En matière de stéréotypes, on est ce que l’on mange. S’il y a un domaine qui oppose les Français et les Britanniques, les « grenouilles » et les « rosbifs », c’est celui de leur tradition culinaire. Reflet du savoir-vivre gallique, source de fierté et modèle gastronomique pour le monde entier, la cuisine française méprise généralement son parent pauvre d’Outre-Manche. À l’image de son climat, la cuisine des Britanniques est réputée maussade, lourde, peu raffinée. Des viandes trop cuites, noyées dans des sauces glutineuses, des mélanges indigestes de sucré et de salé ou, pire, insipides, composent la manne quotidienne des insulaires, vue d’un œil français. De leur côté, les Britanniques sont divisés au sujet de la cuisine française. Ce que certains appellent la gastronomie et tentent de reproduire à leur table, d’autres la rejettent au nom du bon goût : consommer de tout et n’importe quoi, souvent à peine cuit et dans des conditions d’hygiène douteuses, est dégoûtant et peu civilisé….
Même si les stéréotypes alimentaires, comme tous les stéréotypes (Amossy 1991), ont tendance à exagérer certains traits emblématiques de leur objet pour bien l’opposer à la ‘normalité’ de ‘chez soi’, cet article part du postulat que des sociétés nationales différentes cultivent des habitudes alimentaires et gustatives particulières, fondées sur des représentations sociales (Abric 2001) liées à la gastronomie. Ce postulat s’appuie sur la structuration économique, politique, médiatique et éducative des espaces publics nationaux, qui, malgré une mondialisation croissante, restent des espaces suffisamment hermétiques pour engendrer le développement et le maintien de traditions culturelles distinctes dans le domaine alimentaire. Or, les sociétés nationales sont composées de groupes sociaux différents, qui se définissent en s’opposant les uns aux autres. Sur le plan identitaire, manger tel aliment de telle façon constitue un marqueur d’appartenance à telle classe ou à tel groupe social, à l’image des magasins alimentaires ou du mode de restauration que l’on fréquente. Pour chaque fin gourmet, il y a un fan de McDo, ce qui n’empêche pas un individu d’adopter tour à tour les deux casquettes, dans différents contextes sociaux.
Face à la grande hétérogénéité de pratiques culinaires dans les deux pays, cet article s’attache non pas à établir une classification ni une description exhaustive de celles-ci. Il ne prétend pas non plus établir des vérités incontestables qui concernent toute la population de ces pays. Le niveau de généralisation recherché fait que maints contre-exemples pourront venir réfuter, à titre individuel, les constats avancés au niveau sociétal. Or, ce qui retient l’attention du présent texte, ce sont des tendances sociétales observables qui, si elles ne concernent certainement pas l’ensemble d’une société, rassemblent suffisamment d’individus pour qu’on puisse parler de phénomènes sociaux. Les phénomènes sociaux dont il est question portent non pas directement sur les traditions gustatives françaises et britanniques proprement dites, mais sur ce qui les oppose. À défaut de chercher l’exactitude statistique (approche sociologique) ou de dresser un portrait monographique de chaque société pour les comparer (approche anthropologique comparative), l’article interroge le contact interculturel (Frame 2007), pour relever ce qui surprend, ce qui choque chez l’Autre sur le plan gastronomique. Le sentiment d’étrangeté éprouvé face aux pratiques, réelles ou imaginées, d’Autrui permet, par un effet de miroir, de découvrir des normes souvent inconscientes en vigueur dans sa propre société. Cette approche particulière, expérimentée ici et qui constitue l’originalité principale de l’article, pourrait être qualifiée d’« anthropologie contrastée ». La finalité de l’article est ainsi d’identifier, par le biais de ce qui ne plaît pas chez autrui, certains principes sous-jacents, socialement partagés sur le plan national, qui structurent notre relation à la cuisine et aux aliments, en France et en Grande-Bretagne.
Expérimental sur le plan méthodologique, cet article constitue un témoignage nécessairement subjectif, portant sur la différence entre les valeurs associées à la cuisine, dans les deux pays. Il est fondé sur des articles de journaux, sur des ouvrages littéraires récents, publiés par des expatriés anglais et français et traitant des conditions de vie de l’autre côté de la Manche, et sur les observations et expériences de son auteur, expatrié britannique installé en Bourgogne depuis dix ans. À travers le décalage constaté entre les valeurs gustatives prônées par les deux cultures, l’article vise, par ailleurs, à mieux comprendre le ‘dégoût’ réciproque ressenti et exprimé, par certains Français et par certains Britanniques, à l’égard des traditions culinaires d’Outre-Manche.
1. Le développement social du goût et l’expérience gustative
Que les habitudes alimentaires nationales françaises et britanniques diffèrent n’est pas étonnant. Fruits de traditions nationales distinctes, les habitudes sont liées, encore aujourd’hui, aux conditions géographiques, climatiques et mercatiques qui ont influencé les choix diététiques et les pratiques culinaires de nos ancêtres. Certes, au siècle dernier, sur fond d’enrichissement massif des sociétés industrialisées, lié à des innovations dans le commerce et dans les transports, les pratiques alimentaires ont été bouleversées. Non seulement des produits sont devenus accessibles en tout lieu et en toute saison, mais sur le plan économique également, nombre d’aliments et de mets se sont démocratisés. L’importation massive de produits exotiques et de cuisines étrangères, favorisée par les flux migratoires (post)coloniaux a donné lieu à des hybridations fécondes, précurseurs de la cuisine postmoderne, moléculaire, et d’autres innovations culinaires et alimentaires. Sans ignorer l’impact progressif de ces développements sur notre imaginaire culturel du culinaire, cet article, qui s’intéresse à la temporalité longue des représentations sociales, se concentre sur les pratiques traditionnelles d’accommodement et d’association des aliments, culturellement transmises, qui constituent encore des références incontournables.
Les différences de pratiques reflètent des différences de goûts entre les sociétés nationales. En tant qu’apprentissage social, la faculté gustative individuelle s’élabore, dans un premier temps, à travers les pratiques alimentaires de la jeunesse. Plus tard, cette faculté pousse l’adulte à rechercher et à reproduire les pratiques et les sensations apprises et prisées1. Bien que l’âge adulte soit souvent marqué par une diversification plus ou moins importante de l’alimentation, les repères gustatifs restent généralement ceux de la socialisation primaire (cf. infra). Or, l’apprentissage gustatif dépasse largement la simple reconnaissance des saveurs des différents aliments. L’enfant ingère et intègre tout un univers physiologique et culturel de sensations et de représentations lié à la nourriture : ce qu’il convient de manger, quand, de quelle manière, et avec quoi, ce que la société considère comme mangeable et bon, les règles de la nutrition, les cadres sociaux et les manières de table, les différentes préparations et combinaisons d’aliments adaptées à différentes occasions. « À l’intérieur de chaque culture, résume Jean-Jacques Boutaud, le programme narratif du repas est comme un récit de table ou de partage alimentaire qui obéit à des règles d’ordonnancement, de composition et de compatibilité » (2005 : 64).
Les représentations culinaires (au sens large) participent à l’expérience gustative. À un premier niveau, la qualité de cette expérience repose sur la cohérence plurisémiotique des différents signes qui composent une situation de dégustation ou de consommation alimentaire. Mais, plus encore, ce sont les représentations préfigurées qui donnent accès et forme à l’expérience gustative, qui permettent de dépasser le niveau des sensations confuses ou évanescentes. « L’image gustative » d’un aliment (Boutaud 2005 : 115) émerge d’une mise en relation des sensations qu’il provoque dans le sujet (perception sensorielle), des représentations que le sujet entretient sur l’aliment (conception discursive) et du contexte social dans lequel il se trouve (dimension performative et pragmatique). Le fait de prendre en bouche un vin, par exemple, peut donner lieu à un certain nombre de sensations plus ou moins bien définies, mais ce n’est que lorsque l’on ‘retrouve’ ou ‘reconnaît’ une saveur particulière (par exemple, la banane) que l’on peut se représenter et nommer le ‘goût’ du vin. Les perceptions sensorielles confuses s’organisent en sens, dans un processus de ‘cristallisation’ hylémorphique2, sous l’influence des représentations et des saveurs préfigurées3. Lors d’un repas entre amis, par exemple, l’expérience gustative de chaque individu, lorsqu’il déguste le vin, sera conditionnée non seulement par ses capacités perceptives sensorielles, par son état physiologique (enrhumé, ivre, affamé…), et par les associations sapides qu’il peut détecter entre le vin et les autres aliments (image sensorielle), mais aussi par ses représentations préfigurées du vin qui lui est proposé (image de l’aliment) et encore par ses représentations du type de vin qu’il pense que l’hôte est susceptible de lui offrir, par les réactions perçues des autres personnes, et ainsi de suite (image de la scène alimentaire). Les sensations provoquées par l’aliment peuvent déclencher certaines représentations, ou alors, le poids des représentations peut être tel qu’elles altèrent les sensations perçues (Boutaud 2005 : 123). La teneur d’une expérience sensible gustative provoquée par un aliment (son image gustative), à un moment et dans une situation sociale donnés, résulte de l’interaction de ces différents facteurs.
Puisque les représentations, que ce soit des aliments ou de la scène alimentaire, sont culturellement préfigurées, des individus de cultures différentes peuvent vivre des expériences gustatives très différentes dans une même situation et face à un même aliment. Les jugements de valeur culturels sur ce qui est bon ou pas bon, sur ce qui est comestible ou non, interviennent dans la prise de forme de l’expérience gustative, beaucoup plus que les qualités sapides d’un aliment. Comme le rappelle Jean-Jacques Boutaud (2005 : 68) :
Inutile de dire combien, au fil des âges et des cultures, cette ligne frontière nature/culture s’est déplacée et brisée entre le biologiquement mangeable, le culturellement comestible, le socialement préféré.
Ce qui est trait de culture chez les uns, est parfois le comble d’une nature brute ou bestiale chez les autres, à voir notamment tout ce qu’il est possible de manger ici ou là.
Avant d’accepter de manger une quelconque nourriture, l’individu doit la concevoir comme un aliment comestible, pour pouvoir se laisser aller à l’expérience gustative et ensuite pour l’apprécier. La culture britannique met les grenouilles sur le même plan que les crapauds, du point de vue de leur valeur culinaire. En principe, elle classe les escargots à côté des limaces et des vers de terre4. De la même manière, la salade de pissenlits fait froncer des sourcils anglo-saxons, alors que les Britanniques sont prêts à consommer du ‘vin’ de pissenlits au même titre que du ‘champagne’ de sureau, du ‘vin’ ou de la ‘bière’ d’orties.
Des mets étrangers sont ainsi jugés par rapport aux normes gustatives nationales, normes qui intègrent non seulement les représentations sociales de ce qui est comestible ou non, mais également les mariages de saveurs valorisés et les modalités préconisées de préparation et de consommation des différents aliments, et qui érigent souvent le ‘bon’ en valeur absolue. Ce que l’on apprécie chez l’Autre est ce qui ‘fait sens’ dans son propre système culinaire. Très souvent, des plats ‘étrangers’ empruntés à d’autres traditions se trouvent ‘mis à la sauce’ des préférences locales, adaptés au système culturel domestique5. De même, les aliments ou plats étrangers sont souvent présentés en les associant à des repères connus dans la cuisine locale. Or, cette approche réserve généralement la mauvaise place au plat étranger qui, vu à travers le prisme des normes et des références domestiques, ne peut sembler qu’une pâle imitation du plat mieux connu et apprécié ‘de chez nous’. Dire, par exemple, à un Britannique, que le pain d’épices ressemble à une sorte de gingerbread à l’aspect de malt loaf6 érige en modèles deux produits dont la spécialité dijonnaise ne cherche nullement à se rapprocher. Pour éviter des déconvenues de ce type, il vaut mieux éviter l’effet d’annonce, postuler la différence, et focaliser ensuite sur les ‘saveurs retrouvées’, une fois l’aliment ou le plat dégusté.
Au-delà des différences dans les représentations des aliments eux-mêmes, le fait de se représenter tel ou tel plat comme ‘étranger’ peut également affecter l’expérience gustative. Les cuisines de différents pays jouissent d’images plus ou moins positives aux yeux des uns et des autres7, images qui peuvent provoquer des expériences esthétiques exotiques, dans le sens que Todorov donne à ce terme. Le philosophe définit l’exotisme comme le contraire du nationalisme : une idéalisation de l’altérité (Todorov 1989 : 297). De ce point de vue, on valorise, dans la cuisine étrangère, ce qui la différencie de celle que l’on connaît. Alors que certaines traditions culinaires semblent mieux adaptées que d’autres à ce type de relation, même la cuisine britannique peut faire l’objet d’un rapport d’exotisme, à en croire la campagne de publicité des thés Tetley8, et Agnès Catherine Poirier, une journaliste française qui habite à Londres. Poirier décrit sa vision des Britanniques et de leur culture, dans des livres à succès, publiés en France et en Grande-Bretagne. Elle rappelle la passion et l’enthousiasme avec lesquels elle s’est adonnée, adolescente française, à découvrir les excentricités de la cuisine anglaise, y compris les sandwichs au beurre de cacahuètes, la salade sans vinaigrette et la sauce à la menthe qui accompagne la viande trop cuite (Poirier 2006 : 157). Or, une telle réaction de plaisir face à la transgression des interdits culinaires de sa propre culture n’est pas anodine, et Poirier explique que la plupart de ses compatriotes ne la partagent pas. L’auteur raconte également le plaisir avec lequel, de retour en France, elle redécouvre les goûts de sa jeunesse et les bons produits laitiers. Enfin, le régime alimentaire qu’elle adoptera finalement à Londres reflétera à la fois son éducation gustative parisienne et son style de vie britannique (Poirier 2006 : 163).
C’est le propre de la relation d’exotisme d’alterner jouissance et dégoût, attirance et répugnance, sans demi-mesure. La limite de l’esthétique est éthique : une transgression trop brutale ou forte des normes et des valeurs familières provoque un basculement des représentations et le rejet en bloc d’une altérité devenue dégoûtante. Dans ce cas, les représentations sont susceptibles de l’emporter sur les sensations éprouvées et de devenir auto-légitimantes : la représentation détermine l’expérience gustative, qui renforce la représentation, et ainsi de suite.
2. Des héritages gastronomiques contrastés
Les représentations réciproques des Français et des Britanniques à l’égard de la gastronomie, même si elles se sont peut-être renforcées sous l’effet d’un tel cercle vicieux, se fondent, au départ, sur d’importantes différences de pratiques et de valeurs culinaires. Pour commencer, les cultures française et britannique ne réservent pas la même place à la gastronomie. Au dicton qui suggère que les Britanniques vivent pour travailler, alors que les Français travaillent pour vivre9, il est tentant de rajouter, en caricaturant, que les Britanniques mangent pour (sur)vivre pour travailler, alors que les Français travaillent pour vivre pour manger. Poussé à l’extrême, ce qui représente une nécessité biologique des uns constitue le passe-temps national des autres. En semaine, le repas de midi d’un cadre en Grande-Bretagne se voit souvent réduit à un sandwich ou à une soupe, consommés furtivement au bureau pendant les trente minutes statutaires, pour ne pas trop empiéter sur une journée chargée de travail. En France, la pause méridienne est généralement plus conséquente, et permet aux employés de bureau de se retrouver au restaurant autour d’un repas plus élaboré. Cet art de vivre est cultivé depuis le plus jeune âge en France. Dans un livre dédié à la vie française vue d’une perspective britannique plutôt francophile, Stephen Clarke cite avec admiration le menu d’une cantine scolaire en région parisienne (Clarke 2006 : 62). Face aux saucisses-frites quotidiennes d’un bon nombre d’écoliers britanniques10, les trois plats équilibrés et variés proposés aux petits Français font office de repas de luxe.
Alors que la France peut se flatter d’un certain rayonnement gastronomique dans le monde entier, la Grande-Bretagne a traditionnellement emprunté davantage à d’autres cultures, notamment à ses anciennes colonies. Peut-être en raison de l’éclectisme de leur héritage culinaire, les Britanniques se montrent-ils beaucoup moins sensibles que les Français à la menace de la ‘malbouffe’ américaine. Bien qu’il se trouve, des deux côtés de la Manche, des militants écologistes anti-OGMs, prêts à détruire des récoltes, l’idée de s’organiser en bandes de casseurs pour démonter des établissements de restauration rapide, est choquante et intolérable pour les Britanniques. De la Confédération Paysanne à l’organisation italienne, Slow Food11, les associations ‘anti-malbouffe’ qui connaissent un certain succès en France, trouvent bien moins d’échos en Grande-Bretagne, où l’on milite davantage pour les droits des animaux, par exemple. Les débats sociaux autour de la chasse dans les deux pays en disent long sur ce rapport à l’alimentaire. En Grande-Bretagne, pour justifier la chasse, on développe des arguments liés à la tradition, mais aussi à des facteurs pragmatiques, économiques et ‘compassionnels’. Il faut éliminer les renards pour protéger les fermes, et les chiens tuent le renard plus rapidement et plus infailliblement que le poison ou le tir de fusil. La chasse aux lapins et aux oiseaux migrateurs se limite à des pratiques rurales minoritaires, décriées par la majorité. En France, le nombre de chasseurs et d’espèces chassées est bien plus important. La chasse est perçue comme un moyen de gérer les populations animalières en milieu rural, et comme une source de nourriture. Cette différence d’attitudes vis-à-vis des animaux sauvages et même des animaux élevés pour leur viande (cf. infra), est à l’origine d’un nombre des réserves que les Britanniques peuvent émettre face à la cuisine française.
Sur le plan méthodologique, l’approche anthropologique contrastée consiste à confronter les représentations négatives de la cuisine étrangère pour mieux comprendre les logiques et les normes culturelles qu’elles recèlent. En regroupant et en analysant les aliments qui semblent le plus choquer les goûts français et britanniques12, nous avons pu obtenir quatre catégories d’objections exprimées, dont deux que les deux nations s’adressent mutuellement, et deux qui sont plutôt réservées à un seul pays :
2.1. Les aliments considérés comme non comestibles
Cette première catégorie concerne davantage la cuisine française vue d’un œil britannique. La réputation des Français de manger « tout ce qui bouge », heurte les sensibilités britanniques protectrices des animaux, notamment en ce qui concerne les animaux domesticables (chevaux, lapins)13. Le caractère ‘visqueux’ d’autres animaux (escargots, grenouilles) les rend peu appétissants pour le palais britannique. Les abats rentrent également dans cette catégorie. Consommés dans les deux pays, mais non pas par toute la population, on les cite comme exemple de la barbarie de l’autre nation. Les ‘morceaux de choix’ (liste non exhaustive) détestés par les Britanniques sont la cervelle, l’andouille et le pied de porc, alors que ce dernier se mange aussi dans le Nord de l’Angleterre. De leur côté, les Français dénoncent le mauvais goût d’une nation (les Écossais) qui mange la fameuse panse de brebis farcie (haggis).
2.2. Les aliments mis en boîte
Que ce soit en France ou en Grande-Bretagne, on semble déprécier les aliments étrangers conditionnés en boîte métallique. Du côté français, le bœuf en boîte (corned beef) et les haricots blancs à la sauce tomate (baked beans) sont assez souvent décriés14. Or, les possibles ressemblances entre ces derniers, plus sucrés, certes, et le cassoulet toulousain, échappent généralement aux Français. Le contraire n’est pas vrai, car les Britanniques ne comprennent pas pourquoi les boîtes de saucisses et flageolets se vendent si chers en France. En Grande-Bretagne, ce conditionnement est réservé aux aliments premier prix. Il existe des mélanges de saucisses reconstituées et de haricots blancs en boîte, mais ils sont considérés, par les Britanniques également, comme tout le contraire de la ‘bonne cuisine’. D’autres spécialités du Sud-ouest souffrent des mêmes préjugés aux yeux des Britanniques. Le caractère noble du confit de canard, et même du foie gras leur échappe totalement, dès lors qu’ils sont vendus en boîte métallique. Seuls les moins chers des pâtés à tartiner sont vendus de cette façon Outre-Manche.
2.3. Les différences de préparation et de cuisson
Pour généraliser, par rapport aux Britanniques, les Français préfèrent leurs viandes rouges moins cuites, notamment le rosbif (roast beef), ce qui traduit, peut-être aussi, un autre rapport au sang (cf. infra). En revanche, les Britanniques critiquent la tendance à faire bouillir « trop longtemps » les légumes en France, style jardinière. La choucroute leur évoque, par le jeu des associations olfactives, le chou bouilli des repas scolaires britanniques, avant l’heure des friteuses. En restant dans les aliments bouillis, il n’existe, à notre connaissance, aucun plat à base de viande bouillie dans la cuisine britannique, mis à part le jambon, malgré cette représentation sociale française récurrente15. Pour les Britanniques aussi, faire bouillir de la viande est une pratique étrangère, ce qui explique l’ambivalence qu’ils peuvent ressentir devant un pot au feu ou encore une poularde pochée. Ils aiment bien les aliments frits, trop gras aux yeux des Français, à l’image des grosses saucisses britanniques, du petit déjeuner anglais et du poisson pané, avec ses épaisses frites ramollies (fish’n’chips). Enfin, le ‘fromage qui pue’ peut être rapproché de cette catégorie. Le fromage au lait non pasteurisé est interdit à la vente en Grande Bretagne, et fait peur aux Britanniques, qui ne mangent pas la croûte du camembert et reculent devant l’aspect ‘pourri’ des fromages ‘bien faits’.
2.4. Les mélanges curieux et les aliments synthétiques
Le seul reproche des Britanniques qui rentre dans cette catégorie, reproche peu fondé en dehors de la cuisine méditerranéenne, semble-t-il, est qu’en France on accompagne tout avec de l’ail. Sinon, cette quatrième catégorie d’objection est réservée exclusivement aux étrangetés propres à la cuisine britannique, aux yeux des Français. Le mélange du sucré et du salé, incarné dans la célèbre sauce à la menthe qui accompagne l’agneau, est souvent décrié, malgré l’existence de recettes traditionnelles françaises qui marient des fruits avec des viandes, à l’image du boudin aux pommes, du canard à l’orange, ou du lapin aux pruneaux. Le beurre de cacahuètes (peanut butter), équivalent britannique de la crème de marrons ou de noisettes, et la marmite, cette pâte à tartiner à base de viande, sont également cités comme étant particulièrement dégoûtants ou indigestes, notamment lorsqu’on les met dans des sandwichs. Les sandwichs au concombre et à la mayonnaise, malheureusement trop souvent encore la seule nourriture donnée aux petits écoliers français qui visitent le Royaume-Uni (Poirier 2005 : 156), laissent un mauvais premier goût des mélanges ‘insolites’ qui font partie des habitudes alimentaires britanniques. Les repas de fêtes n’échappent pas aux représentations sociales négatives, et plus particulièrement les gâteaux de Noël (Christmas cake / Christmas pudding), préparés plusieurs mois à l’avance pour laisser imbiber d’alcool les fruits qui les composent. Enfin, la ‘pièce de résistance’ du mauvais goût britannique semble être la gelée (jelly). De différentes couleurs, plus artificielles encore que ses parfums, ce dessert qui flageole, à base de gélatine, représente le pire cauchemar du Français qui s’aventure à la table britannique. Pourquoi, comment manger une pareille invention ?
3. Deux visions opposées de la ‘bonne’ cuisine
Qu’elles soient plus ou moins fondées sur les pratiques, les différentes représentations sociales entretenues par les Français et les Britanniques à propos de la cuisine de leurs voisins d’Outre-Manche, laissent entrevoir des principes organisateurs ou des présupposés de base différents quant à ce qui constitue le ‘bon’ culinaire. Plus encore que les plats qui semblent emblématiques du mauvais goût de l’autre nation, ces principes éclairent les différentes pratiques et préférences alimentaires, par rapport aux systèmes des valeurs qui les sous-tendent. Si la gelée semble être un sommet du mauvais goût pour les Français, c’est parce qu’elle enfreint ce qui apparaît comme les deux grands principes de la cuisine française, contrastée à la cuisine britannique : l’authenticité des ingrédients et des préparations, et le mariage des saveurs.
Selon Agnès Catherine Poirier, « Tout le débat autour de l’alimentation en France tourne, en fait, autour d’une seule idée, une notion clé, celle de l’authenticité »16 (notre traduction) (2005 : 161). Le principe d’authenticité valorise les notions de tradition, de terroir17 et de savoir faire. Défendre bec et ongle, en France, l’Appellation d’Origine Contrôlée et ses dérivées, est moins une stratégie de marketing, comme le croient souvent les Anglo-Saxons, qu’un reflet de cette valeur culinaire. La cuisine authentique exige des ingrédients frais cultivés en respectant les pratiques ancestrales (plus que la législation européenne), soigneusement sélectionnés en « faisant son marché » et préparés selon une recette ‘traditionnelle’, familiale si possible. Cette cuisine représente tout le contraire de la production agro-alimentaire industrielle et de ses plats micro-ondables vendus sous vide. En Grande-Bretagne, sous l’effet d’une colonisation à l’envers, l’un des plats ‘indiens’ préférés est le poulet balti, dont la légende dit qu’il a été inventé à Birmingham… en Angleterre (The Observer, 12 mai 2002). Le fait que les Britanniques se ruent sur des plats prêts-à-manger « indiens » au supermarché, plats qui n’ont que très peu à voir avec les différentes traditions culinaires trouvées en Inde, peut laisser perplexe un observateur français. De la même manière, les restaurants à thème du parc d’attractions de Disneyland Paris relèvent d’une logique postmoderne anglo-saxonne, à première vue difficilement compatible avec la valeur d’authenticité. Comme le remarque Poirier, quel sens y a-t-il à manger tex-mex dans un restaurant à Rome, dont le cuisinier est allemand (2005 : 161) ? Selon Jean-Jacques Boutaud, la quête de l’authenticité en France, encouragée par un marketing agro-alimentaire avisé, constitue moins « le repli sur la tradition ou une vision passéiste de la culture gastronomique » qu’une réaction nostalgique face à l’hypermodernité globalisante qui finit par dérouter. Pour retrouver des repères, on valorise les « sensations « vraies », « authentiques », au contact de produits naturels qui revivent en nous et que nous avons le souci de connaître, de partager, de faire aimer » (Boutaud 2005 : 47).
Le principe d’authenticité est lié au deuxième principe : celui du mariage des saveurs et de l’harmonie gustative. Si le sucré-salé et le chimico-synthétique font horreur à une majorité de Français, c’est en partie parce qu’ils cherchent à retrouver, dans un mets, les saveurs des différents aliments qui le composent. Le plaisir gustatif est à chercher dans le mariage des différents ingrédients qui se complètent, à l’image d’un vin soigneusement choisi pour les saveurs qu’il fera ressortir de tel ou tel plat, ou pour ses propres qualités que le plat mettra en valeur. Même si cette recherche de complémentarité entre vin et mets ne date que du début du vingtième siècle en France, selon Patrice Bollon (cité dans Boutaud 2005 : 144), elle y est beaucoup plus développée qu’en Grande-Bretagne, où elle reste un principe gastronomique réservé aux seuls amateurs de vin18. Avec un repas, même raffiné, mangé au restaurant, il n’est pas inhabituel pour les Britanniques de consommer une bière ou une boisson gazeuse sucrée, à la place du vin ou de l’eau.
En ce qui concerne les associations de saveurs, les Britanniques semblent valoriser souvent un goût final, synthétique dans les deux sens du terme, car il semble importer peu qu’il résulte d’un mélange savant d’ingrédients ou d’un mélange chimique. Les incontournables paquets de chips parfumés à la crevette, à l’oignon, au rosbif, lorsque ce n’est pas « au poulet rôti, au romarin et au thym », « au steak T-bone » ou « au cheddar, à la ciboule et au sel marin »19 en sont les preuves. L’emblématique gelée est un autre exemple de la compatibilité, avec le palais britannique, des produits ‘artificiels’, même s’il s’agit, en réalité, d’un aliment réservé presque exclusivement aux fêtes d’anniversaire des enfants.
Or, sous l’influence d’une surconsommation de produits industriels, de colorants et de conservateurs, et d’une prise en compte générale de leurs possibles méfaits sur la santé, ainsi qu’une tendance nationale croissante à l’obésité, les Britanniques font désormais plus attention à la composition de ce qu’ils mangent. Cela se traduit par une focalisation accrue sur les ingrédients, de la part des consommateurs, et par des pratiques d’affichage des informations sur la composition et les valeurs nutritionnelles des aliments, plus développées qu’en France20. Le fait qu’un produit ne contienne pas de graisses hydrogénées, de colorants ou de conservateurs, constitue un argument de vente qui se trouvera en bonne place sur l’emballage en Grande-Bretagne. Pour des produits vendus en paquets de plusieurs, outre les informations qui figurent au dos, les valeurs nutritionnelles à l’unité ou par portion, y compris en pourcentage des quantités quotidiennes recommandées sont souvent marquées sur le devant du paquet, de manière à aider le consommateur à faire son choix ‘en toute transparence’21. Or, l’intérêt que portent les Britanniques aux ingrédients de leurs aliments correspond à une préoccupation non pas d’authenticité, mais d’aptitude à la consommation. Cette notion assez large recouvre, d’une part, l’hygiène des ingrédients et leurs possibles effets sur la santé et, de l’autre, la distinction culturelle, mais plus encore personnelle, entre le comestible et le non comestible.
Le refus d’une majorité de Britanniques de manger du cheval ou du lapin a déjà été évoqué. Le nombre de végétariens et de végétaliens est également beaucoup plus élevé en Grande-Bretagne qu’en France. Leur motivation est à la fois éthique et esthétique : ils dénoncent un élevage industriel animalier perçu comme cruel, et dans leur perception de la viande, la représentation de l’animal l’emporte sur celle de l’aliment. Puisque leur consommation n’est pas répandue, la viande du cheval et du lapin n’a pas d’autre nom en anglais que le nom de l’animal, à la différence de la majorité des viandes d’élevage22. Même si seule une minorité de Britanniques se dit végétarienne, la majorité partage, à un degré moindre, une sensibilité vis-à-vis de la souffrance animale, à en croire l’attention médiatique portée aux dénonciations de l’élevage en batterie, du transport d’animaux vivants en route pour l’abattoir ou encore de la cruauté du gavage des canards dans la production de foie gras, à la télévision ou dans les journaux britanniques. Si le Britannique moyen prend plaisir à manger de la viande, il préfère ne pas trop l’associer à l’animal dont elle vient. Le dicton, « dans le cochon, tout est bon » correspond à une vision bien française du ‘bon’.
Cette ambivalence vis-à-vis du caractère comestible de la viande est également liée à la notion de propreté et d’hygiène dans l’esprit britannique. Le traitement industriel aseptisé de la viande, que l’on achète sous vide ou congelée, lorsqu’elle a bien pris sa forme d’aliment, évite aux Britanniques de devoir ‘faire face’ à l’animal qu’ils s’apprêtent à consommer. Dans ce contexte, la recherche française de l’authenticité est quelque peu déconcertante pour le Britannique qui se trouve nez à nez avec de bons poulets de Bresse, dans un marché de la France rurale. La visite au marché français est une expérience exotique, au sens fort, pour un Britannique, expérience qui ne se lit pas simplement avec les yeux, mais qui mobilise les cinq sens lorsqu’on hume la bonne odeur des poulets grillés, palpe les fruits mûrs, ou goûte les fromages ou autres saucissons proposés à la vente, tout en écoutant les cris des vendeurs par-dessus les bruits de la foule… tout le contraire d’une visite au supermarché alimentaire en Grande-Bretagne. Là, les fruits et légumes sont lavés et souvent préemballés ou mis sous vide, pour écarter toute risque de pollution par le contact humain. Les fromages, obligatoirement pasteurisés, sont bien sécurisés dans leurs conditionnements qui préviennent de la présence possible dans le produit, de lait… et d’autres allergènes, et précisent s’il a déjà été congelé ou non23. On prend soin de masquer toutes les odeurs qui pourraient suggérer une contamination des aliments par le contact avec l’air. La lumière artificielle et le bourdonnement des unités réfrigérantes qui tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme le magasin, arrivent suffisamment à chasser le naturel pour faire oublier aux clients l’origine ‘terre à terre’ des produits qu’ils achètent.
Stephen Clarke (2004 : 178) s’étonne de l’habitude des magasins français de laisser des produits frais, voire d’installer des étalages, sur le trottoir, où ils sont exposés aux éléments et à la pollution des voitures qui passent. Il met en garde également les touristes britanniques contre le pain servi au restaurant, qui est susceptible, écrit-il, d’avoir été touché par plusieurs personnes, y compris le serveur qui manipule également de l’argent, avant de se trouver sur la table (Clarke, 2006 : 56). Alors qu’il impute, en partie, à ce traitement peu hygiénique de la nourriture, les nombreuses épidémies de gastroentérite qui parcourent la France chaque année, Clarke remarque également le taux très réduit d’allergies alimentaires enregistrées parmi la population française par rapport à la Grande-Bretagne (2006 : 58). Il suggère, avec une touche d’ironie, que les Français ont peut-être trouvé un moyen plus ‘sain’ de cohabiter avec les bactéries que les Britanniques qui, à force de tenter de les exclure complètement, s’exposent à des troubles de santé dont les conséquences peuvent être autrement plus graves.
En s’arrêtant sur les seules différences entre les deux traditions culinaires et les représentations sous-jacentes, cette étude passe volontairement sous silence tout ce qu’elles ont en commun. Pour l’approche anthropologique contrastée, interroger les hétéro-stéréotypes est le moyen de découvrir les représentations sociales profondes, celles qui provoquent le dégoût, le rejet, et qui sont peut-être ici plus apparentes que dans une étude anthropologique classique qui s’intéresse aux seules pratiques culturelles propres à la culture étudiée24. Or, à l’image des stéréotypes qu’elle mobilise, l’approche anthropologique contrastée tend nécessairement à la généralisation et à l’exagération des contrastes. Pour éviter tout reproche culturaliste, il convient de souligner que les conclusions que l’on en tire sont à situer strictement sur le plan sociétal, en tant que représentations sociales plus ou moins partagées. En faisant écho à Hofstede (1991 : 112), ce serait une « erreur écologique » (ecological fallacy) et un raccourci inexcusable de réduire la complexité du comportement individuel au simple reflet de ces représentations partagées. En effet, si telle ou telle représentation est plus ou moins répandue au sein de la société, l’individu peut (ou non) y faire appel inconsciemment, en tant qu’élément signifiant parmi d’autres, dans la construction d’une expérience gustative. La forme que prendra l’expérience particulière sera marquée par un ensemble de facteurs situationnels, pragmatiques et identitaires (Frame & Boutaud, à paraître), qui dépasse de loin la représentation en question, et qui peut même s’opposer à elle. En effet, il existe des Britanniques qui consomment, systématiquement ou occasionnellement, des produits issus de l’agriculture biologique, ou qui cherchent l’authenticité et le mariage des saveurs, mais aussi des Français qui ne fréquentent que les supermarchés et qui accompagnent de Coca-Cola leurs repas réchauffés au micro-ondes. En outre, ces pratiques peuvent elles aussi s’interpréter, sur le plan identitaire notamment, par opposition aux représentations sociales majoritaires dans chaque pays. Le paysage national est également bien plus complexe que ne le suggère l’éclairage anthropologique contrasté. Le goût pour certains aliments et modes de consommation peut également servir de marqueur social, signe d’appartenance, plus ou moins consciemment adopté, à une classe ou à un groupe particulier. Par ailleurs, puisque le goût repose sur la culture, à travers les représentations sociales, il s’agit d’un phénomène complexe en perpétuelle évolution. Dans le monde actuel, les différentes cultures et cuisines nationales agissent les unes sur les autres à un point sans doute jamais atteint jusqu’alors. Jean-Jacques Boutaud décrit les nouvelles habitudes qui ont envahi la scène gastronomique à Paris et en province : la world-food, la fusion-food, et le ‘fooding’ en général (2005 : 46). Ces mélanges insolites de la tradition et de la modernité, du domestique et de l’exotique, du sucré et du salé, restent aujourd’hui des tendances avant-gardistes suffisamment marginales pour être ‘branchées’, puisque réactionnaires par rapport à des pratiques majoritaires. Mais ils finiront peut-être un jour par intégrer la cuisine ‘ordinaire’. De l’autre côté de la Manche, la télévision tente d’éduquer les Britanniques, à coups de jeunes chefs célèbres, populaires et dynamiques, pour qu’ils acceptent de regarder d’un autre œil les aliments qu’ils consomment. Une émission en particulier, « The River Cottage Treatment », s’évertue à faire découvrir à des accrocs du fast-food et des ready-meals, le plaisir de la cuisine authentique et traditionnelle, passant par le jardin, la ferme et même l’abattoir, pour les aider à se réapproprier leur alimentation. En même temps, les supermarchés n’en finissent pas de remplir leurs rayons de produits provenant du monde entier, afin de satisfaire une demande croissante de découvertes, de nouveautés… et de mélanges toujours aussi insolites.