes les femmes dont les profils sont similaires, présentée comme un étalon. Nancy Reagan est considérée dans l’histoire de la politique américaine comme la figure parfaite de la femme publique : « Mme Reagan ne souhaitait pas détourner l’attention du succès de son mari en apparaissant comme une force de décision derrière le trône présidentiel […] En public, elle regardait [son mari] avec adoration et donnait l’image d’une épouse contentée qui avait abandonné sa propre carrière de bonne grâce pour se consacrer à celle de son mari. »51 (Cannon 2016) L’idée de l’invisibilité qui se manifeste dans la tournure négative du verbe « apparaître » et dans la préposition « derrière » dit bien les restrictions imposées au sexe féminin dans l’espace politique, et révèle la grande obéissance de Nancy Reagan à ces restrictions. Même idée derrière les propos de Laurie Boilard durant un diner de campagne en soutien à Rand Paul, alors candidat à l’élection présidentielle de 2016. S’exprimant sur l’éventualité que Kelley Paul devienne Première Dame des États-Unis, elle déclare : « ce que nous avons en ce moment est une atrocité ! […] Laura Bush était tellement sophistiquée, et c’est ce dont nous avons besoin de nouveau. »52 (2015) Le terme « atrocité », au-delà de son caractère particulièrement violent, renvoie bien à l’idée d’une norme de laquelle Michelle Obama diverge. Elle serait, au sens propre du terme, un monstre – c’est-à-dire, un être anormal. C’est d’ailleurs le terme que Donald Trump utilise par deux fois à l’encontre de Kamala Harris au lendemain du débat des Vice-Présidents le 8 octobre 2020. Dans une interview à Fox News Business, il déclare : « Ce monstre qui était sur scène avec Mike Pence, qui d’ailleurs l’a complétement détruite hier soir. Ce monstre, […] »53 (2020). Ce lexique de l’anormalité (atrocité, monstre) fonctionne comme une multiple levée de voile : son usage fait la lumière sur la norme en place, sur la rupture que des femmes telles que Kamala Harris et Michelle Obama génèrent par rapport à cette norme, et sur l’incapacité de certaines personnalités politiques à se défaire de normes rétrogrades, passées et racistes. Michelle Obama comme Kamala Harris sont des figures discordantes qui attestent d’un changement dans la nature de l’écosystème politique.
Joy Behar considère justement que la nomination d’Amy Coney Barrett est une réaction de « panique mâle et blanche » (2020) face à cette modification. À mesure que les femmes et les minorités gagnent du terrain, ceux qui historiquement occupent l’espace et en définissent les usages, perdent du leur. Cette « panique », c’est la peur irrationnelle et phobique d’être déplacé ou pire, remplacé : c’est la crainte d’être destitué. Les réactions de violence face aux femmes politiques (et aux profils en général qui divergent des caractéristiques et des usages préétablis) est surtout liée à cette question fondamentale de l’occupation physique et symbolique des écosystèmes qui organisent les rapports de pouvoir. Cette peur irrationnelle est parfois explicitement formulée. On pense aux emails personnels de Stephen Miller divulgués en 2015-2016 par un ancien éditeur de la maison d’édition Breitbart. Conseiller principal de Donald Trump pendant la campagne présidentielle de 2016, il évoque la peur d’un « Grand remplacement »54 et mentionne le roman français de Jean Raspail Le camps des Saints qu’il considère comme un avertissement et un guide. De même, le retour de mouvements suprémacistes revendiquant un sentiment de « fierté blanche »55 n’est pas un hasard de l’histoire politique. Réclamant une visibilité renouvelée et décomplexée dans la sphère publique, ces mouvements sont eux aussi hérités d’un passé (ségrégationniste) considéré comme menacé par la visibilité croissante de ceux qu’on avait pris soin de reléguer à des espaces privés : les minorités et particulièrement les citoyens afro-américains. Le Center for American Progress déclare à ce sujet : « Ces notions, autrefois réservées à des groupes nationalistes blancs marginaux, ont progressivement infiltré le devant de la scène politique américaine ainsi que les discussions culturelles du grand public, avec des effets dévastateurs. »56 (Clark 2020) Les figures dominantes qui déterminaient dans le passé les règles d’occupation de l’espace public et politique se trouvent aujourd’hui confrontées à une menace d’effacement spatiale, voire d’exclusion, qui génère en réaction une violente contestation.
Ces héritages culturels n’ont pas contribué seul à fabriquer certains modèles d’identité féminine et à en exclure d’autres. A partir du XIXe siècle, le discours médical légitime et renforce l’enfermement des femmes dans la sphère domestique et contribue donc à maintenir le corps féminin hors des espaces politiques. Les femmes sont des êtres biologiquement fragiles et intellectuellement impropre à l’exercice de la pensée critique et politique (Acton 1857 ; Clarke 1873), et ne sont pas attendues hors de leur environnement domestique. Le discours fonctionne alors « comme la justification essentielle de la soumission générale de la femme, et plus spécifiquement, de son exclusion du domaine politique » (Bonifas 1994 : 6). Le propos scientifique permet la glorification de la domesticité des femmes et promeut leur nécessaire invisibilité : les « arguments médicaux et biologiques qui rationnalisent les rôles traditionnels attachés à chaque sexe [étaient] inévitablement et irréversiblement ancrés dans les prescriptions de l’anatomie et de la physiologie. »
Ainsi les caractéristiques sociales de la ’vraie femme’ énoncées plus haut, moralité, domesticité, passivité, sont considérées comme une conséquence directe de leur nature biologique fragile : impropres à l’action, « passives », elles réinvestissent en contre-partie les domaines de la morale. Ce discours médical passe sous silence, de nouveau, les femmes appartenant aux minorités qui sont, encore aujourd’hui, écartées des observations scientifiques (Thomas 2004 ; Spates 2012). Invisibilisé par la science, les corps féminins noirs sont alors façonnés par le maître et le colon, et oscillent entre plusieurs figures, associées toutes, sauf une57, aux qualités inverses attribuées à la ‘véritable femme’ : de la fin du XIXe siècle au premier tiers du XXe aux États-Unis, « Les femmes noires étaient considérées et représentées comme des créatures primitives, lascives, séductrices, physiquement fortes, autoritaires, masculines et sales »58 (Mgadmi 2009 : 40). Cet anti-modèle hante aujourd’hui le traitement des femmes de couleur et particulièrement des femmes politiques dont la visibilité est maximale. Nous mentionnerons quelques exemples.
Le 2 février 2012, Michelle Obama, alors Première Dame, est invitée par Ellen Degeneres dans son émission de télévision. Participant à une compétition sportive amicale avec la présentatrice, la Première Dame est filmée faisant des pompes aux côtés d’Ellen Degeneres. Ce segment sera la cible de multiples attaques soulignant le manque de grâce de la Première Dame et son absence plus générale de dignité. On l’accuse de ne pas se comporter comme une vraie femme, et peut-être, de ne pas en être une – d’être « masculine ». Cet épisode s’inscrit dans un ensemble chronique d’agressions verbales ciblant spécifiquement la stature de l’ancienne Première Dame. Michelle Obama mesure un mètre quatre-vingt-deux et porte parfois des vêtements sans manche qui dévoilent des bras musclés. Le Los Angeles Times publie le 29 mars 2009 un article substantiel intitulé « Le débat autour des bras toniques de Michelle Obama »59 (Stein 2009). Il y liste les critiques que les bras musclés de la Première Dame ont généré depuis le début du mandat de Barack Obama. L’un deux, extrait d’un forum politique et dont l’auteur a préféré rester anonyme, s’exclame : « Il n’y a rien de plus moche qu’une femme avec des bras musclés d’homme ! »60 (Ibid., 2009). Interrogée par le Los Angeles Times sur la question, Sarah Banet-Weiser estime que « d’une certaine manière, elle est liée à ces anciennes façons d’envisager les femmes et le pouvoir et le contrôle » et ajoute qu’en exposant des bras musclés, une femme « franchit la limite entre avoir de jolis bras toniques et avoir des bras qui disent « Hé, je m’entraîne à devenir forte […] et le résultat … est assez menaçant. »61 (2020). Le terme « menaçant » convoque de nouveau l’idée d’une destitution : la menace s’adresse à ceux qui jusqu’à maintenant détenaient la force physique, et donc le « pouvoir » et le « contrôle ». On est loin en tout cas du modèle de la frêle nature des femmes blanches et bourgeoises que l’histoire culturelle américaine a érigées en étalon. Lorsque Michelle Obama évoque dans ses mémoires le manque d’« élégance » avec lequel elle a été traitée par les médias, lorsqu’elle réalise que ce respect ne lui serait pas automatiquement octroyé et qu’elle devrait le « gagner », elle formule l’idée du droit d’accès à l’espace (politique et public) qui, loin d’être universel, nous l’avons évoqué au début de cette réflexion, est aujourd’hui reconnu comme un privilège que tous n’ont pas. Pour certaines figures publiques telles que Michelle Obama, Kamala Harris ou AOC, il s’agit d’une double tyrannie (genre et ethnicité) qui rend presque impossible le « sentiment d’appartenance » (Fenster 2005 : 244). Les attaques que Michelle Obama a subies et qui se concentrent particulièrement sur son corps en révèlent également sa disponibilité : son corps, ses bras musclés, sa silhouette forte sont consommés dans le discours, et son corps désormais public est en accès libre. Ce qui nous amène à notre axe de réflexion.
Nous avions mentionné en introduction la similarité et la simultanéité des violences à l’encontre des femmes politiques et des actrices de cinéma dans la société américaine d’aujourd’hui. Toutes deux siègent dans un espace où leur présence est historiquement interdite ou inattendue, et sont par conséquent amenées à endosser des rôles hautement « codifiés et limités » (Ruddick 1996 : 135). Nous voulons nous intéresser un instant aux premières actrices de théâtre qui font leur début dans l’Angleterre du XVIIe siècle sur des scènes jusque-là exclusivement masculines. Leur expérience dans l’espace public fait date et enclenche un premier processus de construction des identités féminines dans un écosystème public masculin qui, le premier, reçoit leur présence : la scène de théâtre. Nous voulons montrer que la violence contre les femmes politiques aujourd’hui est aussi le résultat d’une autre filiation qui crée une identité primordiale et associe la femme dans l’espace public à une prostituée. Le traitement des femmes publiques qui s’ensuivra doit une partie de sa violence à l’idée qu’un corps public est disponible, en accès libre, et qu’il n’est plus sujet de lui-même.
Le 8 décembre 1660, au Vere Street Theatre de Londres, l’actrice anglaise Anne Marshall monte sur scène pour interpréter Desdemona dans le Othello de la compagnie théâtrale de Thomas Killigrew. Elle est la première femme à monter sur scène en Angleterre, pour une troupe de théâtre anglaise. Pour avertir la foule de cet événement exceptionnel et parer aux réactions scabreuses qui ne manqueront pas d’émerger, Thomas Jordan rédige un prologue « pour introduire la première femme qui joua sur une scène dans la Tragédie intitulée Le Maur de Venice »62 (1664 : 24) to introduce the first Woman that came to act on the Stage in the Tragedy call’d The Moor of Venice » (1664 :24). Il y déclare :
Je viens, inconnu de tous,
Vous rapporter la nouvelle : j’ai vu la femme choisie.
La femme jouant aujourd’hui : ne vous y trompez pas ;
Point d’homme en robe ou de servant en jupon :
À ma connaissance, une femme […]
Il est possible qu’une femme vertueuse puisse
Abhorrer toutes formes d’indécence, et pourtant jouer,
Jouer sur scène, quand tous les yeux sont sur elle.
Devrait-on appeler un crime ce que la France appelle un honneur ?
La différence repose dans la coutume […]
Ayez de pieuses pensées à son égard : prier, ne courrez point
Lui rendre visite lorsque la Pièce est terminée. […]
Nous avons l’intention de civiliser la Scène. […]
Nous devrons nous purger de tout ce qui est impropre,
Lascif, ignoble, impie ou obscène […]
Elle est la même chose en public et en privé ;
Aussi étranger que possible à ce que vous appelle une Putain […]63 (1664 : 24).
Ce prologue dit à la fois la transgression qu’opère une femme lorsqu’elle décide de prendre place dans un espace non domestique (« publick ») et la réception sexuelle que cette transgression génère automatiquement. La nécessité de faire la distinction entre l’actrice et la prostituée (« whore ») indique clairement que les deux statuts se confondent dans la pensée collective, et la proposition selon laquelle une femme vertueuse (« virtuous ») peut malgré tout (« yet ») se trouver sur scène de son plein gré, pour s’y exposer, signale une dissonance intellectuelle qui ne semble pas se résoudre facilement. L’association répandue entre les prostituées et les actrices n’est pas nouvelle. Dans le contexte de la scène américaine, Davis écrit :
[…] la croyance selon laquelle les actrices ont une sexualité inappropriée, perdure tout au long du XIXe siècle. Aux États-Unis, les fondamentalistes religieux sont en grande partie responsables pour ce préjudice. […] L’idée persiste tout au long du XIXe siècle parce que les Victoriens considéraient que faire du théâtre et être prostituée sont les occupations des femmes indépendantes qui cherchent du travail dans les endroits publics, et parce que les Victoriens croyaient que leurs collègues masculins ainsi que les spectateurs aggravaient inéluctablement le style de vie nomade, l’insécurité économique et le travail de nuit par des impositions sexuelles. […] L’actrice et la prostituée étaient toutes deux des objets de désir dont la compagnie était achetée dans le cadre d’un échange commercial. Alors que les spectateurs achetaient le droit de les voir, de projeter sur elles leurs fantasmes, de dénigrer leur sexualité et d’en propager dans le même temps une fausse image, les actrices et les prostituées se trouvaient dans la nécessité de solliciter constamment l’attention des hommes et de tolérer la fausse imagerie.64 (2009)
La demande de Thomas Jordan à l’audience masculine de ne pas aller rendre visite à l’actrice du Vere Street Theatre en ce soir du 8 décembre 1660, témoigne d’une pratique qui se généralisera dans les siècles suivants et jusqu’à la fin de la période victorienne : « Les hommes étaient autorisés à leur [les actrices] rendre visite dans les loges pendant qu’elles se changeaient, et les costumes de scène étaient conçus pour ne rien cacher ou presque » (Manktelow 2016). Les compagnies vont même jusqu’à créer des rôles spécifiques de travesti pour ces nouvelles actrices. Il devenait ainsi possible de les habiller comme des hommes, or les costumes d’hommes étaient portés très près du corps et exposaient les mollets et les cuisses. Les corps des actrices sont dès lors explicitement mis à la disposition d’une audience masculine et conformés à son bon plaisir. Les actrices ont protesté, autant que leur statut le leur permettait, contre cette association répandue et résistante. L’actrice anglaise Sarah Siddon, rendue célèbre par son interprétation de Lady Macbeth en février 1785 est ainsi connue dans l’histoire du théâtre européen pour son « engagement à maintenir une moralité irréprochable », ce qui a contribué à « réhabiliter l’image populaire de l’actrice, et à améliorer l’image de l’industrie du théâtre en général »65 (Ibid. 2016). Consciente de la réception des corps féminins dans l’espace théâtral et de la négation de leur identité propre, Sarah Siddon y oppose une résistance silencieuse : elle sera toute sa vie l’incarnation d’une femme attachée aux plus hautes conduites morales pour compenser l’infraction et la faute que représente son métier. Ce chevauchement des identités rappelle que ‘femmes publiques’, ‘femmes débauchées’ et ‘comédiens’ sont soumis à un opprobre similaire dans le langage religieux qui renseigne la réflexion sur la réception morale (et physique) des femmes dans l’espace public. Elles ont le même statut licencieux que les comédiens et surtout, les comédiennes. Sans entrer dans les détails d’une réflexion qui dépasserait le cadre de ce travail, notons simplement que Maugras fait mention de deux Rituels, celui du diocèse de Châlons-sur-Marne (1649) et celui de Paris (1654), qui édictent la nécessité d’exclure de l’Église « ceux qui en sont indignes, tels que les excommuniés, les interdits et les gens visiblement infâmes comme les femmes publiques, les concubinaires et les comédiens » (1887 : 108). Le regard moral porté sur les comédiennes et sur les prostituées qui font commerce de leur corps est pareillement désapprobateur, et leurs activités légitiment la violence (d’exclusion) à leur égard qui parfois, rachètent leurs activités immorales. Bossuet qui fait également mention du Rituel de Paris de 1634, souligne un détail d’importance : recevoir le saint viatique est absolument refusé aux prostituées et aux comédiens à moins qu’ils n’aient « auparavant […] satisfait à l’injure publique, comme il est de droit » (1694 : 23). On comprend que la corruption de leur position est neutralisée et rachetée par une violence publique nécessaire et érigée en rituel ; comme un passage obligé. Dans le théâtre victorien et au théâtre de manière générale, on part du principe que pour jouer efficacement les passions, il faut convoquer le vécu, les souvenirs. Or, explique Bossuet, le bon chrétien « a noyé ses passions dans les larmes de la pénitence » (Ibid. : 32) de sorte qu’elles sont neutralisées et oubliées. Une femme qui est capable d’incarner les passions est ainsi une femme qui a vécu, qui n’est plus vierge, plus pure, et qui n’a pas fait pénitence, qui n’a pas éradiqué ses passions.
Sur un plan moral, la figure de l’actrice est donc une figure hautement coupable qui nécessite l’intervention extérieure d’une violence punitive et réparatrice. L’économie de cette violence dit bien l’identité que l’espace a produite : la femme de scène est une prostituée. Sa sexualité et ses mœurs sont libres, son genre est rendu confus par les rôles qu’elle joue. La sexualisation qui la reçoit dans l’écosystème « scène » correspond au profil que cet écosystème a créé : le traitement de l’actrice est celui réservé au profil attendu de la prostituée. C’est une violence programmée : violence sexuelle d’abord, violence d’exclusion ensuite du fait d’activités professionnelles considérées comme licencieuses, et enfin violence expiatoire enfin qui rachète la licence par l’injure publique infligé au corps pour expier sa faute.
Si le détour par l’histoire culturelle est important, c’est qu’il établit une autre filiation, un autre processus par lequel les femmes qui investissent les espaces publics, et particulièrement des espaces auparavant inoccupés par elles, se trouvent confrontées à des identités antérieurement établies et spécifiques à cet espace. Cette fois ci, c’est la figure atavique de la prostituée qui en émerge et qui, comme celle de la ‘Véritable femme’ à l’extrême opposé du spectre des identités féminines, marque au fer rouge ses descendantes. La réception d’AOC dans l’espace politique, fraîchement élue au Congrès pour représenter le 14ème district de New-York, s’inscrit dans cette filiation identitaire. Plus jeune représentante à siéger au Congrès, la députée démocrate de 29 ans fait l’objet d’attaques violentes à caractère explicitement sexuel depuis le début de son mandat le 26 juin 2018. Récemment sur Twitter, un internaute publie une photo manipulée où AOC est assise aux côtés d’Ivanka Trump. La photo laisse entrevoir leurs poitrines à toutes les deux. En commentaire : « Whoa… Bonjour…Téton... #AOC. Est-ce que ces deux-là pourraient se battre…Nues ? »66 (Tweet de @Secular Sinner 3 mars 2020). Le 2 juillet 2019, le journal américain Independent révèle un autre incident, impliquant cette fois-ci des agents de la Police des Frontières (US Border Patrol). Sur un groupe secret Facebook (le « 10-15 Facebook Group ») qui comporte quelques 9500 membres sont publiés des « memes et des commentaires explicitement sexuels »67 (Snaith 2019) sur AOC ainsi qu’un photomontage de la députée s’adonnant à un acte sexuel sur la personne de Donald Trump. Sous la photographie, un commentaire directement adressé à la députée dont la venue au centre de détention frontalier du Texas était prévue quelques jours plus tard : « C’est ça, salope ! La masse a parlé et aujourd’hui la démocratie a gagné » 68 (Ibid. 2019). La photographie, révélée par le site Propublica le 1er juillet 2019, pose un autre problème que celui de la manipulation de l’image et de l’exploitation sexuelle violente d’une femme élue. Ce que l’Independent désigne comme « se livrant à un acte sexuel » 69 (Ibid. 2019) ne couvre pas la réalité de la photographie qui figure un viol pur et simple, alors qu’AOC se trouve contrainte par la force physique (la main de Donald Trump abaissant sa nuque) et que son visage est déformé par la douleur. La rhétorique de l’Independent atténue la portée et la violence d’une telle image en insinuant que l’acte manipulé est consenti. La députée a immédiatement réagi et, en séance plénière au Congrès le 18 juillet 2019, a interpelé Kevin McAleenan, directeur du Department of Homeland Security en lui posant la question suivante : « Avez-vous vu le photomontage que des officiers ont fait circuler de mon viol brutal ? »70(Frazin 2019). À peine un mois plus tard, le 6 août 2019, NBC News publie un article sur une affaire similaire : un groupe de jeunes étudiants portant des tee-shirt estampillés « TeamMitch » (en référence au sénateur républicain Mitch McConnell) exhibe une silhouette grandeur nature à l’effigie d’AOC qu’ils semblent étrangler et touchent de manière sexuelle. Sous la photographie du groupe publié sur Twitter et depuis effacée, le commentaire : « Donne-moi un bout de ça »71. La photographie aurait semble-t-il été prise lors du 139e Pique-Nique annuel des Fermes du Kentucky (dont Mitch McConnell est originaire), un événement politique auquel ont assisté démocrates et républicains confondus. AOC a réagi sur Twitter le 5 août 2019 en s’adressant directement à Mitch McConnell : « Je voulais juste clarifier : est-ce que vous subventionnez les jeunes hommes pour qu’ils s’entraînent à tripoter et étrangler des membres du Congrès, ou est-ce que c’est juste la culture standard de l’ « équipe Mitch » ? »72 (5 août @AOC 2019)73.
Conclusion
La violence contre les femmes politiques américaines aujourd’hui s’adosse à un ensemble de représentations du corps féminin et du rôle des femmes héritées de l’histoire culturelle. De l’être fragile et incapable observé par le discours médical depuis le XIXe siècle, à la figure de « la véritable femme » idéalisée d’avant-guerre, en passant par celle du corps noir modelé par les fantasmes du colon et du maître, il s’agit de figures fabriquées, non pas par les « structures de l’imagination » comme l’avançait Susan Ruddick en 1996 (1996 : 138), mais par les pratiques spatiales qui ont habité ces espaces et ont programmé des profils correspondants et « attendus », pour reprendre à notre compte l’antonyme du terme d’Elijah Anderson (2015 : 10). Ces profils sont le résultat des pratiques dominantes déployées dans un espace donné mais constituent également la teneur de cet espace : elles en édictent les règles d’occupation, c’est-à-dire l’emploi (Urbain 2014), et le définissent. Lorsqu’Elijah Anderson formule le concept des espaces blancs (2015), il explicite ce va-et-vient entre des identités subies par des individus dès lors essentialisés, identités spécifiques à un certain lieu qui, à leur tour, donnent au lieu une qualité et le transforme ainsi en espace (Certeau 1990). Un espace blanc désigne alors un écosystème (quartier, milieu professionnel, certains magazins, etc.) dans lequel les assignations identitaires attendues sont blanches. Ces profils pré-établis excluent donc nécessairement les profils divergents qui créent une rupture dans l’organisation et donc dans la nature des écosystèmes publics, et peuvent générer des réactions de contestation allant parfois jusqu’à la violence et la négation des individualités.
La fonction, c’est-à-dire le rôle institutionnel, est également un espace : on occupe une fonction, parce qu’on occupe d’abord l’espace qui la détermine. Être Première Dame aux États-Unis par exemple, est une position qui occupe un espace symbolique très spécifique à l’intérieur même de la sphère politique ; c’est un écosystème qui tient ses propriétés de la lignée de femme blanches qui l’ont historiquement occupé et qui sont érigées en modèles (Jacqueline Kennedy, Nancy Reagan, Barbara Bush, Laura Bush, etc.). Michelle Obama a introduit dans cet espace une identité dissonante qui, du point de vue de l’histoire, en modifie l’organisation et le dénature. Il en va de même pour la fonction de Vice-Président qui, en outre, n’a jamais été occupée par une femme. Michelle Obama, femme noire et physiquement musclée, est alors vilipendée parce que sa présence dans un espace qui n’a pas été conçu pour la recevoir est perçue comme une certaine transgression de l’agencement spatial et donc, de l’ordre social. Comme Kamala Harris, elle fait les frais de cette infraction, et les attaques dont elles sont victimes toutes deux convoquent souvent les modèles qu’elles trahissent et évaluent leur identité à l’aune de cette norme désavouée. Michelle Obama devient un « chimpanzé » (Housley 2018) tandis que Kamala Harris est un « montre » (Trump 2020).
Le second paramètre qui prescrit le traitement des femmes dans les espaces publics se loge dans le chevauchement de deux figures : celle de la prostituée qui par essence est assimilée à la rue et à l’espace public, et celle des actrices de théâtre qui les premières montent sur une scène publique pour s’y adonner à une activité publique. Leurs expériences révèlent l’histoire derrière le concept : si les espaces publics forment des identités pré-établies qui sont sources d’exclusion et de transgression, l’histoire des actrices de théâtre révèlent de quelle façon ce processus se déroule. Introduites pour la première fois sur une scène publique au XVIIe siècle, elles y sont reçues, à l’image d’Anne Marshall au Vere Street Theatre à Londres, comme des prostituées. La prostituée est la figure qui les précède dans l’espace public où elle exerce une activité autonome : elle en est la figure dominante, celle qui en construit les usages et fabrique une identité pré-établie à laquelle seront associées par la suite toutes celles qui investissent l’espace public de manière autonome et volontaire. La violence contre les femmes politiques américaines aujourd’hui jaillit de ces identités multiples qui ont précédé leur introduction dans la sphère politique, et sont devenues des unités de mesure. Cette violence prend alors deux directions : elle attaque la désertion de ces modèles, la trahison identitaire et la rupture dans l’occupation de l’espace, ou bien elle perpétue une violence sexuelle qui assimile le corps public à un corps disponible, et l’en punit.