Fabio Montale, le sens de la famille

Abstracts

Les trois romans de Jean-Claude Izzo consacrés au solitaire et marginal Fabio Montale développent trois histoires familiales : celle de ses père et mère, morts tous les deux ; celle qui lui reste de sa jeunesse, sa cousine Gélou et ses frères d’armes de l’adolescence, Manu et Ugo ; celle de sa famille d’adoption, Honorine et Fonfon . La première ancre le personnage dans son histoire sociale, celle des enfants de l’immigration marseillaise ; la deuxième sert de moteur à des récits dont le protagoniste n’agit jamais en service commandé ; la troisième entre en tension avec la solitude et la marginalité du héros de roman et rappelle que tout héros de fiction a une famille, fût-elle choisie, fût-elle tardive.

Jean-Claude Izzo’s three novels featuring lonely Fabio Montale tell three different family stories: that of his father and mother, who are both dead; the story from his youth, involving his cousin Gélou and his then teenage brothers in arms, Manu and Ugo; that of his adopted family, Honorine and Fonfon. The first one anchors the character into a social history, that of immigrants in Marseille and of their children; the second one serves as the driving force behind stories whose protagonist never acts as an official but on his own initiative; the third one challenges the loneliness and marginality of the novel hero and reminds us that every fictional hero has a family, however chosen, however late in life.

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Comme d’autres détectives, le détective de Jean-Claude Izzo Fabio Montale a sa façon à lui d’être en famille sans en être vraiment, d’être sans famille tout en étant entouré. Ce mode de vie à l’intérieur d’une famille d’adoption remonte à loin dans l’histoire littéraire des détectives : c’est déjà celui d’un Sherlock Holmes partageant sa vie avec le docteur Watson — du moins dans ses deux périodes de célibataire et de veuf — et, de la première à la dernière aventure, avec Mrs Hudson. La question des liens familiaux est, plus généralement, problématique en ce qui concerne le héros de fiction, en particulier le héros d’aventure dont le détective du récit policier est en quelque sorte un avatar moderne et citadin, et il existe, comme on sait, deux types de héros d’aventure, notamment policière : les héros en famille et les héros sans famille. Les contextes où le récit policier s’est suffisamment détaché du récit d’aventure pour proposer des détectives fonctionnaires, dont les enquêtes de déroulent dans la routine d’un commissariat, fournissent bien une famille au détective, qui est en ce cas marié, et les épouses du commissaire Maigret et des inspecteurs Carella et Beck1 sont assez présentes dans la vie de leur conjoint pour apparaître comme personnages récurrents. Mais dans les contextes où le policier est aussi un héros d’aventure et de coups durs, il est confronté à des nécessités narratives contradictoires : le cadre familial ancre a priori le récit dans une perspective réaliste, celle qui reproduit un monde fictionnel identique à celui dans lequel nous vivons ; à l’inverse, un héros sans famille est libre : de son emploi du temps, de ses décisions, de ses déplacements et surtout de toute attache avec la société dans laquelle il évolue, conditions nécessaires à l’aventure.

La tension résultant de ces deux conditions narratives opposées mais non négligeables est de l’ordre de l’économie narrative du récit policier, et se distingue évidemment de celle établie par Marthe Robert (Robert : 1972) entre les deux visages du héros de roman, l’« Enfant trouvé » et le « Bâtard réaliste », qui correspondent à des « âges du roman » différents dans une visée psychanalytique. Le héros de polar est de toute façon un « Bâtard » dans la perspective de Marthe Robert. Cette tension narrative propre au roman d’aventures réaliste et en particulier au polar, qui résulte de la négociation entre nécessaire disponibilité du héros et son nécessaire ancrage réaliste, est en général résolue dans le cadre d’un récit reproduisant l’une ou l’autre de ces deux constantes : a) le héros a bien des géniteurs mais il les a perdus (Jérôme Fandor2, Nestor Burma3) ou croit les avoir perdus (Rouletabille4) ; b) le héros est célibataire, et s’il risque parfois, mais exceptionnellement, de se marier, c’est bien à la condition que son mariage sera empêché à la dernière minute (San-Antonio5) ou que son épouse meure immédiatement après le mariage (Arsène Lupin6, voir aussi dans un genre voisin James Bond7).

Fabio Montale appartient à cette veine de détectives ayant perdu leur famille, perdant régulièrement les femmes qu’il aime d’une façon ou d’une autre (elles le quittent ou meurent à cause de lui), en même temps qu’il représente un cas particulier : Montale est un détective qui n’arrive pas à faire le deuil de son passé familial perdu, des familles qu’il n’a pu former, un détective en quête constante de famille.

1. Une famille ancrée dans l’histoire marseillaise

Fabio Montale est un détective né à Marseille comme son père spirituel Jean-Claude Izzo, et qui apparaît dans trois romans écrits à la première personne, dont le narrateur est Montale lui-même : Total Khéops (1995) ; Chourmo (1996) ; Solea (1998).

1.1. Chronotope

La mention dans Chourmo de « la vague d'attentats de l'été 95 à Paris » (Izzo 1996 : 126) rappelle que la diégèse des trois récits consacrés à Fabio Montale est à peu près contemporaine de leur écriture. Quatre (Izzo 1998 : 113) ou cinq (Izzo 1998 : 171) années s’écoulent entre le début du premier récit et la fin du dernier, où son père spirituel le fait mourir assassiné par balle. Dans les soliloques de Fabio Montale, il est né vers 1950 : dans Chourmo, il « approch[e] des quarante-cinq ans » (Izzo 1996 : 28).

Il est d’abord détective de métier, puisqu’au début du cycle il est officier de police (Total Khéops). Il démissionne ensuite de la police et devient détective à son compte, au nom de la famille (Chourmo), puis au nom de l’amitié (Solea). La geste de Fabio Montale se déroule exclusivement dans le Marseille des années 1990, mais dans un Marseille qui déjà n’existe plus vraiment qu’à la marge, un Marseille traditionnel valorisé voire mythifié tout comme l’est le Marseille du cinéaste Robert Guédiguian. Ce sont d’ailleurs les mêmes lieux marseillais que traversent la caméra de Guédiguian et les pérégrinations de Montale : le Vieux-Port, le Panier, la Plaine, le Vallon des Auffes, et les deux extrémités de Marseille que sont les Goudes et l’Estaque, en bord de mer ; des vieux quartiers chargés de symboles, qui représentent moins de 10% de Marseille et encore moins de Marseillais, lieux auxquels s’opposent les extrêmes ‘quartiers nord’ du XVIe arrondissement, l’enfer marseillais où s’accumulent la misère, les familles issues de l’immigration, le banditisme lié à la drogue et à l’islamisme. Les récits d’Izzo sont des polars noirs traditionnels : romans de notre monde contemporain qui, à la façon des romans historiques, nous donnent à lire une « élucidation de notre fin de siècle » (Pons 1997), dont la trame de fond est la criminalité d’un monde aux mains de possédants et d’une police également corrompus, et dont la matière est la collusion entre la mafia et le Front national, l’argent du racket et de la drogue et l’installation de l’islamisme dans les cités : nous sommes dans les années qui suivent l’assassinat de la députée Yann Piat (février 1994) et l’affaire Khaled Kelkal et la vague d’attentats islamistes qui lui sont liés (été-automne 1995).

1.2. Identités

Si Jean-Claude Izzo donne à Fabio Montale une famille, c’est avant tout pour ancrer le personnage de Fabio Montale dans cette histoire de Marseille, une histoire considérée sous l’angle des immigrations qui l’ont peuplée ainsi que des liens entre ces immigrations, sous l’angle également de la pauvreté et de la délinquance, celle de la jeunesse de Montale et de ses copains dans les années 1960, celle de la jeunesse franco-arabe des quartiers nord dans les années 1990. Cette famille dont Fabio Montale est l’héritier fournit en outre au journaliste Jean-Claude Izzo la matière d’un discours politique : l’évocation de l’histoire de Marseille est aussi l’occasion de rappeler la lente et difficile insertion des familles d’immigrés pauvres venus s’y installer. Tout comme son père spirituel Jean-Claude Izzo, Fabio Montale est un enfant de l’immigration italienne arrivée en France pendant l’entre-deux-guerres, des Italiens qui « fuyaient la misère et Mussolini » (Izzo 1995 : 21), et qui faisaient « les boulots dont les Français ne voulaient pas » (Izzo 1995 : 21). C’est l’époque où à Marseille on appelle les immigrés italiens des nabos ou des babis voire des « chiens des quais » (Izzo 1996 : 50) ; ils forment alors la plus grande part de l’immigration marseillaise, et s’installent par familles entières notamment au Panier et à la Capelette.

Le parcours des parents de Montale, fils unique, représente ainsi par synecdoque celui de la plupart des familles italiennes immigrées à Marseille. Montale naît au Panier, en 1940 ou 1941, où sont installées les premières générations d’immigrés. La famille déménage ensuite quand il a « deux ans » (Izzo 1995 : 47) pour ce « quartier de Ritals » (Izzo 1995 : 48) qu’est la Capelette, « un quartier où, à partir des années 20, s’étaient regroupées des familles italiennes, du Nord essentiellement » ((Izzo 1998 : 115). Ce sont les familles un peu moins pauvres qui quittent le Panier, quartier insalubre, pour s’installer à la Capelette. Son père est alors typographe au quotidien communiste La Marseillaise (Izzo 1995 : 187). Une partie de sa famille reste au Panier, notamment les parents de sa cousine Angèle — Gélou —, ce qui justifie le fait que l’adolescent Montale continue à fréquenter le Panier : c’est à l’occasion de ses descentes dans le Panier qu’il trouvera sa fratrie adoptive. Ces jalons d’une saga familiale reviennent régulièrement dans les ruminations d’un détective de roman écrit à la première personne qui n’a jamais quitté la ville où il est né et qui revient régulièrement sur les lieux de sa jeunesse.

1.3. Disparition de la famille historique

Une fois passé son double rôle d’ancrage historique et d’objet de discours politique, la famille de Fabio disparaît subitement dans la vie du narrateur Montale : Montale est un héros sans parents.

Que Fabio Montale soit orphelin n’a certes rien en soi d’extraordinaire, s’agissant d’un détective au moins quadragénaire à l’époque de la diégèse des romans. Mais ses parents ont disparu bien plus tôt. Cela a commencé avec la mort de sa mère mentionnée brièvement dans chacun des deux premiers romans. Cette mort est survenue dans les années 1960 (Voir « il y a encore trente ans », 1995 : 52), quand Montale avait « onze ou douze ans ». Les derniers souvenirs de la mère disparue sont ceux d’une femme alitée, « incapable de bouger », qui « savait qu’elle allait bientôt mourir » (Izzo 1996 : 169), et l’on ne saura rien des raisons de la maladie de la mère ni de la façon dont elle l’a emportée. De son père, on saura que Montale l’a enterré des années après sa mère, une fois devenu adulte (Voir « Carmen, la femme qui partageait alors ma vie », Izzo 1996 : 147), à la suite de quoi le narrateur devenu orphelin est « devenu taciturne » (Izzo 1996 : 147). Mais en réalité, ce père a déjà en quelque sorte disparu dès l’adolescence de Montale, celle d’un jeune homme livré à lui-même, passant ses nuits hors du domicile familial, dans la maison des Goudes, à lire et à écouter des disques avec ses copains (Izzo 1995 : 52). Quoi qu’il en soit, cette double disparition n’a pas une énorme importance émotive dans les ruminations du narrateur-personnage : les décès du père et de la mère remontent simplement à la surface comme d’autres souvenirs. Elle répond en revanche à une nécessité narrative, dans la mesure où elle crée les conditions de l’autonomie et de la formation de l’adolescent. La mort précoce de la mère tout comme l’absence d’un père vivant pourtant mais subitement devenu inexistant sont ici de simples adjuvants pour la constitution de l’histoire personnelle de l’adolescent puis de l’adulte Montale. Depuis la mort de la mère, la famille ne se réunit plus dans le cabanon qu’elle possède dans le petit village des Goudes, à l’extrémité de Marseille, tout au bout du monde. Et c’est l’abandon par les adultes de ce cabanon, dont le détective devenu adulte hérite ensuite et qu’il retape (Izzo 1996 : 32), qui permet déjà au jeune orphelin d’en profiter pour y vivre sa vie d’adolescent qui « taillait la classe » (i.e. : ‘séchait les cours’, Izzo 1995 : 53) avec ses copains, puis permet à ces jeunes gens devenus adultes de devenir au retour de l’armée des délinquants et des braqueurs – Fabio Montale a été un voyou avant de s’engager dans les troupes coloniales puis dans la police. De sa famille, il ne reste à l’adulte Montale que sa cousine Angèle – dont la vie familiale d’adulte est le déclencheur du second récit, Chourmo – et quelques souvenirs : le prénom de sa mère, Laure (Izzo 1995 : 187) ; les samedis passés en famille avec « de grands plats de pâtes », des « bouteilles de vin rosé », des « chansons », des parties de « belote » (Izzo 1995 : 51) ; le jour où son père l’a « trempé pour la première fois dans la mer » (Izzo 1998 : 69, voir aussi Izzo 1995 : 60) ; sa cousine Sandra, passée par Marseille avec ses parents, pour gagner l’Argentine (Izzo 1995 : 46), comme l’ont fait d’autres Italiens, notamment une partie de la famille d’Ugo (Izzo 1995 : 21) ; un voyage d’enfant en Italie dans sa famille paternelle (Izzo 1998 : 72).

2. Une famille de substitution

C’est au seuil de l’adolescence, au moment où disparaît subitement la famille génitale de Montale, que naît alors une famille de substitution, sous la forme d’une fratrie, d’un père et d’une mère d’adoption.

2.1. La fratrie

La fratrie est celle qu’il forme avec Manu et Ugo (Pierre Ugolini), adolescents du Panier et comme lui de la seconde génération de l’immigration, italienne pour Ugo, espagnole pour Manu : ils représentent à eux deux la grosse part des premières générations d’immigrés à Marseille au vingtième siècle. Comme pour Montale, la narration offre à ces adolescents une histoire familiale ancrée dans l’histoire de Marseille, permettant du même coup de présenter la ville et ses habitants sous un éclairage historique et social. Tout comme Montale, Manu est un adolescent à moitié orphelin, son père ayant été « fusillé par les franquistes » (Izzo 1995 : 21). Quant à Ugo, son personnage offre à la narration l’occasion d’expliquer que si ses parents ont quitté le Panier pour la Capelette, c’est à la suite de la grande rafle organisée par les nazis et l’administration française de la collaboration, et de l’expulsion des familles immigrées du quartier du Panier le 24 janvier 1943, « vingt mille personnes » comme le rappelle Izzo (Izzo 1995 : 22), puis de la destruction du nord du Vieux-Port. Les destins des trois membres de cette fratrie d’adoption, Fabio, Manu, Ugo, sont semblables : enfants de l’immigration et de la misère, destinés à devenir délinquants puis criminels endurcis, à l’exception de Montale qui passe assez tôt de l’autre côté, celui de la police — autre façon de ne pas quitter le milieu de la délinquance. Ces trois frères ont aussi le même destin amoureux : celui d’être également épris d’une Gitane du Panier, Lole, qui pendant vingt ans passe successivement dans les bras des trois frères adoptifs, et dont le souvenir traverse les trois volets de la trilogie.

2.2. Le père

À cette fraternité d’amitié et de destin, le récit offre un père de substitution apte à prodiguer la complicité affective, l’autorité bienveillante et l’éducation qui permet à la fratrie de se constituer en famille. Il s’agit d’Antonin, « un vieux bouquiniste anar du cours Julien » (Izzo 1995 : 53). Antonin symbolise l’éducation marginale et parallèle que reçoivent des adolescents déscolarisés : la fratrie fait l’école buissonnière (Izzo 1995 : 53) pour aller voir cet homme qui, en bon pédagogue, leur raconte des récits d’aventuriers, puis leur lit des passages choisis de livres d’aventures, pour ensuite leur en offrir quelques-uns, des aventures d’Ulysse à Lord Jim de Conrad, qu’ils emportent lire dans le cabanon des Goudes. C’est ainsi grâce à Antonin que se développe une vie familiale en marge des familles officielles.

Le rôle de ‘père’ d’Antonin assume ainsi trois fonctions : à l’intérieur de la diégèse, dans la fabrique du récit, du point de vue du genre de l’œuvre. À l’intérieur de la diégèse, Antonin est responsable à la fois de la constitution de la famille d’adoption, et de l’initiation à la marginalité de ces garçons qui deviennent de véritables aventuriers à l’instar des héros qu’ils lisent, responsable également de leur instruction littéraire et musicale (jazz, blues, R&B). C’est en fauchant des livres et des disques dans le centre-ville qu’ils feront leurs débuts comme délinquants (Izzo 1995 : 56). Dans la fabrique du récit, il est une condition du parti pris réaliste. Le rôle de père d’Antonin permet en effet de résoudre narrativement une autre aporie de ce type de récit que celle du héros à la fois en famille et sans famille : comment, dans une perspective réaliste, un adolescent voyou, issu de milieux populaires, déscolarisé précocement, devenu délinquant puis policier peut-il monologuer à l’écrit dans une prose de qualité maîtrisant le rythme et la phrase littéraire et mêlant citations littéraires et musicales, sinon parce qu’un tel personnage se voit doté d’un autre ‘père’ que son géniteur, un ‘parrain’ issu d’un autre milieu, Mentor des temps modernes ? Du point de vue du genre de l’œuvre, le ‘père’ Antonin est un de ces nombreux référents qui contribuent à faire des polars de Jean-Claude Izzo l’œuvre d’un écrivain militant donnant la parole à d’autres militants, fussent-ils de fiction. Antonin est, à l’image d’Izzo, un Marseillais défendant et promouvant son terroir culturel. Il est le pédagogue qui fait connaître et aimer aux jeunes gens le patrimoine littéraire des « poètes marseillais, aujourd’hui oubliés » — et donne l’occasion à Izzo de les évoquer : « Émile Sicard, Toursky, Gérald Neveu, Gabriel Audisio et Louis Brauquier » (Izzo 1995 : 80).

Le rôle d’Antonin se termine quand les jeunes gens deviennent adultes. Tout au plus apprendra-t-on qu’il finit dans la misère : c’est ce qui finalement décourage les jeunes gens de reprendre sa boutique comme ils l’avaient initialement prévu (raison de leur premier braquage, voir Izzo 1995 : 55) et les conduit finalement à préférer une vie de braqueurs (Izzo 1995 : 57-58). Des trois enfants adoptifs, c’est Fabio qui gardera chez lui les livres qui restaient de la boutique d’Antonin. Montale est ainsi doublement héritier : de sa maison des Goudes, qui lui vient de son père biologique ; de son patrimoine littéraire et musical, et de quelques livres rares, qui lui viennent de son père spirituel.

2.3. La mère

C’est parallèlement à l’installation d’Antonin comme père spirituel qu’apparaît Honorine, qui s’installe durablement comme mère de substitution. Honorine, qui vient d’avoir soixante-dix ans au moment où commence la diégèse de la trilogie (Izzo 1995 : 60), est une femme de la génération des parents de Montale. Elle est la résidente de la maison voisine de la maison des Goudes, qui supporte cette bande d’adolescents avant de les aimer bien vite, de les couver — et de les nourrir. En ne s’inquiétant guère de l’existence des parents de ces jeunes qui ne vivent seuls que pour la forme :

Elle s’inquiétait toujours pour nous.
Elle venait voir si « on n’avait besoin de rien ».
— Vos parents, y savent que vous êtes là ?
— Sûr, que je répondais.
— Et y vous ont pas préparé de pique-nique ?
— Sont trop pauvres.
On éclatait de rire. Elle haussait les épaules et partait en souriant. Complice comme une mère. Une mère de trois enfants qu’elle n’avait jamais eus. Puis elle revenait avec un quatre-heures. Ou une soupe de poissons, quand on restait dormir là le samedi soir. (Izzo 1995 : 53)

Cette mère sans enfants a bien un mari, Toinou. On remarquera la proximité des prénoms du père adoptif et du mari de la mère adoptive : Antonin et Toinou, diminutif d’Antoine. En réalité, Toinou n’est présent qu’à titre d’auxiliaire provisoire dans la relation qui noue Honorine aux trois jeunes gens : l’existence de Toinou permet à Honorine d’assurer son statut de femme au foyer nourricière ; c’est également Toinou qui part sur son bateau pêcher le poisson qui permet à Honorine de nourrir les enfants. Passé cette fonction d’auxiliaire, Toinou peut disparaître ; il meurt trois ans avant que commence la diégèse de la trilogie (Izzo 1995 : 60), en laissant lui aussi sa part d’héritage : à la mort de Toinou, Montale rachète à Honorine son bateau, et reprend son activité de pêcheur et de nourricier, à ceci près que c’est lui désormais qui fournit le poisson d’Honorine. Le bateau de Toinou devient également la tour d’ivoire où Montale se retire du monde, et plus tard son lit de mort (Izzo 1998 : 251).

La comparaison de ce substitut de mère qu’est Honorine à la mère défunte de Fabio est présente dans les pensées du narrateur, après la mort successive des deux frères adoptifs au début de Total Kheops :

Je l’avais regardée. Le visage qu’aurait pu avoir ma mère. Avec les rides de celle qui aurait perdu deux de ses fils dans une guerre qui ne la concernait pas. (Izzo 1995 : 91)

La partition d’Honorine est certes beaucoup plus lourde que celle d’Antonin : elle est la seule de la génération précédente à être encore vivante quand commence la trilogie. Son apport à l’éducation de Montale se contente d’être maternel : Honorine est la femme qui nourrit, qui protège et qui console, celle qui devine les peines et qui pressent l’affection et les drames qui se nouent entre son protégé et les femmes qu’il reçoit dans son cabanon. Elle conserve ce rôle tout au long de la vie de Montale, qui le lui reconnaît volontiers : « J’étais comme le fils que son Toinou n’avait pu lui donner » (Izzo 1996 : 54) ». Elle assure également sa part du fonctionnement réaliste du récit : en préparant « tous les jours » (Izzo 1995 : 60) depuis la mort de son mari un repas pour Montale, elle est celle qui évite au héros en action d’avoir à faire ses courses, sa cuisine et sa vaisselle — la seule tâche ‘familiale’ de Montale, héritée de Toinou, consistant à prendre le bateau pour ramener du poisson une fois par semaine pour le repas du dimanche (Izzo 1995 : 113 ; Izzo 1996 : 258), car « le poisson, c’est la règle, il fallait le pêcher » (Izzo 1995 : 113). Autre fonction réaliste, qui touche le genre : Honorine contribue comme Antonin à la couleur marseillaise des récits d’Izzo. Les plats que cuisine Honorine sont eux aussi des survivances de la culture marseillaise : foccacha, langues de morue, légumes farcis, aïoli, poutargue, daube, soupe au pistou, et évidemment soupe de poissons. La fonction de cuisinière d’Honorine rattache également les récits d’Izzo à la famille des polars cuisiniers, de Simenon à Montalban, à ceci près que chez Izzo la cuisine n’est pas un simple référent réaliste comme chez Simenon : elle est plutôt, à l’image de celle des récits de Montalban, l’expression d’une fierté nationale tout autant que l’indice constamment rappelé de la personnalité jouisseuse du détective.

3. Un détective sans famille

Les trois récits qui forment la trilogie Fabio Montale sont également l’histoire d’un détective sans famille, condamné peu à peu à la solitude. Une nouvelle famille de substitution se forme, la dernière, qui survivra à Montale.

3.1. Une solitude résignée

Le premier récit commence avec les meurtres successifs de ses deux frères d’armes Ugo et Manu, et le second est celui des retrouvailles avec la cousine Angèle, mère d’un enfant assassiné. Les deux premières enquêtes de Montale sont ainsi des affaires de famille, ce que même les flics marseillais de Chourmo lui concèdent, en le laissant régler partiellement ses comptes lui-même, quitte à lui donner un petit coup de main :

— Et pourquoi vous n'êtes pas intervenus, avant ?
— C'est ton affaire, il a dit Loubet. Une affaire de famille, quoi. Tu te la jouais comme ça, nous aussi. ((Izzo 1996 : 358)

Cette famille, Montale la perd peu à peu. Il la perd déjà de façon constitutive et cyclique avec les femmes qu’il aime ; trois d’entre elles se font assassiner : Leila (Izzo 1995), Sonia et Babette (Izzo 1998) – et un plus grand nombre le quittent, en raison d’un choix de vie incompatible avec le compagnonnage :

Cela avait séduit pas mal de femmes. Je n’avais su en garder aucune. Chaque fois je revivais la même histoire. Ce qui leur plaisait en moi, il fallait qu’elles entreprennent de le changer, à peine installées dans les draps neufs d’une vie commune. « On ne te refera pas », avait dit Rosa en partant, il y a six ans. Elle avait essayé pendant deux ans. J’avais résisté. Encore mieux qu’avec Muriel, Carmen et Alice. Et une nuit je me retrouvais toujours devant un verre vide et un cendrier plein de mégots. (Izzo 1995 : 61)

Les amours de Montale le quittent parce qu’elles n’arrivent pas à se projeter dans un futur dans lequel lui non plus ne se projette pas, comme tout personnage de roman noir :

Je n’avais jamais désiré d’enfant. D’aucune femme. Par peur de ne pas savoir être un père. De ne pas savoir donner, non pas assez d’amour, mais suffisamment de confiance dans ce monde, dans les hommes, dans l’avenir. Je ne voyais aucun avenir aux enfants de ce siècle. (Izzo 1998 : 72)

3.2. Fonfon et Honorine

Dans l’univers de l’adulte Montale, une dernière famille se constitue pourtant : à mesure que Montale enterre sa famille précédente et ses amitiés de jeunesse, un nouveau couple de parents prend forme. Aux côtés d’Honorine apparaît un nouveau personnage, qui est d’abord à peine une silhouette naissante vers la fin de Total Kheops, le premier récit (Izzo 1995). Fonfon est le patron d’un petit bar des Goudes, que Montale fréquente pour la bonne raison qu’il refuse, « malgré la pression de certains clients » (Izzo 1995 : 242), d’avoir dans son bar le quotidien régional Le Méridional, qui diffuse les idées de la droite et du Front national, et qui est alors le plus fort tirage de la presse locale ; dans le bar de Fonfon, on trouve en revanche, outre Le Provençal, surtout La Marseillaise, quotidien régional du parti communiste, pourtant rarement présent dans les bars marseillais (Izzo 1995 : 242-243). L’existence du personnage Fonfon remplit ainsi, au moment de son apparition, une fonction purement référentielle : celle qui consiste à préciser la vision du monde du narrateur-personnage, tout autant que celle de son auteur.

Au début du récit suivant, Chourmo (Izzo 1996), Fonfon est déjà devenu un personnage de premier plan, celui chez qui Montale déjeune et à qui il ramène du poisson comme à Honorine. Il a « soixante-quinze, soixante-seize » ans (Izzo 1996 : 34), quatre ans de plus qu’Honorine (Izzo 1996 :37). Ce deuxième récit précise le personnage jusqu’à lui construire un passé : ancien militant de la SFIO déçu par le mitterrandisme (Izzo 1996 : 29), il connaît Montale depuis l’enfance et sa fille a été le premier amour du détective.

À partir de Chourmo se noue entre Fonfon et Honorine une complicité amicale qui devient vite une complicité amoureuse, encouragée par Montale qui sert au début d’intermédiaire (Izzo 1996 : 89 ; Izzo 1998 : 39). Fonfon et Honorine s’enlacent à la toute fin de Chourmo et sont devenus au début du troisième récit un véritable couple de vieillards : Honorine cuisine à présent pour Fonfon qui fait la sieste chez elle. Et c’est à mesure que se noue cette relation entre Fonfon et Honorine que la relation qui unit Fonfon à Montale se transforme, d’affection amicale en affection paternelle. Au cours de la progression du récit, Fonfon devient le confident de Montale, en même temps que son bar devient sa seconde résidence. Montale compare alors son vrai père disparu à Fonfon (Izzo 1996 : 147), allant jusqu’à confondre dans son sommeil l’intonation de la voix de Fonfon et celle de ce père (Izzo 1996 : 256), tant il est vrai que le rapport de Fonfon à Montale est devenu un rapport « paternel » (Izzo 1996 : 258). Dns le troisième récit, le lien familial se resserre encore : Montale, policier démissionnaire au chômage, tient à présent le bar de Fonfon à temps partiel (Izzo 1998 : 36). Fonfon et Honorine, ces deux personnages au départ secondaires, qui se sont offert une famille l’un à l’autre, se font ainsi parents de substitution et offrent à Montale, une nouvelle famille, la dernière, dont il ne profitera pas : après avoir perdu tous les gens qui lui sont proches, assassinés par la Mafia, à l’exception de Fonfon et Honorine, Montale meurt seul dans son bateau, tué d’une balle dans le dos. Ne survivront à tout ce petit monde marseillais que les derniers parents, Honorine et Fonfon, qui vivent dans un monde qui n’existe déjà plus.

Dans la fabrique des romans noirs d’Izzo, la famille est ainsi une donnée nécessaire, sans cesse en reformation, en même temps qu’une donnée impossible. Cette aporie est redoublée par le fait que les romans noirs d’un Marseillais sur Marseille sont déjà une affaire de famille en même temps que la fabrique d’une famille imaginaire : on aura compris que l’histoire de la famille d’origine du franco-italien de la seconde génération Fabio Montale est un peu l’histoire de la famille du franco-italien de la seconde génération Jean-Claude Izzo, mais la ressemblance s’arrête là. Dans l’univers de Montale, la famille est vécue comme le dernier refuge possible de bonheur, de sérénité et même de survie, un refuge que le héros Montale est condamné à ne jamais trouver. Dans l’univers de Montale, la famille appartient, tout comme le Marseille dans lequel il vit, à un monde en train de disparaître, le monde des Fonfon et des Honorine. Il n’y a de futur que dans le monde de Jean-Claude Izzo : si Chourmo est dédicacé « Pour Isabelle et Gennaro, ma mère et mon père, simplement », Total Khéops et Solea sont dédicacés à ses fils, respectivement « Pour Sébastien » et « Pour Thomas, quand il sera grand », à qui sont offerts à la fois un hommage à la culture marseillaise et un morceau de leur propre histoire, ainsi qu’une œuvre testamentaire : Jean-Claude Izzo meurt deux ans après la publication de Solea.

Bibliography

Izzo, Jean-Claude, Total Kheops (1995), (= Folio policier), Paris : Gallimard, 2016.

Izzo, Jean-Claude, Chourmo (1996), (= Folio policier), Paris : Gallimard, 2016.

Izzo, Jean-Claude, Solea (1998), (= Série noire), Paris : Gallimard, 1998.

Pons, Jean, « Le roman noir, littérature réelle », in : Les Temps modernes, Roman noir. Pas d’orchidées pour les T. M., n° 595, août-septembre-octobre 1997, p. 5-14.

Robert, Marthe, « Raconter des histoires », in : Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman (1972), Paris : Gallimard, (= TEL), 1977, p. 41-78.

Notes

1 Détectives récurrents, respectivement de Georges Simenon, Ed McBain (« 87e district ») et Maj Sjöwall & Per Wahlöö. Return to text

2 Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas. Return to text

3 Détective récurrent de Léo Malet. Return to text

4 Voir Gaston Leroux, Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir. Return to text

5 Un os dans la noce. Return to text

6 Maurice Leblanc, L’Aiguille creuse. Return to text

7 Ian Fleming, Au service secret de sa majesté. Return to text

References

Electronic reference

Hervé Bismuth, « Fabio Montale, le sens de la famille », Textes et contextes [Online], 15-2 | 2020, 15 December 2020 and connection on 28 March 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2766

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Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues – Texte, Image, Langage (EA 4182), Université Bourgogne Franche-Comté, UFR Lettres-Philosophie, 4 bd Gabriel, 21000 Dijon

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