Poétesse britannique d’origine allemande et juive, née à Mayence en 1923, Lotte Kramer est arrivée en Angleterre en 1939 avec le Kindertransport qui a fait affluer en Angleterre de nombreux enfants juifs au tout début de la Seconde Guerre mondiale. N'ayant jamais quitté l'Angleterre depuis 1939, tout d'abord peintre puis poète, ayant choisi l’anglais comme unique langue d’écriture, elle est l’auteur de plusieurs recueils écrits depuis les années soixante-dix dans lesquels le questionnement identitaire et le retour mémoriel aux origines émergent fréquemment de la confrontation avec des œuvres artistiques. La peinture occupe très largement, à première vue, le devant de la scène, comme le montrent les très nombreuses références aux peintres et aux tableaux qui composent une véritable galerie intime accueillant les déambulations en tous sens d'une mémoire vive, tout à la fois saturée et avide. Les recueils sont ainsi peuplés de paysages et de personnages souvent solitaires – femmes, jeunes filles, enfants – figurant autant de doubles donnant un corps sensible à la quête identitaire, telles, dans le poème « Stillness » (Kramer 2011 : 347), les portes à franchir des tableaux de Vilhelm Hammershoi menant vers d'autres portes encore sous le regard de la femme seule et silencieuse :
[...]
Door gleaming white
Open to other doors,
Corridors enclosed, empty,
Everywhere emptiness,
Only dust motes dancing
On a sunbeam, slanting.
And the woman in black
A column standing
In stillness and peace.
Comme le suggèrent tout à la fois, dans les vers ci-dessus, la promesse fortuite du paronyme (« motes ») et le mouvement qui anime l'objet qu'il désigne (« dancing »), la musique n'en est pas pour autant reléguée au silence évoqué de prime abord, silence dont elle participe même en informant la fabrique secrète d'une écriture poétique et en se faisant le manifeste d'une mémoire hantée, à l'instar des particules soudain mues par un souffle et mises en lumière. Sur ce fond de tableau de la hantise viennent s'inscrire les voix résurgentes de l'enfance, les repères musicaux qui en composent le socle culturel et affectif, mais aussi, de manière plus discrète mais non moins éloquente, les réminiscences d'œuvres musicales et de musiciens, compositeurs ou intrumentistes tombés sous le coup des lois nazies ou, à l'instar d'un Stefan Zweig, d'un désespoir absolu engendrant un renoncement ultime devant la progression de la barbarie. Ce sont par-dessus tout la structure ainsi que la texture intime des poèmes qui, en contrepoint de telles évocations, font advenir une présence musicale en forme de basse obstinée peuplée d'échos et d'images persistantes. Cet entrelacs de voix compose une toile de fond montrant de la musique son caractère d'objet mémoriel à part entière, sa dimension foncièrement « anthropomorphique » (Lemarquis 2009 : 170), « isomorphe » de la dynamique du vivant par « sa fluidité, son aspect mouvant et continu » (Vion-Dury 2013 : 67). Ce qui est, par-dessus tout, mis en exergue à travers cette continuité si perceptible, c'est la relation privilégiée que la musique possède, « tout autant sinon plus que la parole, avec l'identité (et donc l'histoire) de la personne, mais une identité profonde, affective, un noyau identitaire » (Vion-Dury 2013 : 53).
1. Du silence au cri
Un retour rapide à la peinture s'impose pour évoquer la genèse d'une écriture poétique à caractère résolument autobiographique et introspectif qui, bien que peu prévisible dans un contexte où la nécessité de survivre a d'abord conduit Lotte Kramer à occuper des emplois alimentaires, n'en renoue pas moins avec un terreau originel substantiel incarné par la figure du père : un père rêveur et solitaire, avide de mots et de sons, évoqué à plusieurs reprises au fil des poèmes à travers son activité d'écriture et l'élégance de sa plume, qualifié tour à tour de « minor Proust » (Kramer 2011 : 287) et de « dramatist » (Kramer 2011 : 78), sans cesse entouré de vieux manuscrits non passés à la postérité en raison du sort de déporté qui l'attendait. C'est dire la solidité du lien réaffirmé par la poésie, par cet idiome filial qui se nourrit « des mots devenus cendres, poudre amère pour toujours sur ma langue » acquérant ici, par l'image organique, des allures de véritables reliques (Kramer 2011 : 78 ; ma traduction).
Si Lotte Kramer fut bel et bien, jusqu'aux années soixante, l'auteur de plusieurs natures mortes et tableaux représentant des scènes quotidiennes de la vie britannique, les traces de son activité de peintre sont peu nombreuses (si l'on excepte la mention de quelques expositions dans sa ville d'adoption, Peterborough). Interrogé à ce propos, son éditeur prend soin de préciser que c'est son œuvre poétique, et elle seule, qu'elle souhaiterait voir passer à la postérité, comme si l'activité picturale n'avait constitué pour elle qu'une station temporaire dans un cheminement inconscient vers ce dont la poésie a signé l'avènement : la sortie du silence. Quoique temporaire et relative, faite d'atermoiements et de reculs devant l'innommable, cette sortie parvient néanmoins à faire émerger, pour l'auteur et le lecteur, la substance et la complexité de tout un chantier identitaire. Un des poèmes, « The Cry », donne la mesure de ce cheminement qui a conduit d'une activité temporaire de peintre rapidement reléguée à l'oubli vers une identité poétique pleinement investie et revendiquée comme le seul exutoire, la seule voie/x possible :
[...]
I let my eye decide,
My arm translate;
I froze the ache of silence
Into paint:
Only to hear the cry
Expose a need
That knows no end in us...
(Kramer 2011 : 41)
La dimension hégémonique de l'écriture qui s'affirme ici n'en atténue pas pour autant l'intensité de la relation intime que l'auteur entretient avec la peinture, objet de fascination si l'on en croit les multiples arrêts sur images – au sens propre d'œuvres picturales – qui jalonnent les poèmes. Si le cri ainsi mis en texte fait immanquablement signe vers le célèbre tableau de Munch, c'est en raison de la présence répétée et explicite des œuvres du peintre – comme le montrent les titres de deux autres poèmes –1 dans le processus de déclenchement de l'écriture et de ce qu'elle charrie d'investigation de soi, d'une intériorité jusqu'alors refoulée ou du moins endiguée et, de proche en proche, de la nature humaine, de ses élans, de ses abattements. Mais ce cri primal du surgissement poétique signe aussi, d'une manière encore plus englobante, l'avènement d'une vocalité inouïe, d'un « ensauvagement de la voix qui […] perd son identité » (Leiris 1988 : 23) pour se faire outil exploratoire à l'infini comme le suggèrent le dernier vers et sa ponctuation en forme de point d'orgue. En dévoilant un territoire jusque-là inconnu et inaudible, cette voix ébrèche la surface policée d'une apparente stabilité en faisant résonner une « frange de sons que la culture écarte » (Rosolato 1974 : 76), vectrice de chaos et de décombres identitaires.
2. L'ostinato de la mémoire
Enracinée dans la fêlure originelle, mettant à nu les mécanismes de défense, de révolte et de survie de l’individu ainsi que de la communauté à laquelle il appartient, l’écriture poétique de Lotte Kramer est fondée sur un principe dialogique permanent où se croisent et se mêlent, dans la mouvance de ce cri libérateur, plusieurs voix, plusieurs sphères temporelles et spatiales, se fondant dans la matière métaphorique ou les échos de plusieurs langages artistiques. La poésie se fait ainsi bien souvent, chez elle, anamnèse, cheminant à travers les décombres des diverses strates d'un passé jusque-là enfoui : en premier lieu, une enfance allemande abruptement délaissée, peuplée de figures reléguées au mystère des déportations et autres exactions nazies ; ensuite, une arrivée en Angleterre génératrice d'un exil et d'un entre-deux tout à la fois douloureux et nourriciers. Comme l'auteur elle-même l'explique dans la préface du volume qui rassemble la totalité de ses recueils, paru en 2011, la venue soudaine à l’écriture de Lotte Kramer s’est faite par rupture subite du silence d’une vie d’adulte en Angleterre suivant un cours ordinaire, ordonné et placide, celui d'une épouse britannique comme tant d'autres à cette époque de la fin des années soixante (Kramer 2011 : 7).
Dans la mouvance du cri déjà évoqué et dont seront explorées ici certaines des nombreuses résonances, ce processus d'effraction ou du moins d'entrée subreptice s'affirme déjà à travers le fil conducteur métaphorique qui réunit par-delà les années, entre autres échos particulièrement éloquents, les titres de plusieurs recueils réunis dans New and Collected Poems (2011) tels que le tout premier, Ice-Break (1980) ou le beaucoup plus tardif Turning the Key (2009). Ce jaillissement poétique ainsi que ses résonances ont d'ailleurs fait l'objet d'un commentaire de sa part, recueilli et rapporté par la journaliste Géraldine Schwarz dans son récit Les Amnésiques. Dans ce dernier, l'auteur donne voix – via sa traduction française – à Lotte Kramer en tant que descendante d'une famille juive spoliée au tout début de la guerre par les Mitläufer, les Allemands qui marchèrent avec le courant pour s'approprier à vil prix les biens auxquels les Juifs devaient renoncer en vertu des lois nazies : « C'était un impératif intérieur, il fallait que je le fasse. [...] Mais la poésie n'est pas une thérapie, elle est l'expression de cette douleur que je n'ai jamais surmontée » (Kramer, in Schwarz 2017 : 345). Ce cri poétique déchire la toile du silence, modulant au long des paysages qu'il traverse, des climats qu'il affronte, distillé au fil d'une voix qui s'entête à égrener les lambeaux de ses souvenirs, de ses pertes, mais aussi de ses illuminations, sur le mode de l'ostinato qui structure la Todesfuge de Paul Celan en un retour régulier d'images (les « cheveux d'or » et « cheveux cendre » du texte de Celan se trouvant ici disséminés via les nombreuses figures féminines tragiquement disparues qui constellent l'œuvre). Cette voix acquiert à l'occasion les contours d'un « chant des racines » (« Sound of roots ») en forme de murmure lancinant qui s'enfle et étend son emprise d'un enjambement à l'autre, à la fois glas (« you mourn ») et pulsation inextinguible d'un élan vital sans cesse revigoré :
[...]
You have returned, a long way
From the burdened child to this sound
Of the whispering roots: "Come near",
They say, "Shed you fear, turn your
Janus head and see how far
And deep we can stretch through the years
[...]
(Kramer 2011 : 185-186)
C'est cette même obstination d'une mémoire dont le cri s'acharne que fait entendre la métaphore logée au cœur d'un des poèmes les plus récents, « The Music of Colours » (Kramer 2011 : 366), emblématique des forces antagonistes qui sous-tendent l'ensemble de la démarche poétique :
The icy sound of white:
Arctic planes of crystal
Tingle in emptiness,
A wind of frozen music
Burnished by light
Is singing endlessly.
À l'entour comme au sein même de ces deux tercets, les couleurs s'animent en autant de sons stridents ou étouffés dont beaucoup – le hurlement du rouge (« A blood-stained shriek »), le chant infini du bleu (« Infinite tune of sky »), le mutisme mystérieux du noir (« A shroud of unknowing / Enveloping deepest sleep ») – disent le duel permanent de la parole et du silence, silence, effroi et rétention par lesquels, comme le rappelle George Steiner, tout écrivain de la Shoah peut être tenté (Steiner 1967 : 7). Comme le montre la place centrale qui lui est dévolue et qui marque l'apogée du processus synesthésique du poème, c'est le blanc qui, par son tintement obsédant dans le vide, musique tout à la fois secrète et ininterrompue, orchestre un processus mémoriel tour à tour libéré et entravé, mais toujours arrimé à ses images (l'adjectif « frozen » désignant également ici le figé, le rémanent, l'inextinguible). Cette texture révélée d'une épaisseur existentielle lourde de non-dits et d'anfractuosités suscite tout à la fois tension et tentation, élan et rétraction, comme en témoigne l'un des poèmes les plus remarquables de Lotte Kramer, « Black over Red » (Kramer 2011 : 299), ainsi intitulé en hommage à Rothko et dont les deux polarités – rouge et noir, stridence et silence, cri et repli – fournissent également l'alpha et l'oméga du poème « The Music of Colours ». C'est aussi dans cette continuité métaphorique, dans cette chambre d'échos qui ne cesse de s'amplifier tout au long des recueils, que se dévoile l'armature musicale d'une écriture poétique et d'une mémoire sans cesse en quête de territoires à conquérir. Tenant le lecteur en alerte, ces échos assurent de proche en proche la « sonorisation » (Locatelli 2001 : 89) de la matière d'une œuvre mue par le flux obstiné du déchiffrement de soi, la musique naissant du souffle de la voix poétique et se logeant au cœur de l'écriture comme « arme contre la solidité des choses » (Jenny 2013 : 54), contre le figement mortifère dont un des noms est, précisément, le silence. Blancheur, silence, immobilité constituent, dans les titres des poèmes, de « Stillness » à « Whiteness » (Kramer 2011 : 157), « White morning » (Kramer 2011 : 162) et « In praise of silence » (Kramer 2011 : 167), trois noms du même, désignant l'attente, l'accalmie dans la tempête des images fusant dans la mémoire, mais aussi, en vertu de la dualité constitutive du processus d'anamnèse, la prégnance du secret dans lequel la voix poétique n'a de cesse d'ouvrir des brèches.
3. Le chant des voix et des idiomes
Si la musique s'impose comme dénominateur commun des errances d'une identité qui ne cesse de tâtonner et de questionner en se heurtant aux parois de sa réalité présente, c'est qu'elle est signature vocale de l'exil, viatique du mémoriel au sein même de la matière première du langage et des idiomes. Le grain des voix éclipsées imprime durablement sa marque dans la mémoire, comme en témoignent les fragments de discours direct rapporté insérés dans la trame des poèmes mais aussi l'émergence de détails concernant la vitalité et les inflexions respectives de voix vouées la plupart du temps à un sort funeste : père, mère, tantes, directeur de l'école juive fréquentée à Mayence, mais aussi grand-père soudain frappé de mutisme par les lois nazies et ainsi dépossédé de sa parole tutélaire (« gospel to his family ») et de ses qualités d'enchanteur des oreilles enfantines (« His well-worn folk-songs and ballads ») [Kramer 2011 : 43-44].
Mais par-dessus tout, de manière continue, au fil de ces poèmes où prolifèrent les images de seuils, de frontières, de passages, se dessine une conscience langagière inextricablement nourrie de deux idiomes, de deux imaginaires langagiers qu'abreuvent immanquablement tour à tour le Rhin, fleuve vénéré de l'enfance, et la mer, découverte lors de la traversée qui devait conduire l'adolescente vers sa vie en Angleterre. L'attention portée à la musique des phonèmes, évoquée entre autres dans le poème « Bilingual » (Kramer 2011 : 137) où le « bruissement liquide » et les voyelles « alanguies » (ma traduction) des vocables anglais se superposent à la résonance tout autre des mots germaniques, atteint son point culminant dans un poème intitulé « Sea Song » (Kramer 2011 : 367). Éclipsant la relative banalité du titre, la métaphore musicale est ici ré-animée par l'imaginaire comme le suggère la dernière strophe où la musique se fait « objet complexe de culture et de vie » (Giacco, Spampinato, Vion-Dury 2013 : 9) mêlant les sonorités nouvelles issues d'une transplantation brutale et orchestrant la construction identitaire de l'exilée. Charriant tout à la fois le familier et l'étranger à tout jamais, elle révèle simultanément l'extension du domaine du moi et son irréductible extranéité marquée par le retour obstiné, d'une strophe à l'autre, du that d'un regard distancié, d'un moi emporté presque à son corps défendant dans le mouvement perpétuel et inexorable de la « musique d'une vie » (Makine 2001) dont les accents épousent les remous de l'Histoire :
As a child I never saw the sea
In my middle-European home,
Too far away from that sea song.
The river Rhine was our water way
With its barges and busy traffic,
Too far away from that sea song.
[...]
Then I heard it on a grey day
Crossing the Channel in a night boat,
Still far away from that sea song.
I learnt to listen to its unknown notes
To understand its various moods,
Still far away fom that sea song.
L'on ne peut qu'être frappé par la correspondance terme à terme qui s'établit entre ce chant de la mer et le chant du Rhin qui ne cesse de se faire entendre et de s'amplifier dans les poèmes, qualifié dans l'un d'eux (« Rhine » [Kramer 2011 : 334]) de « majestueux » (« majestic song ») au sens premier du terme, celui qui règne sur l'être tout entier (« Always the father of my being »). La transition du terreau langagier d’origine à « l’île d’adoption » où les pas et la langue se font à jamais hésitants (« Bilingual » ; ma traduction) donne la mesure de ce sentiment d’appropriation balbutiante d’un territoire lui-même toujours en voie de détermination, règne d’un indéfini sans cesse reconfiguré par les forces contraires des résurgences du passé et des ancrages dans l’instant présent. De même, tandis que patronymes, toponymes et autres vocables allemand et yiddish surviennent çà et là, aux côtés de l'anglais, dans les titres des poèmes, la langue allemande s'affiche en majesté comme épigraphe du recueil à travers « Wandrers Nachtlied » de Goethe, texte immédiatement suivi d'une traduction par Lotte Kramer signant la double inscription de l'arrimage et de l'essor identitaires. Érigeant le voyage de la mémoire et des idiomes en moteur de l'écriture poétique, cette démarche duelle se répercute dans les traductions proposées par l'auteur, à la toute fin du recueil, de poèmes de Rilke, Hölderlin, Novalis, Heine, cohorte de voix errantes dont le chant ainsi redoublé en langue d'arrivée finit par composer le palimpseste sonore garant d'une identité accueillante. La dualité des sons restitués par la mémoire se fait également jour dans le poème consacré à Margaret Fyleman (femme qui accueillit les enfants venus d'Allemagne à leur arrivée en Angleterre) où la lecture de Dickens, nouveau repère culturel, se juxtapose à la musique de Schubert chantée par une voix dont les inflexions nouvelles et séduisantes n'éclipsent en aucune manière les saveurs d'un paradis perdu :
[...]
We all flocked to her for protection,
Refugees from life and war,
And her Schubert songs and her Dickens
Filled our evenings by the fire.
[...]
(Kramer 2011 : 337)
À la langue perdue vient se substituer en fondu enchaîné une musique réinvestie ici et maintenant par l'adolescente, qui permet à l'être en exil de retrouver ses assises émotionnelles primordiales (Vincent-Arnaud 2018 [b]), le souffle et le rythme originels qui ont façonné ses enchantements premiers, sa première saisie du monde alentour.
Les poèmes, de l'auteur elle-même ou des voix dont elle se fait porteuse par la traduction, déclinent ainsi les images d’un « tangage » des phonèmes (Leiris 1985) devenu questionnement inlassable du signe (Vincent-Arnaud 2018 [a]), modus audiendi devenu modus vivendi, manière de s'accommoder, de résister et d'exister en demeurant à l'affût de perceptions nouvelles et des résonances, étonnements et douleurs mêlés, qu'elles peuvent engendrer.
4. Enchantements
Au nombre des enchantements premiers façonnés, comme on l'a vu, par les sonorités et la vocalité omniprésentes, figurent les silhouettes des musiciens de l'enfance, professeurs, compositeurs, instrumentistes, qui arpentent en tous sens le dédale de la mémoire et surgissent au fil des recueils. Elles se déclinent pour l'essentiel en figures de la désolation de destins inaccomplis, telle ce professeur de musique dont le suicide résultant du joug des lois nazies est évoqué à deux reprises. Tandis que, dans « Threnody for a piano teacher » (Kramer 2011 : 45), les eaux du Rhin finissent par accueillir le désespoir de l'instrumentiste à l'instar d'un Schumann hanté par des voix dévastatrices, le poème « Recorder » (Kramer 2011 : 335) se lit, par ses images et son tracé ductile en forme d'épitaphe étirée sur la page, comme l'inscription d'un leitmotiv où timbre charnel de la disparue et souvenir des premiers émois musicaux se mêlent de manière inextricable :
[...]
The music teacher's
Patient imprint
On my receptive self,
Leading to the more ample
Sound of the piano.
Yet persisting in the lone
Flute-like lament,
[...]
De même, tout comme les recueils sont envahis d'évocations de peintres dont l'œuvre fut répudiée par le Troisième Reich – Emil Nolde, Ernst Ludwig Kirchner – , certains des plus célèbres représentants de la musique perçue comme « dégénérée » par le régime hitlérien trouvent leur voie dans les poèmes, tel Mahler à travers son Chant de la terre dans le poème auquel il donne son titre (Kamer 2011 : 318), y distillant des promesses de survie (« From raging blood to seed ») et de sortie du chaos par le déploiement d'un pouvoir démiurgique (« He pledged a world to earth / Beyond his clay's distress »). C'est sous ces mêmes traits d'une survie recréatrice que certaines silhouettes font leur apparition, telle celle de la célèbre violoncelliste Anita Lasker-Wallfisch dont la musique parvint à franchir les murs d'Auschwitz et à perpétuer à travers le chatoiement des sons (« some russet / Sounds of warmth » [Kramer 2011 : 182]) la voix d'une humanité battue en brèche, mais non anéantie. La musique se voit ici parée de vertus réparatrices et recréatrices, invitant, par le dynamisme de l'imaginaire qu'elle recèle, à la résistance et à la résilience dont l'ensemble du recueil est empreint.
Si ce défilé de figures musicales s'impose comme autant de jalons d'une quête identitaire oscillant entre noirceur et lumière, désarroi d'une douleur impossible à juguler et triomphe d'une vie dont le chant s'obstine, il souligne aussi, dans un même mouvement, la conscience aiguë, à travers le jeu mémoriel, de toute la richesse ambivalente de l'expérience musicale par laquelle l'auditrice se fraie des chemins affectifs et cognitifs multiples. L'emprise de la musique, son pouvoir inexorable, font l'objet d'une investigation spectaculaire à travers des poèmes où l'écoute musicale génère une réaction duelle, en écho à la formule de Jean-Michel Maulpoix selon laquelle elle « affole ou fait taire la parole » (Maulpoix 2013 : 13). Le souvenir de moments musicaux ainsi exhumé par la voix poétique s'y déploie sous la forme d'une « expérience perceptive complexe » (Giacco 2013 : 21), volontiers relatée comme une forme de submersion par les assauts de la musique et par la cohorte d'images qui lui sont associées pour le meilleur et pour le pire. Les poèmes « Threnody for a piano teacher » (Kramer 2011 : 45) et « Beethoven and I (for Edward Lowbury) » (Kramer 2011 : 173) viennent particulièrement illustrer la manière dont la musique vient déstabiliser l'enfant en la soumettant à un bouleversement émotionnel tout aussi inédit qu'irrépressible. Tandis que l'hommage rendu aux deux pianistes – professeur de piano disparu et ami musicien – souligne en premier lieu la passion violente et parfois destructrice qui les anime, il n'en évoque pas moins en écho, chez la jeune auditrice elle-même, l'ouverture de la boîte de Pandore de sensations et d'émotions inconnues :
[...]
I'd cry and beg for it to cease, my hands
Over my ears. His anger, passion, pain,
Disturbed and hurt. I could not understand
His tense assault nor my response to it.
But in the day I'd sit for hours listening
Under the piano, humming with that voice:
Sonatas, Lieder, spilling down their notes
Into my private shelter, touching light.
[...]
(Kramer 2011 : 173)
Si l'expérience musicale revêt ici les traits d'une épiphanie (à travers la métaphore éloquente « touching light »), c'est surtout pour l'adulte qui intègre le souvenir de cette expérience à son entreprise de déchiffrement d'un parcours existentiel marqué par l'errance et par la toute-puissance de l'indicible. Ainsi revivifiée par la mémoire, cette expérience vient se mêler aux outils d'exploration dont la voix poétique ne fait que s'enrichir, ouvrant ainsi de nouvelles pistes pour l'accueil de la complexité et de l'irrésolu. La tentation de la musique, de la révélation d'émotions jugulées, livre ici bataille à la tentation du silence, selon le processus duel déjà observé, à l'œuvre dans l'ensemble de la démarche poétique.
Conclusion
C'est tout d'abord par l'exploration de son monde intérieur que Lotte Kramer retrouve la musique, logée dans l'entrelacs d'une mémoire longtemps étouffée, musique des voix, des idiomes conquis ou regagnés, des chants et instruments, objets de fascination de l'enfance. Cette exploration, ce retour aux enchantements premiers dont le recueil tout entier est peuplé mettent surtout en lumière le caractère excavateur et modélisateur d'une musique qui, tout à la fois, fait advenir, fluidifie, ordonne et éclaire ce qui semblait voué à l'opacité du silence. Tout comme la poussière dansant dans le tableau de Hammershoi, les particules en suspension dans la mémoire – grain de voix, chant, fragment d'idiome – semblent s'agréger et se mettre en mouvement pour composer la partition d'une existence et redonner à celle-ci, au fil des surgissements, sa substance et sa cohérence égarées. Plonger vers le non-dit et le secret, renouer avec le souffle authentique d'une identité dans ses assises les plus intimes, telles paraissent être les fonctions premières de ces bribes sonores et musicales qui, chez Lotte Kramer, s'unissent pour se faire enveloppantes, ne cessant de dérouler, de proche en proche, tout un paysage affectif. Dès lors, le cri fondateur de la démarche poétique peut se lire comme l'abandon pleinement consenti à ce princeps de l'investigation de soi que Laurent Jenny décrit avec éloquence :
La musique, avec sa science, va chercher des émotions qui sont « enveloppées » en nous, qui sont intimement nôtres, et c'est bien pour cela que nous sommes hors d'état de lui résister. Elle développe malgré nous ce que nous aimerions parfois maintenir lové ou endormi. Elle s'empare de notre vie intérieure, la clarifie et y installe sa propre architecture avec des matériaux qui nous appartiennent. Dès qu'on en prend conscience, il devient rien moins qu'évident de lui dire « oui ». (Jenny 2013 : 38)