1. Introduction
À la page 325 de Behind the Scenes at the Museum, la narratrice commente son impression de chute vertigineuse due à l’ingestion de barbituriques : « Soon I’ll reach the bottom and find my lost memories and then everything will be all right » (Atkinson 1995 : 325). Plusieurs éléments significatifs apparaissent dans cette déclaration : l’aspect primordial de la connaissance du passé (« lost memories »), un passé enfoui, disparu, qui sous-tend le présent et qu’il est indispensable de recouvrer ; puis, l’importance du terme de la quête, de la fin (« the bottom ») pour comprendre. Enfin, le besoin de complétude est mis en avant avec le désir de récit complet, intégral où tout fait sens : « and then everything will be all right ».
Cette phrase illustre des préoccupations qui sont au cœur de l’œuvre de Kate Atkinson et l’on peut proposer une lecture de ses romans autour du principe de résurgence, entendu comme présence et cheminement souterrains d’éléments dissimulés ou oubliés, de secrets enfouis dans le récit qui finissent par affleurer en un point donné, attendu à la fin du texte. Atkinson est l’auteure de romans dans lesquels les personnages sont hantés par le passé. Profus et bavards, ses romans sont riches en personnages hauts en couleurs, en rebondissements, en heurs et surtout en malheurs. Excessivement volubile, assaillant le lecteur de détails, alternant des passages dans le passé et dans le présent, le texte atkinsonien semble tout d’abord ne rien taire. Pourtant, chaque roman s’articule autour d’au moins un événement traumatique, qui sous-tend le récit jusqu’à son émergence complète.
Le processus de résurgence est particulièrement marqué dans les romans de la « trilogie », − Behind The Scenes at The Museum (1995), Human Croquet (1997) et Emotionally Weird (2000)1 − qui font chacun renaître plusieurs époques révolues mais dépeignent aussi une héroïne en quête du passé familial. Cette étude examinera d’abord globalement le fonctionnement et les effets de la réapparition du passé dans ces trois premiers romans. La deuxième partie se penchera sur le rôle du passé littéraire restreint ici aux contes de fées classiques qui affleurent régulièrement dans la trilogie atkinsonienne : comment les contes de fées participent-ils de la résurgence du passé ? On s’intéressera enfin à l’éventuel lieu d’émergence qui devrait coïncider avec la fin du roman : quand le secret est dévoilé, fournit-il la dernière pièce du texte-puzzle ou bien le fait-il voler en éclats ?
2. Le passé n’est pas une affaire classée
Dans les romans d’Atkinson, comme l’annonce le titre du premier opus Behind the Scenes at the Museum, qui invite à aller voir dans les coulisses du passé, en dessous de la surface polie et policée de l’Histoire, le passé n’est pas une affaire classée. Les romans sont articulés autour de sa résurgence : d’abord parce qu’ils évoquent chacun longuement une période de l’après-guerre qui constitue l’environnement de l’héroïne ; ensuite parce que les narratrices s’emploient consciemment à relater ou à fouiller le passé familial, par exemple par le biais d’objets surgis d’un quotidien disparu ; enfin parce que, comme à leur insu, peuvent réapparaître des événements traumatiques enfouis au plus profond de la mémoire et susceptibles de bouleverser l’ordre des choses existant.
Loin des grandes figures historiques, le passé dont il est question est avant tout familial (et souvent féminin). De Behind the Scenes at the Museum, Marianne Camus dit à juste titre : « La micro-histoire de la vie de Ruby, la narratrice, et de sa famille prend le pas sur la macro-histoire du vingtième siècle, tout en y demeurant solidement inscrite » (Camus 2002 : 88)2. Dans la trilogie, Behind the Scenes at the Museum est celui qui s’inscrit le plus dans le passé historique, dans la mesure où certains chapitres évoquent les deux guerres mondiales et le couronnement d’Elisabeth II. Dans ce roman comme dans les deux suivants, la période est restituée à grand renfort de détails précis, de marque de produits commerciaux d’époque, saturant le texte de ces effets de réel décrits par Roland Barthes (1968 : 88) jusqu’à leur faire perdre leur fonction. Les événements sont en outre traités du point de vue des personnages, et tournés en dérision par une bonne dose de comédie et d’humour. Par exemple, dans le salon des parents de Ruby où la famille est rassemblée pour regarder la cérémonie à la télévision, le couronnement d’Elisabeth II perd toute majesté et solennité, comme l’annonce l’incipit du chapitre : « In her big, white dress the Queen looks like a balloon that’s about to float up to the roof of Westminster Abbey (…) » (Atkinson 1995 : 77). En fait, il apparaît rapidement que plus que la cérémonie, c’est ce qui se passe autour qui importe et notamment le moyen par lequel l’événement est rapporté : le poste de télévision dont la possession, signe de réussite sociale, gratifie la mère de Ruby. Atkinson souligne ici sa préférence pour la petite histoire mais aussi l’importance du médium, quel qu’il soit, qui filtre la grande.
C’est par le récit que le passé est recouvré, contrôlé par les narratrices, balisé par des chapitres ou sections qui organisent leur récit. Des narratrices tour à tour auto- et homodiégétiques mettent en scène le récit de leurs quêtes et interrogations en matière de passé familial. Elles adoptent et assument ainsi assez ouvertement et sans prétendue neutralité le rôle de conteuse pour encadrer le récit dont le caractère fictif est affiché d’emblée. Par exemple, dans Behind the Scenes at the Museum, découvrant le visage de sa véritable arrière-grand-mère sur une photographie datant de 1888, Ruby déclare :
I want to rescue this lost woman from what’s going to happen to her (time). Dive into the picture, pluck her out -
Picture the scene -
A hundred years ago. The door of a country cottage stands open on a very hot day in summer (Atkinson 1995 : 29).
La narratrice de Human Croquet conclut son prologue par : « I am Isobel Fairfax, I am the alpha and omega of narrators (I am omniscient) and I know the beginning and the end. The beginning is the word and the end is silence. And in between are all the stories. This is one of mine » (Atkinson 1997 : 20). Quant à Effie, elle expose ainsi la situation : « Nora says we shall wrap ourselves in shawls and blankets like a pair of old, cold boned spinsters (Euphemia and Eleanora) and sit by the cracking flames of a driftwood fire and spin our stories » (Atkinson 2000 : 25). Les trois romans présentent donc apparemment une distinction nette entre les récits : récit hétérodiégétique de faits passés au prétérit d’une part et récit autodiégétique au présent d’autre part (un présent qui évolue des années 50, 60 et 70 selon le roman jusqu’au moment d’énonciation), tous répartis dans différents chapitres ou parties aux en-têtes explicites dans les deux premiers, et selon une typographie spécifique dans le troisième. La résurgence peut alors opérer. Par exemple, avec l’apparition dans Behind the Scenes at the Museum de certains objets (un bouton de robe, une petite cuillère…) dans le récit autodiégétique de Ruby. C’est pourtant le mouvement inverse qui se produit : plutôt que l’irruption du passé dans le présent, ce sont des plongées dans le passé, dans des « notes de bas de page », à l’appellation éloquente puisqu’elle renvoie à un niveau inférieur, qui sont proposées pour élucider l’existence de ces objets. En outre, comme en témoigne chaque titre, la note ne s’articule pas nécessairement autour de l’objet qui l’a suscitée. En fait, ces objets ne sont que la partie visible de l’iceberg qui émerge totalement dans la partie du texte qui suit et qui est consacrée à un ou plusieurs épisodes du passé d’un des personnages, ce qui suggère que les éléments du passé qui remontent à la surface du présent, ce sur quoi nous nous appuyons pour reconstituer le passé n’est pas forcément significatif. Ces prétendues notes de bas de pages, suscitées par un objet secondaire dont elles traitent en fait à peine, illustrent tout l’arbitraire de la reconstitution que l’on peut imaginer autour d’un détail : sans nier la pertinence et l’importance du discours sur le passé, il y a remise en question de sa validité.
La résurgence n’est en fait pas là où le lecteur l’attend car c’est aussi au cœur de son « présent » que Ruby enfouit l’existence de sa jumelle disparue. Dans son récit, l’accident et l’existence même de Pearl sont occultés. Seules quelques traces de ce double de l’héroïne affleurent à divers moments de son récit sans être nécessairement relevés par le lecteur. On trouve dans les parties au présent dans les trois romans « une sorte d’éclipse du narrateur rétrospectif » (Lejeune 1980 : 15). Sont combinés l’emploi de la première personne, le présent de narration, la perspective de l’enfant ou jeune fille et le style direct libre si bien que « tout se passe comme si l’énonciation devenait contemporaine de l’histoire, et qu’elle était donc le fait du personnage » (Lejeune 1980 : 18). À chaque fois, le secret a déjà été découvert par la narratrice (adulte) qui, maîtresse de la stratégie narrative à adopter, choisit d’enfouir les indices dans le texte. La narratrice (même autodiégétique) ménage donc ses effets et le lecteur ne peut être qu’à demi surpris à la toute fin d’apprendre que le personnage adulte est poète (dans Behind the Scenes at the Museum) ou romancière (dans Human Croquet et Emotionally Weird).
Il s’avère que l’opposition entre passé souterrain/enfoui et présent en surface/à découvert sur laquelle repose le principe de la résurgence est malmenée dans les romans d’Atkinson. Les deux lignes narratives prétendument distinctes se mêlent parfois. Dans Human Croquet, la distinction passé/présent se révèle particulièrement instable puisque même dans les parties intitulées « present », Isobel est sujette à de brefs voyages dans le temps, (jusqu’au chapitre intitulé « maybe » qui remet en cause la réalité même du présent). La progression temporelle semble patiner, comme bloquée, quand Isobel vit plusieurs versions de la même soirée de réveillon − une répétition avec variante qui n’est pas sans rappeler les contes de fées − et Effie, dans Emotionally Weird, se déclare régulièrement perplexe face au déroulement temporel des événements. Ces répétitions rejettent la notion classique de progression temporelle. Elles suggèrent que le temps est arrêté, bloqué, suspendu et offrent donc un déni de la notion de progrès. De même, les générations féminines passent mais ne s’épanouissent pas.
Comme relevé ci-dessus avec les « notes de bas de page » dans Behind the Scenes at the Museum, le principe habituel selon lequel le passé informe et nourrit le présent est inversé dans les romans d’Atkinson. Dans Human Croquet, l’histoire de Lady Fairfax comme celle d’Eliza s’avère être le fruit de l’imagination d’Isobel, maintenant auteure de romances historiques qui invente le passé, le réécrit en l’alimentant de ses lectures comme en témoigne, par exemple, cette scène rappelant Lady Chatterley’s Lover (Lawrence 1928 : 68) où Lady Fairfax observe à la dérobée le garde-forestier couper du bois torse nu (Atkinson 1997 : 363). Dans Emotionally Weird, le lien est très tôt posé entre conte, passé et imagination par la narratrice elle-même : « When she spills her own tale into the silence for me, she says, it will be a tale so strange and tragic that I shall think it wrought from a lurid and overactive imagination rather than a real life » (Atkinson 2000 : 25). Dans ce roman hautement métafictionnel, inter- et intra-textuel, dans lequel est mentionné brièvement Audrey Baxter − amie d’Isobel dans Human Croquet − qui comporte des parodies attribuées aux divers personnages mais dans lequel les niveaux diégétiques sont brouillés (par exemple, Effie croise à l’hôpital des personnages issus d’un roman à l’eau de rose écrit par un autre personnage), il apparaît que les récits se nourrissent les uns les autres : Effie invente ainsi ses aventures passées au fil des remarques de sa narrataire, ressuscitant à l’occasion les personnages selon le gré de Nora.
3. Le conte de fée comme « miroir magique » du passé
Cette négation de la progression temporelle, comme de la distinction entre passé et fiction, est renforcée par de multiples allusions à divers contes de fées. Les narratrices emploient les contes comme « miroirs magiques », pour reprendre la métaphore de Cristina Bacchilega (1999 : 10), qui, à chaque fois qu’ils sont repris/redits/réécrits, reflètent la réalité tout en la déformant pour satisfaire les désirs du conteur : « the tale of magic’s controlling metaphor is the magic mirror, because it conflates mimesis (reflection), refraction (varying desires), and framing (artifice) ». Cependant, alors que les contes de fées sont tournés vers l’avenir, qu’ils le promettent radieux ou non − « As it images our potential for transformation, the fairy tale refracts what we wish or fear to become » (Bacchilega 1999 : 28) −, dans les romans d’Atkinson, les narratrices puisent à la source de ces contes pour relater et construire la mémoire du passé.
On retrouve ainsi la fonction typiquement consolatrice des contes, sources d’espoir dans l’adversité, par exemple, dans Behind the Scenes at the Museum, quand Ruby imagine les enfants de son arrière grand-mère : « he sat happily on her knee, while she told him the story of Snow White and the wicked stepmother, and many other stories too in which the new usurping mother had to dance for ever in red-hot iron clogs. ‘And then their mother came back, and they were all happy for ever after’» (Atkinson 1995 : 135). On note la mise en abyme : les enfants sont dans un schéma de conte de fées − leur mère, Alice, n’est plus mais a été remplacée par une méchante marâtre, Rachel − et ils se consolent avec des contes de fées. Cependant, si la fin heureuse des contes de fées offre une consolation et entretient la promesse d’un monde meilleur, l’aspect fallacieux de cette promesse est souligné quand la narratrice reprend la structure à son compte.
Dans Human Croquet aussi, les contes de fées sont convoqués pour réfracter le passé et combler ainsi l’absence de la mère. Isobel puise constamment dans les légendes et les contes de fées pour interpréter son quotidien chaotique et rapiécer son passé troué. Isobel habille ainsi sa mère disparue d’une aura de merveilleux : la description physique d’Eliza évoque un mélange de Blanche neige et de femme fatale des films des années 50. En outre, elle mêle sa version d’Eliza au personnage de la légendaire Lady Fairfax. Inventée par Isobel adulte, devenue auteure de romances historiques, Lady Fairfax est modelée sur l’image idéalisée de sa mère et nourrie de contes de fées et autres textes3. Le phénomène de résurgence du passé dans le présent est ici mis à mal puisque force est au lecteur de constater que c’est le présent qui invente le passé à l’aide de divers textes et images (du passé).
Les contes de fées apparaissent donc en filigrane des récits pour appréhender les drames du passé. Ainsi, dans Human Croquet, pour raconter la découverte du corps sans vie de leur mère dans la forêt, telle une version macabre de Blanche neige qui périt assassinée par le chasseur ou le prince (deux aspects d’une même personne), la narratrice a aussi recours au conte d’Hansel et Grettel pour appréhender leur situation d’enfants perdus dans les bois, tant et si bien que tout la réalité de l’épisode devient douteuse. Dans ce roman, le foisonnement des allusions aux contes de fées qui servent de modèle et de référence, de fil conducteur à la jeune héroïne dans son quotidien et dans ses relations avec les autres s’avère être l’expression d’un dérèglement. L’usage des contes de fées participe donc de la résurgence puisque les références aux contes sont autant d’indices de la structure enfouie : une grande partie du récit d’Isobel est censé être le produit d’un coma, si bien que l’on peut lire Human Croquet comme une réécriture de la Belle au bois dormant4.
Un élément important du miroir magique évoqué par Cristina Bacchilega (1999 : 10) est son cadre, élément prédominant dans le conte postmoderne pour souligner l’artifice et faire dévier le sens : « postmodern tales of magic […] reproduce these mirror images while at the same time they make the mirroring visible to the point of transforming its effects ». Comme indiqué plus haut, les romans d’Atkinson mettent en exergue le cadre dans lequel apparaissent les contes avec des instances narratives affichées. La distance ainsi imposée au lecteur est habitée par l’humour. Par exemple, dans Emotionally Weird, la description de Ferdinand, beau jeune homme endormi, évoque une version masculine de La Belle au bois dormant : « his lips − carved into a curving pout by Cupid himself and slightly damp from sleep − were waiting to be kissed. But I didn’t do that, because that would have been like asking for trouble instead of simply waiting for it to arrive in its own good time » (Atkinson 2000 : 128). Le personnage du jeune homme restera peu étoffé (ce qui est rare chez Atkinson et donc significatif), réapparaissant quand Effie essaie sans grande conviction de lui faire jouer le rôle improbable de Prince Charmant qui intervient pour la sauver. Lors de cette première rencontre, on note d’abord que l’héroïne − sur la curiosité de laquelle sont construits nombre de contes comme la narratrive le rappelle à la page suivante − ne joue pas le rôle attendu d’elle. Quand les narratrices d’Atkinson s’emparent des contes de fées pour relater leur vie et celle de leurs proches, elles reprennent des personnages-types bien connus du lecteur qu’elles plaquent sans égards dans le monde moderne et/ou emploient délibérément à contre-pied. L’humour, doublé d’une invitation à la réflexion, surgit de cette confrontation.
En outre, on peut lire cette scène (située en 1972) comme une parodie de l’inversion des rôles fréquemment pratiquée dans des réécritures féministes de contes de fées parues dans les années 1970 et 1980 : « In its most simplistic form, the feminist fairy tale could be said to propound a principle of simple reversal, transforming the heroine from passive to active agent so that (for example) she becomes the rescuer rather than the rescued » (Gamble 2008 : 25). Certes, à la suite de Byatt, Carter et Atwood, Atkinson reprend des motifs de contes de fées auxquels elle fait subir des modifications que le lecteur ne manquera pas de relever et qui sont autant de remises en cause des rôles traditionnellement échus aux femmes. Ainsi, dans Human Croquet, qui peut se lire comme une réécriture de la Belle au bois dormant, les personnages habituellement secondaires ou passifs occupent le devant de la scène : le récit focalise sur la jeune héroïne qui, loin d’être totalement passive, reste au centre de ses aventures. En outre, la mère de l’héroïne, qui disparaît habituellement dans les premières lignes des contes de fées, hante les pensées d’Isobel et fait l’objet d’une quête et de plusieurs récits. Le roman opère également une révision des types de rôles selon les sexes. Le rôle de la sorcière qui surveille jalousement Rapunzel est redistribué à un personnage masculin, Mr Baxter. L’opposition systématique des figures féminines n’est pas reproduite. Eliza est présentée comme en butte à l’animosité de sa belle-mère (telle la Belle au bois dormant dans la version de Perrault) mais elle ne s’y soumet pas. La figure de la marâtre est certes présente avec Rachel dans Behind the Scenes at the Museum mais dans Human Croquet, le personnage de la belle-mère (incarné par Debbie) est finalement réhabilité et rapproché de la figure maternelle quand elle sauve la vie d’Isobel. La mère et la belle-mère sont d’ailleurs toutes deux associées au personnage de Cendrillon, soulignant leurs similitudes. Si Atkinson, à la fin du vingtième siècle, reprend à son compte ces pratiques au cœur de la fiction et de la critique relatives aux contes de fées depuis les années 1970, c’est aussi pour évoquer le cheminement des héroïnes vers l’émancipation et, plus généralement, l’époque passée.
Il en va de même du rapport des personnages féminins au conte de fées. Ainsi, dans Behind the Scenes at the Museum, la narratrice utilise le vocable des contes de fées pour faire état de chaque génération de femmes mariées frustrées dans leurs aspirations dictées par les contes de fées5. Quand vient le moment d’évoquer les années 1970, Ruby s’écrie à son tour : « I am the goose girl, I am the true bride, I am Ruby Lennox still » (Atkinson 1995 : 360). Ce personnage de la gardeuse d’oie est justement donné par Marcia Lieberman, dans son essay de 1972, comme exemple typique de ces personnages féminins totalement passifs qui ne sont sauvés que par l’intervention d’autres personnages (souvent masculins) érigés en modèle et qui transmettent ainsi une image positive de la victime (Lieberman 1972 : 193). Dans Behind the Scenes at the Museum, la référence, à contre-emploi − au lieu de faire valoir ses droits auprès d’un époux, Ruby s’apprête à quitter le sien − renouvelle le personnage, signale l’émancipation de Ruby et contribue à narrer une histoire des femmes parcourue par les contes de fées.
En résumé, pour reprendre les termes de Bacchilega, les contes de fées affleurent chez Atkinson, tels des miroirs magiques qui reflètent une période temporelle passée, notamment l’évolution de la condition féminine (mimesis), les interrogations des narratrices quant au passé donnant lieu à diverses projections (refraction), l’artifice étant souligné par le personnage de la conteuse et l’humour.
4. Explication n’est pas terminaison
Qu’il finisse ou non par l’annonce d’un mariage, le conte de fées traditionnel s’arrête sur une situation bien définie. Dans le roman dit traditionnel, le récit s’achève quand le mystère est élucidé, quand le secret est dévoilé. Reprenant Pierre Macherey, Catherine Belsey explique :
The classic realist text is constructed on the basis of enigma. Information is initially witheld on condition of a ‘promise’ to the reader that it will finally be revealed. The disclosure of this ‘truth’ brings the story to an end. The movement of narrative is thus both towards disclosure − the end of the story − and towards concealment − prolonging itself by delaying the end of the story through a series of ‘reticences’ as Barthes calls them, snares for the reader, partial answers to the questions raised, equivocations (Bebey 1996 : 106).
Comme l’a remarqué Philippe Hamon, « Il est certain qu’il y a une tendance générale de nombreux textes à faire coïncider terminaison et signification, fin et explication » (1975 : 505)6 et de ces romans contemporains portés par le conte de fées (« contemporary fairy tale fiction ») auxquels s’apparentent ceux de Kate Atkinson, Stephen Benson note qu’ils déploient, comme le roman réaliste traditionnel une foi non ébranlée dans le récit défini ainsi : « By narrative here I mean the formal trajectory of plot, the progression through a series of casually related events towards an ending that functions, in whatever manner, to resolve, explain and thereby make fixedly meaningful the events it serves to cap » (Benson 2008 : 130). La situation est souvent plus complexe dans les romans d’Atkinson.
Il y a indéniablement chez la romancière le goût affiché de sembler accompagner le moindre personnage ou événement au bout de son évolution narrative. On citera par exemple : The fate of the three glass buttons was as follows − (Atkinson 1995 : 38). Dans ce roman, le (double) récit est découpé en épisodes quasi indépendants auxquels est donnée une fin bien nette : ainsi, par exemple, à la fin du chapitre 9, relatant des vacances familiales mouvementées en Écosse, le temps de la narration change pour conclure et l’on apprend le départ précipité des voisins (la liaison entre Bunty et Mr Roper ayant été découverte) et la disparition de Patricia. Même le sort du chien est réglé ! Dans Behind the Scenes at the Museum comme dans Human Croquet, en raison de la construction choisie, chaque chapitre révèle un événement inattendu, si bien que les foyers de résurgence sont multiples, les explications conclusives abondent mais ne s’assemblent pas nécessairement. Le texte atkinsonien regorge de secrets révélés, d’événements dont la découverte complète ou nie la précédente mais invite toujours le lecteur à « recomposer lui-même la mosaïque du passé » (Gallix 2003 : 15). Il y parvient parfois. Le cas de Doreen dans Behind the Scenes at the Museum donne à penser que tout s’emboîte merveilleusement bien : Doreen entre dans la vie de Ruby et de ses sœurs comme maîtresse de leur père (et meilleure mère que la vraie) et s’avère également avoir été la maîtresse de leur bel oncle Edmond dont elle a eu un enfant qu’elle a abandonné, enfant qui, devenue infirmière, réapparaît tout à la fin au chevet de Bunty… Mais le texte résiste aux tentatives d’assemblage du lecteur sur d’autres points. Par exemple, la première version de la disparition d’Alice dans Behind the Scenes at the Museum, donnée par à Ruby par sa mère, selon laquelle Alice est morte en couches est réécrite au fil de nouveaux éclairages et devient « Alice n’est pas morte comme on l’a dit aux enfants mais s’est enfuie avec le photographe français », puis la dimension glamour est gommée par « Alice n’est pas heureuse », pour finalement devenir « certains enfants savent qu’elle les a abandonnés ». La disparition d’Eliza dans Human Croquet fait elle aussi l’objet de différentes versions, toutes contradictoires. Tels des bulles, les secrets de famille remontent peu à peu à la surface, se côtoient, s’assemblent éventuellement pour former un nouveau récit ou bien évoluent indépendamment. Ce qu’il faut retenir de cette métaphore, c’est le mouvement, la non-fixation des éléments du passé qui émergent.
La révélation n’est donc pas toujours là où on l’attend. En effet, chaque texte dissimule un non-dit principal et illustre ainsi la quintessence de la résurgence : le récit de Ruby est tronqué par l’amnésie partielle de la jeune fille et celui d’Isobel gauchi par le coma dans lequel elle est plongée. Quand émerge ce non-dit, tout semble finalement prendre place et le secret révélé apparaît d’abord comme la pièce manquante qui donne sens au récit. Le dévoilement du drame principal dans Behind the Scenes at the Museum a indéniablement des vertus explicatives : « The knowledge of Pearl’s loss casts a new light on Ruby’s narrative and its attempts to trace and retell the stories of all the various scattered members of her extended family, which can now be reread as a compulsive attempt to make up for Pearl’s loss by remembering and recovering the missing and the dead. » (McDermott 2006 : 77) Cette révélation implique une rétrolecture car les faits passés prennent une autre dimension, les allusions au double reviennent en mémoire et le mal-être de Ruby trouve une explication. Il reste toutefois que l’accent est également mis sur les manipulations narratives auxquelles le passé a été soumis.
Atkinson va plus loin, plus explicitement dans Human Croquet où la narratrice autodiégétique présente la révélation du coma comme la solution de l’énigme, soit le moment où tout s’assemble pour faire sens pour elle, comme pour le lecteur : « Slowly, slowly, everything begins to fall back into shape, like a kaleidoscope at rest, a jigsaw finished. […] The cosmic journey I took was the world of the comatose » (Atkinson 1997 : 309). Certes, la prépondérance thématique et structurelle des contes de fées comme l’invraisemblance de certains faits trouvent une explication rationnelle dans le coma de l’héroïne mais la prétendue pièce du puzzle fait aussi voler en éclat tout le récit précédent. Quelques pages vont alors tenter de rétablir les faits au sein de la diégèse. Il convient en effet de préciser que dans les deux romans, l’explication est loin de coïncider avec la fin du récit car il reste au moins quatre chapitres à lire, soit 50 à 80 pages… En fait, dans Human Croquet, la révélation annoncée n’est pas celle que le lecteur attend, qui ne viendra d’ailleurs pas : Eliza conserve son mystère et le traumatisme déclenché par sa mort suspecte continue de se donner à lire dans des récits qui s’opposent indéfiniment plus qu’ils ne se complètent. En dépit de son désir affiché de complétude, le propos du texte atkinsonien n’est donc pas tant la révélation bien sûr que la démarche qui l’entoure, le récit de la découverte.
Dans Emotionally Weird comme dans les deux autres romans, la fin-explication est annoncée, cette fois-ci par un titre de chapitre − « Is achieving a transcendentally Coherent View of the World still a good thing? » (Atkinson 2000 : 321) − qui de surcroît renvoie au début du texte, puis relayée par le duo de narratrices. Mais la révélation du secret va se faire de façon très graduelle sur la cinquantaine de pages qui suit encore. En fait, il semblerait que dans Emotionally Weird, Atkinson tourne en dérision le phénomène de résurgence sur lequel les romans, y compris les siens sont bâtis. Le récit de Nora est celui qui est censé répondre aux interrogations, donner la clé du mystère. Or ses interventions sont trop éparses et ne révèlent d’abord pas grand-chose tandis que le récit tentaculaire d’Effie noie l’intérêt du lecteur pour l’intrigue. Seules telles de petites bulles, Effie lâche de courtes phrases qui révèlent son savoir et détruisent, plus qu’elles n’aiguisent, la curiosité du lecteur pour le récit de Nora : « My mother is a murderer. Or murderess. Did I mention that? » (Atkinson 2000 : 249) ; « My mother is not my mother. Her sister is not her sister. Lo, we are as jumbled as a box of biscuits » (Atkinson 2000 : 251). La trajectoire du récit est brouillée et quand la vérité émerge enfin, elle ne présente plus tellement d’intérêt pour le lecteur.
5. Conclusion
Atkinson a recours à des marqueurs très accentués à la fin de ses romans : circularité, figure de l’écrivain, « retour progressif à la situation d’énonciation » (Hamon 1975 : 513) sans pourtant offrir de texte clos, illustrant ainsi l’ambiguïté postmoderne. En témoigne le pénultième paragraphe de Behind the Scenes at the Museum dans lequel le lecteur apprend que Ruby projette un cycle de poèmes à partir de son arbre généalogique élargi : « There will be room for everyone − Ada and Albert, Alice and Rachel […] Minnie Havis and Mrs Sievewright, for they all have a place amongst our branches and who is to say which of these is real and which a fiction? In the end, it is my belief, words are the only things that can construct a world that makes sense » (Atkinson 1995 : 382). Tandis que ce paragraphe dégage une impression de complétude avec le retour de divers personnages évoqués tout au long du roman et la reprise d’une phrase précédemment lue dès la deuxième page du roman − « Who is to say which of these is real and which a fiction? » (Atkinson 1995 : 10), la dernière phrase attribuée à Ruby (et qui pourrait être une profession de foi d’Atkinson) affirme, une fois de plus, le caractère construit et subjectif des résurgences inscrites dans le texte.
Si les romans de Kate Atkinson ne sont pas à proprement parler des romans historiques, les résurgences croisées du passé et des contes de fées témoignent de la démarche interrogative et soupçonneuse qu’affiche le genre depuis la fin du vingtième siècle, et que Suzanne Keen décrit ainsi :
This innovative phase of an old genre emphasizes postmodern uncertainties in experimental styles, tells stories about the past that point to multiple truths or the overturning of an old received Truth, mixes genres, and adopts a parodic or playful attitude to history over an ostensibly normative mimesis (Keen 2006 : 171).
Dans le texte atkinsonien, le passé est inlassablement réécrit : les versions peuvent parfois se chevaucher et entretenir le doute jusqu’à mettre le lecteur au défi d’arriver à une conclusion nette et unilatérale à la fin.