1. Introduction : quel texte pour le personnage Austerlitz ?
Dans Austerlitz, texte fictionnel, W. G. Sebald crée un narrateur qui lui ressemble : il est allemand et enseignant de littérature en Grande-Bretagne où il se définit comme un émigrant (AA 54, AF 45). Ce narrateur rencontre par hasard, en 1976, un juif exilé en Angleterre depuis sa petite enfance. Vingt ans après leur première rencontre, celui-ci lui confie dans un acte quasi-testamentaire sa quête identitaire. Austerlitz, qui n’a eu accès à son patronyme qu’à l’âge de 15 ans, s’est tardivement mis à la recherche des traces de son passé. Sa quête l’a conduit sur celles de ses parents, à Theresienstadt pour sa mère et au camp de Gurs dans les Pyrénées centrales pour son père. L’ouvrage relate cette recherche. Il se présente comme une biographie illustrée puisque le narrateur ponctue son récit de photographies que le personnage éponyme lui a léguées. Celles-ci jouent le rôle d’îlots référentiels dans le texte et y soulignent les liens intimes que la fiction entretient avec l’Histoire. Un colloque portant sur les biographies fictionnelles1 m’a donné l’occasion de dégager, à la marge, certains d’entre eux. Je reviendrai ici sur quelques-uns mais le propos s’attachera surtout à montrer que l’auteur, qui intègre dans cette oeuvre des éléments référentiels dont notamment l’ouvrage monumental de H(ans) G(ünther) Adler : Theresienstadt 1941-1945 Das Antlitz einer Zwangsgemeinschaft en les combinant à une intertextualité fictionnelle riche, y est en quête de nouveaux ressorts d’expression. Tout fonctionne comme s’il visait avec ce nouveau livre une sorte de prose totale qui mette en continuité proses fictionnelle et référentielle pour tenter d’établir la réalité des faits historiques dans leur nudité tout en cherchant à faire percevoir, par le recours au discours de fiction, la vérité d’expérience des hommes qui les ont vécus2. Reste à définir le statut de cette prose inclassable en montrant que c’est bien la fiction qui a le dernier mot dans cette histoire que l’on peut peut-être qualifier, en en hybridant la nature, de « roman de la mémoire ».
Le récit que produit W. G. Sebald avec Austerlitz3 prend une place singulière dans son œuvre. Les éditions Fischer4 le signalent. Ce livre est le premier qu’elles se sont autorisées à qualifier – contre l’avis de son auteur – de roman5 et la critique, pourtant toujours assez sourcilleuse sur le chapitre des catégories génériques, ne tarde pas à leur emboîter le pas6. Il est vrai que l’écriture de ce texte marque dans l’ensemble du corpus fictionnel de W. G. Sebald un tournant : il y renonce au principe de l’écriture colligée, marque de Vertiges et des Émigrants, ainsi qu’à celui de l’écriture fragmentée, l’une de ses dérivations. Elle caractérisait pour sa part Les Anneaux de Saturne7, livre émaillé des éclats d’un savoir que les hasards du voyage sollicitaient constamment dans le récit. Avec Austerlitz l’auteur livre un texte long, d’un seul tenant. L’ouvrage se déroule sans rupture : aucun chapitre, pas de paragraphe, tout au plus quatre astérisques dans l’édition allemande (AA 50, 173, 362, 409) et trois dans la traduction française (AF 42, 142, 341)8. On se retrouve face à un édifice continu de mots répondant à une construction narrative serrée, construction en tresse et marquée du signe a-linéaire de la mémoire et de l’enquête.
Ce récit entremêle trois lignes de force. Les deux premières sont étroitement imbriquées. Le lecteur découvre le récit d’Austerlitz et sa genèse. Cette dernière est ponctuée par les rencontres entre les deux instances du récit : le narrateur à la première personne et le personnage éponyme. Leurs échanges sont situés dans le temps et l’espace. Austerlitz y relate, chaque fois, à son ami comment il s’est ouvert à un nouveau pan de son autobiographie. Sa parole mêle intimement le récit de ses souvenirs à celui de son enquête ; elle révèle que les événements qu’il rapporte sont le fruit d’un processus réciproque : le besoin de sa recherche naît de l’incertitude causée, chez lui, par l’oubli et le refoulement mais les investigations auxquelles il se livre font céder en retour les verrous de sa mémoire, traumatisée. On assiste donc à une découverte qui ne reste pas – et c’est le troisième aspect du récit – neutre pour le narrateur. Les échanges entre les deux personnages prennent en effet l’allure d’une maïeutique qui réveille, par superposition, les souvenirs d’enfance, eux aussi, mal élaborés du narrateur. L’ouvrage associe ainsi deux formes de mémoire supposées refoulées et jusque là divisées : celles que la conscience juive et la conscience allemande ont du passé nazi9. La fiction les intrique dans le cadre d’un échange fraternel dont Austerlitz a conçu la forme sous les signes symboliques de la paix et d’un renouveau possible après la catastrophe. C’est en effet dans un temple maçonnique et face à une représentation de la scène du déluge, qu’il « a […] pensé à ses rencontres […] anciennes [avec le narrateur] et qu’il allait bientôt avoir besoin, pour son histoire […] de son oreille attentive […] (AF 56, AA 63-4).
Pour réunir ces deux composantes mémorielles, l’auteur recourt à un sur-signifiant : la forteresse de Breendonk. Ce lieu est introduit dès le début de l’ouvrage : Austerlitz, historien de l’art, s’y livre à un exposé savant qui remonte à Vauban et au xviie siècle. Il y met brutalement fin « en se levant de table et en arrimant son petit sac à dos » au moment où il commence à évoquer ce fort, achevé juste « avant le déclenchement de la première guerre mondiale » (AF 26-7, AA 31). Cette interruption soudaine de la conversation et la hâte, avec laquelle Austerlitz prend la fuite, mettent la curiosité du narrateur en éveil. Celui-ci tombe le lendemain sur un article de journal qui rappelle que cette citadelle a fonctionné « à compter de 1940 et jusqu’en août 1944 » comme « camp d’accueil et de travaux forcés des Allemands » (AF 32, AA 28). Le narrateur se rend le jour même sur les lieux. La relation qu’il fait de sa visite relève plus de la méditation et de la reconstruction que du constat et de la description. Son propos est déterminé par un pré-savoir historique et littéraire douloureux ainsi que par des réminiscences pénibles et confuses, liées à la structuration de l’espace et à la nature des objets qu’il voit dans le fort10. En l’explorant le narrateur éprouve un malaise toujours croissant qu’il rapporte aux traces qu’ont laissées en lui les violences objectives d’une époque qu’il a traversée sans avoir eu de conscience claire de ce qui s’y jouait. Son propos prend donc ici en charge, mais sans lui conférer de dimension historique, la tranche de vie de la bâtisse que le récit d’Austerlitz laissait dans l’ombre. En ce début du livre le personnage éponyme se tait donc là où commence symboliquement son histoire alors que le narrateur, confronté à ce lieu funeste, y voit soudain s’ouvrir « la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de [sa] petite enfance » (AF 33-4, AA 39-41). Breendonk, lieu du refoulé, pour l’un et pour l’autre des personnages, devient ainsi le point où convergent les deux discours que l’ouvrage travaille à libérer en brisant le tabou commun – pour des raisons différentes – aux deux protagonistes. Austerlitz en approche la réalité au prix d’une douloureuse enquête, le narrateur en l’écoutant relater sa recherche.
La structuration de l’ouvrage en récit-cadre et récit enchâssé rend compte de ces démarches en en respectant les rythmes propres et en montrant leur complémentarité. Le témoignage d’Austerlitz se présente comme une reconquête à la fois personnelle et historienne, il renvoie à une remontée des temps. Il répond à une structure régressive non linéaire parce que doublement aléatoire : elle est tributaire des mécanismes de défense du sujet (engagé dans une démarche identitaire) et soumise aux hasards de la recherche documentaire. Le récit-cadre, celui du narrateur, est en revanche structuré en un avant et un après du témoignage dont il valide les effets pragmatiques. Il répond à une chronologie linéaire qui souligne les avancées psychologiques et cognitives du narrateur, légataire du récit d’Austerlitz. Pour que le lecteur perçoive cette évolution, l’auteur use encore de Breendonk, alpha et omega du récit, invariant dont la perception joue le rôle de variable permettant de mesurer le chemin parcouru. Le narrateur passe ainsi de la sidération, caractéristique de sa première visite des lieux, à leur reconnaissance, via la nomination des bâtiments et de leur fonction en fin de parcours11. La maîtrise intellectuelle et sensible du réel dont il fait preuve au terme du récit est la marque du recul que les deux protagonistes ont gagné par rapport à l(eur)’ H(h)istoire au fil de leurs échanges.
2. Un personnage en quête de soi
2.1. Retrouver son passé : Austerlitz en quête du souvenir
Au cours de ces conversations, une vie est narrée et mise en intrigue. Cette opération suppose des choix : celui de l’objet sur lequel le personnage éponyme se concentre, en l’occurrence le mystère de son nom, et celui de la distance focale qu’il définit pour l’éclairer. Ces deux éléments évoluent au fil du texte. La quête identitaire d’Austerlitz élargit l’énigme initiale qui ne porte pas sur le seul patronyme mais recouvre aussi une quête de la filiation. En explorant les pistes suggérées par son nom, Austerlitz part à la recherche physique de ses parents. Dans cette aventure personnelle, les plans sur lesquels il se place varient en même temps que ses motivations : son récit, tout entier centré sur du temps déjà écoulé, vit au rythme de la mémoire (avec ce qu’elle charrie d’affectif) avant de glisser vers la temporalité plus froide de l’enquête historienne que sa biographie le conduit à mener sur son propre temps. Austerlitz ne peut en effet se documenter sur son enfance qu’à la condition d’accepter d’en voir la clé, c'est-à-dire de re-découvrir la réalité qu’il s’est toujours gardé d’approcher (AF 56, AA 64) : ce qu’on lui a caché de son passé « en détruisant toute trace de [ses] origines » (AF 92, AA 109). C’est en funambule, maintenant un équilibre précaire au dessus de l’abîme (AF 148, AA 177), qu’Austerlitz a traversé l’existence. Sa vie a été minée par un inconnu qui l’a taraudé à chaque instant. Il sait certes qu’il a appris, adolescent, son nom de la bouche du directeur de son école, que celui-ci le lui a communiqué à la veille de ses examens et après la mort de ses parents adoptifs. Il se souvient que ce nom lui est apparu alors comme une sorte de « formule secrète » qui lui a donné un sentiment d’étrangeté au monde et de solitude absolue12. Cette impression a perduré si bien qu’adulte, Austerlitz ne réussissant toujours pas à habiter cette identité nouvelle, a cherché à en élucider les significations possibles. Outre que ce nom renvoie à la bataille de 1805, il s’est révélé appartenir à « Fred Astaire », à l’homme « qui a circoncis le neveu de Kafka » ainsi qu’à une certaine Laura qui a « fait devant un juge italien une déposition relative à un crime perpétré en 1944 » (AF 85, AA 104). Loin d’éclairer les choses et alors même que ces indications contiennent le secret de son nom (la Moravie où il est né, l’exil, la judaïté et 44, la date de la mort de sa mère), ces données semblent empêcher le personnage de reconstituer le puzzle de son histoire.
Enfant juif sauvé du désastre, il vit régi par un passé sur lequel il n’a pas de prise. Celui-ci lui a dicté dans l’enfance ce qu’il devait retenir des propos de son père adoptif, le pasteur gallois Elias. Très tôt réceptif à « l’eschatologie calviniste », Austerlitz a été sensible aux images de la fuite en Égypte et à la figure de Moïse, celle de « l’exposition » (AF 69, AA 84-5). Les éléments inconscients de son histoire ont déterminé, de la même manière, les souvenirs qu’il garde de ses premières années anglaises : l’impression d’avoir vécu « en captivité dans la bâtisse » de ses parents adoptifs (AF 58, AA 66) puis à Stower Grange, l’internat qui l’a accueilli ensuite et qui présente, dans son récit, toutes les caractéristiques d’une institution pénitentiaire (AF 73-4, AA 86). Toute cette période il l’a vécue, hanté par les images d’un engloutissement : celles de Llandwynn, le village de son père adoptif, noyé sous les eaux du lac de la retenue de Vyrnwy (AF 64, AA 75-6)13. Et tout le début de son existence a été marqué par la disparition des proches, illustrée dans le texte par le redoublement de la perte des parents : sa « famille anglaise » décède en effet au cours de son adolescence. Ces composantes biographiques souterraines ont encore guidé ses intérêts professionnels. Ils sont centrés sur l’étude du xixe siècle et l’histoire de l’architecture des lieux de détention et de transit : forteresses et gares qui évoquent, dans la symbolique de la fiction et dans le monde connu du lecteur, les réalités face auxquelles Austerlitz se retrouvera, plus tard, en se rendant sur les lieux de son histoire. Ce sont elles enfin qui le reconduisent compulsivement, dans les moments de crise, à Liverpool Street Station « qui recèle toutes les heures de son passé » et gare aux abords de laquelle il entend les gens « parler de [lui] en lituanien, hongrois ou quelque autre idiome très exotique ». C’est de là, d’ailleurs, que viendra « la révélation » (AF 164, AA 196). Cédant un jour à une « confuse nécessité interne », Austerlitz s’aventure dans les tréfonds de cet endroit et y découvre, dans les replis de l’oubli et de la mémoire, l’image-phare de son histoire, celle qui oriente son destin en l’invitant à la quête parentale d’abord et à l’investigation historique ensuite. Il y a soudain accès à une vision qui lui fait revivre son arrivée en Grande-Bretagne et l’accueil de la famille dont il a emprunté le nom (AF 265, AA 201). Cet « événement remémoré » est de ceux dont Walter Benjamin dit qu’ils sont « sans limites parce qu’ [ils ne sont] qu’une clé pour tout ce qui a précédé et pour tout ce qui a suivi »14. L’inconscient vient en effet de lever une part de ses barrières et le récit d’Austerlitz s’achemine dès lors vers le deuxième temps de l’écriture de l’énigme : celui de sa résolution.
Cette opération relève chez lui de l’ouverture aux signes : ceux de ses rêves et ceux que la réalité lui livre bruts, le laissant chaque fois juge de leur signification. C’est ainsi qu’un rêve surdéterminé par son histoire ramène Austerlitz à Breendonk. Les images oniriques lui font expérimenter les lieux et y vivre ce que d’autres y ont vécu. Il découvre « un paysage sans lumières parcouru par un tout petit train », se voit « emprisonné dans une forteresse en étoile » et renoue ainsi avec sa tragédie : celle d’un trio familial séparé par le nazisme et détruit par la déportation (AF 167, AA 204). Ce savoir préconscient informe par ailleurs sa perception de la réalité en le rendant attentif, dans une sorte d’écoute flottante, aux données qui le concernent de près ou de loin. Une émission radiophonique dans laquelle deux femmes rapportent qu’elles ont été envoyées, « à l’été 1939, encore enfants, [sur un bateau nommé Prague] en Angleterre […] » lui donne ainsi la certitude que « cette tranche de vie fait sans aucun doute possible partie de sa propre histoire » et l’ouvre, par différence et par écho, aux suggestions du nom Prague. Il gagne alors la conviction qu’il doit « se rendre dans cette ville sans tarder » (AF 210, AA 173). Sur le mode intuitif, le puzzle de sa vie commence à se reconstituer.
À Prague, Austerlitz retrouve l’adresse où sa mère, Agáta Austerlitzová, habitait jusqu’en 1938 et il y rencontre, Vĕra Ryšanová, l’amie intime de ses parents (AF 180-1, AA 220-1). Les effets de ces découvertes sont immédiats et corrigent les troubles induits par l’énigme. « En sentant sous ses pieds les pavés disjoints de la Šporkova » Austerlitz se confronte physiquement à des bribes de son passé, sort de la sphère intellectuelle et défensive dans laquelle il s’abritait jusque là et s’ouvre aux émotions du souvenir. Il retrouve, à travers l’évocation de Vĕra, des parents francophiles, une mère aimante, fille d’un industriel juif et un père, Maximilien Aychenwald, militant antifasciste. Dans cette reconquête de soi, Austerlitz demeure toutefois tributaire de la mémoire des autres et du témoignage des choses. Il le perçoit notamment au moment où Vĕra le met en présence d’une tranche oubliée de son passé en l’espèce d’une photo de lui-même, image fondatrice du texte, d’ailleurs reprise par les éditeurs pour illustrer la couverture du livre. Austerlitz scrute ce cliché « sans […] y découvrir le moindre indice » et se sent gagné par une « panique blanche » face aux vestiges d’un instant de sa vie dont il n’a rien gardé (AF 220, AA 226-7). L’alternative est claire : Austerlitz continuera à s’enliser dans un passé dont il n’a pas la maîtrise ou il vivra un réaménagement intérieur en reconnaissant comme irrévocable la perte de ses parents dont il vient à peine de retrouver les traces.
2.2. Inscrire sa vie dans l’Histoire : Austerlitz en historien
Historien de l’art, Austerlitz est mieux armé que d’autres, pour baisser la garde. Il lui faut, puisque « le monde se terminait [pour lui] à la fin du xixe siècle » s’ouvrir à l’Histoire de son propre temps (AF 205, AA 168). Son récit s’historicise donc tout en permettant à l’auteur de mettre en place un double stratagème narratif. Son personnage peut jouer de ses mécanismes défensifs antérieurs pour élaborer un compromis à peu près viable entre sa réalité personnelle (ce que sa quête a d’intime) et ses intérêts professionnels. Il y gagne une certaine distance affective par rapport à son nouvel objet d’études. En s’ouvrant au discours historique que Michel de Certeau définit comme « discours de la conjonction [luttant] contre les disjonctions produites par […] le temps et la mort »15 Austerlitz peut, par ailleurs, articuler en continuité les deux périodes de son existence que l’Histoire a fracturée.
On assiste donc à un changement progressif de registre qui vise à installer le propos dans une dialectique du même et de l’autre pour tenter d’établir peu à peu ce qui a marqué l’histoire d’Austerlitz.
Son propos est, selon le narrateur, celui d’un être attentif à ses semblables, vivants ou disparus, et soucieux de pratiquer « une métaphysique de l’histoire ». Austerlitz a l’art de rendre concret, de faire voir, entendre et sentir les pensées et les sentiments d’autrui et il est sensible aux « traces que laissent les douleurs passées […] . [Elles] se manifestent [à ses yeux] sous la forme d’innombrables lignes ténues sillonnant l’histoire » (AF 20, AA 19). Ce qu’Austerlitz veut connaître l’affecte, de surcroît, directement et, si l’Histoire a besoin de recul, il lui faut le trouver ailleurs que dans la distance temporelle qui est ici quasi nulle. Pour rendre compte des faits avec rigueur, Austerlitz recourra à une double pratique : sociale et critique. Il s’appuiera sur l’expérience des autres et retournera aux documents et aux archives pour valider scientifiquement les témoignages qu’ils nous ont laissés.
Vĕra apparaît dans ce contexte comme la représentante accomplie de ceux que Paul Ricœur appelle les témoins « involontaires »16. Sa parole est indissociable de l’expérience qu’elle a faite, expérience qui authentifie son dire en retour. Elle s’exprime à la première personne, au passé et sépare les lieux et le temps dont elle parle de ceux d’où elle parle. Le narrateur le souligne en introduisant dans le récit (qui prend alors des accents à la Thomas Bernhard) les marques linguistiques du discours rapporté17. Vĕra ménage d’ailleurs, elle aussi, une large place aux discours des autres. Ceci permet à Austerlitz et au lecteur de construire, au carrefour des voies convoquées, un tableau cohérent de l’époque décrite. Vĕra rapporte ainsi que le père d’Austerlitz décrivait la propagande du régime en en analysant les effets sur l’organisation de la production, du langage et du religieux dont toutes les valeurs étaient alors subverties à dessein, le « peuple [allemand voulant se donner] l’image d’un peuple à vocation messianique » (AF 206, AA 247). Vĕra relate ce que lui a dit le juif autrichien Bleyberg « qui racontait les histoires les plus épouvantables sur l’abjection des Viennois », sur les spoliations, l’horreur des traitements infligés aux victimes et les cruautés subies par leurs proches (AF 204, AA 247). Et elle, qui considérait Agáta « comme une sœur », dit n’avoir appris ce qui lui est arrivé que, tardivement, « de la bouche d’un survivant » (AF 184, AA 224). Le récit de Vĕra ne peut donc être que lacunaire et, pour authentique qu’il soit ce « témoignage involontaire », appelle pour l’historien un travail. Il consiste à établir « par la preuve documentaire le fait que ces événements sont bien arrivés »18 et à tenter de découvrir, en construisant la connaissance historique, ce que les témoins ne peuvent dire. La parole de Vĕra nécessite ainsi un prolongement. Le discours fictionnel part à la rencontre du réel.
C’est à Theresienstadt, camp dans lequel Agáta Austerlitzová a disparu, que se rend d’abord son fils. Ce lieu lourd pour lui de significations, lui apparaît comme un endroit mémoricide. Noyée dans la végétation, la ville ressemble à une « ville camouflée, enfoncée […] dans le sol marécageux de la zone inondable » situation représentative du statut que l’on y accorde à son passé (AF 224, AA 274). Confronté aux objets qui sont exposés dans la vitrine de « l’Antikos Bazar », Austerlitz retrouve cependant ce qu’il cherche. Ce bazar est organisé selon le principe de La lettre volée de Poe et exhibe, pour mieux le cacher, ce qu’il souhaite dissimuler : en l’occurrence, les biens dont on a spolié les victimes (AF 230-34, AA 281-83). Face à toutes ces choses qui lui parlent des disparus, Austerlitz prend ses distances temporelles avec les événements tout en s’identifiant avec les siens. Le musée du ghetto fait céder ses dernières résistances « en lui dévoilant une documentation qui le confronte pour la première fois à une présentation de l’histoire de cette persécution que [son] système de déni a si longtemps tenue à distance » (AF 235, AA 286). Le travail de deuil est partiellement accompli, il a eu un coût, « le travail du souvenir qui en devient […] le bénéfice »19. C’est sur lui que peut s’appuyer désormais la deuxième phase de la démarche historisante d’Austerlitz : celle de la lecture critique des documents concernant ce camp.
La somme de H.-G. (Theresienstadt 1941-1945), qui y fut lui-même « déplacé » le 8 février 1942, avant d’être déporté à Auschwitz en octobre 1944, puis au camp de Langenstein-Zwieberge, entre dans le récit et y fait figurer l’Histoire sous forme de preuves documentaires. Outre sa pertinence scientifique, le travail de ce chercheur présente pour la fiction d’autres caractéristiques intéressantes : il est le fait d’un Tchèque qui a été, plus directement encore qu’Austerlitz, concerné par ce sur quoi il enquête, et qui, comme ce dernier dans la fiction, a voulu progresser dans la connaissance de ce qui a hypothéqué son existence. H.-G. Adler, historien, peut donc apparaître dans le texte comme un modèle référentiel permettant d’esquisser les contours d’Austerlitz en historien ; il est, par ailleurs, le chercheur « réel » dont les travaux étayent l’enquête du personnage de W. G. Sebald. Le narrateur qui rapporte les propos d’Austerlitz travaille en effet, à ce moment du récit, à inscrire le passé dans le texte présent en y faisant figurer de l’imprimé, reproduit en fac-similé, qui y prend valeur d’autorité informative. La connaissance apparaît ici comme le produit d’un travail : il prend la forme d’une approche et d’une écoute (Austerlitz apprend la langue allemande, celle des tortionnaires de ses parents) avant de se commuer en analyse critique. Tous les éléments qu’Austerlitz mentionne à propos de l’ouvrage de H.-G. Adler visent à souligner le caractère méthodique de sa démarche. Il donne les caractéristiques de l’étude, ses dates et lieux de rédaction et de publication. En jouant ainsi de ce qui relèverait dans l’écrit scientifique de la note de bas de page, Austerlitz signale une « bifurcation momentanée [de son] récit »20 qui s’enrichit alors explicitement de la dimension historique. Austerlitz évoque certains éléments de l’énorme recherche de H.-G. Adler (927 pages) que le narrateur reproduit dans le texte. La dernière annexe de Theresienstadt, le plan du ghetto annoté en allemand, est ainsi reproduite sur une double page dans le « roman » de W. G. Sebald (AF 278-9, AA 336-7). Ce plan montre la disposition de la ville et Austerlitz en fait la critique : il commente les dénominations des lieux, l’amoncellement des baraquements sur la carte, la froideur du dessin et celles des termes de sa légende. « La langue administrative et technique » utilisée manifeste que l’organisation des lieux n’a été pensée qu’en fonction de la production et des moyens qui permettraient de l’optimiser (AF 280-1, AA 338-9). Le cadre défini, Austerlitz consigne ce qu’il sait de ce qui s’y est joué. Il s’appuie sur les « détails concrets » que rapporte H.-G. Adler et rappelle un certain nombre de données statistiques : âge, origines, sociologie des personnes « déplacées ». Les objets parlent dans ce contexte et « les corbillards brinquebalants des communes rurales voisines » utilisés pour convoyer les cadavres attestent, dans le raisonnement de H.-G. Adler, la finalité d’un système d’exploitation qui « n’a été instauré que dans l’unique but d’éradiquer la vie » (AF 286, AA 341). Avançant dans sa lecture et sa recherche, Austerlitz apprend que, pour rassurer « les inspecteurs danois et suisses dépêchés par la Croix-Rouge à Theresienstadt en 1944 », on s’y est livré à des « travaux d’assainissement et d’embellissement » et qu’un film, auquel H.-G. Adler n’a pas eu accès, y a été tourné (AF 288-290, AA 347-349). Austerlitz reprend alors l’enquête là où H.-G. Adler a dû l’interrompre21. Il accède à ce document filmique qui transforme le ghetto « en décor potemkinesque » et l’étudie (dans le souci d’y découvrir le visage de sa mère) au ralenti. Version moderne de l’anamorphose baroque, cet artifice lui permet, en distordant les images truquées, de découvrir la vérité humaine du ghetto. Celle-ci se construit. Elle n’est pas vérité exacte mais vérité par dévoilement. C’est par extraction qu’Austerlitz découvre sous les images de propagande ce qu’elles masquaient : un monde d’ombres, vaincues par la lourdeur d’un quotidien qui les détruit à chaque instant. Les impressions sonores, elles aussi déformées, évoquent le monde infernal dans lequel ses hommes ont vécu en attente de la mort. L’horreur de la réalité ne peut être approchée que par recoupements, identification partielle, distanciation et réflexion sensible. Austerlitz trouve aux archives de Prague une photo qu’il pense être celle de sa mère et part à la recherche de son père. Elle le mène à Paris, ville d’où Maximilian Aychenwald a été déporté vers les Pyrénées. Mais là, il se sent tout à coup submergé par la documentation et le caractère absurde d’une recherche qui se perd dans des processus de lecture régressifs à l’infini et dans une prolifération de détails qui noie les faits « sous la forme […] totalement absconse de […] notes de plus en plus foisonnantes ». Austerlitz met alors fin à ce travail livresque pour faire œuvre de « témoin volontaire », c'est-à-dire pour commuer sa mémoire vive en archive afin de l’adresser à la postérité en la léguant au narrateur. Deux choses marquent alors son propos : Austerlitz veut prendre des distances par rapport à son vécu pour universaliser ce qu’il dit, mais il veut aussi souligner, dans ce discours néanmoins ancré dans la subjectivité, la relation d’intériorité qu’il entretient – par la mémoire – avec les faits qu’il a étudiés.
L’histoire d’Austerlitz est une histoire exemplaire et c’est à ce titre qu’il la raconte au narrateur. Elle est emblématique par les ravages que l’Histoire a faits sur lui. Comme beaucoup de ceux qui ont vécu des choses analogues, il a peine à s’identifier à ce qu’il est. Austerlitz vit des expériences de dépersonnalisation, se perçoit comme déchiré, voit parfois « les parties de son corps éparpillées à la surface d’une contrée obscure et lointaine » (AF 273, AA 331). Il rapporte ces sensations physiques à l’opacité de son histoire qu’il tente de reconstituer à l’aide de photographies représentatives de son enfance dans une sorte de « jeu de patience » (AF 144, AA 176). Ce jeu ne prend pas alors la dimension divinatoire qu’il a dans la tradition mais signale qu’Austerlitz cherche à combler les blancs de sa biographie trouée. Car c’est précisément cet aspect lacunaire de sa vie qui en fait la dimension paradigmatique. Pour se raconter Austerlitz, on l’a vu, recourt à des médiations qui ne le renseignent que fragmentairement : les personnes qu’il rencontre ont été traumatisées par l’Histoire et ne sont, pour reprendre les termes de Primo Levi, que « les témoins des témoins »22. De ce que ceux-ci lui rapportent Austerlitz ne retient que ce qui conforte les faits établis. Son propos ne prend jamais d’allure anecdotique et, si le souvenir en a parfois le caractère, ce n’est que pour attirer l’attention sur ce qu’un détail contient de vérité. Les « croix gammées de couleur framboise » dont on ornait les confiseries dans le monde totalitaire de l’Allemagne nazie ne révèlent ainsi que la rigueur fanatique du régime cherchant à asseoir son pouvoir (AF 202, AA 245). Le fait particulier est donc au service de l’abstraction qui l’élève à une signification plus large. Mais ce procédé n’exclut pas le pathos qui manque parfois au discours de l’historien. La période, dont il est question, confronte en effet ceux qui s’y intéressent à une énigme inquiétante : celle d’une barbarie inhumaine, incompréhensible dans ses principes et ses motivations, mais nôtre. Face à ce désastre « inédit » « l’attestation est [comme le pose Paul Ricœur] indissociable de l’accusation »23, l’établissement des faits inséparable d’un jugement qui contraint le sujet à s’impliquer comme Homme dans une réflexion qui met son humanité à l’épreuve. Chez Austerlitz cet engagement prend dans le discours les formes variées de l’incrédulité, de la compassion, de la sympathie. « Bien [qu’ayant étudié] jusqu’à sa moindre note la description rédigée par H.-G. Adler [de Théresienstadt, […] il se déclare] incapable de [s’] imaginer [sa mère] en cet endroit ». Lorsqu’il essaie de se l’y représenter, il se trouve face à un inouï qui a valeur de réalité vérifiable mais qui, dans son horreur, ouvre son récit à l’impensable. Il cherche alors à fonder son discours en le plaçant sous le signe du pathétique, qui en garantit la valeur d’échange. C’est le cas encore lorsqu’il relate comment la foule des prisonniers, « trempée jusqu’aux os […], ployant sous les bourrasques de pluie », dut attendre le 10 novembre 1943, des heures durant, l’ordre de retour aux baraquements que les SS avaient oublié de donner (AF 287, AA 346). Le vent et le froid, la représentation de la foule livrée aux intempéries et le mépris des SS fonctionnent comme signes de la violence de l’époque. L’imagerie recrée une communauté de vécu. Elle offre au récepteur du texte, en pariant sur la compassion et sans recourir à la raison, la possibilité d’inscrire les faits décrits dans une logique universelle qui les réprouve. De cette vérité des faits, aucun discours strictement documentaire ne peut rendre compte et Austerlitz, qui a déjà décidé « de mettre pour un temps ses recherches de côté », le pressent en se tournant vers la lecture de fiction et « les romans de Balzac en commençant par l’histoire du Colonel Chabert »24 (AF 332, AA 399).
2.3. Fiction et vérité d’expérience : Austerlitz en quête d’auteur
Le choix de ce texte, que le personnage ne semble pas analyser, réalise un compromis intéressant dans la problématique historique, mémorielle et textuelle propre à Austerlitz. D’abord parce que l’intérêt porté par le personnage à ce texte d’un réaliste français du xixe siècle demeure déterminé par sa logique propre. Passionné par l’histoire de cette période, Austerlitz revient à son objet d’études premier. Ce bref récit d’Honoré de Balzac traite, à travers celle d’Eylau, des batailles napoléoniennes qui ont vivement intéressé Austerlitz dès qu’il a connu son patronyme et a voulu en inventorier les sens possibles. Plus encore : l’histoire du colonel Chabert qui traite « d’une grande injustice » le conforte dans l’intuition qu’il avait en étudiant « l’histoire […] de la modernité au siècle de la bourgeoisie », à savoir que « tous les signes convergeaient [alors] vers une catastrophe dont les linéaments se dessinaient déjà » (AF 168, AA 205) et dont on sait, depuis, qu’elle a pris dans l’Europe du xxe siècle le visage de la barbarie nazie. De fait, Austerlitz trouve inscrit dans les mots de la littérature d’une autre époque quelque chose qui, sans augurer de ce que ce désastre sera, le préfigure littéralement. Du Colonel Chabert il ne retient que deux images : celle de la spoliation et celle de la « fosse des morts ». Chabert est rentré à Paris après avoir été abandonné sur une fosse commune ce qu’Austerlitz reformule en parlant de « charnier » (AF 332, AA 400-1). La « fosse aux morts » cède ici la place à un terme qui rappelle au lecteur les images faites à Bergen-Belsen en 194525. Ce glissement dans le vocabulaire souligne l’écart entre la lettre balzacienne et l’esprit dans lequel Austerlitz s’en empare et il montre, qu’à ce point du récit, le personnage de W. G. Sebald a bien renoué les fils rompus de son histoire. Ce faisant, ce changement de registre lexical permet aussi au narrateur de suggérer la réalité des camps (sans exposer le lecteur aux images insoutenables qu’il connaît de leur libération) et de remobiliser chez lui tout le savoir qu’il a découvert en suivant son récit et les extraits de la documentation sur Théresienstadt. L’ouvrage vit ainsi d’un système d’échos entre les histoires de Chabert et d’Austerlitz, système qui permet de restituer à la réalité du second une densité de vécu déjà inscrite dans la mémoire d’autres textes. On se trouve ici face à des effets de redondance qui, sans nier la spécificité de telle ou telle des époques évoquées, donnent à chacune d’entre elles le caractère irrecevable qui lui appartient en propre. Mais cet usage intertextuel révèle plus encore car le colonel Chabert est en fait un Austerlitz qui a échoué là où le protagoniste de W. G. Sebald réussit (au moins partiellement).
Comme Austerlitz, le colonel Chabert est en effet un être sans attache : il a été abandonné par ses parents dans « un hospice des enfants trouvés ». Comme lui, il cherche à faire valoir son nom. Inscrit sur la liste des morts de la bataille d’Eylau, il tente de faire casser son acte de décès pour retrouver son identité perdue, détail d’importance dans la société d’après la révolution française dans laquelle le prestige du nom ne se transmet plus de manière héréditaire. Comme pour Austerlitz, la reconquête de cette identité passe par des phases de crise qui mènent le personnage aux bords de la folie. Austerlitz vit des épisodes de dépersonnalisation, est interné « après de nombreux passages dans diverses cliniques […] au St Clement’s Spital » à Londres ainsi qu’à la Salpetrière à Paris (AF 274,318 ; AA 327,378). Et lorsque égaré par les images qu’il a découvertes à l’école vétérinaire de Maison-Alfort, Austerlitz erre dans les stations du métro parisien (Campo Formio, Iéna, Solferino) en sympathie avec « ceux qui sont tombés au champ d’honneur ou qui ont trouvé quelque autre mort violente » (AF 317-8, AA 378-9), son chemin croise encore celui du colonel Chabert à Charenton, lieu où Honoré de Balzac raconte que l’on menace d’enfermer son personnage (CC 97, 111). L’un et l’autre ont, en outre, en commun de vivre, fantasmatiquement ou réellement, dans un temps qui n’est pas le leur : Austerlitz est déchiré entre son intérêt défensif pour l’art du xixe siècle et la nécessité de se pencher sur sa propre époque ; Chabert, représentant de l’Empire, vit en « revenant » dans la France des Bourbons « soucieuse avant tout de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres [des] temps révolutionnaires » (CC 9). Une différence toutefois les sépare : Austerlitz retrouve son nom et son identité et part, à la fin de son récit, en quête d’une vie nouvelle qui le rapprochera de manière improbable de son père et plus certainement de son amie, Marie de Verneuil26. Le colonel Chabert reconquiert en revanche son patronyme avant de le perdre à nouveau. Il se « sacrifie » à la fin de sa vie en décidant de « ne plus jamais réclamer le nom [qu’il a] peut-être illustré » (CC 113) et en se résolvant à vivre à Bicêtre dans « l’hospice de la vieillesse » où il ne portera plus que son prénom « Hyacinthe » et un numéro matricule, « le 164 » (CC 123). Le récit d’Honoré de Balzac ramène donc, au moment de la mort, son personnage au point initial de l’intrigue, celui de l’identité perdue, ce qui en fait l’exact contraire d’un roman d’apprentissage. Le récit d’Austerlitz n’est en revanche, lui, clos que par le récit cadre qui appartient au narrateur et abandonne la vie du personnage éponyme à une dynamique (non régressive) qui dépasse ce que le lecteur apprendra dans l’ouvrage de W. G. Sebald. Chabert vit sur un champ de ruines dont il déplore l’existence alors qu’Austerlitz, qui fait comme lui l’expérience de la disparition des traces de son histoire à Paris, les fait revivre. Le récit d’Honoré de Balzac dépouille peu à peu Chabert de son identité en le réduisant à une catégorie générique en faisant « un vieux » ; celui de W. G. Sebald identifie de plus en plus Austerlitz à Veverka, l’écureuil de son enfance, animal de l’engrangement, réputé pour son aptitude à toujours retrouver ce qu’il a caché (AF 233,330 ; AA 280,394).
3. Conclusion : un horizon pratique de la lecture pour Austerlitz ?
Dans Austerlitz, texte qui hybride l’écriture de la fiction et celle de l’enquête historienne, c’est donc bien la fiction qui a le dernier mot. Elle l’a en l’espèce d’un récit inclassable qui, à la différence du récit historien, reste ouvert. L’enquête que mène le personnage ne fait pas concurrence à la science historique mais illustre un combat de la mémoire contre l’oubli. Quand le livre se clôt toutes les pistes que le récit a ouvertes n’ont pas été explorées : nul ne sait si Austerlitz retrouvera ou non les traces de son père, les lecteurs ignorent ce qu’il est réellement advenu de sa mère. L’ouvrage cultive une sorte d’esthétique de l’incertain : l’histoire du personnage reste inachevée, ses suppositions demeurent à l’état putatif, et le statut des textes utilisés parfois ambigus (Austerlitz se sert à plusieurs reprises du texte de H.-G. Adler sans s’y référer explicitement pour l’utiliser dans la fiction27). Si Austerlitz est un « roman », celui-ci est alors le fait d’une conscience historique qui, ne pouvant écrire l’Histoire, bat au rythme de la mémoire. Le texte relève de l’enquête, est structuré comme un puzzle, se livre au lecteur comme une réalité à explorer, à analyser et à recomposer. De la littérature W. G. Sebald lui confère garde les caractéristiques : la littérarité et notamment le jeu intertextuel mais, ce faisant, il le dote thématiquement d’un ancrage dans le temps écoulé qui permet aux écritures référentielle et fictionnelle de converger pour mobiliser, par leur synergie, connaissance, réflexion et imaginaire du lecteur. Le récit échappe ainsi à une mise à distance complète qui, dans la froideur du regard, affranchirait le lecteur d’un réel, déclaré trop abstrait et lointain, ou d’une fiction perçue comme trop irréelle. Les interactions consciemment provoquées entre une mémoire littéraire connue et sa mise en jeu dans des contextes variés veulent garantir les effets pragmatiques du texte. En investissant la mémoire textuelle dans des « horizons d’attente »28 différents, l’écriture dit sa propre nécessité : elle montre les répétitions de la barbarie, pose le souci qu’ont les sociétés de refouler leur passé mais parie aussi explicitement sur les mécanismes de la transmission. Celle-ci est modélisée dans le récit par le recours à la structure du récit-cadre et par la démarche du narrateur légataire-légateur de la mémoire vive du personnage éponyme. La tradition fait encore sens.